Skip to main content

Full text of "Revue des cours et conférences"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 
to make the world's books discoverable online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the 
publisher to a library and finally to y ou. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we have taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 

We also ask that y ou: 

+ Make non- commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liability can be quite severe. 

About Google Book Search 



Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 

at http : / /books . qooqle . corn/ 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 
ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 
trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 



Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 

Nous vous demandons également de: 



+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer V attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 



À propos du service Google Recherche de Livres 



En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 



des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse |http : //books . qooqle . corn 



Revue des 
cours et 
conférences 



Digitized by Google 



I 



t 



f 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



REVUE DES COURS 

ET 

CONF ÉRE NCES 

Directeur : N. FILOZ 

Officier de l'Instruction publique 

[ k France : 20 fr., payables 10 francs 

adommcmcmt ,i« ) comptant et le surplus par 5 francs les 
ABONNEMENT, un an j i5 ^ rier et i5 m v ai ,/ 05 

f Étranger 23 fr. 

Le Numéro : 60 centimes 

Après douze années d'un succès qui n'a fait que s'affirmer en France et à l'étranger, 
nous reprenons la publication de notre très estimée Revue des Cours et Conférences : 
estimée, disons-nous, et cela se comprend aisément. D'abord, elle est unique en sou 
genre ; il n'existe point, à notre connaissance, de revue en Europe donnant un ensemble 
de cours aussi complet, aussi varié, que celui que nous offrons, chaque année, à nos lec- 
teurs. C'est avec le plus grand soin que nous choisissons, pour chaque faculté (lettres, 
philosophie, histoire, etc.), les leçons les plus originales des mattres éminents de nos 
Universités et les conférences les plus appréciées de nos orateurs parisiens. Nous allons 
même jusqu'à recueillir dans les Universités des pays voisins ce qui peut y être dit et 
enseigné d'intéiessant pour le public lettré auquel nous nous adressons. 

De plus, la Revue des Cours et Conférences est à bon marché : il suffira, pour 
s'en convaincre, de réfléchir à ce que peuvent coûter, chaque semaine, la sténographie, la 
rédaction et l'impression de quaranle-huit pages de texte composées avec des caractères 
aussi serrés que ceux de la Revue. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, nous 
ne craignons aucune concurrence : il est impossible de publier une pareille série de 
cours, sérieusement rédigés, a des prix plus réduits. La plupart des professeurs, dont 
nous sténographions la parole, nous ont du reste réservé d'une façon exclusive ce privilège ; 
quelques-uns même, et non des moins éminents, ont poussé l'obligeance i notre égard 
jusqu'à nous prêter gracieusement leur bienveillant concours ; tûute reproduction analogue 
à la nôtre ne serait donc qu'une vulgaire contrefaçon, désapprouvée d'avance par les maî- 
tres dont on aurait inévitablement travesti la pensée. 

Enfin, la Revue des Cours et Conférences est indispensable : indispensable à 
tous ceux qui s'occupent de littérature, de philosophie, d'histoire, par goût ou par pro- 
fession; — elle est indispensable aux élèves des lycées et collèges, des écoles normales, 
des écoles primaires supérieures et des établissements libres, qui préparent un examen 
quelconque et qui peuvent suivre ainsi l'enseignement de leurs futurs examinateurs f — 
elle est indispensable aux élèves des Universités et aux professeurs des collèges, qui, 
licenciés ou agrégés de demain, trouvent dans la Revue, avec les cours auxquels, trop 
souvent, ils ne peuvent assister, une série de sujets et de plans de devoirs et de leçons 
orales, les tenant au courant de tout ce qui se fait a la Faculté ; — elle est indispensable 
aux professeurs des lycées qui cherchent des documents pour leurs thèses de doctorat ou 
qui désirent seulement rester en relations intellectuelles avec leurs anciens maîtres; — 
elle est indispensable enfin à tous les gens du monde, fonctionnaires, magistrats, officiers, 
artistes, qui trouvent dans la lecture de la Revue des Cours et Conférences un 
délassement à la fois sérieux et agréable, qui les distrait de leurs travaux quotidiens, tout 
en les initiant au mouvement littéraire de leur temps. 

Comme par le passé, la Revue des Cours et Conférences donnera les conférences 
faites au théâtre national de l'Odéon et dont le programme, qui vient de paraître, semble 
des plus attrayants. Nous continuerons et achèverons la publication des cours professés au 
Collège de France, à la Sorbonne, dans les Universités de province, par MM. Emile 
Faguet, Alfred Croiset, Jules Martha, Augustin Gazier, Abel Lefranc, Victor Egger, Charles 
âeignobos, Desdevisps du Dezert, etc., etc., — ces, noms suffisent, pensons-nous, pour 
rassurer nos lecteurs, — en attendant la réouverture des cours de la nouvelle année 
scolaire. De plus, chaque semaine, nous publierons des sujets de devoirs et de composi- 
tions, des plans de dissertations et de leçons pour les candidats fcaux divers examens 
des articles bibliographiques, des comptes rendus des soutenances de thèses. 



Digitized by 



TanziàiM Aimés. — Obdxi&iie Sébii. 



Année Scolaire 1904-1905 



REVUE des COURS 

ET 

CONFÉRENCES 



La Revue parait tous les Jeudis 

Directeur : N. FILOZ 

Officier de l'Instruction publique 



La Revue publie CETf e Année : 

Littérature française. . Cours de MM. Émile Faguet, Augustin Gazier, 

Abel Lefranc ; leçons de MM. M. Souriau 
et M. Mas son. 

Littérature latine. . . Cours de M. Jules Martha : leçons de M. de 

Labriolle. 

Littérature orbcqub . . Cours de M. Alfred Croiset. 

Littérature anglaise. . Conférences de M. Gaston Deschamps. 

Philosophie Cours de M. Victor Egger ; leçons de M. E. Joyau. 

Histoire db la philo- 
sophie Cours de M. G. Milhaud. 

Histoire Cours de MM. Charles Seignobos et G. Dès- 

devises du Dezert ; leçons de M. Henri 
Hauser. 

Conférences de l'Odéon. Conférences de MM. N.-M. Bernardin et 

Gaston Deschamps. 
Bibliographie .... Auteurs de l'agrégation, par MM. H. Bornecque 

et W. Thomas. 

Soutenances de thèses. — Sujets de devoirs, leçons bt compositions. — 
Programmes des cours et des examens. — Renseignements divers. 



PARIS 
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE 

ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET C«« 
15, RUE DB CLUNY, 15 
1905 

Tout droit de reproduction résiru* 




UNWERSnY jj 

or a 



Digitized by 



Google 



PRÉSERVATION 
COPY ADOE0 



Digitized by 



Google 




9 Mars 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Directeur : N. FILOZ 



Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Le troisième chant du poème des Saisons, consacré, vous le 
savez, à l'automne, est peut-être le meilleur des quatre. Le pre- 
mier nous a semblé froid, comme tout ce qu'a fait Saint-Lam- 
bert; rien n'est plus plat que son tableau de l'amour au prin- 
temps. Le deuxième n'est pas absolument mauvais; on y remarr 
que même une heureuse tentative pour donner à l'été son 
véritable aspect de grandeur, grandeur qui tient en partie, — 
et Saint-Lambert ne Ta pas assez vu, — à la longueur des jours, 
à l'éclat persistant de la lumière. Le troisième chant contient 
quelques bons passages sur la chasse, plus jolis pourtant que 
puissants, et qui font songer à un petit panneau de salle à man- 
ger bien plus qu'à une belle peinture à fresque. Et surtout, c'est 
dans ce chant qu'apparaît, pour la première fois, l'idée spiri- 
tuelle, morale, du poème, celle qui lui donne à la fois son carac- 
tère didactique et son élévation. Ce n'est pas tout : l'éloge du 
gentilhomme campagnard pouvait se placer un peu partout, et 
cela est si vrai que Saint-Lambert l'a refait dans son dernier 
* chant. Ce que le poète a bien vu et heureusement rendu, c'est 
le double aspect de l'automne sur son déclin, menace de l'hiver 
ou regret des beaux jours. 

Voici ce qu'il dit du gentilhomme terrien et de son existence, 
agréable pour lui et utile pour son pays : 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 

Professeur à l'Université de Paris. 



Saint-Lambert (fin). 



16R559 




2 



REVUE DES COUKS ET CONFËKENCES 



0 funeste loisir ! ô poids affreux du temps ! 

Vous n'êtes point connus du citoyen des champs ; 

Il sait du jour qui passe employer la durée ; 

A des devoirs aisés sa vie est consacrée ; 

Le repos n'est, pour lui, que le délassement; 

La chasse ou le travail, les soins, le mouvement 

Entretiennent en lui cette chaleur active 

Que refuse l'Automne à la nature oisive. 

Sans entraves, sans maître, et libre de choisir 

Les moments du travail, du repos, du plaisir, 

11 dispose, à son gré, tout le cours de sa vie... 

Le développement continue, et je n'ai pas à vous demander 
pardon de ne pas vous le faire connaître: je le trouve trop long. 
Saint-Lambert tenait tellement à cet éloge qu'il lui a donné, 
matériellement, trop d'importance. L'ensemble est bien pensé, 
vigoureusement exprimé, dans une langue excellente, mais 
manque vraiment de poésie. 

Cependant le caractère mélancolique de la fin de l'automne 
est, comme on disait alors, bien « attrapé ». Nous allons re- 
trouver dans ce passage les vers que Waïpole citait à M me du 
Deffand: 

Les arbres ont perdu leurs derniers ornements ; 
A travers leurs rameaux, j'entends des sifflements. 
Doux zéphir, qui, le soir, caressais la verdure, 
Quel son, quel triste bruit succède à ton murmure ? 
Les vents courbent les pins, les ormes, les cyprès ; 
Us semblent, dans leur course, entraîner les forêts... 

De temps en temps, un vers nous met sur la voie d'une très 
belle image poétique : 

Les arbres ébranlés, de leurs cimes penchées, 
Font voler sur les champs les feuilles desséchées. 
Les rayons du soleil, sans force et sans chaleur, 
Ne percent plus des airs la sombre profondeur ; 
Eole étend sur nous la nuit et les nuages ; 
L'ombre succède à l'ombre et l'orage aux orages... 

Le vers ample, spacieux, bien étoffé, vient se mettre parfois 
sous cette plume assez experle en somme; et voici, à présent, le 
vers de La Fontaine, élégant, gracieux, vif, renfermant une 
image juste : 

L'homme a perdu sa joie et son activité; 

Les oiseaux sont sans voix, les troupeaux sans gaîté. 

Plus loin, nous touchons à la grande poésie élégiaque des mo- - 
dernes : 

Dans ces champs que l'Automne a changés en déserts, 
Dans ces prés sans troupeaux, dans ces bois sans concerts, 
Je viens me rappeler des pertes plus sensibles ; 
Je crois me retrouver à ces moments horribles, 



Digitized by 



SAINT-LAMBERT 



3 



Où j'ai va mes amis que la faux du trépas 

Moissonnait à mes yeux, ou frappait dans mes bras... 

Malheur à qui le ciel accorde de longs jours! 

Consumé de douleurs vers la ûn de leur cours, 

Il voit, dans le tombeau, ses amis disparaître, 

Et les êtres qu'il aime arrachés à son être ; 

Il voit autour de lui tout périr, tout changer ; 

A la race nouvelle il se trouve étranger, 

Et, lorsqu'à ses regards la lumière est ravie, 

Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie. 



N'avez-vous pas songé, en entendant ces vers, à P Automne de 
Lamartine, ou à ce couplet de Musset sur La mort qui nous 
accompagne à chaque instant de notre vie ? Sans doute, le nom- 
bre, l'harmonie et comme la pulsation du cœur qui donne sa vi- 
bration, au rythme, voilà le privilège de nos grands élégiaques ; 
mais ce qu'ils ont si puissamment senti et mis en musique d'une 
façon si heureuse avait été pensé avec émotion et délicatesse par 
les hommes les plus distingués du xvm e siècle. 

Le quatrième chant est plus froid, plus sec, et aussi plus 
varié: il contient moins de paysages, ce qui est assez naturel, 
moins de descriptions heureuses, sinon puissantes. C'est que 
Saint-Lambert, voyant surtout dans l'hiver l'auteur de l'état 
social, s'est attardé â peindre des soirées mondaines, des bals, 
des veillées de paysans ; il a parlé de la Iragédie, de l'opéra, de 
Voltaire. Néanmoins, ce chant se lit avec plaisir ; on n'y trouve 
pas de très belles choses, mais on y passe agréablement d'un 
sujet à l'autre. 

Voici, d'abord, un passage descriptif : 



... Borée apporta ces frimas invisibles, 
Ces atomes perçants, ces dards imperceptibles, 
Qui font sentir du froid la mortelle âpreté. 
Ils couvrent les gazons d'un duvet argenté ; 
Ils délivrent les airs de la vapeur humide, 
Qui retombe en cristal sur le limon solide. 
Je le sens, au matin, ce limon condensé, 
Résister sous mes pas dans le chemin glacé. .. 



Saint-Lambert a presque des sensations; c'est précisément ce 
que nous sommes heureux de trouver chez un de ces auteurs 
qui donnaient, d'ordinaire, si peu de place à la sensation poétique. 



C'est plutôt une idée spirituelle qu'une sensation profonde; mais, 
enfin, il y a là une silhouette de pasteur, un coin de paysage. 



Déjà, je n'entends plus la course des ruisseaux ; 
La cascade muette a suspendu ses eaux : 
, Le berger, qui la voit au lever de l'aurore, 
L'observe en écoutant, et croit l'entendre encore. 




: 4 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Saint-Lambert a fait deux éloges de Voltaire ; dans le premier, 
il ne le nomme pas, mais le second constitue vraiment une très 
belle apostrophe : 



Du plus grand de nos rois le chantre harmonieux 
Remplirait seul mes jours d'instants délicieux ; 
Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène, 
D'un poignard plus tranchant il arme Melpomène ; 
De la crédule histoire il montre les erreurs; 
11 peint de tous les temps les esprits et les mœurs. 
Que n'a-t-il point tenté dans sa carrière immense ? 
Lui seul réunit tout: la force et l'abondance, 
Le goût, le sentiment, les grâces, la gaîté ; 
Le premier de son siècle, il l'eût encor été 
Au siècle de Léon, d'Auguste et d'Alexandre. 
Je ne puis plus, hélas ! ni le voir, ni 1 entendre ; 
Perdu pour ses amis, il vit pour l'univers ; 
Nous pleurons son absence en répétant ses vers ; 
Je lui devrai, du moins, de vivre avec moi-même, 
Et de nourrir en moi le goût des arts que j'aime ; 
A ce grand homme encor je devrai mes plaisirs. 



Ne Vous étonnez donc pas -.Voltaire a écrit que le seul poème 
du siècle qui passerait à la postérité serait celui de Saint-Lam- 
bert ; quand il le dit, il n'en croit pas un mot, mais il aime à le 
croire, et il n'aurait pas été fâché qu'on vînt lui dire que deux 
poèmes passeraient à la postérité: les Saisons et... la Henriade. 

Voici la conclusion de l'ouvrage, qui est inspirée par un sen- 
timent généreux : 



Ah ! quand l'heureux fermier, l'innocente fermière, 
Accourent pour me voir au seuil de leur chaumière ; 
Lorsque j'ai rassemblé ce peuple agriculteur, 
Qui veille, rit et chante, et me doit son bonheur ; 
Quand je me dis, le soir, sous mon toit solitaire : 
J'ai fait ce jour encor le bien que j'ai pu faire, 
Mon cœur s'épanouit; j'éprouve en ce moment 
Une céleste joie, un saint ravissement, 
Et ce plaisir divin souvent se renouvelle ; 
Le temps n'en détruit pas le souvenir fidèle ; 
On en jouit toujours, et, dans l'âge avancé, 
Le présent s'embellit des vertus du passé... 



Ce poème a donc une certaine valeur, et Ton comprend qu'il ait 
eu beaucoup de succès au xvm e siècle. 

Insisterai-je sur ses défauts? Ce sont ceux du temps, et, d'a- 
bord, l'abus de l'apostrophe : ô Soleil ! ô Cérès, fleurs, aimable 
illusion, ô vertueuse mère, etc.. Il y a aussi beaucoup de pla- 
titudes dans Saint-Lambert; il est souvent d'un prosaïsme outré, 
et c'est ce qui vous explique les épigrammes qui lui furent lan- 
cées par les hommes de 1815 et de 1820. C'est lui qui s'écrie : 





SAINT- LAMB EUT 5 

Heureux, cent fois heureux l'habitant des hameaux. 
Qui dort, s éveille et chante à 1 ombre des berceaux, 
Et suspend les baisers qu'il donne à sa compagne 
Pour lui faire admirer l'éclat de la campagne ! 

Quand on a la prétention d'écrire en vers, on ne devrait pas 
laisser échapper des platitudes comme celle-ci : 

La nature, au printemps, prodigue à nos jardins 
Des végétaux sans nombre, aliments des humains, 

ou bien : 

L'amour dans les oiseaux meurt avec le printemps; 
Chez l'homme plus heureux, il vit dans tous les temps. 

Il est clair que ce n'est pas là ce que Voltaire admirait dans 
Saint-Lambert ; elles vers de ce genre sont, malheureusement, 
très nombreux chez lui ! 

Voici qui n'est pas une platitude, mais qui montre encore un 
défaut caractéristique du temps : un certain degré d'impropriété 
élégante. Ces gens-là ne font pas attention à l'idée, quand elle 
est enveloppée d'une tournure qui leur semble élégante : 

Ciel ! avec qiielle ardeur la troupe impatiente 
Dévorait tour à tour la framboise odorante, 
La fraise, le lait frais, le cidre et le pain bis, 
Placés sur le gazon qui servait de tapis ! 

Voyez-vous cette foule qui dévore du lait et du cidre? Pour ce 
qui est des périphrases, article où vous m'attendez évidemment, 
je tiens à vous faire remarquer que, soit parce que Saint-Lambert 
est venu trop tôt, soit parce que son goût l'en a préservé, la péri- 
phrase ne sévit pas avec trop de violence dans le poème des Sai- 
sons. En voici une, pourtant, que je ne puis refuser à ma malignité 
naturelle de vous faire admirer ; il s'agit de la chasse au gluau : 

D'un transport vif et doux mon cœur est agité, 
Quand je les vois tomber sur ces verges perfides 
Qu'infecta de ses sucs l'arbrisseau des Druides. 

Voilà bien la vraie périphrase, celle qu'il faut être très intelli- 
gent pour comprendre au bout de cinq minutes : c'est avec une 
bouillie faite des fruits du gui qu'on enduit les verges perfides... 
Avis aux collectionneurs de périphrases! 

Saint- Lambert n'a pas été célèbre seulement par ses Saisons : 
ses Poésies fugitives, èlles aussi, ont été très admirées; elles ne sont 
pas mauvaises, quoique froides et un peu sèches. La précision et la 
netteté élégante de style, c'est ce qu'il savait le mieux attraper. 

On a cité beaucoup son Fpître à ****, où il a parfois l'allure 
preste et vive de Voltaire • 



Digitized by 



6 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Ces fous, pleins de misanthropie (1), 

Souvent ne raisonnaient pas mal ; 

lis ont eu l'art de bien connaître 

L'homme qu'ils ont imaginé ; 

Mais ils n'ont jamais deviné 

Ce qu'est l'homme et ce qu'il doit être... 



Ce n'est pas d'un poète de génie, mais d'un homme intelligent 
et spirituel. 

Il y a quelques autres poésies qui irritent la curiosité, parce 
qu'on dirait bien qu'elles sont écrites pour M mc du Châtelet. 
L'une, intitulée Sur la Paix de i 748 , se termine ainsi : 



Nous savons trop quelle a été cette victoire de 1748 ! Dans 
YEpître à ***, il vante les yeux noirs, la voix charmante de celle 
qu'il appelle Philis. Or Voltaire a souvent parlé des yeux noirs et 
de la voix de la divine Emilie... V Elégie qui précède ces deux 
pièces ne contient pas moins d'allusions à M me du Châtelet: cette 
Philis lettrée, qui lisait avec lui les vers de Ti bulle et qu'il adorait 
sous le nom de Délie, qu'il supplie de le conduire « de l'étude aux 
plaisirs et des arts à l'amour », c'est, à n'en pas douter, la châ- 
telaine de Cirey. 

En prose, Saint-Lambert a fait la longue nouvelle, la plus fade 
qu'on puisse imaginer, qui est intitulée Sara Th... C'est une 
idylle à la Gesner: il poursuit son éloge du gentilhomme cam- 
pagnard. Il a trouvé en Ecosse un fermier et une fermière, qui, 
tout en s'occupant des travaux agricoles, sont capables, l'un 
de citer des vers anglais, l'autre de jouer de l'épinette : le bon 
Saint-Lambert voudrait persuader aux lettrés de vivre à la 
campagne, aux paysans de cultiver leur esprit. 

Les Fables dites orientales n'ont d'oriental que le titre : ce sont 
dès fables morales, dans le genre des Contes moraux de Marmon- 
tel. La morale a été conçue d'abord, et la fable n'est machinée que 
pour l'amener : c'est du Lamotte en prose ; c'est aussi du Flo- 
rianet même du Fénelon, si Fénelon est le premier qui ait, avec 

(1) Il s'agit des Jansénistes. 



et, plus loin : 



Tous ces sauvages cénobites, 
Qui vantent à Dieu leur ennui, 
Ne voudraient plus vivre pour lui, 
S'il était mort pour les Jésuites. 



Ne crois pas qu'à nos beaux esprits 
Je veuille disputer la gloire ; 
Je ne veux vaincre que Philis 
Et ne chanter que ma victoire. 




SAINT-LAMBERT 



7 



beaucoup d'esprit, fait des fables d'invention intellectuelle et 
non artistique. A la vérité, il n'y a qu'un fabuliste, et je n'ai pas 
besoin de le nommer, qui ait procédé en vrai poète. 

Voici quelques exemples tirés de Saint-Lambert ; d'abord 
V Homme vrai : « Un roi avait condamné à mort un de ses esclaves : 
celui-ci, étant sans espérance, ne ménageait plus rien, et acca- 
blait le roi d'injures. « Que dit-il? demanda le prince à son 
favori. — Seigneur, il dit que les récompenses de l'autre vie 
sont pour les princes qui pardonnent, et il vous demande grâce. 
— Je l'accorde, dit le roi. » — Un courtisan, depuis longtemps 
ennemi du favori, avait entendu le discours de l'esclave. «On 
vous trompe, dit-il à son maître; ce malheureux vous acca- 
blait d'injures ». Le roi lui répondit : « Le mensonge qu'on m'a 
fait est humain, et la vérité est cruelle ». Et puis, se tournant 
vers son favori : « Oh ! mon ami, lui dit-il, c'est toi qui me diras 
toujours la vérité. » — Il n'y a là guère plus qu'un schéma ; ces 
gens-là ne vivent pas, ce sont des entités. 

Le Sommeil du Méchant est une de ses meilleures fables : « Je 
me promenais avec mon ami pendant la plus grande chaleur du 
jour, sous un berceau d'arbres élevés, qui formaient une voûte 
de verdure impénétrable aux rayons du soleil ; un ruisseau ser- 
pentait entre ces arbres, et entretenait la fraîcheur d'un gazon 
épais qui invitait à se reposer. Je vis le vizir Karoun couché sur 
ce gazon ; il dormait. Grand Dieu î disais-je, le souvenir des 
malheureux qu'il a faits ne trouble donc pas le sommeil de 
Karoun? Mon ami m'enlendait, et médit: «Dieu accorde quel- 
quefois le sommeil aux méchants, afin que les bons soient 
tranquilles. » 

Dans ce genre, où la fable n'est qu'une préface à une épigram- 
me, Saint-Lambert a parfois une grande concision, qui fait 
songer aux Vers dorés de Pylhagore et aux poésies lapidaires. 
Ainsi Les M)Uacks : « Des Mollacks, retirés dans les déserts de 
l'Arabie, avaient volé une caravane ; les marchands les conju- 
raient, les larmes aux yeux, de leur laisser du moins de quoi 
continuer le voyage ; les Mollacks furent inexorables. Le sage 
Lokman était alors parmi eux, et un des marchands lui dit: 
« Est-ce ainsi que vous instruisez ces hommes pervers? » — « Je 
ne les instruis pas, dit Lokman ; que feraient-ils de la sa- 
gesse? » — « Et que faites-vous donc avec les méchants ?» — 
« Je cherche, dit Lokman, à découvrir comment ils le sont de- 
venus. » — La méchanceté est, en effet, une énigme pour le sage. 

Tel fut cet homme intelligent et distingué, mais qui reste, en 
somme, un auteur de second ordre. A. 6. 




Rapports de la morale et de la religion. 



I. — Quand on étudie les principes fondamentaux de l'éthique, 
on ne rencontre pas de question plus grave que celle des rapports 
de la morale et de la religion. Il est impossible de détacher la mo- 
rale de la métaphysique : l'école de la morale indépendante, et la 
revue où elle exposait ses théories n'ont eu qu'une vogue éphé- 
mère et ont bientôt abouti à un échec complet, malgré la bonne 
foi et le talent de Massol, de Morin, de Caubet, de H. Brisson et 
de M me Coignet. 

L'opinion la plus répandue est que la religion est non seule- 
ment le plus ferme soutien, mais le fondement indispensable de 
la morale: si l'homme est obligé de faire le bien, c'est parce que 
Dieu l'a voulu; notre devoir est d'exécuter ce que Dieu com- 
mande, de ne rien faire de ce qu'il défend. Cette doctrine, ensei- 
gnée à la fin du xvnie siècle par Necker, dans son livre sur 
l'Importance des Idées religieuses, reprise dans la première 
moitié du xix e par Alex. Vinet, de Lausanne, a de nos jours 
pour principal champion M. Brunetière; il met sa fougue ordi- 
naire à la développer dans ses livres et dans ses conférences ; 
on sait quel est le poids de son autorité, si sa manière de parler 
et d'écrire compte de nombreux admirateurs. 

Mais que d'objections de tout ordre soulève un tel système ! 

Tout d'abord, il n'est pas nécessaire de chercher hors de nous 
pour trouver le fondement de l'obligation morale : il suffît de 
considérer notre nature et le caractère essentiel de la raison ; il 
nous est impossible de concevoir un être raisonnable qui ne se 
reconnaisse pas immédiatement obligé d'agir conformément à la 
raison. Comme on l'a dit, pour donner à notre conduite une 
orientation sûre, nous n'avons pas besoin de découvrir dans le 
ciel l'étoile polaire ; nous avons en nous la raison et la conscience 
morale. 

Quant à la distinction du bien et du mal, il n'y a en elle rien 
d'arbitraire ; si nous nous y soumettons, c'est parce que nous la 
comprenons; c'est en éclairant notre esprit qu'elle s'impose à 



Leçon de M. EMMANUEL JOYAU, 



Professeur à l'Université de ClermonUFerrand. 




LA MORALE ET LA RELIGION 



9 



notre volonté ; nous voyons clairement et distinctement qu'elle 
est universelle, nécessaire et absolue; étant donné ce que nous 
sommes, toute autre loi serait inintelligible et inacceptable. 
Duns Scot au Moyen Age, Descartes à l'aurore des temps mo- 
dernes ont prétendu que Dieu avait établi cette loi en vertu de 
son autorité souveraine et qu'il aurait pu tout aussi bien nous 
tracer des prescriptions différentes; mais Leibnitz a triomphale- 
ment réfuté celte théorie. Nous ne pouvons pas concevoir l'idée 
de la liberté d'indifférence et nous ne devons pas plus l'attribuer 
à Dieu qu'à l'homme. Ce ne serait point un être raisonnable et 
bon, un être digne du nom de Dieu, que celui qui pourrait dire, 
comme la femme en colère de la satire de Juvénal : « Sic volo, sic 
jubeo, sit pro ratione voiuntas ». Si Dieu a donné des lois aux 
hommes, et précisément telles et telles lois, c'est qu'il a eu une 
raison suffisante de le faire et, puisque nous le concevons comme 
parfait, c'est-à-dire infiniment intelligent, il ne peut y avoir 
d'autre motif suffisant de sa volition que la lumière de sa raison. 
Ainsi loin de dire : ceci est bien parce que Dieu l'ordonne, nous 
devons déclarer que Dieu ordonne ceci, parce que ceci est bien. 
C'est s'exprimer improprement que de prétendre que la distinc- 
tion du bien et du mal est supérieure à la volonté de Dieu; il y a 
identité entre l'une et l'autre ; nous ne saurions ni comprendre 
ni accepter comme moral un commandement contraire à celui 
que nous découvrons en nous-méme. Nous repoussons énergique- 
ment la théorie de saint Augustin, d'après laquelle la justice de 
Dieu n'a de commun avec la nôtre que le nom et que Dieu est 
juste, même en faisant ce qui chez nous serait injuste. 

11. — El, maintenant, examinons l'autre face de la question. Est- 
il vrai que l'idée de Dieu soit logiquement antérieure à l'idée 
d'obligation morale ? Est-il possible, si on ne s'appuie pas sur les 
enseignements de l'éthique, de constituer une doctrine véritable- 
ment religieuse et de laquelle on puisse faire sortir une morale? 

L'idée de Dieu ne nous est pas donnée immédiatement et direc- 
tement ; elle ne nous est suggérée ni par les perceptions des sens 
ni par le témoignage de la conscience ; nous nous y élevons par 
degrés, grâce au travail de la pensée. Nos réflexions, quels qu'en 
soient l'objet et le point de départ, aboutissent toujours, si nous les 
poursuivons jusqu'au bout, à la conception de Dieu. J. Simon 
la compare à une statue élevée au milieu d'une clairière, dans un 
parc, et à laquelle aboutissent toutes les avenues; mais, selon que 
nous suivons l'une ou l'autre, nous apercevons telle ou telle face, 
el ou tel aspect de la statue. Lorsque nous considérons les divers 
ordres de preuves de l'existence de Dieu, elles nous acheminent 




10 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



à concevoir différents attributs de cet être; les arguments physi- 
ques et métaphysiques nous donnent l'idée de son éternité, de sa 
grandeur, de sa puissance, de sa sagesse ; seules, les preuves 
morales nous conduisent à reconnaître en lui un être parfaite- 
ment bon, dont la volonté ne peut être qu'absolument bonne, et 
qui impose à tous les êtres libres et raisonnables la loi de faire le 
bien. 

III. — D'un autre côté, c'est une vérité incontestable que la mo- 
rale ne peut pas être détachée de la religion, qu'elle la réclame 
comme son complément nécessaire. Si nous avons le sentiment 
de notre dignité d'homme, nous ne nous bornons pas à faire le 
bien parce que notre conscience nous le commande, parce que 
notre cœur «ous y porte ; nous éprouvons le besoin de compren- 
dre ce que nous faisons, de nous expliquer clairement et distinc- 
tement d'où vient celte obligation et ce qui en résulte. Comment 
se fait-il que nous soyons des êtres libres et que le devoir des 
agents libres soit d'être bons? Alors la lumière se lève dans notre 
raison et l'idée apparaît d'un être à la fois tout-puissant, parfai- 
tement sage et absolument bon, dont la volonté est que le bien 
soit partout et toujours. 

Ceux-là donc peuvent se contenter d'une morale sans religion 
qui ne vont pas jusqu'au bout de leurs réflexions, qui sont capa- 
bles d'admettre un fait sans chercher à s'en rendre compte ; 
mais pour ceux qui, comme dit Malebranche, ont du mouvement 
pour aller au delà, il en est tout autrement. 

C'est cette vérité que Pascal a exprimée dans une formule 
célèbre : « Athéisme, marque de force d'esprit; jusqu'à un 
certain point seulement (1). » Il est certain, en effet, que la 
religiosité de bien des hommes trahit une déplorable faiblesse 
d'esprit. Ce n'est chez beaucoup qu'affaire d'éducation, d'habi- 
tude, d'influence du milieu. Ils répètent certaines formules et 
certains actes, parce qu'ils l'ont toujours fait, parce que tout le 
monde le fait autour d'eux ; ils n'osent jamais penser, agir par 
eux-mêmes; ils en sont totalement incapables. D'autres, dont la 
condition est plus triste encore, en s'attachant à ce qu'ils consi- 
dèrent comme des pratiques religieuses, en viennent en réalité à 
s'affranchir de toutes les prescriptions de la morale. Alors même 
qu'ils font le bien et se gardent de tout mal, leur conduite n'a 
aucune valeur, puisqu'ils n'agissent que parla crainte de s'attirer 
des châtiments cruels et par l'espoir de s'assurer d'abondantes 
récompenses. Us vivent dans la terreur continuelle de la mort, 

(1) Pensées, xxiv, 102. 




LA MORALE ET LA RELIGION 



ils ont peur d'irriter un maître puissant ou bien, au contraire, ils 
se préoccupent constamment de lui faire la cour, de se concilier 
sa faveur, d'obtenir les biens dont il s'est réservé la dispensa- 
tion. A quel point leur conduite est intéressée, puisqu'ils veulent 
acheter pour un prix relativement médiocre un bonheur infini r 
rien ne le montre mieux que le célèbre pari de Pascal. Ainsi les 
sentiments que la religion développe en eux sont des sentiments 
bas et lâches: la peur, l'esprit de flatterie et le désir immodéré 
des jouissances. Ils se résignent à attendre la fin de leurs épreu- 
ves, ils supportent patiemment des maux épouvantables, la mort 
même au sein des supplices, ils s'imposent toutes sortes de priva- 
tions et de souffrances; mais c'est qu'ils croient faire ainsi le plus 
avantageux des placements ; ils s'imaginent acquérir des mérites 
et être payés non pas au centuple, mais avec une largesse 
infinie. 

Ceux-là donc sont véritablement des esprits forts et nobles qui 
se sont affranchis de ces terreurs et de ces cupidités, qui n'ont 
pas besoin d'autre chose pour faire leur devoir que de l'autorité 
même du devoir; ceux-là seuls méritent le nom d'honnêtes gens 
qui se gardent de tout mal par l'horreur que Jeur inspire ce 
qui est mauvais et laid, qui font le bien par l'amour qu'ils 
ressentent pour le beau et le bon : « Oderunt peccare boni 
virtutis amore. » 

Mais quelque estime que nous fassions de kur vertu, ce n'est 
pas chez eux que se manifeste toute la grandeur de la nature 
humaine. Ils ont la vue courte, ils s'arrêtent avant d'être parve- 
nus au terme de la carrière ; ils ferment l'oreille aux exigences 
impérieuses de la raison, ou bien ils n'ont pas l'énergie nécessaire 
pour travailler jusqu'à ce qu'ils lui aient donné satisfaction. C'est 
donc la marque d'une force d'esprit plus grande encore que de 
ne pas s'en tenir au mépris de la religion populaire, au respect 
scrupuleux des décisions de la conscience, mais de chercher à 
comprendre le sens des jugements moraux et des sentiments 
moraux, à se rendre compte de notre existence et de notre na- 
ture, de s'élever ainsi à la conception du principe suprême du 
bien, c'est-à-dire de Dieu. 

On dit souvent que le monde physique révèle Dieu à l'esprit de- 
Thomme ; c'est plutôt le contraire qui est vrai : le monde cache 
Dieu et nous empêche de le voir. En effet, tel est, d'une part, l'in- 
térêt que présente l'étude des phénomènes si curieux et si divers 
qui se produisent dans le monde matériel, des lois qui les régissent, 
des êtres organisés, végétaux et animaux, qui vivent sur la terre, 
que cette étude risque de nous absorber tout entiers sans nous 




12 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



laisser le loisir de penser à autre chose ; et, d'autre part, si nous 
considérons attentivement et sans parti pris la marche que sui- 
yent les événements de la vie privée et ceux de l'histoire, nous 
sommes amenés à reconnaître que cette marche, loin de donner 
satisfaction à la conscience et à la raison, n'a aucun rapport avec 
les lois de la justice, qu'elle est complètement amorale et de na- 
ture à écarter l'idée d'une direction divine. Il faut, au contraire, 
détourner les yeux de ce spectacle, en écarter jusqu'au souvenir, 
considérer uniquement notre nature intellectuelle et morale : 
c'est elle qui manifeste l'existence de Dieu. Pour reprendre les 
expressions de Kant, Dieu est la ratio essendi de la loi morale, 
c'est la loi morale qui est la ratio cognoscendi de l'existence de 
Dieu. L'affirmation de Dieu est bien, à proprement parler, un pos- 
tulat de la raison pratique : la rejeter ou la révoquer en doute, 
c'est ou bien refuser de reconnaître l'autorité de l'impératif ca- 
tégorique ou renoncer à l'expliquer, accepter d'obéir aveuglé- 
ment aux impulsions de l'instinct au lieu de se faire une loi 
d'agir toujours en homme, en personne intelligente. 

IV. — Mais comprenons bien la place que tient et le rôle que 
joue dans notre intelligence l'idée de Dieu. Ce n'est pas une idée 
comme les autres; elle n'est point adventice, elle ne nous est pas 
fournie par l'expérience, de telle sorte qu'elle nous ait été appor- 
tée à certain jour, alors que jusque-là nous ne la possédions pas; 
elle n'est pas familière à quelques-uns, tandis qu'elle demeure 
étrangère aux autres : elle constitue le fond même de notre rai- 
son et de toute raison. De même que nous connaissons immédia- 
tement et directement notre propre existence par la conscience, 
celle du monde extérieur par les sens, de même nous connaissons 
par la raison l'existence de Dieu; c'est son objet propre et natu- 
rel,elle aboutit à cette conception, du moment qu'elle n'est arrêtée 
ni déviée par aucun obstacle, qu'elle suit jusqu'au bout son propre 
mouvement. Telle est la profonde vérité métaphysique qui a in- 
spiré ce que l'on appelle la preuve ontologique de l'existence de 
Dieu: il nous est impossible de ne pas affirmer l'existence de l'être 
absolument parfait. Mais saint Anselme et Descartes ont obs- 
curci et dénaturé cette vérité en essayant de la mettre sous 
forme d'une démonstration en règle. Il n'est pas exact que nous 
ayons, d'une part, l'idée de l'être absolument parfait, — nous ver- 
rons tout à l'heure que cela nous est impossible, — d'autre part 
l'idée d'existence, de sorte que nous en venions à conclure que 
celle-ci appartient nécessairement à celui-là ; il n'est pas exact 
non plus que l'existence soit la première des perfections, car 
l'existence est un fait et non pas une qualité. D'où vient donc que 




LA MORALE ET LA RELIGION 



13 



ces deux idées sont inséparables ? De ce que ce que nous trouvons 
au fond de notre raison, c'est la croyance à l'existence de Dieu et 
que cette croyance est d'autant plus assurée qu'elle devient plus 
claire et plus distincte, qu'elle se dégage de ce qui la voilait à nos 
yeux. Ce n'est pas du dehors que nous la recevons, c'est par 
l'émancipation de notre activité personnelle que nous nous y 
élevons. 

V. — Il est un point sur lequel nous ne saurions trop attirer 
l'attention : autre chose est affirmer l'existence de Dieu, autre 
chose connaître et définir la nature de Dieu ; c'est ce dont nous 
sommes totalement incapables. Nous devons être bien pénétrés 
de cette conviction, que notre intelligence finie et bornée ne peut 
concevoir la nature d'un être infini et parfait. Sans doute, la pensée 
de Dieu produit en nous une impression profonde et met forte- 
ment en jeu notre imagination ; elle agit à la fois sur le cours de 
nos idées et sur celui de nos sentiments, elle intéresse et nos juge- 
ments et nos passions. Mais n'oublions pas que nos efforts, pour 
réaliser l'idée de Dieu, sont impuissants et prenons garde de nous 
laisser égarer par de dangereuses illusions. Toute la matière de 
nos connaissances nous vient incontestablement de l'expérience; 
nous n'avons d'autres notions que celles qui nous ont été don- 
nées parles sens ou par la conscience. C'est au moyen de ce que 
nous savons des choses et des êtres, que noire esprit s'efforce de 
construire l'idée de Dieu* et, telle est son impatience d'y parvenir, 
qu'il accepte avec une étrange facilité les conceptions les plus 
grossières et les plus diverses. Considérons, en effet, les religions 
si nombreuses et si différentes que professent les peuples répan- 
dus à la surface de la terre, celles qui ont pris naissance puis ont 
été abandonnées dans la suite des temps, les superstitions aux- 
quelles s'adonnent beaucoup de nos contemporains, nous verrons 
que, partout et toujours, l'idée que les hommes se font de la na- 
ture de la divinité et de son action dans le monde, est composée 
exclusivement d'éléments pris à l'expérience, et que la combinai- 
son de ces éléments est déterminée par leurs préjugés, leurs ma- 
nières de voir familières et surtout par leur caractère, par leurs 
sentiments. Les philosophes se montrent plus exigeants que les 
autres hommes ; ils entreprennent la critique de l'idée que les 
esprits vulgaires se font de Dieu ; ils en éliminent non seulement 
tout ce qui est propre aux choses, mais aussi ce qui en nous tient 
à nos passions, aux limites de notre nature, à notre impuissance. 
Mais, dès qu'ils ne s'arrêtent plus à cette conception toute néga- 
tive, dès qu'ils tentent de se former à leur tour une idée positivé 
de la nature de Dieu, ils n'y peuvent réussir qu'au moyen d'em- 



Digitized by 



14 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



prunts faits à notre conscience de nous-mêmes : « L'homme, 
dit Gœlhe, ne comprendra jamais à quel point il est anthropo- 
morphiste. » 

Nous ne devons donc pas nous proposer pour but de nous ren- 
dre semblables à Dieu ; nous ne pouvons pas accepter cette dé- 
finition de la vertu, biioi^iç xy 0e(|> xaxà xô ôovaxov, puisque, loin de 
pouvoir prendre ridée que nous avons de Dieu comme type et 
comme modèle, nous ne pouvons la construire que d'après l'idéal 
que nous concevons de la nature de l'homme. 

VI. — Platon enseignait que la marche naturelle et normale de 
l'esprit est une ascension dialectique. Par le travail de la ré- 
flexion, nous parvenons d'abord aux idées du vrai, du beau et 
du bien ; mais nous ne saurions nous y tenir ; l'effort même par 
lequel nous nous y sommes élevés nous porte plus loin, et nous ne 
pouvons nous arrêter jusqu'à ce que nous soyons parvenus à les 
rattacher à leur principe suprême, l'idée de Dieu. Cette doctrine a 
été entendue en bien des sens divers ; V. Cousin en a fait l'objet 
de son fameux cours de 1818. Mais Cousin identifie, au sens pro- 
pre du mot, Dieu avec le vrai, le beau et le bien ; il dit que 
Dieu est la substance deTun et de l'autre. Nous ne nous attarde- 
rons pas à répéter les arguments par lesquels on a réfuté son sys- 
tème. Dieu ne peut être à la fois le vrai, le beau et le bien, puis- 
que le vrai, le beau et le bien ne sont pas la même chose ; nous 
nous refusons à croire qu'il y ait un vrai absolu, un beau 
absolu, un bien absolu ; nous ne pouvons pas admettre non plus 
que le bien soit un être réel, substantiel, à plus forte raison qu'il 
soit Dieu, puisque le bien, c'est nous qui le faisons et qu'il 
. n'existe que si nous le voulons. 

Mais, si nous sommes capables de discerner et de découvrir le 
vrai, d'apprécier et de créer le beau, d'aimer et de faire le bien, 
c'est que nous ne demeurons pas passifs et indifférents en pré- 
sence du spectacle que nous présente le monde extérieur ; le fond 
de notre nature, c'est une activité spontanée et féconde qui 
s'exerce en vertu de principes directeurs dont nous avons con- 
science et que nous pouvons isoler par une analyse attentive ; ces 
principes directeurs de la raison ne sont que diverses formes, 
divers aspects d'une seule et même loi primordiale. Et maintenant, 
si nous réfléchissons sur cette loi primordiale de l'activité intel- 
lectuelle et morale, si nous nous efforçons de comprendre le sens 
et la puissance de ce principe qui .doit son autorité indiscutable à 
la clarté dont il inonde l'esprit, c'est alors qu'apparaît dans notre 
pensée la conception d'une volonté parfaitement droite et par- 
faitement bonne, qui est la cause de notre existence, de notre na- 




LA MORALE ET LA RELIGION 



15 



ture et de l'univers tout entier. La connaissance exacte des carac- 
tères essentiels de notre personnalité et des conditions de son dé- 
veloppement provoque en nous une série de méditations dont 
l'aboutissant nécessaire est l'idée de Dieu. Pour avoir cette idée, 
nous n'avons pas besoin d'autre chose que du mouvement propre 
et naturel de notre pensée, elle s'y élève du moment que rien 
n'arrête, que rien ne détourne sa marche. Le malheur est que, à 
chaque instant, un nombre infini d'objets attirent et dévient notre 
attention, que toutes sortes d'influences d'origine physiologique, 
mentale ou sociale, font contracter un certain pli à notre intelli- 
gence, à notre sensibilité, à notre volonté, font naître en nous des 
sentiments, des goûts, des passions, des préjugés, des traditions, 
des habitudes, qui prennent un empire de plus en plus despotique 
et nous empêchent d'ouvrir les yeux à la vérité. Toutes les cor- 
ruptions, toutes les dépravations de l'idée de Dieu ont leur cause 
hors de nous; notre condition est la même au point de vue 
religieux qu'au point de vue moral ; la force inhérente à notre 
nature tend à se développer, à atteindre sa propre fin ; mais 
elle n'y peut réussir qu'à condition de lutter contre un grand 
nombre de forces antagonistes et d'en triompher : le progrès est 
un affranchissement graduel de la personnalité. 

VII. — Le premier effet de cette émancipation, c'est de nous 
dégager des limites étroites de notre individualité. On a bien des 
fois montré que ces deux mots, « individualité, personnalité », 
trop souvent confondus l'un avec l'autre, expriment en réalité 
deux idées contraires ; l'homme ne mérite véritablement le nom 
de personne, il ne pense, il ne sent, il ne veut par soi que s'il ne 
vit pas uniquement pour soi. Si notre intelligence et notre vo- 
lonté acceptent les lois de la raison et s'y soumettent sans rien 
perdre de leur liberté, c'est que nous reconnaissons l'universa- 
lité de ces lois, nous comprenons qu'elles s'appliquent à toutes 
les intelligences, à toutes les volontés comme à la nôtre, que nous 
sommes unis à toutes les personnes par une évidente communauté 
de nature. Ce n'est pas tout encore : ces principes qui s'imposent 
à l'activité raisonnable et libre des personnes, nous sommes con- 
vaincus qu'ils régissent le monde tout entier. Ce n'est pas, ici, le 
lieu de discuter la question de la valeur objective de nos connais- 
sances, d'examiner le sens de la doctrine exposée dans la Cri- 
tique de la Raison pure ; mais l'opinion que les lois de l'intelli- 
gence humaine ne sont peut-être pas les mêmes que les lois des 
choses n esl-elle pas un reste des antiques préjugés anthropo- 
centriques, quoique, au premier abord, elle paraisse précisément 
le contraire ? Emettre un tel doute, c'est considérer l'homme 




16 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



comme constituant un empire dans un autre empire, et se faire une 
idée singulièrement haute de la situation qu'il occupe dans le 
moade Si nous nous représentons, au contraire, le peu de place 
qu'il tient et dans le temps et dans l'espace, ce que sont les épi- 
sodes de sa vie en comparaison des phénomènes qui s'accomplis- 
sent d'un bout à l'autre de l'univers, nous sommes amenés à com- 
prendre qu'il est un être comme les autres et que les lois 
auxquelles il est soumis sont celles du monde lui-même. Il ne faut 
pas croire qu'il y a harmonie préétablie entre les lois de la pensée 
et celles de l'objet ; non, c'est une seule et même loi qui se mani- 
feste dans l'un et l'autre ordre de faits ; la norme en vertu de 
laquelle notre esprit passe de la conception d'une idée à la con- 
ception d'une autre idée, lorsqu'il s'exerce librement et n'est 
asservi par aucune puissance extérieure, est identiquement celle 
selon laquelle les faits se succèdent et s'enchaînent dans la 
nature. Les principes de la pensée ne sont que ceux de l'exis- 
tence ; les lois de l'activité intellectuelle ne sont que celles de la 
vie. 

Ainsi la religion, comme l'indique l'étymologie du mot, nous 
découvre les liens étroits qui nous attachent non seulement à tous 
les hommes et à toutes les générations successives, mais à l'uni- 
vers ; c'est elle qui nous dit le dernier mot sur notre nature. 
Lorsque nous réfléchissons sur le devoir, sur le principe de son 
autorité et sur les actions qu'il nous commande, nous y recon- 
naissons un caractère sacré, qui ne lui est pas communiqué par 
une volonté, une puissance extérieure, mais qu'il tient de sa 
propre nature ; nous nous rendons compte du rôle que nous 
jouons dans le monde, quand nous faisons le bien volontairement 
et en connaissance de cause; l'émotion qui s'empare alors de 
nous est véritablement religieuse ; c'est bien le cas de dire avec le 
poète : « His ibi me rébus quœdam divina voluplas percipit atque 
horror ». En effet, nous ne sommes pas seulement une intelligence 
et une volonté, nous sommes aussi un cœur ; les besoins du cœur 
ne sont ni moins impérieux ni moins respectables que ceux de 
l'esprit ; l'exercice entièrement libre de notre intelligence et de 
notre volonté est pour nous la source delà joie la plus intense et 
la plus pure. Ne dites pas que c'est par amour pour Dieu que 
nous aimons les autres hommes : la personnalité humaine est 
aimable par elle-même, parce qu'elle a en elle-même le principe 
de sa propre valeur; pour l'aimer, nous n'avons pas besoin d'autre 
chose que de n'en être empêché par aucun sentiment antagoniste. 
La conception de l'ordre parfaitement raisonnable qui règne dans 
tout l'univers fait naître en nous l'amour le plus vif, et nous sen- 




LA MORALE ET LA RELIGION 



tons que cet amour, alors même qu'il ne l'emporte pas sur les 
autres en intensité, est d'un tout autre ordre et d'une toute autre 
qualité. C'est ce que Spinoza appelait amor intellectuaiis Dei, 
et Jacobi avait raison de dire que Spinoza, si souvent accusé 
d'athéisme, était en réalité ivre de Dieu. 

Dans tout ce qui existe, dans tout ce qui se produit, se mani- 
feste une puissance divine: quis Deus, incertum est, habitat Deus. 
Ce caractère divin, nous ne pouvons pas ne pas le reconnaître à 
la loi dont notre conscience aperçoit de plus en plus distincte- 
ment la clarté et l'autorité : Legem hanc sentire, Deum est audire 
loquentem. Dès lors, ce n'est plus seulement du respect que nous 
inspire la loi morale, c'est une piété profonde, et cette piété re- 
double nos forcf s. Dans quel cas, en effet, l'homme prend-il con- 
science de toute l'étendue de son pouvoir ? C'est lorsqu'il met tout 
son cœur à ce qu'il fait. Or, il n'est pas de sentiment qui apporte 
aux besoins de notre cœur une satisfaction plus complète, qui 
remplisse mieux toute la capacité de notre âme que le sentiment 
religieux. Mais ce sentiment, qui élève l'homme au-dessus de lui- 
même, ne le fait pas pour cela sortir de soi, il exalte au plus haut 
point les activités de notre nature ; ce n'est pas un auxiliaire 
étranger qui vienne nous prêter main-forte. 

VIII. — Nous n'hésitons donc pas à identifier la morale avec la 
religion. La religion n'est solide que si elle repose sur la base de la 
morale ; la morale n'est complète que si elle devient religion. Ce 
n'est point à dire que Tune et l'autre aient toujours marché du 
même pas, que tout progrès de l'une ait naturellement §t immédia- 
tement amené un progrès de l'autre ; non certes : si nous considé- 
rons la diversité des conceptions religieuses, non moins manifeste 
et non moins profonde que celle des conceptions morales, nous 
nous apercevons que certains peuples et certains siècles, où ont 
régné des idées morales relativement pures et élevées, ont été en 
même temps asservis à des croyances et à des pratiques très 
grossières, tandis que d'autres sont parvenus à une idée très 
haute de la divinité, sans que le niveau de leur moralité ait cessé 
d'être fort bas. Il n'y a rien là qui soit pour nous étonner : la vé- 
rité n'est pas un bloc ; il ne faut pas croire que nous la con- 
naissons ou que nous l'ignorons tout entière. Il y a, au contraire, 
un nombre considérable de vérités, très différentes les unes des 
autres ; sans doute, elles sont étroitement liées, elles présentent 
bien des caractères communs, mais nous n'en pouvons pas moins 
découvrir les unes sans les autres, l'invention de l'une n'entraîne 
pas nécessairement celle des autres; car, de ce que nous avons 
triomphé des obstacles qui nous empêchaient de parvenir à l'une, 



53 




18 



REVUE DES COUHS ET CONFÉRENCES 



il ne résulte pas que nous ayons la force ou le bonheur de vaincre 
ceux qui nous dissimulent les autres. 

On parle beaucoup et surtout on a beaucoup parlé de la religion 
naturelle : le fait est que, si nous comparons les religions des diffé- 
rents peuples, de ceux du moins qui manifestent une certaine 
activité intellectuelle et morale, nous n'avons pas de peine à y 
découvrir un fonds commun et constant. Mais il ne faut pas nous 
méprendre sur l'interprétation de ce fait : gardons-nous de croire 
qu'il y ait eu à l'origine une religion universelle, très simple et 
très pure, qui se serait graduellement corrompue suivant les 
temps et suivant les lieux, à mesure que seraient venues se greffer 
sur elle toutes sortes de légendes, de superstitions, de pratiques 
absurdes ou criminelles. Tout au contraire, nous voyons que dans 
la suile des âges les religions se débarrassent de plus en plus de 
ces surcharges et qu'elles tendent à devenir de moins en moins 
dillérentes les unes des autres, de sorte que l'unité et la simpli- 
cité des conceptions religieuses, loin d'être le point de départ de 
l'humanité, est au contraire le but vers lequel elle s'achemine, 
l'idéal auquel elle aspire. N'en est-il pas de même au point de vue 
de la morale ?« L'unité morale de l'espèce humaine, dit M. Ja- 
net (1), ne s'est pas manifestée au berceau de notre race ; elle est 
le terme où elle tend, la raison secrète de son ascension infati- 
gable vers le mieux. » 

IX. — Certains voyageurs rapportent qu'ils ont rencontré dans 
l'intérieur de l'Afrique, de 1'A.ustralie et de quelques îles de 10- 
céaniedes peuplades chez lesquelles il était impossible de relever 
aucune trace d'idées religieuses ou de sentiments religieux. On 
refuse souvent d'accorder aucune valeur à leur témoignage. Ces 
voyageurs, dit-on, étaient tout à fait incompétents en pareille ma- 
tière et ils ont mal observé. Cela est bien facile à dire. Pour nous, 
nous nous refusons à adopter une telle attitude. 11 ne nous paraît 
pas impossible a priori que Ton trouve des hommes chez lesquels 
les croyances religieuses ne se manifestent par aucun symptôme. 
Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est que, chez ces peuples, on 
n'observe non plus aucun sentiment véritablement moral, aucune 
activité intellectuelle, aucune curiosité ; que dis-je ? leur condi- 
tion matérielle est elle-même effroyablement misérable : ils ne 
pratiquent aucune forme d'industrie, pas même l'agriculture. 
Partout et toujours, dès que l'intelligence s'exerce et se développe, 
elle aboutit naturellement, spontanément à la constitution d'une 
morale et, en même temps,d'une religion. Sans doute, les directions 

s (1) Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1868. 




LA MORALE ET LA RELIGION 



19 



qu'elle suit sont bien divergentes, de sorte qu'elle en vient à 
construire des doctrines non seulement multiples, mais contra- 
dictoires ; la cause de ces divergences, que nous réussissons 
quelquefois à découvrir, est toujours extérieure ; à mesure que 
la personnalité parvient à s'affranchir, que l'intelligence et la vo- 
lonté s'exercent sans obéir à d'autres lois que celles de leur na- 
ture propre, les idées morales et religieuses apparaissent et 
prennent une autorité de plus en plus prépondérante. 

Un mot encore au sujet de ces peuplades si cruellement déshé- 
ritées. On dit généralement qu'elles nous représentent la condi- 
tion primitive de l'humanité, que, tandis que les autres peuples 
faisaient des progrès plus ou moins rapides, elles sont demeurées 
stationnaires, qu'elles mettent sous nos yeux des exemplaires 
miraculeusement conservés d'un passé partout ailleurs disparu, 
qu'elles fournissent par conséquent des documents d'une valeur 
inappréciable pour nos études comparatives. Nous ne sommes 
pas de cet avis. Nous ne savons rien de l'histoire de ces nations, et 
elle ne nous fournit rien sur quoi nous ayons le droit de nous 
appuyer. Cette opinion même, que la condition de ces peuples n'a 
jamais subi aucun changement ni au point de vue matériel, ni au 
point de vue intellectuel, alors que, dans toutes les autres con- 
trées, l'homme est un être éminemment mobile et que l'humanité 
n'a cessé de marcher, cette opinion acceptée si facilement, sur 
quoi repose-t-elle ? Sur rien absolument ; tout nous porte au con- 
traireà la rejeter. Les peuples dont nous connaissons l'histoire ont 
eu à souffrir, dans le cours des siècles, un nombre considérable de 
guerres sanglantes, de conquêtes, de tyrannies, qui ont tantôt 
hâté, tantôt retardé le progrès delà civilisation ; nous avons donc 
lieu de conclure par analogie qu'il en a . été de même des peuples 
sur le passé desquels nous n'avons pas de documents. 

Il nous est impossible de croire qu'ils aient vécu jusqu'ici 
sans se faire jamais la guerre entre eux, sans avoir à porterie 
joug d'invasions étrangères. Bien au contraire, ce que nous sa- 
vons de leur grossièreté, de leur férocité, nous donne à penser que 
chez eux les guerres ont dû être plus épouvantables, les tyrannies 
plus cruelles, les révolutions plus sanglantes que dans les autres 
parties du globe. Il a dû se passer dans l'intérieur du Continent 
noir des drames plus atroces encore que ceux dont l'histoire des 
autres nations nous présente l'horrible tableau. La condition ac- 
tuelle de ces tribus est donc le résultat d'une longue et lamentable 
décadence; ce que nous observons, aujourd'hui, ce ne sont pas des 
échantillons heureusement sauvés de l'humanité primitive, mais 
les débris qui ont survécu à d'innombrables massacres, aux croi- 




20 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sements de toutes sortes de races, à des siècles de servitude; il 
y a eu parmi eux une véritable sélection à rebours : tous ceux 
qui s'élevaient au-dessus du vulgaire par leurs qualités phy- 
siques, intellectuelles ou morales, étaient impitoyablement mis à 
mort par des maîtres soupçonneux et cruels ; ceux-là seuls 
étaient épargnés, ceux-là seuls continuaient à perpétuer la na- 
tion dont on n'avait rien à craindre, soit qu'ils fussent trop fai- 
bles pour rien entreprendre, soit que leur initiative fût para- 
lysée par la terreur. Voilà comment ces peuples malheureux ont 
été entraînés à un tel degré d'abrutissement que nous nous de- 
mandons s'ils méritent encore le nom d'hommes ; ce ne sont pas 
des primitifs, ce sont des dégénérés. 

Partout où le concours des circonstances antagonistes n'em- 
pêche pas l'homme d être véritablement homme, il est un être à 
la fois moral et religieux. Si chez quelques nations, telles que les 
Grecs et les Romains, le domaine de la morale et celui de la re- 
ligion sont bien distincts, de sorte que la religion n'a aucun ca- 
caractère moral, la morale aucun caractère religieux, cela tient 
à des causes extérieures que les historiens sont parvenus à dé- 
mêler ; chez ces nations mêmes, tous les esprits supérieurs qui 
ont réussi à se dégager des influences toutes-puissantes sur les 
autres hommes ont proclamé l'identité foncière de la morale et 
de la religion. 

Comprenons bien ce que cela veut dire : les devoirs religieux 
ne constituent pas une catégorie spéciale ; tous nos devoirs sont 
religieux au même titre ; toute mauvaise action est une impiété. 
Un grand nombre d'hommes font, en quelque sorte, deux parts 
dans leur vie et croient être en règle avec Dieu, quand ils se sont 
acquittés de certaines pratiques ; d'autres pensent, au contraire, 
qu'en se détachant des préceptes de la religion, ils font néan- 
moins tout leur devoir; c'est une erreur profonde et une mécon- 
naissance complète du véritable caractère de la morale. 

X. — On dit, quelquefois, que le fond essentiel de la religion, c'est 
la croyance au surnaturel. Peut-être n'y a-t-il là qu'un malen- 
tendu, une question de mots. Beaucoup dhommes n'appellent na- 
turel que ce qui tombe sous les sens ; dès lors, les idées religieusse, 
tout comme les idées morales, se rapportant à des objets qui ne 
sont ni visibles ni tangibles, seront à leurs yeux complètement 
surnaturelles. Mais c'est une manière de juger étroite et tout à fait 
fausse. Pour d'aulres, il n'y a de religion que si l'on admet une 
puissance mystérieuse qui intervient dans la production des évé- 
nements, qui est capable d'en modifier le cours, qui peut, par con- 
séquent, nous accabler de maux ou nous procurer les plus grands 




LA MORALE ET LA RELIGION 



21 



biens, nous assister ou nous frapper. Cette définition est loin 
d'être universellement vraie ; un grand nombre de religions sont 
exclusivement naturalistes ; elles consistent dans l'adoration des 
grandes forces de la nature ou même, tout simplement, de cer- 
tains objets ou de certains êtres. La distinction d'un ordre naturel 
et d'un ordre surnaturel suppose un degré d'instruction et de 
réûexion auquel la plupart des hommes n'ont pu s'élever : pour 
ceux dont l'ignorance est profonde et l'imagination vive, tout est 
surnaturel ; d'autres, au contraire, sont convaincus que rien ne se 
produit dans le monde qui ne soit rigoureusement naturel. Mais 
cela n'a rien à voir avec laquestiôn qui nous occupe. Nous croyons 
avoir montré que rien n'est plus naturel à l'homme que la reli- 
gion et que, pour assurer l'empire de la morale, il n'est aucune- 
ment besoin de faire appel au surnaturel. La religion ne nous 
vient pas du dehors, elle sort du plus profond de notre âme; elle 
ne nous est pas donnée, ce n'est pas une puissance qui s'empare 
de nous, c'est l'épanouissement complet et parfait de notre raison, 
de notre volonté et de notre cœur : l'idéal de la vie véritablement 
humaine, c'est la vie religieuse. 

Il importe de bien fixer le sens et la portée de la théorie que 
nous soutenons ici. Nous ne prétendons pas qu'il soit impossible 
d'admettre la réalité d'un ordre surnaturel et qu'il ne puisse y 
avoir d'autres sources d'idées religieuses et de sentiments reli- 
gieux que l'intelligence des vérités morales. Ce sont là des ques- 
tions tellement graves et tellement difficiles, que nous n'avons 
pas la prétention de les discuter en passant et de les trancher d'un 
mot. Ce que nous voulons dire, c'est, d'un côté, que nous ne pou- 
vons accepter, sous le nom de religion, une doctrine contraire à la 
morale, dont l'autorité est immédiate et souveraine ; d'un autre 
côté, que l'idée de Dieu est l'aboutissant naturel et le couronne- 
ment nécessaire de la morale. Quant à la morale, elle est com- 
plètement naturelle ; elle est ce qu'il y a de plus naturel à l'homme 
et elle ne nous ouvre aucun jour sur le monde surnaturel. 

XI. — La religion répond donc à un besoin primordial de l'âme 
humaine ; l'homme pleinement homme ne peut se passer de Dieu ; 
nul n'a défendu cette vérité avec une conviction plus ardente et 
plus soutenue que Pierre Leroux. Sans doute, il # en est de ce be- 
soin comme des autres : il s'en faut qu'il se manifeste chez tous 
les hommes avec la même intensité et qu'il exerce sur tous un 
même empire; il lutte, en effet, contre un nombre considérable 
de tendances opposées, auxquelles toutes sortes d'influences exté- 
rieures viennent sans cesse apporter de nouvelles forces ; mais il 
diffère profondément de tous les autres besoins au point de vue 




22 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de la qualité, de sorte que le premier résultat de la réflexion 
que nous faisons sur les commandements de notre conscience 
morale est de nous faire sentir que nous devons en assurer 
le triomphe. 

Nous entendons continuellement répéter comme un axiome in- 
discutable cette étrange proposition : il faut une religion pour le 
peuple. Non, ce n'est pas seulement pour le peuple qu'il en faut 
une, c'est pour tous les hommes, sans exception ; les philosophes 
en ont besoin plus que les autres, car la religion influe surtout 
sur les sentiments ; c'est Dieu sensible au cœur, comme dit Pas- 
cal, et les sentiments religieux sont, chez tous, les auxiliaires les 
plus puissants des sentiments moraux. 

Cette théorie, qu'il faut une religion pour le peuple, mérite de 
nous arrêter plus longtemps à cause à la fois de son importance 
historique et du sens qu'y attachent ceux qui la soutiennent 
avec le plus d'ardeur. C'était celle que professaient dans les der- 
niers temps de la république romaine Varron, Cicéron et leurs 
amis ; nous la retrouvons dans les écrits des philosophes du 
xvm e siècle ; certains beaux esprits de notre temps la dévelop- 
pent avec complaisance. Plus dédaigneuse encore est l'attitude 
adoptée par M. Renan, et M. Renan a fait école. D'autres encore 
s'en vont disant qu'il faut une religion pour les femmes ; ne 
serait-ce pas faire trop d'honneur à cette dernière doclrine que 
de s'arrêter à la discuter ? 

Il faut une religion pour le peuple ! Comment ne pas être cho- 
qué de ce qu'un tel système a d'aristocratique au mauvais sens du 
mot, c'est-à-dire de méprisant pour le pauvre monde ? Que veut-on 
dire, quand on parle de ces gens qui sont peuple, qui sont incapables 
de connaître et de comprendre la vérité, qui n'ont aucun droit d'y 
prétendre ? La vérité est-elle donc le privilège de certains esprits 
supérieurs, parmi lesquels on a soin de se ranger? Osera-t-on 
alléguer que la vérité, si bonne et si bienfaisante pour les uns, ne 
peut être pour les autres que mauvaise et funeste ?« C'est bon 
pour nous, dit-on, intelligences puissantes et accoutumées à ré- 
fléchir, de nous rendre compte de l'autorité et de la beauté du de- 
voir, de faire le bien par amour désintéressé du bien ; mais la 
multitude estinaapable de ces pensées profondes, de ces efforts 
sublimes ; seule, la religion a prise sur elle par les espérances 
qu'elle fait concevoir et surtout par les craintes salutaires qu'elle 
inspire ; la religion seule oppose un frein assez fort à ses pas- 
sions, à ses appétits; il faut donc ne rien faire qui puisse ébran- 
ler l'autorité de la religion sur le peuple et faire tout son possible 
pour la renforcer. » L'histoire nous apprend quel est le sort de 




LA MORALE ET LA ItELIGION 



23 



pareils systèmes et quelle terrible désillusion atteni ceux qui ont 
pu les croire efficaces. Le peuple ne tarde pas à s'apercevoir de 
la comédie qu'on joue devant lui et du rôle qu'on lui réserve, sans 
lui demander son avis ; justement irrité du mépris qu'on lui té- 
moigne, il embrasse dans la même haine ceux qui ont entrepris 
de le diriger sans son aveu et la doctrine dont ces gens- là veulent 
faire l'instrument de leur domination ; il oppose les discours qu'on 
lui tient et la conduite de ceux qui prétendent le mener ; il abien- 
IÔL fait de perdre tout respect pour la religion et, comme il ne 
connaît pas d'autre autorité que celle-là, la ruine de la religion 
entraîne, du môme coup, celle de la morale. 

XII. — Ne nous lassons pas de le répéter, ce système est de 
la plus radicale et de la plus révoltante immoralité : il ne va à rien 
moyis qu'à ériger en devoirs le mensonge et l'hypocrisie : les 
soi disant esprits forts croient bien faire en enseignant aux 
autres des doctrines dont ils ont eux-mêmes reconnu la fausseté, 
dont ils raillent l'absurdité avec une verve intarissable ; ils leur 
imposent des pratiques dont ils se sont affranchis. Il faut lâcher 
le grand mot, devant lequel Nietzche a le mérite de n'avoir point 
reculé : il y a deux morales, celle des maîtres et celle des escla- 
ves. Qui ne voit qu'en réalité il ne faut plus parler de morale, 
mais seulement d'intérêt personnel et collectif ? Nous avons la 
prétention de rester les maîtres et de le devenir de plus en plus ; 
l'essentiel pour cela est de maintenir le plus grand nombre possi- 
ble d'hommes dans la servitude, et 1 expérience nous apprend qu'il 
n'est pas d'instrument d'asservissement plus efficace que la reli- 
gion, puisque les sentiments qu'elle fait naître sont les plus puis- 
sants de tous et que son autorilé est considérée comme sacrée. 
Ce n'est point l'observation du devoir qu'il s'agit d'assurer, mais 
la sécurité de quelques privilégiés, le respect de leur vie, de 
leurs biens, de leur luxe, de leurs passions. Est-il rien de plus 
impudent, de moins philosophique, que les déclarations de ceux 
que Ton appelle les philosophes du xvm e siècle (1) ? Un lecteur 

(1) Voltaire, Diction, phitosoph.,art. Religion. Si vous avez une bourgade à 
gouverner, il faut qu'elle ait une religion. — Art. Dieu. Le grand objet, le 
grand intérêt n'est pas d'argumenter en métaphysique, mais de peser s'il faut, 
pour le bien commun, admettre un Dieu rémunérateur, vengeur. Nous 
avons affaire à force fripons, à une foule de petites gens brutaux, ivrognes, 
voleurs ; préchez-leur, si vous voulez, qu'il n'y a point d'enfer et que l'âme 
est mortelle. Pour moi, je leur crierai dans les oreilles qu'ils seront damnés 
s'ils me volent. — Art. Athéisme. Il est absolument nécessaire pour les 
princes et pour les peuples que l'idée d'un Être suprême, créateur, gouverneur, 
rémunérateur et vengeur, soit profondément gravée dans les esprits... Qu'un 
philosophe soit spinoziste, s'il le veut, mais que 1 homme d'Etat soit théiste. 




24 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



superficiel pourrait croire que cette doctrine n'est autre que celle 
qui sera développée par Kant à la fin du même siècle ; c'en est 
tout juste le contraire. Ils croient, en effet, que la loi morale est 
incapable de se suffire à elle-même ; pour en garantir l'autorité, 
il est besoin d une sanction semblable à celle que les sociétés 
humaines ont soin d'attacher à leurs lois. Nous verrons bientôt 
que cette manière de concevoir le rôle de la sanction et son rap- 
port à la loi du devoir ne va à rien moins qu'à renverser celle-ci 
et à enlever aux actions humaines tout caractère moral: Et quelle 
inintelligence à la fois des idées morales et des idées religieu- 
ses ! Ce qu'il faut avant tout, disent nos auteurs, c'est qu'il ne 
se commette chez les nations civilisées ni meurtres, ni vols, ni 

— Vous avouez vous-même, écrit-il à d'Holbach, que la croyance d'un pieu 
a retenu quelques hommes sur le bord du crime ; cet aveu me suffit. Quand 
cette opinion n'aurait prévenu que dix assassinats, dix calomnies, dix juge- 
ments iniques sur la terre, je tiens que la terre entière doit l'embrasser. 

Le langage de Didekot est plus cynique encore : « Le gros d'une nation 
sera toujours ignorant, peureux et par conséquent superstitieux. L'athéisme 
peut être la doctrine d'une petite école, mais jamais celle d'un grand nombre 
de citoyens, encore moins celle d'une nation. La croyance à l'existence de 
Dieu, ou la vieille souche, restera donc toujours ; or, qui sait ce que cette 
souche, abandonnée à sa végétation, peut produire de monstrueux ?Je ne 
conserverais donc pas les prêtres comme des dépositaires de vérités, mais 
comme des obstacles à des erreurs possibles et plus monstrueuses encore ; 
non comme les précepteurs des gens sensés, mais comme les gardiens des 
fous ; et leurs églises, je les laisserais subsister comme l'asile ou les petites 
maisons d'une certaine espèce d'imbéciles qui pourraient devenir furieux, si 
on les négligeait entièrement. » — Plan d'une Université dressé pour Catherine 
de Russie : « Puisque S. M. I. pense que la croyance à l'existence de Dieu 
et que la crainte des peines à venir ont beaucoup d'influence sur les actions 
des hommes, il est à propos que l'enseignement de ses sujets se conforme 
à sa façon de penser. On leur démontrera donc la distinction des deux 
substances, l'existence de Dieu, l'immortalité de l ame et la certitude d'une 
vie avenir. » 

Rousseau lui-même, chez lequel le sentiment religieux paraît tenir une 
grande place, et qui déclare une guerre acharnée aux Encyclopédistes, expose 
dans le Contrat social la théorie étrange de la religion civile : « Il importe 
à l'Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; 
mais les dogmes de cette religion n'intéressent ni TEtat ni ses membres 
qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui 
qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au sur- 
plus telles opinions quil lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain de les 
connaître... Il y a donc une profession de foi purement civile, dont il 
appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme 
dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels 
il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger 
personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas : il 
peut le bannir non comme impie, mais comme insociable, comme incapable 
d'aimer les lois, la justice et d'immoler au besoin sa vie à son devoir .» 




LA MORALE ET LA RELIGION 



55 



adultères, ni calomnies ; c'est que la philanthropie y soit géné- 
ralement pratiquée ; peu importe à quel motif obéiront les hom- 
mes, pourvu qu'ils observent la loi. Pour nous, nous répondrons 
avec le poète latin : 0 curvœ in terras animœ et cœlestium inanes l 
Ce qui fait la valeur morale de la conduite, ce n'est pas l'acte 
lui-même, mais le sentiment qui Ta inspiré ; ce n'est donc pas 
en abêtissant l'homme, mais au contraire en développant son 
intelligence et son cœur qu'on le rendra plus moral. Quant à 
Dieu, si les philosophes en proclament l'existence et l'inter- 
vention vigilante dans notre destinée, c'est qu'il leur faut un 
rémunérateur vengeur, ce sont là leurs propres expressions; ils lui 
assignent donc le rôle de gendarme, de garde-chiourme. 
Voltaire va plus loin encore que les autres : 

Si Dieu n'existait pas, (dit-il*, il faudrait l'inventer. 

Pour bien comprendre ce vers, qui a été expliqué de tant 
de façons différentes, il suffit de se rapporter au contexte, 
qui est parfaitement clair (1). Si les sages en venaient à recon- 
naître qu'il n'y a pas de Dieu, ils devraient, pour assurer le 
règne de la loi, enseigner aux autres hommes qu'il y en a un et 
abuser de leur confiance pour le leur faire croire. On comprend 
dès lors ce cri de révolte : « Ni Dieu, ni maître ! » Oui, le pre- 
mier devoir de l'homme, c'est de ne pas accepter d'autre maître 
que lui-même ; le premier de ses droits, c'est la liberté. Par con- 
séquent, si Dieu est conçu comme un maître, le souci de notre 
dignité personnelle nous fait un devoir de nous affranchir de 
sa domination. Jamais la signification de l'idée de Dieu et de 
l'idée de religion n'a été méconnue à ce point. Tout autres sont les 
conceptions auxquelles nous nous élevons naturellement, lorsque 
nous nous attachons à comprendre clairement et distinctement 
les caractères essentiels de la loi morale, à en découvrir les 
conséquences et le principe. Cette pensée nous répugne de ga- 
rantir notre repos en répandant autour de nous la routine et la 
peur, défaire régner sur les hommes, au nom de l'intérêt bien 
entendu de la morale, le pire des esclavages. 

Sans doute, la plupart des humains sont incapables de concep- 

(1) Voltaire, Epîlre à V auteur du « Livre des Trois Imposteurs ». 



Ce système sublime à l'homme est nécessaire. 

C'est le sacré lien de la société, 

Le premier fondement de la sainte équité, 

Le frein du scélérat, l'espérance du juste. 

Si les cieux, dépouillés de leur empreinte auguste, 

Pouvaient cesser jamais de le manifester, 

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. 




26 



HEVUE DES COUKS ET CONFLUENCES 



tions abstraites et de raisonnements approfondis, nous ferions 
en vain appel à leur intelligence ; le sentiment seul a prise sur 
eux ; ils ne se conduisent guère que par habitude, et, en ébranlant 
leurs croyances religieuses, nous risquons de briser le frein qui 
arrête leurs tendances égoïstes et leurs mauvaises passions. Il 
ne s'agit donc pas d'abolir leur religion, mais de l'élargir et de 
l'élever. 

Il fut un temps où l'on croyait que la science, elle aussi, doit 
êlre réservée à une caste d'élite, qu'il importe de maintenir le 
peuple dans l'ignorance, si l'on veut trouver des hommes pour 
cultiver la terre et pour exercer les métiers pénibles. De nos 
jours encore, il ne manque pas de gens qui soutiennent cette 
opinion, et c'est une des causes qui contribuent à aggraver la 
crise terrible que traverse la société contemporaine. Mais la plu- 
part la repoussent avec indignation. Si nous sommes convaincus 
que toutes les intelligences humaines ont également droit à la 
vérité, cela veut dire, bien entendu, à la vérité tout entière, à 
toutes les vérités. La loi morale nous défend formellement de 
leur refuser la connaissance de ce que nous croyons être le Vrai 
et surtout de leur enseigner ce que nous croyons êlre le faux. 
C'est la forme la plus criminelle du mensonge; ce n'est pas la vio- 
lation d'une prescription particulière, c'est le renversement de 
la base même de la morale 

XIII. — Il est certain que. pendant les siècles passés, la reli- 
gion a tenu une place prépondérante dans la vie des hommes 
Leplus grand nombre des philosophes s'accordent à reconnaîlre 
que son influence a été éminemment bienfaisante, qu'elle a opposé 
une barrière puissante aux passions et aux vices, que c'est grâce 
à elle que la vertu a été universellement admirée et souvent pra- 
tiquée, tantôt avec héroïsme, tantôt avec délicatesse. Aujourd'hui, 
disent les positivistes, son règne est fini; l'idée de Dieu a fait 
son temps ; il nous faut la reconduire à la frontière, en la re- 
merciant des services incontestables qu'elle a rendus et que nous 
n'oublierons pas, mais lui interdire absolument de revenir, car 
désormais elle ne pourrait être que dangereuse et perturbatrice. 
D'autres sont d'un avis opposé : ils croient que, de tout temps, les 
idées religieuses ont été funestes à l'humanité, quelles consti- 
tuent l'ennemi le plus redoutable de la morale, qu'elles ont égaré 
et perverti la conscience , ils rappellent l'usage si commun des 
sacrifices humains, la violence implacable des haines religieuses, 
les persécutions, les guerres civiles, les crimes abominables 
qu'a dictés partout le fanatisme ; ils répètent les vers fameux de 
Lucrèce : 




LA MORALE ET LA RELIGION 



Tamtum religio potuit suadere malorum /... 
Beligio peperit scelerosa atque impia fada! 



Si nous voulons assurer le triomphe de la morale, concluent- 
ils, nous ne devons avoir rien plus à cœur que d'affranchir les 
hommes du joug de la religion. 

Telle n'est point notre opinion. Loin de rejeter l'influence de 
la religion, nous voudrions au contraire l'augmenter ; mais il faut 
pour cela la transformer. Il y a manifestement une évolution 
des idées religieuses, tout comme des idées morales, et cette évo- 
lution consiste en un affranchissement graduel de l'âme humaine, 
qui se dégage peu à peu des erreurs et des passions qu'elle doit 
à Tinfluence des causes extérieures. Si les sentiments religieux 
sont susceptibles de tant de monstrueuses dépravations, c'est, 
nous Pavons vu, par suite de leur combinaison avec les pas- 
sions les plus basses et les plus grossières. Déclarer la guerre 
à ces passions, ce n'est pas ébranler la religion, c'est au con- 
traire l'épurer et par là même en accroître la force. On répète 
souvent que la crainte de Dieu est le commencement de la 
sagesse, initium sapientiœ timor Domini ; mais ce n'en est que 
le commencement : nous ne devons pas nous arrêter à ce point, 
servir Dieu avec tremblement et concevoir la religion comme 
un joug. La véritable religion consiste à observer la loi de Dieu 
avec confiance et avec joie. Mais ce qu'il faut avant tout 
reconnaître, c'est que le progrès des idées religieuses a pour 
cause le progrès des idées morales, et que ce sont les exigences 
de la conscience morale qui triomphent de toutes les influences 
qui avaient égaré la conscience religieuse. 



E. Joyau. 




L'intervention de Napoléon en Espagne. 



Cours de M. 6. DESDEVISES DU DEZERT, 



Professeur à V Université de Clermont-Ferrand. 



La France et l'Espagne de 1795 à 1808. 



De 1795 à 1808, l'Espagne et la France sont restées en paix et 
ont été presque toujours alliées ; mais leur attitude n'a pas été 
alors commandée par leurs intérêts, elle a été l'effet de l'ascen- 
dant, plus ou moins marqué, du gouvernement français sur le 
favori du roi d'Espagne. 

Charles IV, deuxième fils de Charles III, était né à Naples en 
1748 et devint roi d Espagne le 14 décembre 1788. Ce fut un 
Louis XVI ignare, de moindre intelligence «t de moindre volonté. 
Ses matinées se passaient aux écuries, en querelles avec les pale- 
freniers, ses après-midi appartenaient à la chasse. Ayant montré 
quelque curiosité des choses de la marine, son père, au lieu de 
l'envoyer k Cadiz ou au Ferrol, lui fit construire une petite fré- 
gate qui fut lancée sur un des bassins d'Aranjuez. Devenu roi, il 
conserva la puérilité qu'on s était ingénié à lui donner. Il fit une 
collection de montres. Il dépensa de grosses sommes à orner un 
cabinet d'aisances. 

Il détestait le théâtre, les journalistes, le gouvernement, les 
idées révolutionnaires, tout progrès et tout changement ; mais il 
avait voué un véritable culte à Napoléon, et son rêve était de 
devenir empereur comme son ami. 

La reine Marie-Louise de Parme, née en 1751, a laissé une ré- 
putation infâme : elle fut la digne petite-fille de Louis XV et la 
digne aïeule d'Isabelle II. 

Le roi et la reine régnaient, Godoy gouvernait. Sa faveur re- 
montait à 1785. 11 entra au ministère en 1791, supplanta bientôt 
le comte d'Aranda (15 nov. 1792) ; toute sa politique consistait à 
garder le pouvoir ou, tout au moins, la faveur du roi et de la 
reine. 

La paix de Bâle, signée le 22 juillet 1795 entre la France et 
l'Espagne, valut à Godoy une certaine popularité. Le roi le récom- 




L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE 



29 



pensa par le titre magnifique de priace de la Paix. Mais, si une 
partie de la nation espagnole applaudissait à la reprise des rela- 
tions avec la France, le parti aristocratique et ecclésiastique re- 
gardait cette paix comme déshonorante et monstrueuse, et Godoy 
ne tarda pas à se trouver menacé par une formidable conspira- 
tion. La Curie romaine, les cours de Naples, Parme et Lisbonne, 
l'Angleterre, poussaient de toutes leurs forces à la chute du favori. 
L'inquisiteur général et le confesseur de la reine furent gagnés. 
La reine reçut un mémoire, rédigé en son propre nom et au nom 
de la reine de Naples, et concluant au renvoi de Godoy. Elle pro- 
mit de le soumettre au prochain Conseil de cabinet. Elle dit à 
Godoy qu'il y serait question de le créer amiral de Castille et qu'il 
ferait mieux de n'y pas assister. Mais Godoy, averti par l'ambas- 
sade de Naples, obtint le soir même une entrevue de la reine et 
reconquit tout le terrain perdu. La reine avoua tout et lui nomma 
elle-même tous les conjurés, dont quelques-uns furent arrêtés 
cette nuit même. 

Cette aventure rejeta Godoy du côté de la France. Le Directoire 
en faisait peu de cas. La Revellière-Lepaux disait de lui : « C'est 
un misérable, le mot pris dans toutes les acceptions ! » Mais on sut 
en jouer. Le 18 août 1*796, un an à peine après la signature de la 
paix de Bâle, l'Espagne était l'alliée de la France, et se trouvait 
acculée à la guerre avec l'Angleterre. 

Or, les 27 mois de guerre avec la France lui avaient coûté cher. 
Le déficit s'était élevé en 1793 à 100 millions de réaux, — en 1794 
à 387 millions, — en 1795 à 572 millions, et il avait encore été 
de 237 millions pour 1796. La marine comptait bien sur le papier 
76 vaisseaux de ligne, 51 frégates et 184 bâtiments de moindre 
tonnage, exigeant 104.000 hommes d'équipage pour manœuvrer ; 
mais l'Egpagne n'avait pas 100.000 marins. Les eut-elle possédés, 
elle n'eût pu les nourrir, et l'Angleterre avait 108 vaisseaux de 
ligne et 400 bâtiments avec une réserve de 120.000 marins. Dès le 
premier jour de la lutte, l'Espagne était sans argent et sans ma- 
telots, et le Directoire ne pouvait lui fournir ni un homme ni un 
écu. 

Cependant, le 7 octobre 1796, Charles IV déclara la guerre à 
l'Angleterre. 

Le 14 février 1797, l'amiral Jervis, à la tête de 15 vaisseaux, 4 
frégates et 2 corvettes, rencontra au large du cap Saint- Vincent la 
flotte espagnole, aux ordres de D. José de Cordova, et forte de 
25 vaisseaux, et 11 frégates. Suivant leur coutume, les Espagnols 
marchaient sans ordre. Un groupe de huit vaisseaux, tombés sous 
le vent pendant la nuit, était séparé par un intervalle de 4 ou 5 




30 



HE VUE DES COUHS ET CONFÉRENCES 



lieues du gros de l'armée, qui comptait 17 vaisseaux. Jervis se 
jeta entre les deux divisions espagnoles et tomba avec ses 
15 vaisseaux sur le gros de l'armée de Cordova. Il lui prit deux 
vaisseaux de 112 canons et deux de 80. Nelson avait décidé du 
succès de la journée, en essuyant à bord du Captain le feu de 
4 vaisseaux espagnols. 

. La flotte de Gordova était dans un tel dénuement qu'il avait 
fallu déchirer des sacs à poudre afin de trouver de la toile pour 
panser les blessés. 

Ce désastre enleva tout courage aux hommes d'Etat espagnols, 
qui, à partir de ce moment, perdirent toute espérance de vaincre 
jamais les Anglais. Les soldats et les marins espagnols réussirent 
cependant à défendre les Canaries contre Nelson lui-même. 

Les préliminaires de Léoben (avril 1797), les conférences de 
Lille (juillet) détendirent un instant les rapports entre l'Angle- 
terre et la France; mais, bientôt, la lutte recommença, plus âpre 
que jamais, et le Directoire se fit de plus en plus pressant. 

Il accablait Godoy de réclamations, il exigeait des mesures de 
rigueur contre les émigrés, il soutenait les plaintes des négo- 
ciants français, il demandait des subsides et des troupes, il pres- 
sait Godoy de prendre des mesures décisives contre l'Angleterre. 

Godoy, occupé à se défendre contre les intrigues du cardinal 
Lorenzana et du P. Confesseur, exposé à tomber sous les griffes 
de l'Inquisition, ne voulait ni pousser les Anglais à bout ni 
renoncer à l'alliance française. Il promettait tout, tergiversait, se 
dérobait, n'accordait rien. 

Le Directoire voulait la Louisiane et la Floride, et offrait le 
Portugal en échange. Le Portugal serait conquis par des soldats 
français et remis à Charles IV. Mais Charles IV appréciait peu le 
cadeau, il lui semblait scandaleux de voir un roi en détrôner 
un autre. Puis il craignait la propagande révolutionnaire que 
pourraient faire les Français. 

Godoy négocia avec le Portugal, le réconcilia vaille que vaille 
avec le Directoire et reçut du régent de Portugal le titre de comte 
d'Evoramonte. Il paraît même que Cabarrus envoya à Paris 2 
millions pour acheter le Directoire. 

Le Directoire se fâcha, remplaça Pérignon, trop mou à son 
gré, par un nouvel ambassadeur, Truguet, et lui donna pour 
mission d'obtenir le renvoi de Godoy. 

Godoy était, à ce moment, beaucoup moins solide que par le 
passé. Le roi avait voulu marier son cher Manuel et lui avait 
donné pour femme sa propre cousine germaine, Dona Maria Teresa 
de Vallabriga Borbon, fille de son oncle l'infant D. Luis. Marie- 




L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE 



31 



Louise boudait. Godoy, craignant d'être disgracié, offrit lui-même 
sa démission (28 mars 1798). 

Charles IV, qui n'avait aucune connaissance de toutes ces in- 
trigues, fut stupéfait que Manuel songeât à se retirer, il fît tous 
ses efforts pour le retenir et lui conserva tous ses honneurs, 
appointements et émoluments ; il lui laissa ses entrées à la cour, 
et lui écrivit la lettre la plus amicale et la plus Ûatteuse : « Je vous 
« assureque je suis extrêmement satisfait des témoignages d'affec- 
« tion, de zèle et d'habileté, que vous m'avez donnés dans l'exer- 
« cice de votre ministère. Je vous en serai reconnaissant toute ma 
« vie, et, dans toutes les circonstances, je vous en donnerai des 
« preuves pour récompenser vos services signalés. » — Le crédit 
du prince de la Paix ne parut jamais mieux assuré qu'au mo- 
ment où il quitta le pouvoir. Les courtisans ne s'y trompèrent 
pas. Un cortège considérable accompagna l'ancien premier mi- 
nistre, du palais royal à son hôtel, et, pendant deux ans et demi, 
Godoy resta éloigné des affaires, toujours très bien vu du roi, 
boudant la reine et n'attendant qu'une occasion favorable pour 
rentrer au ministère. 

Son successeur, D. Francisco Saavedra, valait mieux que 
lui, et, aidé de l'intègre et savant de Jovellanos, ils allaient 
peut-être donner à l'Espagne des ministres dignes des meilleurs 
jours de Charles III, quand ils tombèrent tous les deux malades 
d'une maladie étrange ; on parla de poison, on raconta qu'un 
laquais de Jovellanos avait été acheté pour 10 onces d'or. Les 
deux ministres malades donnèrent leur démission (14 et 24 août 
1798). 

Rien de plus tragique dans sa simplicité que la lettre où Jovel- 
lanos raconte un dîner chez Godoy à l'Escorial : « Tout ici me- 
« nace ruine, et la ruine nous entraînera tous. Ma confusion et 
« mon affliction vont croissant. Le prince de là Paix nous a invités 
« à dîner, nous y sommes allés mal vêtus. A sa droite la princesse, 
« à sa gauche la Pépita Tudo... Ce spectacle a achevé ma confu- 
« sion, mon âme n'a pu le supporter. Je n'ai pu ni manger, ni 
« parler, ni calmer mon esprit. Je me suis enfui. Toute l'après- 
« midi, à la maison, je suis resté inquiet et abattu, et voulant 
« travailler, et perdant mon temps et ma tête. » (Gomez de Arte- 
che, Historia de Carlos IV, t. I. p. 156.) 

Après la retraite de Saavedra, la direction des affaires fut 
donnée à D. Mariano Luisde Urquijo, qui semblait rivaliser d'élé- 
gance avec Godoy et ambitionner les mêmes succès. « Ce n'est 
« certainement pas un grand ministre, disait de lui l'ambassa- 
« deur français Alquier : il n'a ni talents supérieurs, ni connais- 




32 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



« sancesde détail, ni mesure, ni même ce qu'on appelle de l'es- 
« prit; mais c'est un ministre utile, et, au milieu du peuple le plus 
« ignorant, le plus insouciant et le plus inerte de TEurope, c'est 
« encore un homme rare... Je vous ai dit combien il était facile 
« de le faire tomber d'une conférence dans une causerie. C'est là 
« qu'il est parfaitement à Taise et qu'il devient intéressant à 
« observer. » (Lettre d'Alquier au ministre, 28 prairial an VIII. 
Aff. étr. Corresp. Espagne, t. 659, f°43.) 

Sa politique fut tout aussi égoïste et immorale que celle de Go- 
doy. Au dedans, son seul objectif fut de se maintenir au pou- 
voir par tous les moyens, le gaspillage compris. Le déficit de 
l'année 1798 monta à 800 millions de réaux. Au dehors, il resta 
l'allié du Directoire. 

Mais les violences du Directoire préparaient une nouvelle 
coalition. 

Le 10 février 1898, Championnet entrait à Rome et proclamait, 
le 15 février, la République romaine. Au mois d'avril, la vieille 
confédération suisse devenait la République helvétique. Le 9 dé- 
cembre, le Piémont était réuni àlaFrance. Le 15 janvier 1799, 
Championnet entrait à Naples et y établissait la République par- 
thénopéenne. 

Charles IV voyait tous ces changements avec douleur et in- 
quiétude. Le sort du pape, prisonnier de ses alliés, était pour lui 
un grand sujet de remords. La chute du roi de Naples, son frère, 
l'avait profondément irrité. 

L'année 1799 s'annonça désastreuse. Battus sur l'Adige, à 
Cassano, à la Trebbia, à Novi, les Français perdaient l'Italie ; la 
Suisse était envahie ; une armée anglaise débarquait en Hol- 
lande; le Directoire se débattait sans force entre les partis, et 
l'alliance franco-espagnole semblait, chaque jour, plus compro- 
mise. 

Godoy s'était rejeté dans l'opposition. Il flattait le parti dévot 
et faisait montre de sentiments hostiles à la France. 

Urquijo, menacé d'une réaction, s'accrocha désespérément au 
Directoire. L'amiral français Bruix avait reçu l'ordre de porter 
des secours à J'armée d'Egypte, il avait réussi à transporter la 
flotte de Brest dans la Méditerranée et était heureusement entré 
à Toulon. Il en ressortit le 26 mai 1799, ravitailla Gênes le 5 juin 
et, au lieu de se porter vers l'Egypte, rejoignit à Carlhagène l'es- 
cadre espagnole commandée par Mazarredo. Il la détermina à 
le suivre jusqu'à Brest, où il entra heureusement, le 8 août, après 
une des plus belles campagnes qu'un marin ait jamais exécutées. 

Le coup d'Etat de brumaire fut très applaudi à la cour d'Es- 





L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE 



pagne. Charles IV « accueillit avec le plaisir le moins équivoque 
« et avec la satisfaction la plus vraie lanouvelte que le gouverne- 
« ment de la République était confié désormais au général Bona- 
« parte. » (Aff. étr., t. 657, pièce 295.) 

Les premiers succès de Bonaparte ne trouvèrent à la cour 
d'Espagne que des admirateurs. Lorsque l'ambassadeur Alquier 
annonça à LL. MM. le roi et la reine d'Espagne que le premier 
Consul avait franchi les Alpes, la reine répondit : « Je suis en- 
« chantée des bonnes nouvelles que vous nous avez apprises. Je 
« vous en fais mon compliment bien sincère, nos affaires vont 
« bien. » Ces mots obligeants furent prononcés avec cette poli- 
« tesse aisée et cette grâce parfaite, qui n'appartiennent qu'à la 
« reine. Le roi, de ce ton de franchise qui le rend si respectable 
« et si cher à tous ceux qui ont Je bonheur de rapprocher, voulut 
« bien me dire aussi : « Vous croyez bien que je suis très con- 
« tent. C'est bon, nous allons bien ; je vous fais de bon cœur mon 
« compliment. » (Aff. étr., t. 659, f° 33.) 

Après Marengo, la satisfaction de Charles IV devint de l'en- 
thousiasme. Il commanda à M. de Musquiz, son ambassadeur à 
Paris, de lui envoyer un portrait du premier Consul, en grand 
costume officiel, pour le placer dans son appartement dans le 
salon des grands capitaines. (Ibid., t. 659, fo 254.) 

Le nouveau gouvernement français se montrait bien plus cour- 
lois en la forme que n'avail été le Directoire. La présence de Tal- 
leyrand au ministère des affaires étrangères se trahit tout de 
suite par un changement très notable dans le ton de la corres- 
pondance diplomatique. A Guillemardet, petit médecin du Niver- 
nais, porté au poste d'ambassadeur par les hasards de la poli- 
tique, succéda Alquier, ancien avocat vendéen, plus modéré, plus 
intelligent et incomparablement mieux élevé. 

Bonaparte comprit très vite tous les avantages de l'alliance 
espagnole et n'épargna rien pour gagner Pamitié de Charles IV. 
Il lui fit offrir par l'ambassadeur des fusils de la manufacture de 
Versailles. Le roi se montra très content, et demanda aussi « une 
belle Bible ». La reine demanda à son tour « si le général Bona- 
« parte ne lui enverrait rien ». Elle voudrait avoir deux belles 
robes de gala et un déjeuner en porcelaine des formes les plus 
nouvelles et lès plus jolies. La reine a déjà dans ses cabinets 
beaucoup de porcelaines de Sèvres ; les formes en sont anciennes 
et lui déplaisent ; Alquier se demande si on ne pourrait lui pro- 
curer de la manufacture du Temple quelque chose qui serait d'un 
goût plus moderne et plus pur. Pour les robes delà reine, les 
plus brillantes, les plus fraîches de couleur, celles enfin que choi- 



54 




34 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



çirait une brune piquante de vingt ans sont précisément ce qu'il 
faut. Point de diamants, point de pierreries ; Ja reine en a pour 
20 millions,, mais une étoffe riche et charmante à la fois, d'un 
dessin exquis et nouveau ; c'est ce qu'on désire. M. Desbas, qu 
est chargé à Paris des détails de la garde-robe de la reine, 
pourra recevoir les étoffes et faire faire les robes. Les fusils du 
roi doivent être d'un travail précieux et bien éprouvés. On y 
joindra aussi un nécessaire de pistolets pour le chevalier d'Ur- 
quijo. (Aff. étr., t. 658, pièce 255.) 

Alquier indique, en même temps, au premier Consul le point 
précis sur lequel doivent porter tousses efforts. « Il n'y arien au 
« monde que la reine né fît si on donnait au duc de Parme 
« quelque accroissement de possessions et le titre de roi. » 
(Lettre d' Alquier, 9 germinal an VIII. — Aff. étr. 658, pièce 
120.) « Ce n'est pas seulement comme sœur du duc régnant que 
« la reine aspire à voir ses projets appuyés par la France. L'in- 
« fante Louise-Marie, mariée au prince héréditaire de Parme, est 
« de tous ses enfants celui qu'elle chérit le plus, et il n'est rien 
« qu'elle ne fît pour accroître et pour embellir la destinée de 
« cette jeune princesse. » (lbid. 9 pièce 147. 17 germinal an VIII.) 

Le 1 er octobre 1800, l'Espagne signe avec la France le second 
traité de Saint-Ildefonse : elle donne 6 vaisseaux, rend la Loui- 
siane et s'engage à obliger le Portugal à fermer ses ports aux 
Anglais ; mais, le 9 février 1801, le duc de Parme est fait roi 
d'Etrurie. 

La première conséquence du traité est d'amener une guerre 
entre l'Espagne et le Portugal. Urquijo, qui ne la voulait pas, 
tombe, le 13 décembre 1800, et est envoyé prisonnier à Pampe- 
lune. 

Il est remplacé par Cevallos, mais le véritable vainqueur est 
le prince de la Paix, rentré en faveur auprès de la reine dès le 
mois de juillet 1800. Pendant longtemps, Godoy n'avait point eu 
confiance dans la fortune de Bonaparte : « Au milieu des trans- 
« ports dont le premier Consul et l'armée française étaient l'ob- 
« jet, un seul homme marquant contrariait l'enthousiame géné- 
« ral'et opposait à la satisfaction publique des doutes absurdes 
« et une malveillance qu'il ne dissimulait point. C'était le prince 
« de la Paix. Il s'était trouvé au palais au moment où le roi arri- 
« vait d'Aranjuez avec sa cour: « Eh! bien, Manuel, que dis-tu 
« de Bonaparte et des Français ? — Il faudra voir, Sire, comment 
« Bonaparte finira. Ce qui vient d'arriver est un grand malheur 
« pour ces pauvres Italiens. Les Français vont encore leur faire 
tu éprouver toutes sortes d'horreurs. — Tu ne connais ni Bona- 




L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE 



« parte ni les Français, je sais qu'ils se conduisent à merveille 
« à Milan. Le culte y est respecté. — Le prince de la Paix avait 
« appris avec beaucoup plus d'intérêt la prise de Gênes par les 
« alliés. Le jour où la nouvelle lui était parvenùe, il avait été d'une 
« gaîté parfaite et avait fait pendant son dîner les plaisanteries 
« les plus plates et les dégoûtantes sur le compte des Français. » 
(Aff. élr., t. 659, f° 133. Alquier au ministre, 14 messidor an VIlï.) 

Marengo lui ouvrit les yeux, il comprit qu'il n'avait qu'à gagner 
à suivre le vainqueur. Il fit la paix avec la reine (juillet) et poussa 
Urquijo à s'opposer à la guerre de Portugal. La colère de Bona- 
parte fit tomber le ministre, et Godoy, généralissime de l'armée 
espagnole, se chargea de la guerre. 

Il était, d'ailleurs, résolu à ne pas la faire sérieuse. Personne ne 
voulait se battre. — «Pourquoi nous battre? disait le duc de 
« Lafoës au général Solano, nous sommes des mulets de charge. 
« L'Angleterre nous a lancés, la France nous aiguillonne. Sautons, 
« agitons nos grelots ; mais, au nom de Dieu, ne nous faisons 
« pas de mal, on rirait trop à nos dépens. » 

Après trois mois de préparatifs, Godoy se décida à commencer 
les opérations. Le général Leclerc était arrivé à Ciudad-Rodrigo 
avec 12.000 Français. 

La campagne dura dix-sept jours et se termina brusquement 
par le traité de Badajoz. Pinto, le négociateur portugais, signa 
ce qu'on lui présenta. Interdiction des porls portugais aux na- 
vires anglais, cession d'Olivenza à l'Espagne, paiement à la France 
d'une forte contribution de guerre. Il obtint, en échange de tous 
ces sacrifices, l'évacuation immédiate du territoire portugais par 
les troupes espagnoles. Le roi Charles, heureux au fond du cœur 
de n'avoir plus à se comporter en ennemi vis-à-vis de son gendre, 
ratifia immédiatement le traité, et Lucien Bonaparte, ambassa- 
deur de France à Madrid, ne vit aucune raison pour refuser d'y 
apposer aussi sa signature. 

Napoléon ne fut pas du même avis. Il demanda l'annulation du 
traité. 

Godoy, qui le savait engagé dans une négociation très difficile 
avec l'Angleterre, pour la conclusion de la paix d'Amiens, se 
donna la satisfaction de faire, une fois au moins, acte de volonté 
indépendante vis-à-vis de son despotique protecteur. Il déclara 
le traité de Badajoz inviolable, s'opposa résolument à l'entrée de 
nouvelles troupes françaises en Espagne, et exigea même le 
départ immédiat des régiments français qui se trouvaient encore 
sur le territoire espagnol ou sur le territoire toscan. 

Bonaparte fut transporté de fureur à la réception de ce mes- . 




36 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sage:« Il semble, dit-il à l'ambassadeur d'Espagne, que LL. 
« MM. Catholiques sont fatiguées d'être sur le trône, et qu'elles 
« aspirent à partager le sort des autres Bourbons. » 

Talleyrand réussit à empêcher une rupture complète, mais la 
lettre que lui écrivit Bonaparte porte la trace évidente de sa co- 
lère : « Faites connaître, citoyen ministre, à l'ambassadeur de la 
« République à Madrid qu'il doit se rendre à la cour et y déployer 
« le caractère nécessaire dans cette circonstance. Il fera connaître 
« que j'ai lu le billet du Prince de la Paix ; qu'il est si ridicule 
« qu'il ne mérite pas une réponse sérieuse, mais que si ce prince, 
« acheté par l'Angleterre, entraînait le roi et la reine dans des 
« mesures contraires à l'honneur et aux intérêts de la République, 
« la dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné. » 
(Lettre du premier Consul à' Talleyrand, 21 messidor, an IX.) 

Lucien Bonaparte, gagné par de riches présents de diamants, 
négocia avec son frère et finit par obtenir de lui la ratification du 
traité (29 octobre 1801). 

Au mois de juillet de la même année, la marine espagnole avait 
encore subi un grave échec. Le 6 juillet, le contre-amiral français 
Linois avait soutenu devant Algésiras un très brillant combat. 
Avec trois vaisseaux, il avait résisté à six vaisseaux anglais dirigés 
par l'amiral Saumarez ; mais ses vaisseaux avaient beaucoup 
souffert du combat, et l'amiral Moreno se porta à son secours avec 
"six vaisseaux détachés de Cadiz. 11 arriva, le 9 juillet, à Algésiras 
et en repartit, le 12, avec les trois vaisseaux français. 

Saumarez lança le Superb sur l'arrière-garde ; à la faveur de la 
nuit, le Superb se glissa entre deux navires espagnols, le Real- 
Carlos et le San-Hermenegildo, leur lâcha à chacun quelques coups 
de canon et disparut. Chacun des bâtiments espagnols prit l'autre 
pour ennemi ; ils se canonnèrent toute la nuit et s'incendièrent 
réciproquement. 

L'avantage remporté par Linois à Algésiras et le dévouement 
des marins espagnols contribuèrent à calmer l'irritation du pre- 
mier Consul. Il savait, d'ailleurs, l'Espagne ravagée par la fièvre 
jaune et à bout de forces. 

Après cinq mois de négociations, la paix entre la France et 
l'Angleterre fut signée à Amiens, le 25 mars 1802. L'Espagne y 
était comprise et voyait rétablie enfin la liberté de ses commu- 
nications avec l'Amérique. Dans l'année qui suivit le traité, le 
port de Cadiz reçut pour 1.600.000.000 réaux de produits améri- 
cains, chiffre égal à l'exportation totale de l'Angleterre en 1790. 
(Humboldt, Essai sur la Nouvelle Espagne, t. IV, p. 150.) 

La paix fut pour TEpagne un immense bienfait; mais Napoléon 





L'INTERVENTION DE NAPOLÉON EN ESPAGNE 



37 



la lui fît acheter cher et lui marqua une malveillance tout à fait 
impolitique. Il réclama avec instance la remise de la Louisiane, 
et, sans consulter l'Espagne, offrit aux Anglais la Trinité en 
échange de la Martinique. 

Godoy lui ayant demandé son portrait, présent banal qui ne 
lirait nullement à conséquence, il le lui refusa, et écrivit à la 
reine « qu'elle ne devait pas compter sur lui, tant qu'elle conser- 
« verait à ses côtés un ministre aussi immoral ». 

Il ordonna à l'ambassadeur Gouvion Saint-Cyr « de déclarer à 
« LL. MM. qu'il était très mécontent de la conduite injuste et 
« inconséquente du prince de la Paix. Durant les six derniers 
« mois, disait-il, ce ministre a fait tout ce qu'il a pu contre la 
« France, il n'a épargné ni les fausses démarches ni les avis 
« insultants. S'il continue, dites franchement à la reine que cela 
« finira par un coup de tonnerre. » 

On sait que la paix ne dura pas longtemps. Conclue à Amiens 
le 25 mars 1802, elle faisait place à la guerre, le 17 mai 1803. 

ftès le 30 avril, Bonaparte avait vendu la Louisiane aux Etats- 
Unis, pour une somme de 15 millions de dollars, et sans tenir le 
moindre compte delà clause qui stipulait le retour de la Loui- 
siane à TÈspagne en cas d'abandon par la France. 

Dans la lutte formidable que Bonaparte venait de rouvrir pour 
des raisons très spécieuses, sinon très sages, l'intérêt évident de 
l'Espagne était de demeurer neutre ; mais ni l'un ni l'autre des 
belligérants ne voulaient le lui permettre, et ils étaient de taille 
l'un et l'autre à lui imposer leur volonté. L'Espagne n'eût pu rester 
neutre que si elle eût été de force à défendre sa neutralité; ruinée 
comme elle l'était, elle n'avait qu'à choisir entre la guerre à la 
France avec l'appui de l'Angleterre, ou la guerre à l'Angleterre 
avec l'appui de la France. 

Godoy ne tarda pas à le comprendre. Il eut, un instant, la pré- 
tention de garder la neutralité et voulut essayer de négocier avec 
Bonaparte, qui lui témoigna aussitôt, avec la dernière brutalité, 
sa colère et son mépris. 

Le 4 août 1803, il se plaignit que des milices espagnoles eussent 
été convoquées et des garnisons changées, sans que son ambassa- 
deur eût été averti. Il réclama une satisfaction immédiate, et, en 
cas de refus, menaça de se venger par la ruine de la monarchie. 

Au mois d'octobre, l'ambassadeur de France Beurnonville 
reçut Tordre de remettre à Charles IV, en pleine audience solen- 
nelle, une lettre autographe de Bonaparte, dans laquelle le pre- 
mier Consul de la République française avertissait le roi d'Es- 
pagne des désordres et des scandales de son palais. 




38 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Godoy eut assez de crédit sur Charles IV pour obtenir que le 
roi rendît la lettre à l'ambassadeur sans l'avoir ouverte, mais il 
comprit qu'il ne pouvait plus lutter. Le 23 octobre 1803, il s'en- 
gageait à fournir à la France un subside de 4 millions 1/2 pendant 
toute la durée de la guerre. Il s'avouait vaincu et se rendait à 
merci. 

L'exécution du duc d'Enghien passa, pour ainsi dire, inaperçue 
à la cour d'Espagne. 

« Elle a pu causer, écrivit Beurnonvillé, le sentiment pénible 
« attaché aux châtiments qui suivent les grands crimes, surtout 
« quand le coupable porte un nom célèbre; mais je n'ai pas ouï 
« dire que les personnages les plus célèbres de cette cour en 
« aient été remarquablement affectés. Les Anglomanes ont cla- 
« baudé, ils se sont récriés sur la rigueur d'un jugement militaire, 
<( ils ont tenté de faire de la violation prétendue du territoire de 
« Baden un crime de nature à effacer l'affreux complot. J'ai même 
« distingué avec déplaisir que le ministre de Russie fit cause 
« commune avec cette classe impuissante d'obscurs mécontents; 
« mais, dans le fond, les hommes qui ont une patrie n'ont vu que 
« le coupable pris en armes contre la sienne et le prestige du noni 
<( ne les a point éblouis. Le roi, dit-on, a témoigné qu'il aurait 
« désiré que le ci-devant prince ne se fût point compromis ainsi, 
« et le prince de la Paix m'a rajeuni à ce sujet le mot déjà usé 
« que, lorsqu'on a du mauvais sang, il faut bien s'en défaire. » 
(Aff. étr., t. 666, f° 181. Beurnonvillé au ministre, 22 germinal 
an XII.) 

La proclamation de l'Empire fut saluée à la cour de Madrid par 
des applaudissements serviles. «L'Espagne se croyait intéressée 
« à tout ce qui aurait pour but la tranquillité durable de la 
« France, et, par ses sentiments d'admiration personnelle pour 
« le premier Consul (l'Empereur), S. M. Catholique n'aurait 
« rien déplus à cœur que défaire tout ce qui pourrait lui être 
« agréable dans la circonstance brillante où l'avaient placé son 
« génie et la reconnaissance nationale. » (Aff. étr., t. 666, f°249.) 

Mais plus l'Espagne marquait de soumission aux exigences de 
la France, plus l'Angleterre lui témoignait d'animosité. 

Le 1 er octobre 1804, elle donna elle-même le signal des hosti- 
lités en attaquant, en vue de Cadiz, quatre frégates espagnoles qui 
revenaient des Indes. 

Charles IV négocia encore pour éviter « une rupture avec une 
« nation qui paralyserait le commerce de l'Espagne, intercepte - 
« rait ses relations avec le Nouveau-Monde et ajouterait à la Hé- 
« chirante situation où elle se trouvait, après tant de malheurs> 




LiNTERVENTION DE NAPOLÉON KN ESPAGNE 



39 



« l'horrible fléau de la guerre. » (Aff. élr., t. 666, f° 87, 28 
février 1804). Ses efforts furent vains, il dut relever le gant et 
déclarer la guerre à la Grande-Bretagne (il décembre 1804). 

La nation entière avait ressenti l'insulte faite à son pavillon. 
On espéra, un instant, dans la fortune de César. Une activité, 
inconnue depuis longtemps, régna dans les arsenaux. Quand 
Villeneuve se présenta devant Cadiz, Gravina en sortit avec six 
vaisseaux et une frégate, et le suivit aux Antilles. 

Les deux escadres réunies luttèrent honorablement contre 
Calder au cap Finistère (22 juillet 1805). 

Mais l'incurable antinomie des caractères et la maussade inca- 
pacité de Villeneuve menèrent les deux marines au désastre de 
Trafalgar (21 octobre 1805). 

La marine espagnole y perdit 2.400 hommes et 10 vaisseaux, et 
l'opinion publique se détacha de l'alliance française. 

Napoléon, de son côté, attribuait tout le mai à l'inertie de ses 
alliés et devenait de plus en plus intraitable. Comme Charles IV 
faisait quelques difficultés pour reconnaître Joseph en qualilé de 
roi de Naples : « C'est bien, dit l'Empereur ; son successeur le re- 
« connaîtra. » Et, voyant tomber les vieux trônes, il ajoutait avec 
complaisance: « Ma dynastie sera bientôt la plus vieille de l'Eu- 
rope. » 

Au début de la campagne de Prusse, Godoy crut le moment 
venu de se venger des dédains du maître. Le 5 octobre 1806, il 
adressa à la nation espagnole un manifeste insensé, où il prêchait 
la guerre sainte contre un ennemi qu'il ne nommait pas, mais qui 
ne pouvait être que Napoléon. 

Le 14 octobre, Napoléon écrasait l'armée prussienne à Iéna, et 
Godoy entreprenait de lui prouver que sa proclamation du 5 ne 
visait que l'Angleterre. Napoléon eut l'air de le croire, mais de- 
manda l'envoi en Danemark d'un corps espagnol de 15.000 hommes 
et 2.000 chevaux, qui partit pour le Nord au mois de mars 1807, 
sous les ordres du comte de la Romana. 

Le 8 juillet 1807, la paix de Tilsitt rendait à Napoléon toute la 
liberté de ses mouvements, et il commença aussitôt à s'occuper 
des affaires d'Espagne. Le coup de tonnerre, annoncé dès 1801, 
allait éclater. 



G. Desdevises du Dezert. 




La philosophie de Renouvier. 



Cours de M. 6. MILHAUD, 

Professeur à l* Université de Montpellier. 



Premier Essai de critique générale (suite). 

Quand on ouvre le premier Essai de critique générale, on est 
' frappé de ce que le ton n'est plus du tout celui des études méta- 
physiques antérieures, notamment de la conclusion du premier 
manuel et de l'article « Philosophie » de l'Encyclopédie nouvelle. 
Renouvier veut rompre avec la vieille métaphysique ; il veut 
construire une philosophie de la connaissance en s'adressant au 
sens commun, et ne faisant appel qu'à des notions ou des juge- 
ments que tout homme est capable de formuler. L'impression 
que donne la lecture des premières pages de Y Essai rappelle celle 
que donnait le Discours de la Méthode, ou mieux encore celle 
que donnaient les premières pages du Cours de Philosophie 
positive. 

Ce dernier rapprochement est d'autant plus naturel que l'attitude 
de Renouvier est ici, à sa manière, franchement positiviste. Les 
attaques contre la substance, et, à cette occasion, le langage 
énergique et méprisant contre les préjugés qui font garder et ho- 
norer de chimériques idoles, — quitte, pour les penseurs à cesser 
même de se comprendre; — puis la préoccupation des limites de 
la connaissance possible, en ce qui concerne le monde : tout cela 
rappelle étrangement l'altitude d'Aug. Comte. — La différence est 
pourtant très grande entre les deux penseurs, même quand ils sem- 
blent dire la même chose. Comte reste sur le terrain de la science 
objective, et ne se préoccupe en aucune manière du « représen- 
tatif » et de ses lois. Nous ne trouvons pas trace chez lui du 
moindre essai d'analyse des conditions de la pensée et de la con- 
naissance. Par son effort, au contraire, Renouvier reste dans la 
tradition philosophique et particulièrement dans la tradition kan- 
tienne, et Ton peut dire que son phénoménisme dérive en ligne 
droite de la Critique de la Raison pure. Peu importe qu'il croie 
devoir faire appel à la loi du nombre pour donner des démons- 
trations spéciales de l'idéalité de l'espace et du temps ; l'esprit de 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



41 



ce phénoménisme tel qu'il se dégage de l'ensemble des analyses 
de Renouvier, c'est celui même de Kant. Le noumène de Kant, 
c'est exactement la substance inconnaissable et inaccessible de 
Renouvier, — sauf que le premier surajoute comme une sorte de 
dogme la croyance à son existence, et que lé second juge ce 
dogme inutile. Mais, en dehors du noumène, Kant a expliqué la 
réalité et l'objectivité de la connaissance scientifique ; il a expli- 
qué les choses et les êtres, par la permanence, la constance des 
lois qui relient entre elles toutes les manifestations phénomé- 
nales, et c'est là, en somme, l'idée essentielle de Renouvier. 

Mais il ne faut rien exagérer, ni prendre trop à la lettre la 
déclaration par laquelle Renouvier se donne simplement comme 
le continuateur de Kant. Sans revenir sur la solution des anti- 
nomies par la loi du nombre ni sur le rejet du noumène, si l'on 
va au fond du problème des catégories, c'est-à-dire du problème 
fondamental du criticisme kantien, il y a une distance appré- 
ciable entre les deux penseurs. Je ne vise pas, par là, seulement 
les différences que mentionne Renouvier lui-même, et dont 
quelques-unes, comme la séparation des intuitions sensibles et 
des catégories de l'entendement, correspondent à des divergences 
générales et profondes. Je vise surtout la notion même de la caté- 
gorie chez l'un et chez l'autre. Pour Kant, il s'agit de conditions 
a priori que l'esprit humain, par sa nature même, impose à tous 
les éléments matériels de connaissance; ce sont desl ois de l'es- 
prit à travers lesquelles, nécessairement, il connaîtra les choses. 
Cette opposition de l'esprit et des choses n'a plus de sens chez 
Renouvier, qui ne se trouve plus en présence que des représen- 
tations ; et les catégories sont seulement les lois générales, aux- 
quelles nous constatons qu'elles sont soumises. Ce sont des faits 
généraux comparables à ceux que les sciences découvriront dans 
les choses, ou dans les représentations vues du côté subjectif 
(pour parler comme Renouvier). Il peut bien être question encore 
de forme, opposée à matière, comme pour Kant, mais non tout 
à fait dans le même sens. « J'appelle forme, dit Renouvier, à pro- 
pos de la loi de relation, ce qu'une relation a de général et par 
quoi elle embrasse un nombre indéfini de relations d'ailleurs 
distinctes ; le nombre, l'étendue, etc., sont des formes suivant ce 
langage ; et j'entends par la matière ce qui est propre à une rela- 
tion donnée dans un phénomène tout à fait individuel et différent 
de tout autre phénomène : ce nombre concret, cet intervalle déter- 
miné sensible, cette sensation, l'objet particulier représenté dans 
eette sensation, etc., sont des matières qui entrent dans les rela- 
tions où elles se subordonnent à des formes communes. » Les 



Digitized by 



42 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



éléments formels sont donc les rapports généraux, et les éléments 
matériels sont les choses particulières auxquelles ils s'appliquent, 
et qui sont données par l'expérience. Celle-ci ne saurait donner 
le général. C'est pourquoi les catégories, quoique passant néces- 
sairement sous les conditions de l'expérience pour se manifester, 
« se présentent pourtant comme supérieures à l'expérience, 
capables de l'envelopper, propres à la conduire et à lui imposer 
des règles », — mais logiquement, et comme le général enveloppe 
le particulier et le conditionne. Il n'y a plus, ici, pour Renouvier 
de problème proprement métaphysique : il ne se pose pas la 
question de l'origine de la connaissance et de l'innéité. Si les 
catégories sont antérieures à l'expérience, c'est logiquement ; 
comme la loi de la gravitation universelle conditionne celles de la 
chute des corps, et comme celles-ci conditionnent le mouvement 
de tel projectile. 

Cela se comprend mieux encore, si Ton songe qu'il est permis 
de rapprocher ici Renouvier d'Aristote lui-même. Ecoutons-le 
d'ailleurs: « Aristote s'est, le premier, servi du mot catégorie. Il 
désigne sous ce nom les termes principaux auxquels peuvent se 
ramener les choses qu'on énonce. Le problème qu'il se propose en 
essayant d'énumérer ces termes, est bien au fond celui qu'au- 
jourd'hui nous énonçons ainsi : définir et classer les rapports irré- 
ductibles et fondamentaux de la représentation... D'ailleurs, les 
rapports généraux, dont je parle, n'étant pas des faits d'expé- 
rience, en tant que généraux, il faut nécessairement les concevoir 
comme régulateurs de l'expérience (1). » Renouvier, il est vrai, 
adresse quelques reproches très sérieux à la table des dix caté- 
gories d'Aristote, mais on est loin de sentir que les deux philo- 
sophent aient parlé des langues différentes. On a, au contraire, 
l'impression que c'est bien à propos du même problème, entendu 
de la même manière, sans que tous deux assurément y aient 
ajouté la même importance, qu'ils apportent des solutions 
diverses. 

Est-ce à dire qu'il faudrait rapprocher Renouvier des philo- 
sophes anglais, dont les tendances empiriques se concilient avec 
le souci de l'analyse subjective des conditions de la connaissance? 
Bien loin de là : il profite de toutes les occasions qui s'offrent à 
lui de combattre l'école anglaise. Très voisin de Hume en ce qui 
touche les idoles de la substance et de la cause, très voisin de 
Stuart Mill en ce qui concerne sa définition de la cause dans les 
sciences, — il s'éloigne d'eux comme de Spencer, et il le répète 

(1) Logique, t. T, p. 4 94. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUV1ER 



43 



assez souvent, en ce qu'ils veulent expliquer par l'expérience les 
lois irréductibles et premières des représentations, — ou en 
ce qu'ils attribuent à l'expérience les données fondamentales 
des sciences mathématiques. Et c'est ce qui fait l'originalité 
de Renouvier, de s'opposer à la fois aux philosophes dogma- 
tiques et aux empirisles, en même temps qu'à la fois il 
touche de très près aux uns et aux autres. Quand, par exemple, 
on est frappé de l'entendre parler comme Hume à propos de la 
cause, quelle surprise n'a-t-on pas aussitôt après de le voir 
poser avec le système de ses relations, de ses fonctions, de 
ses rapports, une sorte d'harmonie universelle telle que Ta 
conçue Leibniz, dit-il, et telle que Font préparée tous les Car- 
tésiens? (D'ailleurs, il fait prévoir comment il corrigera cette 
conception de Leibniz par l'admission des actes libres dans 
l'ensemble des déterminations.) 

Rapproché de la pensée contemporaine, quel eflet produit le 
premier Essai de critique générale ? Il nous semble très actuel et 
très vivant. D'abord, parce qu'il est trts peu métaphysique, et 
qu'en somme, même dans ses études sur la substance et sur les 
catégories, il ne cesse de se placer à un point de vue positif. Il 
observe, il note les données distinctes de la pensée, il décrit, mais 
n'explique pas. L'objet de ses analyses et de ses descriptions 
étant d'ailleurs uniquement la représentation, cela achève 
de placer Renouvier au point de vue même de la connais- 
sance scientifique. Et c'est pourquoi les développements dont 
il a rempli la deuxième édition sont souvent de très riches 
aperçus sur les principes et les méthodes de l'analyse, de 
la géométrie, de la mécanique et des sciences naturelles. Tantôt 
Renouvier s'y montre très réaliste (je ne dis pas empirisle), 
comme dans les sciences du nombre et de la géométrie, ratta- 
chant nécessairement tous leurs énoncés aux conditions générales 
de la pensée; tanlôtil a le sens des constructions utiles et com- 
modes échafaudées par le savant, comme dans les principes de la 
dynamique, et dans l'étude des notions de force et d'inertie... 
Toujours il se montre un homme de son temps, dont les discus- 
sions (si j'en excepte son horreur de l'infini) ont gardé de nos 
jours, leur intérêt puissant. 

Quant aux thèses philosophiques elles-mêmes, — et d'abord 
aux attaques contre la mystérieuse substance, — ne remuent- 
ellespasune foule d'idées qui sont dans le sens du progrès de 
la pensée philosophique ? 

Quand, au nom d'une doctrine positiviste, on demande à l'âme 
humaine de cesser de méditer sur tel ou tel problème insoluble, 




44 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



c'est souvent une exigence contre laquelle nous protestons par le 
seul fait que ce problème nous intéresse, théoriquement ou prati- 
quement. — Mais il arrive que, d'eux-mêmes, certains problèmes 
cessent de se poser, soit que, par une évolution naturelle de la 
pensée, ils en viennent à se poser autrement, soit que, consciem- 
ment ou non, nous ayons un jour le sentiment que nous nous 
étions fait illusion sur leur véritable intérêt. Or, ne semble-t-il 
pas en être ainsi de la vieille question métaphysique des choses 
en soi ? 

Essayez donc dédire à un physicien de notre temps que les 
innombrables travaux sur les propriétés calorifiques, électriques, 
lumineuses, magnétiques de la matière, sur certains états nou- 
veaux de cette matière, sur ses propriétés radioactives, — ainsi, 
d'ailleurs, que toutes les lois énoncées en chimie ou en miné- 
ralogie ; — essayez de dire que tout cela ne nous fait rien connaître 
de la matière elle-même; que l'esprit humain en est resté, à 
l'égard de celle-ci, à l'ignorance complète, — car la matière 
proprement dite, la substance qui se cache sous les manifestations 
sensibles, est par sa nature même insaisissable et inconnaisa- 
ble pour nous... Notre physicien ne sera-t-il pas quelque peu 
surpris de votre préoccupation ? Certes, il accordera sans 
peine l'impossibilité pour ses recherches de se terminer jamais, 
il dira que la totalité des propriétés de la matière doit lui 
échapper toujours; mais il aura quelque peine à s'intéresser 
à la possibilité de l'existence d'une chose si mystérieuse et si 
insaisissable que rien ne s'en montre jamais dans les multiples 
manifestations qu'il étudie. — Est-ce le besoin d'unité ou de 
stabilité, de permanence, qui justifierait ce problème de la suh- 
stance inconnaissable? Mais la science poursuit autrement cette 
unité, cette permanence, et sur le terrain des phénomènes, des 
lois et des causes, s'efforce avec succès de les atteindre toujours 
davantage... Est-ce le besoin, au contraire, de contester l'unité 
fondamentale des choses et des êtres, et de reléguer dans une 
sorte de substance inférieure tout ce qui est mouvement, force, 
matière, pour en dégager d'autres substances plus riches 
ou plus pures ?... La lecture de Renouvier est, à cet égard, des 
plus édifiantes. Nul plus que lui ne sent la nécessité de séparer 
radicalement les choses hétérogènes. Il affirme l'irréductibilité des 
faits chimiques aux faits mécaniques, des faits organiques aux 
faits physico-chimiques, des faits psychiques aux faits orga- 
niques..., et il l'affirme précisément parce qu'il ne s'embarrasse 
plus de lachose en soi. Dupoint de vueoù se confondent les choses 
et les synthèses régulières de phénomènes, comment pourrait-on 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



45 



entendre, par exemple, la réduction du biologique au physico- 
chimique ? Si le chimiste parvient à faire naître un organisme 
vivant dans son creuset, cela empêchera-t-il qu'avant cette 
naissance il n'y avait pas d'organisme, d'adaptation, de vie, 
tandis qu'il s'en trouve après? — Au contraire, si l'on pose 
cet absolu qu'est la chose en soi, au nom de quelle nécessité 
voudra-t-on parler de distinctions irréductibles ? pourquoi plu- 
sieurs sortes de substances? 

Un problème pratique, la possibilité de survie pour l'âme 
humaine, a semblé étroitement lié à celui de la substance. Et 
pourtant, cette liaison des deux problèmes n'a- t-elle pas pesé d'un 
poids très lourd sur le vieux spiritualisme? Voyez les diffi- 
cultés inextricables où l'entraînait la simple question de l'âme 
des animaux, difficultés dont témoigne, par exemple, la théorie 
des animaux machines de Descartes et de Malebranche. En fait, 
sentons-nous seulement le besoin de demander aujourd'hui, à 
propos d'un philosophe, s'il est spiritualiste ou matérialiste, 
au sens que donnaient autrefois à ces mots les problèmes méta- 
physiques de la substance ? Ne faudrait-il pas répondre en tous 
cas le plus souvent, ou bien que nous n'en savons rien, si 
familière que nous soit sa pensée profonde, — ou bien que ni 
l'une ni l'autre épithète ne lui sont applicables? il y a et il y 
aura toujours deux catégories d'esprit, dont les unes ne verront 
dans le monde que forces brutales et nécessité, et dont les autres 
laisseront une place à l'idée, à la pensée, à Pénergie de l'effort 
humain.... Mais, de moins en moins, croyons-nous, ils rédui- 
ront leurs préoccupations à la subtilité insaisissable des difficul- 
tés que posait le vieux spiritualisme substantialiste. 

Si le souci de la chose en soi s'atténue dans le mouvement 
naturel et spontané de la pensée philosophique, il est clair que le 
problème des catégories, surtout au sens général où l'a posé 
Renouvier, doit être plus que jamais le problème fondamen- 
tal de toute critique de la connaissance et de la science. S'agit- 
il de tenter une classification des sciences, voyez si l'une des 
solutions les plus récentes, celle de M. Goblot, n'implique pas au 
fond qu'on dresse le tableau des notions irréductibles : nombre, 
position, durée, adaptation (oufinalilé), etc.. S'agit-il d'expliquer 
non pas même la nécessité, mais seulement l'utilité, la commo- 
dité, de certaines constructions théoriques de la science ration- 
nelle, les analyses psychologiques ou physiologiques ne dispense- 
ront jamais de chercher s'il n'y a pas quelques lois générales de la 
pensée, créant pour l'esprit certains besoins (ordre, unité, simpli- 
cité, etc..) et expliquant son choix parmi plusieurs constructions 




46 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



possibles. — Mettons en question, et c'est un des problèmes les 
plus passionnants pour nos contemporains, la possibilité d'une 
morale qui ne se réduise pas à une statistique des mœurs, 
ne serait-ce pas en proposer une solution que de placer Yidéal 
parmi les catégories? S'il était vrai, — comme je le crois d'ail- 
leurs, — que, dans toute pensée, par cela même qu'elle s'exprime 
et se communique, à plus forte raison dès qu'elle prétend devenir 
une vérité humaine, se trouve une dose d'idéal, et s'il était vrai 
que nous ne pouvons même pas traduire les faits et ce que nous 
nommons les réalités positives sans les dépasser quelque peu ; 
s'il était vrai que, dans les sciences exactes elles-mêmes, la vérité 
la plus simple ne se peut énoncer que comme un postulat dépas- 
sant l'expérience ; bref, s'il était vrai que l'esprit pense toujours 
-sous l'aspect de l'idéal, n'oserait-on pas davanlage parler de 
vérité à propos d'idéal moral? — Renouvier rattache les consi- 
dérations morales à la catégorie de la finalité ; mais c'est, en 
somme, par un détour. J'aimerais mieux franchement inscrire 
l'idéal comme une des lois les plus générales de la pensée. 

Aussi bien, d'ailleurs, il ne s'agissait pas ici de refaire la table 
des catégories de Renouvier, mais de montrer qu'avec de 
semblables préoccupations il se plaçait au cœur même des 
problèmes les plus actuels. 

D'un mot encore, par son premier Essai de critique générale, 
Renouvier a bien suivi le mouvement qui entraîne la pensée 
♦philosophique, s'il est vrai que celle-ci tende à devenir, de plus en 
;plus, humaine. 



G. Milhaud. 




Sujets de devoirs. 



UNIVERSITÉ DE NANCY 



AGRÉGATION ET LICENCE 



Dissertation française. 



Examiner, d'après le Père Goriot, jusqu'à quel point Balzac 
peut être considéré comme un réaliste. 



Version latine. 



Cicéron, De finibus bonorum et malorum, 1. I, chap. îv, depuis: 
« Ego quouiam forensibus operis... », jusqu'à : «... persecuti su- 
mus. » 



A. — Dégager les principaux traits de la philosophie sociale 
de Balzac. 

B. — Discuter ce jugement d'un critique contemporain : « il 
faut bien convenir que, au point de vue du théâtre, Phèdre n'en 
commence pas moins à sortir des conditions de l'œuvre drama- 
tique, et, en la dépassant, à violer la définition de la tragédie... 
N'est-il pas vrai que, avec le romanesque, c'est le descriptif et le 
lyrique aussi qui s'insinuent traitreusement dans le drame ? » 

C. — Pascal est-il lyrique, est-il poète ; de quelle manière et 
dans quelle mesure ? 



Faut-il distinguer la raison théorique de la raison pratique ? 



Qualis sit doloris ac voluptatis natura ad Aristotelem ac Cice- 
ronem respicientes inquiretis. 



Dissertation française. 



Philosophie. 



Dissertation latine. 




48 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Thème latin. 

Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, 3 e partie. 

Les Empires , chap. v, depuis : Il (Alexandre) trouva les Macé- 
doniens non seulement aguerris... », jusqu'à: «...et ce qui a 
élevé celui d'Alexandre. » 

Thème grec. 

La Bruyère, Des Ouvrages de V Esprit, chap. i, page 62 (édi- 
tion Servois, Rebelliau), depuis : « Les synonymes sont... », 
jusqu'à : «... qui en soient capables. » 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'iMPRIMBRIE ET DE LIBRAIRIE. 



Digitized by 



Treizième Année {* Série) N" 19 



16 M\m 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Le roman français au XVII e siècle. 



La pastorale en Italie, en Espagne et en Angleterre. — 
Plan pour l'étude de « l'Astrée » ; description bibliogra- 
phique et histoire de sa publication. 

Les auteurs de pastorales se sont inspirés de l'antiquité', de la 
tradition du Moyen Age et des œuvres de la littérature étran- 
gère contemporaine, apportées d'Italie, d'Espagne et d'Angle- 
terre. On connaît assez les emprunts faits à l'antiquité grecque 
ou latine, pour qu'il soit encore nécessaire d'y insister; il suffît, 
en effet, pour montrer l'importance de ces emprunts, de citer 
les deux célèbres traductions d'Amyot : Daphnis et Chloé, d'après 
Longus, elThéagène et Chariclée, d'après JHéliodore. — A propos 
de la pastorale au Moyen Age, il convient surtout de remarquer 
que la tradition s'en était perpétuée grâce à une catégorie parti- 
culière de chansons, les pastourelles ou les bergerettes. Dans ces 
chansons, qui étaient extrêmement populaires, il s'agit presque 
toujours de la rencontre du poète avec une bergère et des succès 
divers qu'obtient sa requête d'amour. « Ces petites pièces, nous 
dit Gaston Paris, consistent habituellement en un récit et un 
dialogue; elles sont composées en strophes de petits vers, géné- 
ralement d'un rythme très vif et très coupé...» Le genre des 
pastourelles est ancien; mais la plupart de celles que nous pos- 



Directeur : N. FILOZ 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 



Professeur au Collège de France. 



55 




50 



REVUIC DES COURS ET CONFÉRENCES 



sédons sont très habilement composées ; quelques-unes, d'ori- 
gine picarde, présentent des tableaux vifs et colorés des plai- 
sirs et des jeux des villageois. D'autres nous montrent un 
chevalier s'efForçant d'enlever l'amour d'un berger à une ber- 
gère, etc. 

C'est aux pastourelles qu'emprunte son thème, par exemple, 
la fameuse pièce d'Adam de la Halle, le Jeu de Robin et de 
Marion ; car Robin est le nom du berger et Marion le nom de la 
bergère dans mainte chanson de ce temps-là. Remarquons aussi 
que cette pièce renferme un mélange de chants et de déclamation, 
qui l'a fait, avec raison, regarder comme le premier essai d'opéra 
comique en France. Aussi ne serons-nous pas surpris de rencon- 
trer, dans VAstrée, des pièces de vers ou des chants ; ce n'est 
que le résultat d'une tradition bien française. 



Avant nous, ou en même temps, les Italiens, les Espagnols et 
les Anglais connurent et aimèrent la pastorale. Voyons quels 
furent les écrivains les meilleurs et les œuvres les plus célèbres 
de ce genre, dans la littérature étrangère. 

i<> En Italie. — Le premier nom qu'on trouve en Italie est 
celui de Jean-Baptista Spagnoii, dit le Mantuan, qui fut général 
des carmes et admirateur de Savonarole. Ses Idylles et ses 
Eglogues eurent un énorme succès : dès 1513, elles étaient tra- 
duites et éditées en France, — très peu de temps après en Angle- 
terre, — et pendant tout le xvi 6 siècle, il en parut des traductions 
et des rééditions. — VArcadie, de Sannazar, qui parut de 1489 à 
1502, exerça une notable influence sur les poètes de la cour de 
François I er et de Henri II. — Mais les deux ouvrages qui méritent 
le plus de retenir l'attention, dans un préambule à l'étude de 
YAstrée, sont à coup sûr VAminta, du Tasse, et le Paslor ftdo, de 
Guarini. — La première est de 1573: c'est un véritable hymne en 
l'honneur de l'amour, surtout de l'amour sensuel, voluptueux, 
violent. L'ouvrage comprend douze morceaux de prose, suivis 
d'autant d'églogues en vers, le tout formant un roman pastoral ; 
— et l'on constate, une fois de plus, combien est alors fréquent 
l'usage de mêler la prose et les vers. — La seconde, de 1585, est 
un drame pastoral en cinq actes, consacré à la peinture de la 
passion avec toutes ses inconséquences. Sans doute, Honoré 
d'Urfé connaîtra le Tasse et Guarini. 

2° En Espagne. — Il connaîtra mieux encore la Diane, de 
l'Espagnol Georges de Montemayor : c'est le récit d'une belle 



¥ ¥ 




LE ROMAN FRANÇAIS AU XVII e SIÈCLE 



51 



histoire d'amour, qui se serait passée entre bergers et bergères 
du pays de Léon, sur les bords de la rivière Esla. En l'absence 
de son amant Syrène, et sur les instances de son père, Diane a 
épousé Délio. Syrène revient, et les deux amants souffrent cruel- 
lement d'être séparés ainsi par la destinée. Mais il y a là une prê- 
tresse de la déesse Diane, la sage Félicie, qui est quelque peu 
magicienne et dirige les événements ; vers la fin de la troisième 
partie, elle préside à la réconciliation générale, après la mort 
opportune du malencontreux mari. Telle est la trame principale 
de l'histoire, dans laquelle sont enchevêtrés une foule de récits 
ou d'épisodes secondaires. On y rencontre même des récits fa- 
buleux. „ 

La Diane de Montemayor est le premîr roman pastoral régu- 
lier, et Ton peut le regarder comme le prototype de YAstrée, et 
d'un poème de d'Urfé intitulé la Sirène. Elle eut une fortune 
incroyable, comme la Suite que donna l'écrivain Gil Polo. 
L'un et l'autre ouvrage furent, de bonne heure, traduits en 
français ; et Cervanlès, dans son Don Quichotte, leur décerne un 
éloge qui n'est certes pas à dédaigner. — De Cervantès nous pou- 
vons citer Galatée, qui fut publiée à Paris, en 1611, dans le texte 
espagnol, avec une charmante préface de « Galatée aux Dames 
Françoyses » ; et, en outre, certains épisodes de Don Quichotte, 
qui ont une allure toute pastorale. — En 1624, Lope de Vega 
donna une Arcadie, qui parut en France dans le texte espagnol, 
comme la Galatée de Cervantès : c'est qu'alors la langue espa- 
gnole se parlait couramment à la cour des rois de France. 

3° En Angleterre. — Au xvi e siècle, il exista entre notre pays et 
l'Angleterre un commerce littéraire assez considérable, qui n'a 
pas encore été bien étudié. Cependant nous sommes en mesure 
d'affirmer que plus d'un écrivain anglais s'inspira de l'œuvre de 
nos prosateurs ou de nos poètes. Ainsi Spenser s'inspire fréquem- 
ment de Marot et de Du Bellay, qu'il traduit, et dont il adapte 
plusieurs ouvrages; ainsi Skakspeare utilise les Essais de Mon- 
taigne, de bonne heure traduits en anglais. Si donc les écrivains 
d'outre-Manche ont exercé quelque influence sur les nôtres, 
nous savons d'autre part ce qu'ils doivent à notre littérature. 

Aux environs de 1580, sous Je règne de la reine Elisabeth, deux 
grands faits dominent l'histoire, ou mieux la vie littéraire en 
Angleterre : 1° l'engouement général pour le genre pastoral et 
bucolique, la prédilection pour les bergeries : tout devient aux 
poètes sujet de bergerie, et l'on écrit des bergeries à propos des 
morts, des guerres, des amours; 2° en 1578-79 paraît un ouvrage 
qui jouit d'un succès extraordinaire : Euphuès ou YAnatomie de 




52 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



V Esprit, par John Lyly. Le style de cet ouvrage est raffiné, plein 
de comparaisons, d'allitérations, d'antithèses: c'est un genre 
qu'il est bon de rapprocher, à la même époque, du gongorisme 
espagnol, du marinisme italien et de la préciosité française ; on 
Ta nommé Yeuphuisme. 

Spenser, suivant son goût et la mode, publie en 1579 le Ca- 
lendrier des Bergers; remarquons, en passant, que le titre de cet 
ouvrage est emprunté à la France, où l'on fabriquait de nombreux 
almanachs destinés à distraire les vrais bergers, durant leurs 
longs séjours dans la montagne. Le calendrier eut du succès, 
ainsi que la Reine des Fées, du même auteur, qui est de 1590. 
Cette année vit aussi la publication d'une Arcadie % que sir Philip 
Sidney composa pour distraire sa sœur Marie, comtesse de 
Pembroke. Résumer cet ouvrage semble impossible. « Dans les 
vingt-cinq premières pages, nous apprend Taine, vous trouverez 
un naufrage, une histoire de pirates, un prince à demi noyé re- 
cueilli par des bergers, un voyage en Arcadie, des déguisements, 
la retraite d'un roi qui s'est confiné dans une solitude avec sa 
femme et ses enfants, la délivrance d'un jeune seigneur pri- 
sonnier, une guerre contre les Ilotes, une paix conclue, et bien 
d'autres choses. Continuez, et vous verrez des princesses enfer- 
mées par une méchante fée qui les fouette et les menace de mort, 
si elles refusent d'épouser son fils; une belle reine condamnée à 
périr par le feu, si des chevaliers qu'on désigne ne viennent pas la 
délivrer; un prince perfide torturé en punition de ses méfaits, puis 
jeté du haut d'une pyramide ; des combats, des surprises, des enlè- 
vements, bref, tout l'attirail des romans les plus romanesques. » 

Le Comme il vous plaira, de Shakspeare, offre un double 
intérêt: on y voit d'abord figurer un curieux personnage, Rosa- 
linde, femme métamorphosée en homme, qui se retrouvera dans 
YAstrée. — De plus, cet ouvrage révèle un sentiment profond de 
la nature, qui est considérée, ainsi que par les romantiques, 
comme une tendre mère et une grande consolatrice. Qu'on en 
juge par ce couplet de la Chanson d'Amiens: 



Quelqu'un veut-il, sous l'arbre vert, 
Se coucher avec moi, 
Et accorder sa chanson joyeuse 
A la mélodie de ces doux oiseaux ? 
Qu'il vienne ici, qu'il vienne ici, qu'il vienne ici. 
Ici il ne trouvera 
D'autre ennemi 

Que l'hiver et le gros temps... 



Aux faits qui précèdent, si l'on ajoute qu'en 1588 Abraham 




LE ROMAN FRANÇAIS AU XVII e SIÈCLE 



53 



Fraunce publia un Traité de Rhétorique arcadienne, on com- 
prendra aisément quelle importance la pastorale avait prise dans 
ce pays-là. 



Ainsi le xvi e siècle et le commencement du xvn e sont le règne 
de la pastorale et de la bucolique ; la Renaissance a découvert la 
Nature, qui est devenue le refuge de l'homme, la grande et Tu- 
nique consolatrice. Au Moyen Age, il n'y avait rien eu de sem- 
blable : on avait étudié l'homme, seulement l'homme. — Tout 
cela s'explique, lorsqu'on songe que la pastorale et la bucolique 
ne peuvent pas fleurir au milieu du trouble et de l'agitation pu- 
blique, mais seulement dans la paix et la prospérité. C'est en 1808, 
nul ne l'ignore, que Beethoven composa sa Symphonie pastorale, 
dans la seule période de paix profonde que le grand musicien ait 
connue, au moment de son violent amour pour Thérèse de 
Brunswick, sous le charme bienfaisant de cette passion qui fit 
alors produire à son génie ses fruits les plus magnifiques.il écrit, 
à cette date: « Suis-je assez content, lorsqu'une fois je puis 
errer dans les buissons, dans les forêts, parmi les arbres, les 
herbes, les rochers ! Aucun homme ne saurait aimer la campagne 
autant que moi. Si seulement les forêts, les arbres, les rochers, 
rendaient l'écho que l'homme désire ! » 

La tranquillité publique et privée, favorable au recueillement, à 
la paix de l'âme, au bonheur de vivre, est donc une condition 
nécessaire aux productions artistiques du genre de la pastorale. 
Voilà pourquoi la France paraît, à certains égards, avoir retardé 
sur l'Italie, l'Angleterre et l'Espagne. Mais, au lendemain des 
guerres de religion et de partis, naquit un enthousiasme soudain 
pour la nature ; et la peinture bucolique du Poussin ou de Claude 
de Lorraine, dont les bergers furent contemporains de YAstrée, 
montre que cet enthousiasme ne fut point confiné à la seule lit- 
térature. — Dès maintenant, nous pouvons conclure que le 
roman pastoral devait, par la force des choses, supplanter le 
roman de chevalerie, auquel il s'était vite mêlé, et dont il allait 
se dégager plus vite encore. Et nous sommes tout naturellement 
conduits à aborder l'étude de YAstrée, qui comprendra : 

I. L'histoire de la publication de YAstrée et la description bi- 
bliographique des éditions originales de chaque livre et des 
principales éditions de l'ouvrage ; 

II. La biographie de d'Urfé ; 

III. Un résumé de YAstrée ; 



# # 




54 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



IV. Un jugement sur la valeur littéraire de YAstrée, et une 
explication de sa vogue et de son long succès ; 

V. La recherche des sources ; 

VI. Enfin un commentaire sur l'influence de YAstrée, et sur la 
fortune de ce roman en France et à l'étranger. 

Mais, d'abord, il importe de se demander s'il est possible, au- 
jourd'hui, de reconstituer le cadre dans lequel se déroulent les 
péripéties du roman, si ce cadre a quelque chose de réel et si les 
descriptions qu'Honoré d'Urfé nous présente ne sont pas toutes 
imaginaires, — s'il existe, en un jnot, une géographie de YAstrée. 
Eh ! bien, cette géographie existe, et il est aisé de s'en rendre 
compte par un voyage dans larégion de Montbrison, qui est le 
principal théâtre des événements. Les scènes pastorales de YAs- 
trée se passent, en effet, sur les bords du Lignon, petit affluent de 
la Loire, qui coule dans l'arrondissement actuel de Montbrison. 
Il est formé de deux Lignons secondaires, dont l'un vient de 
Chalmazel et l'autre de Cervières, et qui se rencontrent près de 
Boen ; il se dirige de Boen vers Feurs. — D'autre part, on peut 
reconnaître facilement, à 1 aide d'une carte régionale, plusieurs 
des lieux dont il est question dans le roman ou qui concernent la 
vie de l'auteur : la Bâtie d'Urfé, par exemple, le pont de la Bou- 
teresse, et trois sommets appelés le Monlverdun, le Marcilly, le 
Mont d'Uzore. — On voit, par là, que d'Urfé a tenu à observer une 
certaine vérité dans la description des lieux ; on verra, plus tard, 
qu'il a su presque toujours observer la vérité psychologique, et 
qu'il n'y a d'imaginaire dans son livre que les aventures de ses 
héros. 



L'édition originale de YAstrée es. restée pendant longtemps 
ignorée, et personne, sauf Brunck, n'en avait soupçonné l'exis- 
tence. Les soupçons de ce philologue naquirent à l'occasion d'un 
passage des mémoires de Bassompierre (voir le Manuel du Li- 
braire, t. V, à l'article d'Urfé), où il est dit : « Pendant la goutte 
du Roy, il commanda à M. le Grand de veiller une nuyct près de 
lui, Grammont une autre et moy une autre, et de nous rempla- 
cer ainsy de trois en trois nuycls, durant lesquelles ou nous luy 
lisions le livre de YAstrée, ou nous l'entrelenions 'orsqu'il ne pou- 
vait dormir empesché par son mal » (Ed. Chanterac, I, 214). Les 
mémoires étant de janvier 1609, Brunck supposa fort justement 
qu'il existait, avant cette date, une édition de YAstrée qu'il 
fallait tâcher de découvrir. 




LE ROMAN FRANÇAIS AU XVII e SIÈCLE 



55 



La découverte de Tunique exemplaire que Ton connaisse ac- 
tuellement fut faite à Augsbourg, en 1869, par l'Allemand Edwin 
Tross. Une note sur cet « exemplaire unique » parut sous la si- 
gnature de A. Benoist dans la Revue Forézienne (III, 1870, p. 269), 
et, de plus, la description en est faite dans le catalogue de la bi- 
bliothèque du possesseur, M.James de Rothschild (t. II, p. 197). 
C'est un ouvrage très curieux, qui porte les indications suivantes: 
« Les douze livres à'Astrée où par plusieurs histoires et sous per- 
sonnes de bergers et d'autres sont déduits les divers effets de 
l'honneste amitié. A Paris, chez Toussaincts du Bray au Pallais, 
en la galerie des Prisonniers. MDGVII (1607). — Avec privilège du 
Roy. » Et, h la fin, cette mention : « A Paris, de l'Imprimerie de 
Charles Chappelain, rue des Amandiers, à l image Nostre Dame. » 

Le livre est un in-8° comprenant 8 feuillets non chiffrés, dont le 
dernier est blanc, et 508 feuillets chiffrés. — On y remarque encore 
cette devise : Cultu ferlilior; et, enfin, le privilège, daté du 18 
août 1607, a été accordé pour dix ans à l'auteur, qui le transporte 
à son éditeur Toussaint du Bray. Nous aurons l'occasion plus 
tard, à propos du texte, de reparler de l'édition originale. 

Pour la II e partie de YAstrée, nous savons l'existence de deux 
exemplaires publiés en 1610 également chez Toussaint du Bray, 
qui n'offrent rien de particulièrement intéressant. L'un est à 
la bibliothèque de Marseille, l'autre à celle de Leipzig. 

En ce qui concerne la III e partie, on ignora longtemps la date 
exacte de son apparition. Sans doute, on avait le passage des 
Mémoires du duc de la Force, où. sa belle-fille le prie, dans une 
lettre datée du 19 décembre 1617, « de lui apporter la III e partie 
de YAstrée, imprimée depuis peu, comme on le luy a assuré ». 
Mais, faute de texte formel, la question était demeurée en sus- 
pens. Depuis, on a découvert un privilège daté du 7 mai 1619, 
et l'indication que l'impression avait été terminée le 3 juin 1619, 
et le dépôt à la Bibliothèque royale fait le 5 juin, deux jours 
après. Ainsi es doutes ont cessé 'érudition a conquis une 
nouvelle certitude. 



R. A. 




Les discours judiciaires de Cicéron, 



Cours de M. JULES MARTHA, 



Professeur à l'Université de Paris. 



A. — Les raisons personnelles de ses préférences. 

J'ai recherché, dans ma dernière leçon, quelle était la nature 
des causes plaidées le plus volontiers par Cicéron. Ma conclusion 
se trouvait être la suivante : ce qui domine, dans la collection 
des discours judiciaires de Cicéron, ce sont les plaidoyers relatifs 
à des affaires criminelles; notre orateur semble avoir une affec- 
tion particulière pour ce que nous appellerions, aujourd'hui, les 
causes d'assises. 

Mais il faut préciser davantage. Ces causes d'assises, en effet, 
étaient très nombreuses dans l'ancienne Rome. Vous vous sou- 
venez que, au commencement de ce cours, je vous ai incidem- 
ment parlé des espèces principales qu'elles comprenaient. Or, 
il se trouve que Cicéron s'attache à certaines de ces espèces et 
néglige les autres; de même, il préfère certains clients et re- 
fuse de plaider pour d'autres. Le moment est venu de rechercher 
les raisons plus ou moins cachées de ces préférences, de faire 
ressortir les motifs principaux qui décident son choix. 

Ces motifs, on peut les diviser en deux catégories: il en est de 
personnels, il en est de politiques. Nous allons étudier, aujour- 
d'hui, les premiers. 



Ce qui détermine, le plus souvent, Cicéron à parler pour un 
client, c'est un sentiment d'amitié. 

La chose est naturelle ; elle nous est d'ailleurs prouvée par les 
textes mêmes de ses discours, aussi bien que par ses autres ou- 
vrages et par sa correspondance. Considérons, par exemple, le 
pro Roscio comœdo et le pro Quinctio, que je mets ensemble 
parce qu'ils se rapportent tous les deux à des questions d'inté- 
rêts et qu'ils sont prononcés en faveur de deux beaux-frères. 

Roscius était un grand acteur. Au lieu d'être méprisé, comme 
les autres « histrions » de l'ancienne Rome, il jouissait au con- 




DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



57 



traire de la faveur de tout le monde aristocratique. Ce qui la lui 
valait, paraît-il, c'était la sagesse parfaite de ses mœurs et la 
bonne tenue de sa vie privée. Cicéron en témoigne, Valère Maxime 
aussi. Selon eux, ce n'était pas seulement le talent qui avait 
gagné à Roscius l'estime publique, mais encore et surtout l'amitié 
dont l'honoraient les premiers membres de la cité, la familiarité 
dans laquelle il vivait avec eux. 11 était digne d'entrer au Sénat 
par sa vertu morale, « propter abslinentiam », et Ton pouvait 
dire, ajoute Cicéron, que cet homme intègre, le seul qui méritât 
comme artiste de monter sur un grand théâtre, méritait par sa 
moralité de ne monter sur aucun. Roscius avait donc, dans ce 
monde peu estimé des histrions, une situation à part, que lui 
valait sa conduite. 

Cicéron avait toujours eu avec Roscius des relations affec- 
tueuses. Il l'avait connu dans sa jeunesse, dans la maison des 
aristocrates chez lesquels il fréquentait; il avait souvent causé 
avec lui, et il lui avait même laissé deviner son talent oratoire 
précoce. Or le talent oratoire, dans l'antiquité, touchait par cer- 
tains côtés au talent de l'acteur. L'avocat antique se tenait 
debout, sur une estrade, visible à tous des pieds à la tête ; il 
était astreint â une certaine tenue; il devait prendre des atti- 
tudes, et, pour cela, il s'instruisait auprès d'un comédien durant 
ses années de préparation. Cicéron fut naturellement amené, le 
moment venu, à demander des conseils de maintien à Roscius 
qu'il connaissait. Avant de monter à la tribune, ce fut de lui 
qu'il apprit la façon la meilleure de s'y tenir, l'art de faire les 
gestes, de porter la tète, en un mot V « actio », si vivement 
recommandée par les rhéteurs aux jeunes gens qui se desti- 
naient au barreau. 

Ces relations nouvelles eurent pour résultat de resserrer les 
liens qui unissaient déjà le jeune Cicéron et Roscius. Dès que Ci- 
céron se mêle d'écrire, il fait partout allusion à son amitié pour ce 
grand acteur. Son nom, ainsi que celui de son confrère ^Esopus, 
revient souvent sous sa plume, et, chaque fois, avec des marques 
nouvelles d'admiration et d'affection. Cela va même si loin que 
Quintus finit par se moquer de ce goût extraordinaire de son 
frère pour Roscius. Dans le de Divinatione, il le plaisante à ce 
sujet et lui reproche sur un ton ironique et badin d'en raffoler, 
d'en faire ses délices (« Roscius, delicise tua?... »). 

Or, le jour vint où Roscius eut un procès. Il s'était entendu avec 
un propriétaire pour dresser au métier d'acteur un jeune esclave 
qui lui paraissait avoir du talent. Les deux associés, d'après le 
contrat, devaient se partager les bénéfices, l'un pour avoir fourni 




58 



REVUE DES COURS ET CONFERENCES 



l'esclave, l'autre pour l'avoir instruit et formé. Malheureusement, 
un contretemps se produisit: l'esclave mourut. Comme on devait 
s'y attendre, Roscius et le propriétaire se disputèrent ; les dis- 
cussions devinrent vives ; finalement, un procès s'engagea. Les 
tribunaux allaient être appelés à trancher par une sentence 
une question sur laquelle les deux associés n'avaient pu s'accor- 
der à l'amiable. 

Qu'arriva-t-il ? Roscius demanda à Gicéron le secours de sa 
parole. Cicéron accepta de le défendre, et il plaida, comme il le 
dit dans son discours, par pure amitié. 

Il en fut de même pour Quinctius, le beau-frère de Roscius, 
chez qui il avait eu plusieurs fois l'occasion de le rencontrer. Nous 
avons, ici encore, le plaidoyer de Cicéron pour garant. L'orateur 
y déclare que, vu sa jeunesse, vu les circonstances très délicates 
du procès, vu le peu de temps dont il disposait pour instruire la 
cause, vu aussi le talent redoutable d'Hortensius, son adversaire, 
il avait été sur le point de refuser de plaider. Mais force avait été 
pour lui d'affronter toutes les difficultés : que répondre, en effet, 
aux supplications de son ami Roscius intercédant auprès de lui 
pour son beau-frère ? 

Voyez encore le pro Cœcina, qui roule sur une contestation de 
propriété. Cicéron, ici encore, parle pour un ami. On a beaucoup 
discuté sur l'identité du personnage : les uns veulent qu'il s'agisse 
de Caecinale père ; les autres prétendent qu'il s'agit du fils. Pour 
notre étude particulière, celte discussion importe peu. Cicéron, 
en effet, avait des relations avec le fils comme avec le père. Il 
nous en fournit lui-même la preuve dans une lettre écrite vers la 
fin de sa vie : il y déclare que Caecina, qui lui a fait concevoir de 
grandes espérances par son talent et par sa vertu, est son ami le 
plus cher ; il ajoute que son amitié pour lui remonte loin, car il 
aimait aussi beaucoup son père. L'affirmation est nette. Il est vrai 
que la lettre d'où elle est tirée est une lettre de recommandation, 
et il pourrait se faire que Cicéron y exagérât sa pensée et y forçât 
son sentiment ; mais il n'en est rien. Le fait même, en effet, 
d'écrire à cette date, en faveur de Caecina, une lettre de recom- 
mandation, prouve de sa part beaucoup d'affection pour ce 
personnage : on était après Pharsale, et Caecina était un partisan 
de Pompée. N'est-ce pas une marque d'amitié à son égard que 
d'inîercéder en sa faveur, quand Pompée est vaincu et que César 
est le maître ? — Quand Cicéron avait plaidé pour lui devant 
les tribunaux, c'était donc bien par amitié. 

C'est pour un motif semblable qu'il prononça le pro F undanio. 
Une lettre à Quintus nous montre, en effet, que Cicéron était très 




DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



59 



lié avec son client. Fundanius, pendant une absence de Cicéron, 
avait eu un procès : visiblement, les torts étaient de son côté. 
Cicéron, qui écrit sur ce sujet à son frère, déclare que l'adver- 
saire de Fundanius a le droit pour lui, et il fait ressortir précisé- 
ment qu'il le déclare malgré les sentiments d'amitié qu'il 
professe pour celui qui a tort. Par suite, quand il plaida pour 
lui, on" est autorisé à croire que ce fut par une complaisance 
affectueuse. 

Passons au pro Ligario. Ligarius était un chaud partisan de 
Pompée. Après Pharsale, tandis que la plupart des Pompéiens 
étaient rentrés chez eux, attendant sans espoir l'issue des événe- 
ments, il n'avait pas voulu, pour sa pari, accepter les faits accom- 
plis : au lieu de se résigner, il avait suivi les débris de l'armée 
de Pompée en Afrique, et il avait été de ceux qui, avec Sextus, 
avaient commencé la campagne qui devait se terminer par la 
défaite de Thapsus. C'était donc unennemiirréconciliabledeCésar. 

Celui-ci, à son retour, clément pour les Pompéiens qui avaient 
cédé après Pharsale, ne voulut montrer aucune indulgence pour 
ceux qui étaient passés en Afrique. Les frères de Ligarius eurent 
beau intercéder : César refusa avec obstination de laisser rentrer 
son ennemi. Bientôt, d'ailleurs, il se trouva quelque flatteur qui, 
pour se faire bien venir du maître, osa accuser Ligarius d'un 
complot contre le vainqueur de Pompée. La plainte appelait un 
procès : le procès eut lieu. 

Il était, comme on pense, aussi compromettant pour l'avocat 
que pour l'accusé, surtout si l'avocat était un ancien Pompéien. 
A qui Ligarius allait-il s'adresser pour sa défense? Il pensa à 
Cicéron. Celui-ci, malgré les risques, accepta de plaider pour lui, 
quelque fausse que fût sa propre situation vis-à-vis de César. 
Dans une lettre à Ligarius, il lui déclarait qu'il avait trop d'af- 
fection pour ses frères et pour lui-même, pour négliger aucune 
occasion de le servir. 

Enfin, pour en finir avec ces raisons d'amitié, signalons le pro 
Dejotaro. Dejotarus était un roitelet de Galatie. 11 avait obtenu ce 
titre après l'expédition de Pompée contre Mithridate : les ser- 
vices qu'il avait rendus à Pompée pendant la campagne le lui 
avaient valu. Par reconnaissance, il était resté fidèle à son bien- 
faiteur, et il lui avait même envoyé quelques secours pour lutter 
contre César. Malheureusement, Pompée avait été vaincu à Phar- 
sale ; César, par rancune, avait enlevé à Dejotarus une partie de 
ses Ftats ; et, pour comble d'infortune, le pauvre roi se voyait 
accuser, tout comme Ligarius, dont nous parlions tout à l'heure, 
de complot contre le dictateur. 




60 



HE VUE DES GOUHS ET CONFÉRENCES 



Sa première pensée fat de prendre Cicéron pour défenseur. 
Quand celui-ci, en effet, était allé en Cilicie comme proconsul, il 
s'était pris d'amitié pour Dejotarus, et voici pourquoi. On sait 
que Cicéron aurait voulu, dans sa province, se couvrir de gloire 
militaire et revenir à Rome avec le titre d' « imperator » et le 
droit au triomphe. Il avait imaginé, à cet effet, une incursion de 
populations voisines de la Cilicie et il avait prétendu qu'il fallait 
repousser par la force ces populations dangereuses ; de fait, il 
avait brûlé quelques cabanes, pris d'assaut une petite bourgade 
et rédigé, pour l'envoyer au Sénat, un beau rapport sur ces magni- 
fiques victoires. Or, pendant cette soi-disant campagne, Dejotarus 
lui avait envoyé quelques auxiliaires. Cicéron lui devait donc de 
la reconnaissance pour ce service. 

Il lui en devait encore pour une autre raison. Le climat de la Cili- 
cie était malsain et fiévreux. Cicéron, qui était parti de Rome avec 
son fils et son neveu, ne tarda pas à s'apercevoir que ces deux 
enfants ne pouvaient guère rester dans sa province. Dejotarus lui 
offrit de les prendre chez lui pendant la mauvaise saison. 

C'était pour cette amabilité et d'autres du même genre, c'est- 
à-dire, en somme, par un sentiment de reconnaissance affec- 
tueuse, que Cicéron avait en main la cause de Déjotarus, quelque 
dangereuse qu'elle fût pour lui. 



Dans tous les plaidoyers que nous venons de passer en revue, 
l'amitié est seule en cause. Il en est d'autres où un sentiment 
un peu moins noble entre en ligne, par exemple, dans le pro 
Archia. 

C'est bien pour une raison d'affection que Cicéron plaide en 
faveur d'Archias, mais c'est aussi pour autre chose. Archias 
était un Grec d'Antioche, très versé dans la connaissance des 
poètes, et poète lui-même. A Rome, où il était venu de bonne 
heure, il était entré dans la société des Lucullus. Il connaissait 
les Méteilus, les Catulus, les Caton; il était très lié avec Marius, 
et il avait aussi pour ami un propre oncle de Cicéron, appelé 
Aculéo. C'est chez Aculéo que Cicéron l'avait quelquefois ren- 
contré : il avait causé avec lui et, probablement, il lui avait 
demandé quelques conseils sur la composition des vers grecs, 
à laquelle il se livrait volontiers. Or, un beau jour, un envieux 
accusa Archias, qui bénéficiait depuis longtemps des préroga- 
tives de la « civitas » romaine, d'avoir usurpé son titre de 



* 




DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



6i 



citoyen. Accusé, Archias se souvint qu'il connaissait Cicéron el 
lui demanda de vouloir bien le défendre. 

Cicéron aimait Archias, mais sans excès. Il avait eu avec lui des 
relations mondaines, et rien de plus. Cependant, il se décida à 
plaider, parce que son client était poète : il avait chanté.en vers, 
en l'honneur de Marius, la guerre des Cimbres et des Teutons ; il 
se proposait de chanter en vers grecs les victoires de Lucullus en 
Asie. Bien plus, il avait insinué qu'il y avait eu, h Rome, un évé- 
nement mémorable qui méritait de devenir le sujet d'une épopée : 
c'était le consulat même dq Cicéron ! Cette épopée, il promettait 
de la faire. Cicéron pouvait-il, dans ces circonstances, refuser 
son concours à un poète si complaisant ? Un sentiment de vanité 
cette fois, plutôt que d'amitié pure, l'avait poussé à prendre en 
main la cause d'Archias. Il est vrai que, un peu plus tard, il le 
regretta : Archias, après avoir eu gain de cause grâce au talent de 
Cicéron, ne composa pas l'épopée promise. Le consul s'en plai- 
gnait avec amertume à son ami Atticus ; sa vanité avait lieu de 
n'être point satisfaite. 

Remarquez aussi le sentiment qui le pousse à prononcer le pro 
Flacco. Sans doute, Flaccus était un ami de Cicéron, mais un ami 
comme l'orateur en avait beaucoup. Il y avait entre eux des 
rapports très ordinaires, sans indifférence, mais sans chaleur. En 
réalité, c'est pour une autre raison qu'une raison d'amitié que 
Cicéron plaide pour lui. On la devinera aisément si l'on considère 
que Flaccus était préteur en 63, Tannée même du consulat fameux 
de Cicéron. Le consul, depuis quelque temps déjà, voyait venir la 
conjuration ; on sentait à Rome, d'une façon imprécise, que 
quelque chose se tramait dans l'ombre contre l'ordre établi. 
Malheureusement, on manquait d'indices, on était sans preuves. 
Ce fut alors que l'idée vint à quelqu'un, à Flaccus ou à Cicéron, 
peu importe, de faire surprendre, comme on sait, des lettres 
écrites par les conjurés aux Allobroges. Dans ces lettres, les 
Allobroges étaient sollicités de se révolter contre Rome, au moment 
même où la conjuration de Catilina éclaterait dans la ville même. 
Or, ce fut Flaccus, le préteur, qui fut chargé de s'emparer avec 
une escorte des porteurs de ces lettres dangereuses, et c'est grâce 
à ce même Flaccus, par suite, que Cicéron put accuser les conju- 
rés et aussi les faire mettre à mort. Mais on sait que celte vigilance 
et cette sévérité furent les causes de bien des malheurs pour 
Cicéron. On l'accusa d'avoir fait périr des citoyens sans juge- 
ment, et, après bien des démêlés avec Clodius, il fut exilé. Au 
retour, son dessein fut de démontrer au grand jour que, en somme, 
la conduite qu'il avait tenue sous son consulat était légale, qu'il 




62 



REVUE DES COURS ET . CONFÉRENCES 



avait eu raison de faire ce qu'il avait fait. Quelle plus belle 
occasion pour affirmer ses droits que le procès de Flaccus ! 
Plaider pour celui-ci, n'était-ce pas d'abord, sans doute, témoi- 
gner de la reconnaissance à un zélé collaborateur de jadis, mais 
aussi ei surtout avouer, en prenant en main sa défense, que cet 
ancien préteur avait bien agi en 63 et conservait son estime; bref, 
n'était-ce pas affirmer, pour qui saurait lire entre les lignes, que 
la conduite du consul auesi était louable, puisque celle du pré- 
teur Tétait? Cette fois, c'était une considération d'intérêt qui 
venait s'ajouter au sentiment d'amitié. 

Exminez encorelepro Plancio. Durantl'exilde Cicéron, Plancius, 
qui était questeur en Macédoine, avait recueilli dans sa maison 
le banni qu'on chassait de partout pour ne pas se compromettre. 
Cicéron avait conservé le souvenir de ce service. Le jour vint où 
son ancien hôte eut besoin à son tour de l'appui de sa parole. 
Cicéron, par gratitude, le lui prêta. Etait-ce toutefois par pure 
reconnaissance? Non, probablement. L'orateur comptait bien, en 
parlant de Plancius, parler aussi des misères de son exil, de ses 
pérégrinations de ville en ville, bref entretenir le public de sa 
personne, parler de lui-même, satisfaire sa vanité. Cette consi- 
dération ne fut pas sans poids pour le décider à plaider : un senti- 
ment de vanité venait ici encore corrompre un peu le sentiment 
de la reconnaissance. 

Enfin, il y a trois plaidoyers que prononce Cicéron pour une 
raison de vengeance, par rancune personnelle : ce sont le pro 
Cœlio, le pro Ceslio, le pro Milone. 

Caelius était un jeune élégant de Rome, un viveur, qui avait eu 
des relations avec Clodia, la sœur même de Clodius. Celle-ci, 
abandonnée un beau jour par son amant, s'avisa, pour se venger 
de lui, de l'accuser d'avoir voulu l'empoisonner. Un procès s'en- 
gagea, et ce fut Cicéron qui parla pour Caelius. Pourquoi ? Sans 
aucun doute, par baine du frère de Clodia, de qui lui venaient tous 
ses malheurs. Un plaidoyer pour Caelius ne serait, se disait-il, 
qu'un moyen de se glorifier lui-même et de se livrer à une charge 
à fond contre son ennemi et contre sa sœur. 

Un sentiment de même nature le fit plaider pour Cestius. Ce 
personnage, qui détestait Clodius, était tribun l'année même de 
l'exil de Cicéron. Il avait tout fait, après le départ de l'orateur, 
pour amener son retour. Il avait toutefois échoué. Or, plus tard, 
il eut un procès à soutenir. Il se trouvait que, précisément à cette 
époque, une brouille était survenue entre lui et Cicéron. Aussi va- 
t-il trouver Hortensius, pour lui proposer de le défendre. A cette 
nouvelle, Cicéron est mécontent ; il se hâte de se réconcilier avec 



Digitized by 



DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



63 



Gestius et lui demande comme un service la permission de 
plaider pour lui, à côté d'Hortensius. C'est qu'il avait là une oc- 
casion de parler de Cestius par amitié, de lui-même par vanité, 
mais surtout de Clodius par vengeance. 

H en est de même du pro Milone. On connaît les origines du 
procès : au milieu d'une des bagarres fréquentes qui ensanglan- 
taient le forum à cette époque, Clodius, à la tête de ses esclaves 
armés, avait été tué par Milon, le chef de bande du parti séna- 
torial. Malgré sa qualité, Milon dut répondre du meurtre. Cicéron 
se chargea de sa défense, non pas seulement par amitié, mais 
aussi par rancune : le plaidoyer pour Milon devait être, entre ses 
mains, une occasion de s'acharner une fois de plus sur Clodius. 



Telles sont les raisons personnelles qui poussent le plus sou- 
vent Cicéron à plaider ; nous examinerons, la prochaine fois, les 
raisons politiques. 



G. C. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Les trois premières Provinciales forment un groupe à part : 
toutes les trois, elles ont trait à J'affaire Arnauld, elles sont diri- 
gées contre la Sorbonne. La première prouve que l'affaire n'est 
pas sérieuse, et que la Sorbonne s'est rendue méprisable ; la 
deuxième confond les Dominicains, ces lâches qui votent en Sor- 
bonne contre leur conscience; la troisième montre que la censure 
est inique, monstrueuse, absurde, nulle de toute nullité. Avec 
cette troisième Provinciale finit le plaidoyer en faveur d'Arnauld. 
Après avoir défendu son ami par tous les moyens dont pouvait 
disposer le laïque et l'homme du monde, l'auteur anonyme va le 
venger en immolant ses ennemis. 

Mais, si les trois premières Provinciales sont des machines de 
guerre destinées à battre les murs de la citadelle, elles sont aussi 
des œuvres d'art. Ceux que n'intéressent ni Arnauld, ni la Sor- 
bonne de 1656, ni les Dominicains du Grand Couvent de la rue 
Saint-Jacques, ni le pouvoir prochain ni la grâce suffisante, ceux- 
là font leurs délices de la lecture des Petites Lettres. Il faut donc, 
avant de continuer notre étude, contempler à loisir ces admi- 
rables pamphlets, et connaître l'impression qu'ils produisirent 
sur ceux qui eurent le privilège de les goûter dans leur fraîcheur 
et leur nouveauté. 

Ce que pensèrent les contemporains, l'auteur de la troisième 
lettre prétend le savoir, et il se donne le plaisir de l'apprendre à 
ses lecteurs. La troisième lettre, en effet, est précédée de la 
Réponse du Provincial aux deux premières lettres de son ami, datée 
du 2 février 1656 : « Monsieur, vos deux lettres n'ont pas été pour 
moi seul. Tout le monde les voit, tout le monde les entend, tout 
le monde les lit. Elles ne sont pas seulement estimées par les 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 



Professeur à l'Université de Paris. 



Le premier groupe des Provinciales. 




LKS PROVINCIALES 



65 



théologiens; elles sont encore agréables aux gens du monde, et 
intelligibles aux femmes mêmes. 

«Voici ce que m'en écrit un de Messieurs de l'Académie, des 
plus illustres entre ces hommes tous illustres, qui n'avait encore 
que la première : « Je voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à 
la mémoire de feu M. le Cardinal, voulût reconnaître la juridiction 
de son Académie française. L'auteur de la Lettre serait content; 
car, en qualité d'académicien, je condamnerais d'autorité, je 
bannirais, je proscrirais ; peu s'en faut que je ne die j'extermi- 
nerais de tout mon pouvoir ce pouvoir prochain, qui fait tant de 
bruit pour rien, et sans savoir autrement ce qu'il demande. Le 
mal est que notre pouvoir académique est un pouvoir fort 
éloigné et borné. J'en suis marri ; et je le suis encore beaucoup 
de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquit ter envers 
vous, etc.. » 

« Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en 
aucune sorte, en écrit à une dame qui lui avait fait tenir la pre- 
mière de vos lettres : 

« Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer 
de la lettre que vous m'avez envoyée : elle est tout à fait ingé- 
nieuse et tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer ; elle éclair- 
cit les affaires du monde les plus embrouillées ; elle raille fine- 
ment ; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses ; 
elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent . Elle est encore 
une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente 
censure. Et il y a enfin tant d'art, tant d'esprit et tant de juge- 
ment en cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc. » 

« Vous voudriez bien savoir aussi qui est la personne qui en 
écrit de la sorte ; mpis contentez-vous de l'honorer sans la 
connaître, et, quand vous la connaîtrez, vous l'honorerez bien 
davantage. 

« Continuez donc vos lettres sur ma parole, et que la censure 
vienne quand il lui plaira ; nous sommes fort bien disposés à la 
recevoir. Ces mots de pouvoir prochain et de grâce suffisante, 
dont on nous menace, ne nous feront plus de peur. Nous avons 
trop appris des Jésuites, des Jacobins et de M. Le Moine en com- 
bien de façons on les tourne et quelle est la solidité de ces mots 
nouveaux pour nous mettre en peine. Cependant, je serai tou- 
jours, etc. » m 

Voilà ce qui peut s'appeler un éloge, et un éloge en trois points ; 
nous connaissons par là l'impression de trois catégories de per- 
sonnes :1e provincial d'abord, l'académicien, enfin la dame du 
monde ; et si l'auteur des deux premières Provinciales a, comme 



56 




66 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



le croit Sainte-Beuve, composé cette réponse de toute pièce, il 
aime à se donner de l'encensoir à travers le visage ! Le grand 
public s'est donc emparé de ces deux lettres, comme il le faisait, 
cette année même, de celles de la marquise de Sévigné; tout le 
monde les voit : estimées des théologiens, agréables aux gens du 
monde, elles sont intelligibles aux femmes mêmes. Ce dernier 
terme n'est nullement injurieux aux femmes, qu'on n'accuse point 
de ne pas appartenir au sexe intelligent. Il n'a rien de commun 
avec le mot terrible prononcé, un jour, en pleine Académie par 
Le Verrier devant l'illustre Brongniart : « C'est si simple qu'un 
botaniste le comprendrait! » Les femmes ne sont pas compa- 
rées au botaniste. L'auteur veut dire simplement que ces 
questions subtiles et absconses ont été si clairement élucidées 
que les gens les moins au courant de ces discussions épineuses 
peuvent suivre le raisonnement du pamphlétaire. 

L'auteur de la troisième lettre aurait pu s'en tenir à ces quel- 
ques lignes. Combien il a été plus rusé en laissant la parole 
à d'autres personnes, en faisant parler un académicien des plus 
illustres, et une grande dame écrivant à une de ses amies! On 
s'est demandé si ces deux billets sont apocryphes ou s'il faut 
les considérer comme authentiques, et, s'ils sont authentiques, 
de qui ils émanent. On aurait pu croire que le premier était de 
Balzac, ou de Voiture : mais ils sont morts l'un en 1648, l'autre 
en 1651 ; peut-être est-il de Godeau, le nain de Julie, ou de Cha- 
pelain, qui a beaucoup écrit en prose : malheureusement, nous 
n'avons aucune de ses lettres de 1656. Il serait assez piquant 
qu'il fût de Cotin ou de Ménage, de Trissolin ou de Vadius. Quant 
à la grande dauie, Racine, dans une de ses lettres contre MM. de 
Port-Royal, insinue que ce pourrait être M lle de Scudéry ou 
M me de Sablé. En ce qui me concerne, je croirais très volontiers 
à l'authenlicilé des deux billets. Et voici pourquoi. Les deux 
billets réunis ne parlent que de la première lettre. S'ils ont été 
fabriqués, je ne vois pas pourquoi l'auteur n'aurait rien, dit de 
la deuxième, qui est encore plus malicieuse et plus parfaite. En 
second lieu, vous avez vu que le premier billet ne contient pas 
un seul mot d'éloge à l'adresse du pamphlétaire, pas l'ombre 
d'une critique littéraire: en bon académicien, pénétré de son im- 
portance, l'ami du Provincial n'a vu dans la première lettre que 
ce qui vise l'Académie; il parle de Richelieu, jl commente l'invi- 
tation faite par l'auteur à l'Académie de bannir ce mot barbare 
de « pouvoir prochain », et toute la suite de la lettre n'est 
qu'un jeu de mots sur les divers sens de ce terme. Enfin le billet 
*de la grande dame est d'une touche bien délicate, bien féminine, 




LES PROVINCIALES 



67 



qui surprendrait chez un homme, chez un célibataire, fût-il l'au- 
teur du Discours sur les Passions de V Amour. Puis cette finesse 
spirituelle, cette tendance à la prolixité dans la brièveté même, à 
l'antithèse, à l'hyperbole, tout cela est bien d'une femme. On ai- 
merait à croire que cette femme est M me de Sévigné, et la chose 
n'est pas invraisemblable : la marquise avait alors trente ans ; 
veuve depuis quatre ans bientôt, elle était apparentée à Renaud 
de Sévigné, l'un des bienfaiteurs et des amis les plus ardents de 
Port-Royal. On a peu de ses lettres datant de 1656 ; pourtant 
Tune d'elles, du 12 septembre, adressée à un ami qui lui avait 
fait parvenir aux Rochers un paquet de nouveautés, contient 
la phrase suivante: « J'ai lu avec beaucoup de plaisir la onzième 
lettre des Jansénistes : il me semble qu'elle est fort belle. 
Mandez-moi si ce n'est pas votre sentiment. » Plus tard, je vous 
apporterai, àl'appui de cette opinion, de nouvelles preuves tirées 
du caractère même de l'auteur des Lettres Provinciales. Pour 
l'instant, nous restons en présence d'oeuvres anonymes. 

Si ces billets sont authentiques, leur lecture et leur' commen- 
taire simplifient singulièrement notre tâche de critique. On y parle, 
comme fera la postérité, des perfections de ces deux lettres, et 
nous pouvons associer la troisième à cet éloge si mérité. Si nous 
les considérons en homme du métier, distinguant le fond et la 
forme, l'invention et la disposition, la composition générale et 
particulière, nous ne pouvons qu'être transportés d'admiration. 
L'auteur, suivant sa propre expression, dit tout ce qu'il veut en la 
manière qu'il veut et à la place où il veut. Ainsi la dame a raison : 
les lettres sont tout à fait ingénieuses, et nous donnons au mot 
toute sa force étymologique. Elles sont aussi tout à fait bien écri- 
tes, sauf deux ou trois négligences sans doute volontaires, et 
d'ailleurs imperceptibles. 

On comprend donc l'enthousiasme des gens de 1656, qui, au 
reste, n'étaient pas encore blasés, comme ils devaient l'être plus 
tard, alors que chaque année leur apportait un chef-d'œuvre 
nouveau. En 1656, on était bien obligé de se contenter de peu. 
Consultons la chronologie en remarquant que les Provinciales 
étant de janvier 1656, toutes les autres œuvres leur sont posté- 
rieures. Le Dépit amoureux a été joué à Lyon ; mais il est inconnu 
de toute la France et de Paris en particulier, où il ne sera imprimé 
qu'en 1663. On fait grand bruit, à ce moment, autour d'une œuvre 
qui, annoncée depuis vingt ans, va bientôt voir le jour : \&Pucelle 
de Chapelain. Au théâtre, nous avons des tragédies en cinq actes 
et en vers, le Timocrate de Thomas Corneille, la Mort de Cyrus, 
de Quinault. Puis c'est le Voyage de Chapelle et Bachaumont, la 




68 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Clélie de M lle de Scudéry. Voilà le bilan de cette année 1656, qui 
ressemble fort à celles qui l'ont précédée. Depuis 1637. date de 
l'apparition du Discours sur la Méthode, il n'y a pas eu un seul 
chef-d'œuvre en prose. Que trouvons-nous, en effet, dans cet 
espace de vingt années ? Ibrahim ou Y Illustre Bassa de M lle de 
Scudéry (1641), Y Histoire de France de Mézeray (1643-1651), les- 
Remarques de Vaugelas sur la langue française (1647), le Roman 
comique de Scarron (1651), Artamène ou le grand Cyrus^ de 
M lle de Scudéry (1653). Ajoutez à cela quelques ouvrages de 
jésuites en style extravagant comme la Dévotion aisée du P. Le- 
moine, et les livres compacts de Messieurs de Port-Royal, aussi 
correctement écrits que sagement pensés, mais sans élégance, 
car leur rigorisme y voyait une vanité condamnable. C'est peu, 
c'est même trop peu ; et Ton n'a même pas la consolation de se 
dire qu'au moins les orateurs et les poètes pourront nous dé- 
dommager. 

Après l'échec de Pertharite, roi des Lombards (1652), Corneille 
s'éloigne de la scène, et laisse entendre qu'il l'abandonne peut- 
être pour toujours ; il cède la place aux faiseurs de tragédies 
fades et doucereuses, son frère Thomas et Quinault. Molière est 
un très jeune chef de troupe, qui fait son tour de France et ne 
reviendra à Paris avec ses Précieuses qu'en 1659. Bossuet, confiné 
dans son canonicat de Metz, commence, depuis deux ans à 
peine, à étendre au dehors sa réputation de prédicateur. Il n'y a 
guère qu'un homme qui puisse être mis en parallèle, comme 
écrivain, avec Fauteur des Provinciales, et cela parce que les 
circonstances l'ont placé dans une situation analogue, Pont jeté 
au milieu de luttes ardentes, moitié politiques, moitié religieuses. 
Accablé comme Arnauld par Mazarin, « le favori victorieux », 
il a dû se défendre et se venger, en recourant à la seule arme 
dont il pût disposer, l'arme redoutable du pamphlet : c'est Paul 
de Gondi, cardinal de Retz, archevêque de Paris depuis 1654» 
A cette date, il est en Italie, et, depuis le 2 janvier 1656, il envoie 
de Rome des lettres, des monitions, des mandements, qui sont 
non seulement des actes de sa vie politique, mais encore de» 
monuments delà langue française. Leur succès, il est vrai, est 
moindre que celui des Provinciales, parce qu'il s'adresse à un 
public plus restreint : la majorité des Français, alors, ne s'occupe 
pas de politique. Puis la police' est vigilante : elle empêche le 
public de connaître ce qui déplaît à Mazarin. C'est même, pour le 
dire en passant, une des causes de l'impunité relative dont a pu 
jouir l'auteur des Provinciales: on ne peut pas être partout, et les 
mouches de police durent,plus d'une fois,relâcher leur surveillance- 




LES PROVINCIALES 



69 



Il ne faut donc pas s'étonner que les Provinciales aient soulevé 
l'enthousiasme public : elles doivent leur succès à cette incom- 
parable beauté qui fut si bien goûtée des vrais connaisseurs, les 
gens du monde et les dames. 

Les Provinciales sont au Discours de la Méthode ce qiïAndro- 
maque est au Cid. . 

Aussi quelle eût été la déception du public, si cette troi- 
sième lettre avait dû être la dernière I 11 l'avait pu croire un 
moment : elle était plus courte que les autres, elle n'annonçait 
pas la quatrième, elle était signée enfin, quoique d'une façon 
assez mystérieuse. C'est donc avec une grande joie que seize 
jours plus tard, le 25 février 1656, les Parisiens virent paraître 
la Quatrième lettre écrite à un provincial par un de ses amis. 
Elle forme la transition entre le premier et le deuxième groupe 
de Provinciales. Si les Provinciales avaient dû être exclusivement 
un plaidoyer pour Arnauld, l'auteur se serait arrêté brusque- 
ment avec cette troisième lettre. Dans la quatrième, il ne sera 
plus question ni de la Sorbonne, ni d'Arnauld, ni même de la 
censure dont il a été victime : tout cela semble de l'histoire an- 
cienne. Voyez les premières lignes de la lettre : « Il n'est rien tel 
que les Jésuites.. », et les dernières : « Le Père me parut surpris, 
et plus encore du passage d'Aristote que de celui de saint Augus- 
tin. Mais, comme il pensait à ce qu'il devait dire, on vint l'avertir 
que M me la Maréchale de... et M mc la Marquise de... le deman- 
daient. Et, ainsi, nous quittant à la hâte : J'en parlerai, dit-il, à 
nos Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse : nous en avons 
ici de bien subtils. Nous l'entendîmes bien, et, quand je fus seul 
avec mon ami, je lui témoignai d'être étonné du renversement 
que cette doctrine apportait dans la morale. A quoi il me répon- 
dit qu'il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez- vous donc 
pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la 
morale que dans la doctrine ? Il m'en donna d'étranges exemples, 
et remit le reste à une autre fois. J'espère que ce que j'en appren- 
drai sera le sujet de notre premier entretien. Je suis, etc.. » 
L'auteur démasque brusquement ses batteries; jusque-là, il avait 
dissimulé ses véritables sentiments. Il n'avait pas prononcé le 
nom de Jésuite dans la première lettre, il était à peine question 
d'eux dans les deux autres. Cette fois, ce sont eux qui sont en 
cause. 

Trois personnages sont en scène : l'auteur, son ami Janséniste, 
son inséparable, qui l'avait déjà accompagné chez les Domini- 
cains, et un bon Père, qui joue le rôle principal, et qui, pour 
n'être pas encore odieux, est bien ridicule. Une discussion s'en- 




70 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



gage, discussion théologique, cela va sans dire, sur la question de 
la grâce : il ne s'agit plus du pouvoir prochain, ni de la grâce 
suffisante, mais de la grâce actuelle, celle qui fait agir. On dis- 
cute textes en main, on invoque l'autorité des Jésuites modernes, 
car les Pères de l'Eglise sont inconnus ou dédaignés du bon Père, 
celle de Dominicains comme le Père Lemoine, celle d'Aristote et 
celle de saint Augustin. C'est donc une œuvre à part : il suffit de 
la lire rapidement pour voir qu'elle est beaucoup plus travaillée 
que les autres, qu'elle a exigé des recherches nombreuses, des 
confrontations de textes, qui, jusque-là, n'avaient pas été néces- 
saires. Aux pamphlets théologiques vont succéder les pamphlets 
moraux. 

Et Arnauld, que devient-il au milieu de tout cela ? Il semble 
abandonné à son malheureux sort. Il a été justifié, innocenté, aux 
yeux du public ; on lui laisse le soin de répondre aux gens de sa 
robe, aux théologiens que dédaigne le pamphlétaire, et il n'y 
manque pas: il entasse écrits sur écrils, lettres sur lettres, disser- 
tations sur dissertations, en latin, en français ; les pages s'ajoutent 
aux pages. Il fait même ses petites Provinciales à lui tout seul ou 
du moins sans le secours de Pascal. Du 10 mars au 15 avril, il 
répand dans le public trois lettres imprimées en in-4°, puis une 
quatrième restée manuscrite pendant plus de cent ans, imprimée 
seulement en 1783 dans la collection de ses œuvres complètes, en 
43 volumes. Les première, deuxième et troisième Lettre apologé- 
tique de M, Arnauld, docteur de Sorbonne, sont tout à fait con- 
temporaines des Provinciales, leur format est le même, et il est 
plus que probable qu'elles furent imprimées par les mêmes 
presses : ce sont les mêmes caractères, les mêmes fleurons, les 
mêmes ornements. Le style alerte et vif de ces lettres rend très 
vraisemblable l'hypothèse de la collaboration du célèbre avocat 
Antoine le Maître. Arnauld atteignit son but : nous savons que 
ces lettres ouvrirent les yeux à l'évêque d'Alet, Pavillon, qui de- 
vint par la suite un des plus fermes soutiens de Port-Royal. 
La polémique d'Arnauld est indépendante de celle des Petites 
Lettres. Il semble ainsi qu'on se soit partagé la tâche : au docteur 
de confondre les théologiens, au laïque de dénoncer les machi- 
nations odieuses des vrais coupables. 

Encouragé par le succès, le laïque va continuer, et publier 
treize lettres contre ce qu'il dit être la morale des Jésuites. Il a 
un plan ; dans des magasins spéciaux, il a accumulé vivres et 
munitions : tout est prêt pour l'attaque. 



A. B. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Pro fémur à V Université de Paris. 



De l'invention psychique (suite). — Etude critique 
de la loi de l'association des idées. 

J'ai montré la loi de l'association dans son unité ; mais cette 
unité, je le prouverai, n'est qu'apparente. 

L'association des idées, ai-je dit, est la loi de la reproduction 
des idées ou images, ou, en général, des faits de conscience déjà 
parus dans la conscience. Mais, si Ton examine une suile de sou- 
venirs, on s'aperçoit que les uns.sont rappelés en tant que conti- 
gus, et les autres en tant qu'analogues à ceux qui les précèdent. 
11 y a donc, et c'est là ce que les psychologues anglais d'il y a 
un demi-siècle ont établi, deux lois d'association ; la loi d'associa- 
tion se dédouble, la loi d'association est une loi ambiguë, car, 
étant donné un premier terme dans la conscience, celui d'après 
sera son contigu ou son analogue ; et la théorie établie par les 
psychologues anglais ne dit pas dans quel cas l'état suivant sera 
le contigu, dans quel cas il sera l'analogue. C'est là un grave 
défaut: cette loi n'est pas une véritable loi, puisqu'elle laisse une 
alternative, une ambiguïté dans la succession qu'elle prétend 
régler. Je crois inutile de refaire au lableau la figure déjà tracée; 
je dois dire simplement, supposant que cette figure est dans les 
mémoires, qu'elle représente le cas de succession mentale le plus 
simple et le plus représentable. Le plus simple : voici ce que j'en* 
tends par là. Les faits qui se suivent dans la conscience s'appellent, 
d'après la notation adoptée, a ABCD. Mais il peut arriver que 
l'antécédent qui provoque la venue à la conscience de ABCD soit 
analogue à B et non pas à A. Pour qu'un mot revenu à la conscience 
rappelle un vers de poète français où il figure, il n'est pas néces- 
saire que ce mot ^oit identique ou analogue au premier mot du 
vers en question : il peut l'être à un autre mot. Le cas se présente 
souvent. D'autre part, les contigus, ainsi nommés à juste litre, ne 
sont pas toujours et nécessairement des successifs ; il y a, dans 
la conscience, de la simultanéité. Mais comment représenter la 
simultanéité ?Cela n'est pas facile. Si elle amène à sa suile quatre 




72 



KE VUE DES C0U11S ET CONFÉRENCES 



fails, il se peut que trois de ces fails (BGD) forment une sorte de 
bloc dans la conscience, au lieu de s'y présenter comme successifs. 
Il y a donc d'autres cas que le cas figuré, et celui que j'ai figuré 
n'est que le plus aisément représentable et le plus simple. 

Telle est la loi de l'association des idées dans ses grandes 
lignes et dans son unité, unité tout à fait décevante. 

Le concept d'association est un concept mal fait, ambigu, et il 
convient maintenant d'en faire la critique. Pour faire cette cri- 
tique, pour dissiper cette ambiguïté qui existe dans l'idée de 
l'association, il faut revenir quelque peu en arrière. 

L'association suppose des associés. Quels sont-ils ? Pour com- 
prendre le complexe, l'association, étudions les éléments du 
complexe, les associés. 

L'idée d'association implique la contiguïté dans le temps, la si- 
multanéité ou succession sans intervalle de ce qu'il convient d'ap- 
peler des termes de conscience, des états de conscience distincts. 
Les associés, ce sont des unités de conscience. Ces unités de 
conscience restent unes et distinctes dans l'association. Chacune 
reste elle-même, donc reste une, et distincte de toutes les autres. 
Bref, dans ce qu'on appelle une association, les associés restent 
à l'état d'individus. Cela est important à dire dès le début de 
cette critique, et voici pourquoi. La théorie de l'association des 
idées que je viens d'exposer, c'est la démonslration de cette loi 
de l'âme : deux faits qui se suivent spontanément dans la 
conscience sont ou analogues ou contigus l'un à l'autre. Mais il y 
a dans la psychologie anglaise autre chose : il y a la doctrine 
associationniste, qui explique les principes rationnels par des 
associations répétées dont les termes, à force d'être unis, ont 
fini par fusionner et former des touts homogènes ; cela est pré- 
senté comme une conséquence de la théorie proprement dite de 
l'association des idées. Il faut donc distinguer, au moins, deux 
moments dans le jeu de l'association des idées : un premier mo- 
ment, où les termes sont distincts ; un deuxième, où ils sont con- 
fondus. Mais sont-ce bien là deux moments d'un même fait, qui 
est l'association? Tout d'abord, quand les idées sont distinctes, 
on pose une loi de la conscience, puis on dit : une conséquence 
de l'association des idées, c'est que les idées distinctes fusion- 
nent. Dans l'intervalle, entre le groupement naturel et primilif 
des idées et cette conséquence ultérieure où les termes, d'abord 
distincts, ont fusionné, quelque chose s'est passé, la spécificité 
des lermes a peu à peu disparu pour aboutir à leur fusion. Ainsi 
nous devons considérer ce deuxième stade de l'association bien 
plutôt comme une conséquence ; le moment où les termes 




DE L'INVENTION PSYCHIQUE 



73 



sont confondus, ce n'est pas le moment où joue l'association des 
idées, c'est un moment de beaucoup ullérieur. J'insiste sur cepoint, 
pour dissiper tout de suite une des équivoques qui se trouvent 
dans la théorie de l'association. Lorsque les termes associés ont 
fusionné, il n'y a plus d'associés, donc plus d'association. L'asso- 
ciation est à l'origine, mais le résultat n'est pas une association. 
Les principes rationnels, tels que Passociationnisme les expli- 
que, ce sont, si l'on veut, des associations d'idées, en ce sens que 
l'association les a formés, mais on n'y voit plus l'association, 
puisqu'il n'y a plus là d'associés distincts. Remarquez, en second 
lieu, que l'association, au second sens du mot (sens que je cri- 
tique), ne peut avoir lieu qu'entre analogues. Il n'y a fusion 
qu'entre analogues, jamais entre contigus. Deux coups de ton- 
nerre, analogues malgré l'intervalle qui les sépare, peuvent 
fusionner dans le souvenir; mais l'éclair et le tonnerre, distincts, 
quoique très contigus dans la conscience, ne fusionneront jamais. 
La fusion est le résultat des associations de ressemblance qui se 
multiplient et deviennent habituelles. Lorsqu'il y a association 
de faits semblables, alors les différences entre les semblables 
rappelés ensemble sont peu à peu effacées, et il ne reste bientôt 
plus dans la conscience que leurs éléments identiques. Ces élé- 
ments identiques restés seuls se confondent, d'ailleurs, bientôt. 
C'est ainsi que se fait la fusion, passage de l'association (pre- 
mier sens du mot), aux associations (deuxième sens du mot). Au 
terme de ce travail, il y a des unités psychiques autres que les 
unités que l'on considère dans la théorie proprement dite de l'as- 
sociation. L'unité des deux coups de tonnerre, l'idée du tonnerre, 
en général, c'est une unité, mais une unité factice. 

Je ne vais pas m'attarder à montrer comment c'est une fusion 
analogue à celle que je viens de décrire qui produit les lois dans 
les esprits. Le même procédé, lorsqu'il s'applique à des couples de 
phénomènes qui vont toujours ensemble, donne des lois. C'est 
donc la fusion des semblables qui produit les genres et les lois, 
et c'est peut-être aussi cette fusion qui produit les principes ra- 
tionnels. Puisqu'il en est ainsi, puisqu'il n'y a fusion qu'entre 
analogues et non entre contigus, ceux-ci étant dissemblables, 
alors on peut essayer de prouver que l'association de ressem- 
blance est la clef de l'intelligence. C'est là une hypothèse que nous 
examinerons, lorsque nous ferons la psychologie spéciale de l'in- 
telligence. Pour le moment, nous étudions l'association des idées 
dans son premier état, dans ses premières manifestations, non 
dans ses conséquences. 

Les associés sont des unités de conscience, ou, pour parler un 




74 



REVUE DES COURS ET CONFERENCES 



langage plus usuel, des faits de conscience distincts. En quoi con- 
siste leur unité, leur distinction? Veuillez vous rappeler que la 
loi fondamentale de l'âme, c'est, la lof du changement qualitatif. 
Les éléments de la pluralité, simultanéité ou succession, ce sont 
toujours des qualités. Ces qualités ont une certaine intensité, une 
certaine durée, c'est-à-dire une certaine quantité. Gela les déter- 
mine, s'ajoute à elles, mais c'est l'accessoire. Tant que la qualité 
ne change pas, il y a un phénomène ; quand elle change, il y 
en a deux. Bref, la pluralité et l'altérité sont qualilatives, et rien 
d'autre. Rappelez-vous aussi que la répétition d'habitude, c'est 
la répétition après intervalle, après changement. Un fait a eu lieu, 
puis d'autres faits : voilà le changement. Puis le premier fait 
revient : nous avons le même après Vautre. Quand nous disons le 
même et l'autre, nous pensons toujours à la qualité. 

Maintenant, comment se fait-il qu'un fait qui revient dans la 
conscience soit estimé être le même que le premier fait? On dit 
que c'est le même; mais, en disant cela, on en distingue deux. 
On ne peut pas dire le même, sans penser qu'il est venu deux fois. 
Comment peut-on expliquer cette contradiction, cette identifica- 
tion et cette distinction dans le même moment? Voici com- 
ment. Lorsque le phénomène revient dans la conscience, son 
contexte phénoménal, si je puis m'exprimer ainsi, n'est pas le 
même qu'à sa première apparition. Le nouveau fait rappelle 
l'ancien, et nous nous disons : c'est le même que jadis ; mais Je 
fait nouveau est présent avec des connexes actuels et le fait 
passé est rappelé avec d'autres connexes. 

Il en est de même dans le cas très banal où Ton estime que 
plusieurs objets simultanés sont le même objet, mais en nombre, 
ce qui revient à reconnaître le propre qualitatif du premier aperçu 
dans le second, puis dans le troisième, etc. Si l'on compte des 
jetons de même couleur étalés sur un tapis, comment les distin- 
gue-t-on? C'est parce qu'ils ont des milieux distincts, parce qu'un 
intervalle, parce que de l'autre les sépare. Au contraire, si deux 
gouttes d'eau d'abord distinctes pour cette raison se rejoignent, 
elles fusionnent, et dès lors, il n'y en a plus qu'une. 

Ainsi la conscience discrimine les faits analogues; et, à plus 
forte raison, les faits différents. Mais comment peut-elle distinguer 
discriminer, sans réfléchir, c'est-à-dire sans arrêter son propre 
cours? A cela je répondrai que la conscience ne fait pas profondé- 
ment celte discrimination. Elle n'atteint pas, elle ne poursuit 
même pas ses éléments irréductibles, ses atomes. Incontestable- 
ment, les états de conscience proclamés uns sont intérieurement 
multiples, et, néanmoins, ils sont déclarés uns, parce qu'un de 




DE L'INVENTION PSYCHIQUE 



75 



leurs éléments est ou paraît dominant. Aucune unité n'est défini- 
tive dans la conscience. L'unité d'une forêt disparaît, si l'on s'ap- 
proche de sa lisière, et l'unité d'un arbre, si on le voit de près; 
de même pour toutes les unités de la conscience. Nous jugeons 
de l'unité de conscience d'après la qualité dominante. De plus, 
la conscience discrimine à mesure de son devenir, sans s'attarder 
à mieux faire qu'elle ne fait spontanément. Chaque état de con- 
science, distingué de ses antécédents et de ses simultanés, est 
un par cela même. Toute conscience discrimine constamment, et, 
en cela, elle est déjà en quelque mesure une intelligence. J'ajoute 
qu'un très léger effort est probablement nécessaire pour discrimi- 
ner, et c'est pour celte raison surtout que l'âme est toujours effort. 

Ces remarques permettent de réfuter une objection faite à 
toutes les théories de l'association. L'aesociation, a-t-on dit, 
supposerait un atomisme psychologique. Mais ces atomes psy- 
chiques, si je me suis bien fait comprendre, ne sont pas antérieurs 
à la discrimination. L'unité psychique n'est pas un objet que la 
conscience trouve en elle et constate : l'atome psychique résulte 
et date de la discrimination. L'unité est, sans doute, suggérée 
parla qualité; mais il n'y a là qu'une indication fournie à la 
conscience, et cette unité, dans la suite, pourra être divisée en 
parties, dont chacune sera une unité ou réunie à d'autres unités. 
Il n'y a pas, en d'autres termes, d'atomes psychiques donnés à 
la conscience : l'âme fait ses unités, les atomes psychiques sont 
les résultats de l'activité psychique. Unifier et séparer, compter 
des unités, dissocier et associer des unités, c'est là une des 
activités de la conscience, et cette activité, c'est le premier essai 
de l'intelligence. Les atomes psychiques ne sont pas chimériques, 
par cela même qu'ils sont toujours provisoires et révisables. 

Telle est la conception de l'unité de conscience, qui est préalable 
à toute théorie intelligible et cohérente de l'association des idées. 

Sachant ce que c'est qu'une unité de conscience, nous compren- 
drons maintenant, sans trop de peine, qu'il peut y avoir deux 
sortes d'associations d'idées. Voici la première : une première 
expérience nous donne des termes simultanés ou successifs (ce 
second cas sera considéré de préférence pour les raisons que 
j'ai dites), que nous distinguons facilement d'après l'homogénéité 
qualitative de chacun d'eux et d'après l'opposition qualitative 
qu'ils présentent pris deux à deux. Les termes distingués dans 
cette première expérience sont des individus de conscience. 
Plus tard, une deuxième expérience nous représente la même 
série de termes. Nous la reconnaissons et nous distinguons les 
termes comme la première fois. Cette répétition peut être de 




76 



HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



hasard ou d'habitude ; si c'est une répétition d^habitude, c'est 
un souvenir ou une réminiscence ; c'est aussi une association de 
contiguïté. Lorsque les termes ABCD sont dans la conscience 
pour la seconde fois, nous avons une seconde expérience de ces 
termes, et nous pouvons dire qu'ils s'amènent les uns les autres, 
parce que chacun entraîne son contigu. Mais quand a lieu l'as- 
sociation? Est-ce lors de la répétition ? Nullement. Elle a lieu lors 
de la première expérience. L'association établie alors entre 
ABCD est répétée aujourd'hui, puisque les termes anciens re- 
viennent dans leur ordre ancien. Ce qui a lieu, c'est une répéti- 
tion. Le premier acle, l'acte répété dans le second, se composait 
-de qualre termes successifs, ABCD. Quand je me rappelle tout un 
vers d'un poète à la suite du premier mot, il y a là un sou- 
venir, un seul; car l'association de ces mots a été faite la pre- 
mière fois que j'ai lu ou entendu le vers. 

Voici une succession: a ABCD ô. Après D, nous supposons 
qu'il y a autre chose que EFG, c'est-à-dire autre chose que les 
-conséquents naturels de D. C'est un fragment du passé, ABCD, 
qui revient fragment, limité par ce qu'il y a avant et après, par 
a et 8. Ce souvenir peut être court ou long, réduit à AB, prolongé 
par EFGH : ce n'en est pas moins un souvenir. Dans les trois 
cas, un souvenir a lieu, au cours duquel nous dissocions les 
éléments qui le constituaient à sa première apparition ; nous 
nous répétons ce qui était autrefois dans la conscience ; mainte- 
nant que cela est de nouveau dans la conscience, nous remar- 
quons que nous distinguons les éléments, et nous appelons 
cela associer! Mais il n'y a là rien d'original; il n'y a là 
qu'une répétition d'habitude. Les termes sont distincts ? mais ils 
Tétaient déjà; ils sont associés ? mais ils sont associés une se- 
conde fois, parce qu'ils ont été déjà associés une première fois. 
Je me demande donc à quel titre on appelle ce phénomène 
association d'idées. Il n'y a pas là un fait d'association, si ce que 
l'on dit associé l'a déjà été. C'est un morceau du passé qui 
revient. Ainsi on peut soutenir que cette association n'en est pas 
une. Au contraire, quand deux éléments distincts, séparés dans 
le passé, non contigus, se reproduisent successifs, quand a ramène 
A, quand D amène 8, il y a association, parce que c'est la première 
fois que ces termes s'associent. Ainsi les deux associations, as- 
sociation de ressemblance et association de contiguïté, n'ont de 
commun que le nom, et l'association de contiguïté ne mérite 
guère son nom d'association; car, si l'on y regarde de près, elle 
apparaît bien plutôt comme une discrimination, c'est-à-dire 



comme une sorte de dissociation. 



V. H. 




L'intervention de Napoléon en Espagne- 



cours de M. G. DESDEVISES DO DEZERT, 

Professeur à l'Université de Clermont-Femand. 



Le procès de l'Escorial. — La cour et la nation espagnoles 

en 1808. 

« Je hais les Anglais autant que vous, avait dit le czar à 
Napoléon sur le radeau de Tilsitt. 

— Alors, la paix est faite, » avait répondu Napoléon. 

Et la paix avait été signée le 7 juillet 1807. Napoléon était 
empereur des Français et roi d'Italie, son frère Jérôme était roi 
de Westphalie, son frère Louis roi de Hollande, son frère Joseph 
roi de Naples ; le roi de Saxe, son allié, était grand-duc de Varso- 
vie. L'Autriche et la Prusse semblaient écrasées. L'Espagne était 
depuis longtemps vassale. 

L'empereur était au comble de la gloire et l'Empire au comble 
de la puissance. Un seul ennemi, l'Angleterre, irréductible, 
mais impuissante, et tout le continent pacifié. La paix générale, 
troublée dès le mois de septembre 1805, était rétablie après une 
série de victoires telles que l'histoire n'en offrait pas d'exemples. 

Napoléon était à un tournant de son histoire; la liberté, qui ne 
nous apparaît qu'à de rares moments de notre destinée, s'offrait 
à lui. De ce qu'il allait faire dépendait l'avenir du monde. 

Nous, qui savons tout ce qui s'est passé par la suite, nous 
savons ce que Napoléon aurait dû faire : donner la paix à l'Europe, 
développer la richesse de ses Etats, préparer sans, relâche la 
reprise des hostilités maritimes, reprendre l'idée de Boulogne et 
aller chercher l'Anglais jusque chez lui. Il parait en avoir eu, un 
moment, l'idée. Arrivé à Saint-Cloud le 27 juillet, il reçut les 
hommages de sa famille et des grands corps de l'Etat, et tint le 
langage le plus raisonnable : 

« Voilà la paix continentale assurée : quant à la paix maritime, 
« nous l'obtiendrons bientôt parle concours volontaire ou imposé 
« de toutes les puissances continentales. J'ai lieu de croire 
« solide l'alliance que je viens de contracter avec la Russie. Il me 
« suffirait d'une alliance moins puissante pour contenir l'Europe v 



Digitized by 



78 



REVUE DES COURS ET CONFERENCES 



« pour enlever toute ressource à l'Angleterre. Avec celle de la 
« Russie, que la victoire m'a donnée, que la politique me conser- 
« vera, je viendrai à bout de toutes les résistances. Jouissons 
« de notre grandeur et faisons-nous maintenant commerçants et 
« manufacturiers. » 

Et s'adressant particulièrement aux ministres : « J'ai assez 
« fait le métier dégénérai, je vais reprendre avec vous celui de 
« premier ministre et recommencer mes grandes revues d'affai- 
« res, qu'il est temps de faire succéder à mes grandes revues 
« d'armes. » (Thiers, VIII, p. 8.) 

Mais Napoléon avait le tort immense d'être pressé. Son empire 
s'était bâti comme un palais de nuages en un jour d'été. A le voir 
si vite monter dans le ciel, Napoléon avait perdu le sens du réel 
et du possible. La gloire l'aveuglait et le sentiment de sa force lui 
<Hait du cœur ses dernières sagesses et ses derniers scrupules. 

Sous l'empereur sévère qu'il avait été jusque-là s'éveillait le 
tyran, le sultan implacable, sans autre foi que la fortune, sans 
autre loi que son caprice. Le duc de La Rochefoucauld, qui le vit 
alors, dit de l'empereur : « Son profil rappelait les portraits des 
« plus mauvais Césars ». L'admiration se taisait devant lui pour 
faire place à la terreur. 

Il avait fait de grandes choses, il rêva d'en faire de colossales. 
A lui la France, l'Espagne et l'Italie; à lui l'Allemagne morcelée et 
impuissante, zone de combat en avant de ses frontières ; à lui 
la mer ; h lui les Indes, les mines d'or et d'argent, les épices, les 
bois précieux ; au czar il laissera l'Asie... provisoirement ; à 
l'Angleterre rien. C'est l'horrible chimère de l'empire universel 
qui lui tend la main et qui va lentraîner au gouffre. — Et savez- 
vous à qui revient la responsabilité de l'effroyable aventure que 
l'on va courir ?... Non pas tant au César ébloui qu'à la France 
servile, à ce pays qui a suivi le maître là où la justice et l'honneur 
défendaient de le suivre, à la France qui avait vendu son âme à 
Napoléon. 

L'empereur avait imaginé contre l'Angleterre une véritable 
machine infernale : le blocus continental. Ne pouvant aller atta- 
quer l'Angleterre chez elle, il lui fermait l'Europe pour la faire 
périr d'apoplexie ; ne pouvant l'étrangler, il la murait. 

Le Portugal vivait depuis 1703 dans la mouvance de l'Angle- 
terre, qui lui avait garanti l'indépendance. Il lui vendait ses vins 
et lui achetait tous les objets manufacturés dont il avait besoin. 
Lisbonne, port neutre, voyait affluer devant ses quais les navires 
de toutes les nations et était devenue l'entrepôt du commerce de 
l'Angleterre avec l'Europe. La reine de Portugal était folle. 




NAPOLÉON KN ESPAGNE 



79 



Le prince régent Joâo, semi-imbécile, partageait son tempsentre 
la dévotion et le repos. Allongé dans son fauteuil, les mains dans 
ses poches, les yeux baissés, il restait de longues heures sans dire 
uoe parole, sans faire un mouvement. Sa femme, Carlotta Joa- 
quina, infante d'Espagne, vivait à i'andalouse dans un coin du 
palais, au milieu de guitaristes et de danseuses, toujours en 
fjête et en joie. — Un historien national, Oliveirgt Martins, a 
admirablement peint cette décrépitude et cette moisissure. 

Le prince-régent n'avait qu'un axiome : maintenir à tout prix 
l'alliance anglaise. 

C'était justement de dénoncer cette alliance que Napoléon lui 
faisait une loi. 

M. de Lima, ambassadeur de Portugal à Paris, reçut l'ordre 
d'annoncer à sa cour la volonté de l'empereur. — Le duc de Frias, 
ambassadeur extraordinaire d'Espagne, M. de Masserano, ambas- 
sadeur ordinaire, et M. Yzquierdo, agent d'affaires du prince de la 
Paix, furent chargés d'avertir la cour d'Espagne de se préparer 
à envahir le Portugal, s'il refusait d'obéir à l'ultimatum de l'em- 
pereur des Français. 

Le général Junot reçut l'ordre de se rendre à Bayonne et d'y 
prendre le commandement d'un corps de 25.000 hommes, destiné 
à opérer éventuellement contre le Portugal. 

Le Portugal ayant refusé d'adhérer au blocus continental, 
Napoléon ordonna à Junot de franchir la frontière espagnole 
(12 octobre 1807), et écrivit en même temps à la cour d'Espsgne 
pour lui faire connaître ses intentions : — Le royaume d'Etrurie, 
cette difformité de la Péninsule italienne, serait supprimé. Le 
Portugal serait conquis à frais communs par la France et l'Espa- 
gne. On en ferait trois parts : une serait donnée à la reine d'Etru- 
rie sous le nom de Lusitanie septentrionale, avec Porto comme 
capitale. Godoy aurait les Algarves avec le titre de prince, Napo- 
léon occuperait le centre jusqu'à la paix, et Charles IV prendrait 
le titre d'empereur des Amériques (Traité de Fontainebleau, 23- 
27 octobre 1807). 

Napoléon se tenait pour si assuré du consentement du roi d'Es- 
pagne à tous ces arrangements, qu'il fit signifier, le 23 novembre, 
à la reine d'Etrurie par son ambassadeur, M. d'Aubusson, que son 
royaume avait cessé d'exister. La reine quitta Florence le 1 er dé- 
cembre et se rendit à Milan, d'où elle passa en Espagne pour y 
attendre les événements. 

Junot franchit la frontière le 17 octobre 1807. 

Le 12 novembre, il était à Salamanque. 

Le 19, il entrait en Portugal par Alcantara. Ses troupes, formées 




80 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

de recrues, eurent une peine extrême à avancer à travers les 
rochers et les ravins qui rendent le Portugal presque inabordable 
de ce côté. Cependant on marcha. Le 24 novembre, Junot était à 
Abrantès. 

Il écrivit au prince régent : « Je serai dans quatre jours à Lis- 
« bonne. Mes soldats sont désolés de n'avoir pas encore tiré un 
« coup de fusil ; ne les y forcez pas. Je crois que vous auriez tort. » 

Le 27, le prince-régent s'embarquait nuitamment avec toute sa 
famille pour le Brésil. 

Le 30, Junot entrait à Lisbonne à la tête des cadres de ses qua- 
tre bataillons d'élite. Son armée présentait l'aspect pitoyable 
d'une bande de loqueteux et de fiévreux, armés de fusils rouillés, 
et munis de cartouches mouillées. 

Mais ces soldats déguenillés se sentaient fils de la Grande Armée 
et regardaient de haut les bourgeois de Lisbonne. 

Avec ce peu de forces, Junot courut à Belem et fît tirer le canon, 
par les canonniers du prince-régent, sur les derniers bâtiments 
de la flotte royale qui, restés en arrière, cherchaient à joindre le 
convoi. Il les força à rentrer au port. Il mit garnison dans les bat- 
teries fermées des deux rives du Tage et rentra fièrement en ville > 
escorté par 30 cavaliers portugais. 

Napoléon, qui avait fait la guerre à des peuples soumis depuis 
longtemps à la centralisation administrative, crut le Portugal 
conquis parce qu'il en tenait la capitale. 

Sous prétexte d'envoyer des renforts à Junot, il expédiait sans- 
cesse de nouvelles troupes en Espagne. 

Le 13 novembre 1807, Dupont entra en Espagne avec 14.000 
hommes. Au mois de janvier 1808, il établit son quartier général 
à Valladolid; les habitants passèrent l'hiver à regarder les 
Français apprendre l'exercice. 

Le 9 janvier, Moncey passa la frontière avec 25.000 hommes. 

Au mois de février, Duhesme pénétra en Catalogne et occupa 
bon gré, mal gré, Figuières, Barcelone, la citadelle de Barce- 
lone et le Montjouich. 

Le général d'Armagnac occupa la citadelle de Pampelune. 

Les arsenaux espagnols tombés au pouvoir des Français furent 
aussitôt mis en œuvre avec une activité inouïe. 

En mars 1808, le prince Murât, beau-frère de l'empereur, vint 
prendre le commandement des armées françaises en Espagne. Le 
13, il était à Burgos; le 19, il était à dix lieues de Madrid. 

Que faisait donc pendant ce temps le roi d'Espagne? Quel vent 
de folie avait passé sur cette cour, qui livrait sans combat ses 
forteresses à l'homme le plus ambitieux que la terre ait jamais vu?* 



Digitized by 



NAPOLÉON EN ESPAGNE 



81 



La famille royale étalait à tous les yeux ses discordes et ses 
hontes. 

La cour était partagée en deux factions, prêtes à se déchirer. 

D'un côté, les partisans de Godoy et des vieux rois (los reye$ 
viejos^ los reyes padres). 

De l'autre, les partisans du prince des Asturies. 

Ferdinand avait alors 24 ans. Médiocrement intelligent, il avait 
été élevé par un sot vaniteux, le chanoine Escoïquiz ; l'étiquette 
et la monotonie de la vie de cour avaient achevé d'étioler son 
intelligence. Il ne valait guère mieux au moral ; il était à peu 
près aussi dépourvu de cœur que d'esprit. C'était un pauvre être, 
lâche et sournois, aussi incapable d'une idée haute que d'un sen- 
timent généreux. 

Il jalousait et haïssait Godoy, qui aurait voulu lui faire épouser 
une sœur de la princesse de la Paix, et qui, n'ayant pu le gagner, 
songeait peut-être à l'écarter du trône. 

Aux yeux des Espagnols, Ferdinand, victime de Godoy, devint 
un héros. Puisque Godoy était son ennemi, c'est que le prince 
était vertueux, c'est que le prince était bon Espagnol. Godoy in- 
carnant en lui l'immoralité et la trahison, Ferdinand devint pour 
tous la personnification de l'honneur et du patriotisme. L'imagi- 
nation populaire, que rien n'éclairait, travailla sur ce Ihème sé- 
duisant et se fit du prince nue idée merveilleuse et fantastique. 

Ferdinand vivait à l'écart, très surveillé, séparé de tous ceux 
qui lui avaient témoigné quelque intérêt. Il était veuf depuis 1806, 
sans enfants, et songeait à se remarier. 

Au mois de mars 1807, le chanoine Escoïquiz entama, sur sa 
demande, des négociations secrètes avec M. de Beauharnais, 
ambassadeur de France, en vue d'obtenir pour le prince la main 
d'une princesse de la famille impériale. 

Le li octobre 1807, Ferdinand adressait une longue lettre à 
l'empereur des Français. Il se plaignait des ennuis de sa situa- 
tion, des intrigues qui lui avaient aliéné l'esprit du roi. Il priait 
Napoléon de le marier à une princesse de son sang, et d'aplanir 
tous les obstacles qui pourraient se présenter (Lettre publiée au 
Moniteur de V Empire, le 5 février 1810). 

Avant même que l'empereur eût reçu cette lettre, le secret de 
Ferdinand était découvert. 

Avertie par une de ses dames, la reine avait fait saisir tous les 
papiers du prince (28 octobre). 

Le 29, à 6 h. 1/2 du soir, les ministres etD. Arias Mon y Velarde, 
gouverneur par intérim du royal Conseil de Castille, se réunirent 
dans la chambre du roi et procédèrent à l'interrogatoire du 




Digitized by 




82 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



prince des Asturies ; après quoi le roi, accompagné de ses minis- 
tres et escorté de sa garde, reconduisit le prince jusqu'à son 
appartement. Il dut rendre son épée et des sentinelles furent 
placées à toutes les portes de sortie. Tous ses serviteurs furent 
aussi décrétés d'accusation. 

Dans le premier mouvement de sa colère, Charles IV annonça à 
ses sujets que son fils avait voulu le détrôner : « Ma vie, tant de 
« fois menacée, était devenue à charge à mon successeur, qui, 
« préoccupé, aveuglé et abjurant tous les principes de la foi 
<( chrétienne, était entré dans un complot pour me détrôner. » 

Il écrivit aussi à Napoléon pour lui demander conseil en un cas 
si grave: « Monsieur mon frère, dans le moment où je ne m'oc- 
« cupais que des moyens de coopérer à la destruction de notre 
« ennemi commun, quand je croyais que tous les complots de la 
« ci-devant reine de Naples avaient été ensevelis avec sa fille 
« (la femme du prince des Asturies), je vois avec une horreur qui 
« me fait frémir que l'esprit d'intrigue a pénétré jusque dans le 
« sein de mon palais. Hélas! mon cœur saigne en faisant le récit 
« d'un attentat si affreux. Mon fils aîné, l'héritier présomptif de 
« mon trône, avait formé le complot horrible de me détrôner. Il 
« s'était porté jusqu'à l'excès d'attenter contre la vie de sa mère. 
« Un attentat si affreux doit être puni avec la rigueur la plus 
« exemplaire des lois. La loi qui l'appelait à la succession doit 
« être révoquée ; un de ses frères sera plus digne de le remplacer 
« et dans mon cœur et sur le trône. Je suis, en ce moment, à la 
« recherche de ses complices, pour approfondir ce plan de la plus 
« noire scélératesse, et je ne veux pas perdre un seul moment 
« pour en instruire V. M. I. et R. en la priant de m'aider de ses 
« lumières et de ses conseils... A Saint-Laurent, le 29 octobre 
« 1807. » 

Les papiers trouvés chez l'infant ne contenaient guère que trois 
pièces compromettantes : 

1° Une nomination du duc de l'Infantado comme capitaine 
général de Castille-Nouvelle avec la date en blanc. 

2o Un mémoire (d'Escoïquiz) sans signature, rédigé le 18 mars 
1807 à Talavera. Ce mémoire en 12 feuillets résumait l'histoire du 
prince de la Paix, l'accusait des délits les plus graves et lui prétait 
l'horrible projet de vouloir s'emparer du trône en assassinant la 
famille royale. Ferdinand s'y plaignait d'avoir été éloigné de son 
père, qu'on ne lui permît ni d'aller à la chasse avec lui, ni d'assister 
au Conseil. On proposait de donner au prince pleins pouvoirs 
pour arrêter le favori et le faire enfermer dans un château. On 
demandait encore la confiscation d'une partie de ses biens, l'ar- 




4 

NAPOLÉON EN ESPAGNE 



83 



restation de ses domestiques, de Josefa Tudo et d'autres per- 
sonnes. — On indiquait comme moyen préventif l'organisation 
d'une battue au Pardo ou à la Casa de Campo, où le prince des 
Asturies pourrait expliquer au roi la justice de ses plaintes et 
faire entendre des témoins. — Le prince suppliait son père de le 
garder auprès de lui dans les premiers moments qui suivraient 
l'arrestation du prince, pour éviter que la première explosion des 
regrets de la reine n'altérât les décisions de S. M. — Ferdinand 
priait son père de lui garder le secret, dans le cas où il jugerait à 
propos de ne pas donner suite à cette affaire. 

3° Un mémoire en cinq feuillets, où Escoïquiz, sous le nom d'un 
moine, indiquait à Ferdinand le moyen d'arriver à obtenir la 
main d'une princesse française. Il lui conseillait d'invoquer pre- 
mièrement l'assistance de la Vierge et de se mettre sous sa 
protection. Le prince s'adresserait à sa mère et chercherait à la 
gagner à ses projets et à la détacher de Godoy, dont il lui repré- 
senterait les déportements. 

Les pièces saisies ne faisaient pas mention de la lettre écrite, le 
11 octobre, à Napoléon. Ce fut Ferdinand lui-même qui en avoua 
l'existence au ministre de grâce et justice, marquis Caballero, le 
30 octobre, dans une entrevue sollicitée par lui. 

M.Thiers juge que rien de tout cela n'était bien compromettant; 
un historien espagnol, Toreno, n'est pas loin d'y voir un crime 
de lèse-majesté : « Le décret expédié en faveur de Tïnfantado eût 
« amené en d'autres temps la perte de tous les individus com- 
« promis dans l'affaire; les excuses alléguées auraient été tenues 
« pour nulles, et la crainte d'une mort prochaine de Charles IV, 
« les allusions aux desseins ambitieux du favori auraient été plu- 
« tôt considérées comme des indices aggravants qu'admises 
« comme des circonstances atténuantes. De pareilles précautions 
« prélent, même entre particuliers, à des interprétations dou- 
« teuses; dans les cours, ce sont des crimes d'Etat, quand elles 
« n'aboutissent pas à leur complète exécution. Avec plus de rai- 
« son encore, on aurait considéré comme telle la lettre à Napo- 
« léon. . où un prince, un prince espagnol, à l'insu de son père 
« et légitime souverain, écrivant à un souverain étranger, lui 
« demandait son appui, la main d'une princesse de sa famille et 
« s'obligeait à ne jamais se marier sans sa permission » (Toreno, 



Cette lettre, qui aurait dû perdre le prince, te sauva. Quand on 
sut que Napoléon se trouvait mêlé à celte affaire, chacun trembla, 
et Godoy accourut à TEscorial pour arrêter tout. Il vit Charles IV 
et la reine, s'offrit comme médiateur entre eux. et son fils, et 



I, p. 16.). 




84 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



passa de là chez le prince. Il avait préparé les brouillons de deux 
lettres. Tune au roi, l'autre à la reine. Il les présenta à Ferdinand, 
qui les recopia docilement. « Sire et mon père, je me suis rendu 
« coupable, en manquant à V. M. ; j'ai manqué à mon père et à 
« mon roi. Mais je m'en repens, et je promets à V. M. la plus 
« humble obéissance. Je ne devais rien faire sans le consentement 
« de V. M. ; mais j'ai été surpris. J'ai dénoncé les coupables 
« et je prie V. M. de me pardonner et de permettre de baiser 
« vos pieds à votre fils reconnaissant. » (5 novembre 1807). 

« Madame et ma mère, je me repens bien de la grande faute 
« que j'ai commise contre le roi et contre vous, mes père et mère. 
« Aussi, je vous en demande pardon avec la plus grande sou- 
« mission, ainsi que de mon opiniâtreté à vous nier la vérité 
« Vautre soir d (5 novembre). 

Ces lettres dégradantes parurent tout au long dans la Gazette 
de Madrid, avec le pardon royal. 

« La voix de la nature désarme le bras de la vengeance, et, 
« lorsque l'inadvertance réclame la pitié, un père tendre ne peut 
« s'y refuser. Mon fils a déjà déclaré les auteurs du plan horrible 
« que lui avaient fait concevoir les malveillants. Il a tout démon- 
ce tré en forme et en droit, et tout est constaté avec l'exactitude 
« requise par la loi pour de telles preuves. Son repentir et son 
« étonnement lui ont dicté les remontrances qu'il m'a adressées. 
« En conséquence des lettres qu'on vient de lire, et à la prière 
« de notre épouse bien-aimée, je pardonne à mon fils, et il ren- 
« trera dans ma bonne grâce, dès que sa conduite me donnera 
« des preuves d'un véritable amendement. » Le grotesque bon- 
homme qu'était le roi vit là une mauvaise affaire terminée, une 
nouvelle preuve de l'affection de son cher Manuel, et partit pour 
la chasse. 

Comme toujours, ce furent les comparses qui payèrent pour le 
principal coupable. 

Le 6 novembre, le roi nomma une commission composée de 
D. Arias Mon y Velarde, D. Sébastien de Torrès et D. Domingo 
Campomanes du Conseil de Castil'e, avec D. Benito Arias 
Prada, alcalde de cour, comme secrétaire. 

Le marquis Cabaliero fixa lui-même la procédure et interdit aux 
juges de mettre en avant l'ambassadeur français ou l'empereur. 

L'enquête terminée, la cause fut remise au fiscal D. Simon de 
Viegas, et huit membres du Conseil furent adjoints aux trois 
commissaires enquêteurs pour prononcer la sentence. — Viegas 
demanda l'application des peines portées par les lois de Partida 
contre les traîtres, Escoïquiz et Infantado, et requit différentes 




NAPOLÉON EN ESPAGNE 



85 



peines contre le comte d'Orgaz, le marquis d'Ayerbe et différents 
autres individus de l'entourage du prince, sur le conseil du 
vieux D. Eugenio Caballero. 

Les juges considérèrent qu'il était inique de châtier les com- 
plices, quand l'auteur principal du délit était en liberté. Ils 
pensèrent aussi que le prince des Asturies serait roi un jour. 
Ils acquittèrent purement et simplement tous les accusés (25 jan- 
vier 1808). Le roi, furieux du dénouement donné à l'affaire, 
interna Escoïquiz et les ducs de S. Carlos et de l'Infantado dans 
un couvent et dans des forteresses. 

Cet orage domestique s'était donc dissipé ; mais la haine de 
Ferdinand contre Godoy s'était accrue de toutes les humiliations 
auxquelles le prince avait dû se soumettre. Charles IV et la reine 
avaient perdu toute confiance en leur fils. La nation en voulait 
au favori d'avoir cherché à déconsidérer l'héritier de la cou- 
ronne, et Napoléon, appelé par les princes d'Espagne eux-mêmes 
à s'occuper de leurs affaires domestiques, perdait à les voir de 
près le peu de considération qu'il pouvait avoir gardée jusque-là. 

Napoléon commençait à être hanté de l'idée de détrôner les 
Bourbons d'Espagne. Il lui semblait qu'en remplaçant des princes 
aussi misérables par un de ses frères, il s'assurerait l'appui 
efficace d'une Espagne régénérée et mériterait du même coup la 
reconnaissance de la nation. Cependant cette idée tentatrice, il 
ne l'accepta pas tout d'abord. Il eut comme le pressentiment 
d'une guerre nationale possible. Il envoya en Espagne son cham- 
bellan, M. de Tournon, homme de grand bon sens et d'esprit fin, 
avec ordre de le renseigner sur la situation, et, le 16 novembre, 
il partit lui-même pour l'Italie. 

C'était un répit que la cour d'Espagne essaya de mettre à profit. 

Godoy eût voulu fuir, abandonner l'Espagne à Napoléon et 
se réfugier avec le roi et la reine au Mexique, où Charles IV eût 
continué à régner comme empereur des Amériques. 

Cette idée était une idée de poltron ; mais elle aurait certaine- 
ment sauvé Godoy, jusqu'à la mort du roi. 

La reine y eût volontiers donné les mains. 

Le roi, goutteux et casanier, s'effrayait d'un si long voyage, 
du changement de climat et d'habitudes, et ne pouvait se rési- 
gner à laisser ses maisons de campagne, ni ses chasses. 

Il préféra se jeter dans les bras « de son magnanime ami, l'em- 
« pereur Napoléon », et, reprenant pour son compte le projet 
d'alliance, ébauché par le prince des Asturies, il écrivit à Napo- 
léon une lettre affectueuse et confiante, où il lui demandait la 
main d'une princesse de la maison impériale pour Ferdinand. 




86 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Napoléon était à Mantoue, quand il reçut la lettre du roi. 11 
offrit à son frère Lucien de marier sa fille (âgée de 12 ans) au 
prince des Asturies. Il répondit à Charles IV, qu'absorbé par les 
affaires d'Italie, il ne pouvait lui donner pour l'instant une 
réponse définitive. Il la promit à son retour en France, mais se 
refusa à la publication du traité de Fontainebleau et activa 
l'entrée de ses troupes en Espagne. Comme on sait, d'autre part, 
qu'il reçut très froidement la reine d'Etrurie, et qu'il proposa la 
couronne de Portugal à Lucien, on peut affirmer qu'il ne pensait 
déjà plus s'en tenir au traité de Fontainebleau. 

Napoléon rentra à Paris le 1 er janvier 1808 et recommença à 
s'occuper de l'Espagne. 

Il hésitait entre trois projets : 

1° Accorder une princesse de sa maison à Ferdinand, donner le 
Portugal à l'Espagne et attendre tout de la reconnaissance du 
prince et de la nation : c'eût été le meilleur parti, — Napoléon 
l'a reconnu (à Sainte^Hélène), — mais il lui apparaissait comme 
une duperie ; 

2° Donner la princesse et le Portugal, mais demander la ligne 
de TEbre ou garder le Portugal en demandant un passage : 
c'était abandonner l'Espagne à elle-même et l'observer du haut 
des remparts de Barcelone, de Saragosse et de Pampelune. — 
C'était la solution préconisée par Talleyrand. 

Thiers trouve que c'était la plus mauvaise (VIII, p. 388). Il 
a raison, parce que cette solution eut entraîné la guerre et 
que, mal pour mal, mieux valait avoir la guerre pour le tout que 
pour la partie. 

Toreno émet cette singulière idée que la proposition eût mérité 
d'être sérieusement discutée, si elle eût été faite de bonne foi. 

3o Ne rien demander à l'Espagne, mais renverser les Bour- 
bons. — C'était avantageux à la France, ce l'eût peut-être été à 
l'Espagne ; — c'était jeter un défi à la nation et inquiéter tous les 
souverains de l'Europe. C'est la solution à laquelle Napoléon 
finit par arriver, après s'être arrêté d'abord à la seconde. 

La fille de Lucien, mandée à Paris, auprès de Madame mère, ne 
s'habitua pas aux Tuileries, écrivit des lettres trop franches à son 
père et à ses frères. Les lettres furent décachetées, lues par Napo- 
léon devant toute la famille, et la petite bavarde fut renvoyée en 
Italie. Il n'y avait plus de princesse impériale à donner à 
Ferdinand. 

Charles IV hâta lui-même la solution par une démarche mala- 
droite. Il écrivit, le 5 février, à Napoléon pour lui demander une 
réponse catégorique. II lui rappelait candidement les sacrifices 




NAPOLÉON EN ESPAGNE 



87 



qu'il avait faits, le don de sa flotte, l'envoi d'un corps d'armée 
sur la Baltique, il s'adressait àPhonneur et au cœur de Napoléon. 
Il semblait au vieux brave homme que sa lettre eût touché des 
pierres et que l'empereur des Français ne pouvait y être insen- 
sible. 

Cette lettre apprit à Napoléon dans quelles terreurs vivait 
déjà la cour d'Espagne et lui inspira l'idée de les exagérer encore 
pour la déterminer à fuir. 

Son premier soin fut de s'entendre avec la Russie. Il lui aban- 
donna la Finlande et consentit à discuter le partage de l'Empire 
turc. 

Rassuré du côté de Saint-Pétersbourg, il démasqua tout à coup 
ses batteries. 

Le 20 février, Murât était expédié en poste à l'armée d'Espagne 
pour en prendre le commandement en chef. 

Le 24, le chargé d'affaires de Godoy, à Paris, Yzquierdo, était 
renvoyé brusquement à Madrid. 

Le 25, Napoléon écrivait à Charles IV un billet fort sec où il 
se plaignait que, dans sa dernière lettre du 5 février, Charles IV 
ne parlât plus du mariage de son fils avec une princesse fran- 
çaise. 

Toutes ces nouvelles, se succédant coup sur coup, devaient, 
dans la pensée de Napoléon, porter la terreur dans l'âme de 
Charles IV, de la reine et de Godoy, et les déterminer à fuir en 
Amérique. 

Il pensait que, si quelque soulèvement avait lieu, ce serait 
encore un excelent prétexte pour justifier son intervention et la 
chute de la dynastie. 

Enfin, il songeait même, après avoir discrédité Charles IV par 
la fuite, à le faire arrêter à Cadix pour l'empêcher d'aller régner 
aux Indes (dépêche du 21 février à l'amiral Rosily ; Thiers, VIII, 
page 473). 

Là, il eût certainement échoué ; car Charles IV, fuyant les 
Français, ne serait certainement pas allé s'embarquer à Cadix, 
quand il avait Valence, Alicante, Alméria, Malaga et Séville à sa 
disposition, et l'événement montra d'ailleurs que Rosily n'eût pu 
tenir dans la rade de Cadiz, puisqu'au mois de juin il était réduit 
à se rendre avec toute son escadre. 

Charles IV avait reçu, le 5 mars, les confidences alarmantes 
d'Yzquierdo. Quelques jours plus tard, M. de Tournon lui remit 
la lettre de Napoléon ; le roi, malade d'un rhumatisme au bras, 
déclara simplement qu'il ne tarderait pas à répondrex 

Il eût voulu attendre l'Empereur. 




88 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Ferdinand, qui se croyait sûr de Napoléon, voulait aussi 
l'attendre. 

Le Conseil de Gastille, consulté, répondit sagement qu'on avait 
mal fait d'admettre les étrangers dans le pays, mais que, puisque 
le mal était fait, il n'y avait qu'à leur déclarer la guerre en faisant 
appel à toute la nation, ou à les attendre avec confiance comme 
de sûrs et fidèles alliés. 

Mais la reine et Godoy comprenaient que l'arrivée de Napoléon 
allait être le signal de leur ruine, et poussaient de toutes leurs 
forces au départ. Godoy allait jusqu'à dire qu'il ferait enlever le 
roi plutôt que de renoncer à son projet. 

Les Espagnols commençaient à s'indigner. 

Pour les rassurer, le Conseil publia, le 17 mars, l'édit suivant : 

« Mes chers vassaux, votre noble agitation, en ces circon- 
« stances, est un nouveau témoignage qui m'assure des senti- 
ce ments de votre cœur, et moi, comme un tendre père qui vous 
« aime, je m'empresse de vous rassurer dans l'inquiétude qui 
« vous assiège. Respirez en paix, sachez que l'armée de mon cher 
« allié, l'empereur des Français, traverse mon royaume dans des 
« idées de paix et d'amitié. Son but est de se rendre sur les 
« points où l'ennemi menace de débarquer, la concentration de 
« ma garde n'a pas pour objet de défendre ma personne, ni de 
« m'accompagner dans un voyage auquel, seule, la malveillance 
« vous a fait croire. Entouré de la noble loyauté de mes vassaux 
« bien-aimés, dont j'ai reçu tant de preuves, que puis-je 
« craindre? Si la nécessité l'exigeait, puis-je douter des forces 
« que me donneraient vos généreuses poitrines ? Non ; mais 
« cette nécessité, mes peuples ne la verront pas. Espagnols, 
« calmez vos esprits. Conduizez-vous comme vous l'avez fait 
«jusqu'ici avec les alliés de votre roi; vous verrez bientôt 
« la confiance renaître dans vos cœurs, et je jouirai de la paix 
« que le ciel me donne au sein de ma famille et de votre 
« amour. » 

Et le départ du roi pour Séville fut fixé à la nuit du 18 mars» 



G. Desdevises du Dezert. 





La philosophie de Renouvier. 



Cours de M. 6. MILHAUD, 

Professeur à V Université de Montpellier. 



Le deuxième Essai de eritique générale. 

(/" édition, 1859. — 2 e édition, 1875.) 

Le deuxième Essai de critique générale a pour objet la psycholo • 
gie. A la suite d'une analyse des fonctions humaines, il pose avec 
les problèmes de la volonté, delà liberté, de la certitude, les 
bases fondamentales de la philosophie de Renouvier. 

Résumons d'abord, brièvement, l'analyse des fonctions hu- 
maines, dont la distinction et la classification nous sont présen- 
tées d'après la table des catégories. 

Aux catégories de nombre, position, succession et devenir, 
prises isolément, correspondent les fonctions mécaniques du 
corps humain. Avec l'addition de la qualité, on passe aux fonctions 
physico-chimiques, — et au delà par la causalité et la finalité, aux 
fonctions biologiques, lesquelles se distinguent donc d'une ma- 
nière définitivement tranchée de toutes les précédentes, qu'elles 
supposent d'ailleurs. La conscience apparaît avec la sensibilité, 
qui reconnaît en fait la condition préalable de l'organisation, 
mais qui, en aucune manière, ne peut se réduire à celle-ci. 

On ne passe pas de la sensibilité à l'entendement, comme on 
le faisait des fonctions biologiques à la sensibilité ; car la sensibi- 
lité, étant déjà représentative, implique, dans quelque mesure, 
l'entendement. 

Les fonctions de l'entendement se laissent diviser, toujours 
d'après la distinction des catégories. A la relation correspond la 
fonction de comparaison qui se trouve chez l'animal et chez 
l'homme, mais s'accompagne chez l'homme d'attention et de ré- 
flexion. A la quantité correspond la fonction de numération ; à 
la position, l'imagination ; à la succession, la mémoire. La pensée 
est la fonction du devenir de la conscience . « Les phénomènes de 
conscience... admettent autant de modes de liaison et de tran- 
sition dans le devenir, qu'il y a de rapports et de lois pouvant les 
enchaîner mutuellement à l'état de repos. Cette loi générale et 
irréductible est l'unique explication des séria de la pensée, ou de 




90 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



l'association des idées » (1). Renouvier fait correspondre ensuite 
la raison à la catégorie delà qualité. L'infini, l'absolu et l'incon- 
ditionné n'étant que des chimères, la raison ne dépasse pas en 
réalité l'entendement, et n'en est qu'une fonction, à côté des 
autres, — à savoir, celle qui distribue les phénomènes suivant 
la qualité, différencie, généralise et spécifie. Elle est propre k 
l'homme. Pour faire son office, elle nous oblige à chercher dans 
la mémoire et dans l'imagination des signes, des noms, qui per- 
mettent des déterminations claires et se prêtent à la communi- 
cation de la pensée entre les hommes. — Par sa définition même, 
la raison est surtout la fonction du jugement, et par suite aussi 
du raisonnement. 

Raison, jugement, raisonnement, signification, appartiennent 
en puissance à l'enfant, qui les met en acte pour communiquer 
avec ses semblables. L'animal possède de ces fonctions la part 
qui reste si l'on en retranche la réflexion, les séries de la pensée 
ne dépendant alors que de la nature ou de l'habitude. 

En somme, aux six premières catégories correspondent la 
raison et l'entendement, réunis sous le nom d'Intelligence. Il n'y 
a pas entre l'entendement et la raison plus de différence qu'il 
n'y en a entre une catégorie et l'ensemble de quelques autres. 
Leur caractère commun est de subordonner le représentatif au 
représenté. Des trois dernières catégories (finalité, causalité, 
personnalité) dépendent maintenant la passion et la volonté, qui 
subordonnent au contraire le représenté au représentatif. 

La passion est la fonction donnée dans la synthèse d'un état et 
d'une tendance de la conscience. Ou bien elle est développante, si 
la fin est à atteindre, a pour objet le bien ou le mal, le beau ou 
le laid, et s'appelle désir ou aversion, amour ou haine, espérance 
ou crainte, etc. Ou bien la passion est possédante, si la fin est 
possédée (joie ou tristesse, ami lié ou inimitié, admiration ou 
mépris, etc.). — Ou bien enfin la passion est acquérante, si la fin 
est atteinte dans le moment même, et est alors un transport joint 
à l'émotion (ravissement, enthousiasme, attendrissement ; éton- 
nement et sentiment du sublime et du ridicule ; — peur, colère, 
etc.). La passion chez l'animai ou chez l'homme peut être, suivant 
les cas, instinct ou habitude. 

Je dois m'excuser de résumer en aussi peu de mots toute cette 
première partie du deuxième essai, si pleine de fines analyses, mais 
j'ai hâte d'arriver aux questions qui nous placent surtout au cœur 
de la philosophie de Renouvier, et d'abord à l'étude de la volonté. 

(1) Psychologie, t. III, p. 377. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



91 



* 



La volonté est caractérisée par le fait que nous nous sentons 
capables de suspendre, ou de prolonger /ou de susciter des repré- 
sentations. Elle est quelque chose de plus que la spontanéité. 
Celle-ci s'observe déjà dans l'organisme le plus simple, qui ne se 
réduit pas uniquement aux effets des actions extérieures, qui 
a comme une prédisposition fixe en lui-même, qui est capable de 
réaction sur le dehors. Elle s'observe encore dans certains faits 
de conscience qui se suivent, comme dans les rêves, ou dans les 
mouvements locaux et changements internes qui naissent des pas- 
sions... Mais, dans tous ces cas, il y aloi, nécessité. « Quand aux 
autres représentations de conscience se joint celle d'appeler, sus- 
pendre ou bannir ces mêmes représentations ; quand le pouvoir 
qui résulte de la généralisation de ce phénomène paraît établi 
grâce à ces faits d'attention, d'abstraction systématique, de ré- 
flexion soutenue et variée, dont l'ensemble est une véritable 
analyse automotive ; quand l'indépendance de la représentation 
appelante, suspensive ou bannissante, trouve une confirmation 
spécieuse dans la divergence des actes humains, dans leur op- 
position ou dans l'imprévu de leurs conséquences ; quand une 
passion est retenue et neutralisée, puis vaincue, puis extirpée 
jusqu'à sa racine par l'appel et le maintien constant de quelque 
motif pris de plus haut ou de plus loin, d'ordre différent : alors il. 
faut dire qu'il y a volonté. Un grand fait est donc celui-ci : que la 
représentation se pose, en puissance, comme suspensive d'elle- 
même, et comme suscitative de telles autres qu'elle envisage 
dans l'avenir... (1) » La volonté est une cause, on peut le dire 
clairement à la condition d'écarter la substantialisation de la 
cause ; l'acte de la volonté se nomme volition, et Renouvier 
en donne cette définition : « J'entends par volition le caractère 
d'un acte de conscience qui ne se représente pas simplement 
donné, mais qui se représente pouvant ou ayant pu être ou n'être 
pas suscité ou continué, sans autre changement apparent que 
celui qui se lie à la représentation même, en tant qu'elle appelle 
ou éloigne la représentation (2) ». 

La volonté fait la personnalité. Dans toute représentation se 
puise, jusqu'à un certain point, la conscience du moi individuel, 
mais mêlée à des éléments étrangers, qui viennent de l'expérience, 
ou qui, par leur généralité, appartiennent aux autres conscien- 
ces. La mémoire, quelle que soit la permanence qu'elle crée, 

(1) T. I, p. 299. 

(2) Idem, p. 301. 




92 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



n'empêche pas le moi d'apparaître « comme un fragment d'un 
ordre total » ; — les passions, quelle que soit l'individualité qui 
s'y montre, nous dominent et constituent des chaînes qui nous 
soumettent aux lois du monde. «Mais, lorsque paraît ce pouvoir... , 
cette représentation toujours possible qui se pose avant toutes les 
représentations, pour elles, contre elles, pour elle-même et contre 
elle-même, on peut dire l'individualité humaine constituée. La 
synthèse de la mémoire avec ce pouvoir élève la conscience au 
point culminant, et constitue essentiellement ce que nos langues 
et nos lois nomment une personne (1). » 

La volonté a son rôle dans toutes les fonctions, mais surtout, 
se trouve à la racine de l'attention et de la réflexion. On peut 
même presque dire que les faits volontaires se confondent pour 
Renouvier avec ceux d'attention et de réflexion,— lesquels carac- 
térisent l'homme et le distinguent de l'animal. Par .ces deux 
fonctions se réalise le développement delà volonté, qui aboutit à 
ce qu'on a coutume d'appeler la raison chez l'homme comparé à 
l'animal et à l'enfant même. Un empire s'établit sur les instincts, 
sur les passions; des habitudes naissent qui luttent contre 
d'autres ; « une nature se produit par-dessus la nature ». L'abs- 
traction et la science deviennent alors possibles. 



Mais cet empire de la raison par la volonté ne se réalise pas 
constamment ni aisément. L'énergie de l'homme est un état nor- 
mal, mais violent ; c'est un état de lutte, qui est loin d'être per- 
manent. Il y a d'abord dans la vie de l'homme de nombreux états, 
et actes organiques ou instinctifs, en tous cas échappant pres- 
que complètement à la volonté. Tels sont tous les faits qui se. 
produisent pendant le sommeil; tels sont les songes et les séries, 
de représentations qui les composent ; tel est l'état de somnam- 
bulisme naturel. 

Durant la veille et dans la vie normale, au moins en apparence,, 
la volonté peut avoir plus ou moins d'action : 1° sur les mouve- 
ments organiques ; — 2° sur les affirmations. 

i° La volonté et les mouvements.— En exceptant les mouve- 
ments inconscients des organes, distinguons les mouvements- 
instinctifs; les mouvements consécutifs aux passions ; ceux qui 
suivent l'imagination et se produisent comme si l'objet imaginé 
était présent ; ceux qui suivent la simple représentation de mou- 
vements envisagés seulement comme possibles ; enfin les mouve- 

(i) T. I, p. 306. 




LA PHILOSOPHIE Dlfi RENOUVIER 



93 



ments consécutifs à la volonté. — Gelle-ci peut opposer des 
habitudes aux mouvements instinctifs, agir sur les passions, 
suspendre les représentations, et avoir ainsi une action sur les 
mouvements correspondants ; enfin, toute une série de mouve- 
ments musculaires semblent être les effets directs de la volonté. — 
Gomment faut-il l'entendre? Dans ses définitions, Renouvier n'a 
jamais parlé de la volonté comme d'un pouvoir moteur de l'or- 
ganisme, mais seulement comme d'un pouvoir d'agir sur les 
représentations.— D'autre part, l'analyse des cas de mouvements 
consécutifs d'une imagination ou de la simple représentation du 
mouvement comme possible (vertige) montre bien qu'il faut 
séparer, k l'occasion d'un mouvement, la préreprésentation et le 
processus organique qui s'ensuit. Poussant cette indication 
jusqu'au bout, Renouvier n'admet pas que les mouvements 
volontaires soient directement produits par la volonté. Celle-ci 
à ses yeux suscite la représentation, la maintient et écarte toute 
autre qui lui serait contraire. « La volonté n'est ni un fait biolo- 
gique ni un fait directement lié à des faits biologiques. Elle 
produit la locomotion dans certains cas, en ce sens seulement 
qu'elle appelle ou qu'elle cesse de suspendre une représentation, 
laquelle, en possession exclusive de la conscience, est immédia- 
tement suivie du mouvement : ceci à raison desjlois qui rattachent 
les fonctions organiques à celles de la sensibilité, de l'entende- 
ment et de la passion. L'effort, le nisus, ne doit pas être fixé dans 
le rapport de la volition, comme d'une sorte de ressort mystique, 
avec l'acte propre du mobile matériel... (1) » Maine de Biran se 
trompait, quand il croyait pouvoir établir la parfaite connexité de 
V effort voulu et de la sensation musculaire, ce qui l'amenait à 
l'aperception immédiate et certaine de la causalité libre. Il con- 
fondait la volition et l'organe, et omettait l'élément qui les sépare : 
l'imagination du mouvement prévu (2). 

2° La volonté et les affirmations ; théorie du vertige mental. 
— Quand certaine sensation nous conduit à affirmer la présence 
d'un objet réel, il peut se faire que nous nous abandonnions trop 
vite à son témoignage. C'est ce qui se produit dans le cas de 
l'hallucination. On affirme la réalité de l'objet, parce qu'on ne 
contrôle par son jugement; on ne cherche pas si toutes les im- 
pressions qu'on peut en recevoir sont d'accord avec la première; 
on ne se demande pas si les autres formulent le même juge- 
ment ; ou bien on ne veut pas tenir compte de ce que l'on 

(1) T. I, p. 398. 

(2) Idem, p. 401. 




94 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



juge (Tune façon exceptionnelle, etc. Bref, on ne s'applique pas 
à douter, à critiquer; la volonté s'abandonne. A sa place, les 
passions interviennent pour confirmer Terreur, crainte, colère, 
orgueil... 

Les mêmes remarques s'appliquent à ces états de sensibilité 
interne, qui font dire au sujet : on me persécute, on m'empoi- 
sonne, on m'électrise, etc., et au nombre desquels il faut 
compter les affections démoniaques. 

La folie enfin, dans ce qu'elle a de plus général, réside surtout 
dans les affirmations inexaçtes, qui ne subissent aucun contrôle 
rationnel. Certes elle peut s'accompagner de lésions organiques, 
mais les médecins auraient tort de ne songer qu'à ces lésions ; 
en fait, et intellectuellement, le malade offre l'exemple de cet 
abandon delà volonté, que Renouvier nomme le Vertige mental. 

D'ailleurs, ce vertige mental s'étend bien au delà des faits que 
d'ordinaire on considère plus proprement comme morbides; nous 
avons constamment à nous tenir en garde contre lui, et Renouvier 
l'analyse dans un certain nombre de cas particulièrement intéres- 
sants. Écoutons-le nous décrire le vertige d'ordre mystique : « Le 
cas fondamental, où l'on voit des populations entières céder au 
même vertige, s'observe sous l'influence de la foi au merveilleux, 
quand l'imagination crée ou transforme des événements qui 
puissent répondre à l'attente des consciences. Il s'agit de consta- 
ter des miracles, de vérifier des prophéties. Quelques hommes se 
trouvent capables de voir et d'entendre ce qu'ils attendent, et par 
cela seul qu'ils l'attendent ; un plus grand nombre, d'avoir vu ou 
entendu ; presque tous d'altérer de bonne foi la vérité des faits 
qu'on leur transmet: les récits qui passent par la filière des 
masses reçoivent l'amendement des passions de chacun , une 
moyenne s'établit et le peuple se voit enfin en possession d'un 
système de témoignages et de traditions qui ne témoignent et ne 
propagent que sa propre pensée. C'est ainsi que les religions se 
fondent sur des miracles, et que, même au temps d'incrédulité 
relative,il n'est pas impossible de rencontrer des témoins sincères 
de prodiges contemporains... (1) ». 

Renouvier montre une autre application des phénomènes du 
vertige mental dans l'effet des pratiques habituelles en ma- 
tière de religion. « La plupart des hommes contractent des 
habitudes d'opinion et de croyance par suite de la répétition et 
- de l'imitation, soit que la réflexion y ait ou non présidé à l'ori- 
gine ou y soit intervenue depuis. Un vertige qui agit dès l'enfance 

(i) T. il, p. 2i. 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIE DK RKNOUVlliR 



95 



devient souvent insurmontable, et c'est ainsi qu'on est de la 
religion de ses pères. Mais prenons l'homme fait, maître de sa 
raison et capable de l'exercer. Toute représentation prolongée ou 
répétée devient une tentation ; donc celui-là même qui réfléchit 
est naturellement conduit de la pratique à la théorie, dans 
chaque ordre de conception. L'imagination prend peu à peu les 
formes appropriées aux objets dont on la frappe, et la pensée 
s'exerce à découvrir des motifs de faire ce qu'on fait, d'assurer 
ce qu'on assure, et à s'en persuader. Il suffit de mentir un peu 
d'abord; on est de bonne foi plus tard. Qui veut croire croira: 
« Faites comme si vous croyiez, pliez la machine », disait Pascal. La 
méthode est infaillible, surtout si l'on tient sa raison bien sou- 
mise, à quoi Ton parviendra en se la représentant ployable en tous 
sens, autre expression de ce même grand génie qui unissait les 
dons de la raison la plus forte à ceux de l'imagination la plus 
vertigineuse... (1) ». 

Quel remède faut-il appliquer au vertige mental ? Le traite- 
ment médical physique est sans doute quelquefois rationnel, dans 
la mesure où les troubles organiques facilitent les tentations ver- 
tigineuses. Mais Renouvier demande dans tous les cas une 
éducation de la volonté et deja raison, et il réclame à grands cris 
cette éducation pour le genre humain. « C'est vraiment là que 
s'ouvre une source d'espérance, car rien n'a été tenté jusqu'à ce 
jour, et les générations successives... se développent dans un 
triste abaissement des fonctions volontaires, au profit exclusif de 
la mémoire, qui assujettit l'homme à l'acquis et au passé en toutes 
choses ; puis de l'imagination particulière et de la logique parti- 
culière de chaque profession, autres puissantes chaînes ; enfin 
des passions, qu'on le contraint de dissimuler et qui ne le domi- 
nent que mieux... L'éducation seule, dans le sens élevé du mot, 
couperait la racine du mal, si elle était dirigée de manière à exercer 
la réflexion propre et indépendante, à fortifier la volonté, à créer 
l'habitude d'une comparaison désintéressée des motifs de juger et 
de croire dans tous les cas possibles. — Le dernier mot de l'édu- 
cation dont je parle, celui qui comprend tout, quand on le creuse, 
est savoir douter, apprendre à douter. Et n'est-ce pas aussi le 
secret du bonsens ? L'ignorant doute peu et le fou ne doute jamais. 
Si les hommes savaient douter, il n'y aurait point de fous parmi 
eux, intellectuellement parlant : et, si l'éducation du genre humain 
n'est pas une utopie, ce n'en est pas non plus une que la dispari- 



(1) T. II, p. 25. 




96 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



tion graduelle de la folie en tant que maladie mentale et aliéna- 
tion de la conscience (1) ». 

Gomme application de cette théorie du vertige mental, Renou- 
vier nous donne, dans la 2 e édition de la Psychologie, une brève 
mais très originale étude sur Pascal. Il fait tenir sa pensée dans 
cinq thèses principales : 1° Incertitude, au point de vue de la rai- 
son raisonnante, des doctrines philosophiques et religieuses; — 
2° obligation pour teut homme d'examiner l'énigme à lui proposée 
par une religion existante (le catholicisme); — 3° le fameux pari ; 
— 4° l'assimilation de l'homme à une machine dirigée par des im- 
pressions et des habitudes; — 5° possibilité pour chacun de croire 
ce qu'il a décidé de croire, en faisant comme s'il croyait. Renou- 
vier rend justice à quelques-unes de ces affirmations; montre, 
à propos du pari, l'erreur de Pascal, qui oublie les innombrables 
religions ou conceptions auxquelles s'appliquerait aussi bien son 
raisonnement; puis conclut, à propos de la dernière thèse, qu'elle 
est purement et simplement une provocation au vertige mental. 
« La cinquième thèse, thèse pratique succédant aux thèses d'ob- 
servation et de raisonnement, consiste à engager le sujet intel- 
lectuel, le penseur inquiet et découragé qui veut se reposer dans 
une croyance, et ne sait s'en faire une par lui-même et dans sa 
raison, à employer toutes les ressources de volonté qui lui restent 
à se créer des habitudes systématiques, avant de les connaître 
bonnes, et de se placer ainsi dans une situation d'esprit telle que 
ses déterminations imaginatives et passionnelles deviennent à la 
fin fatales dans un sens prévu. C'est l'homme qui, voulant se jeter 
dans un précipice et n'en ayant pas le courage, est invité par un 
psychologiste à se mettre sur le bord et à regarder assidûment le 
fond, dans l'espoir que le vertige le prendra et lui fera faire ce 
qu'il craint. Ainsi les thèses de Pascal se résument en ces mots : 
une provocation au vertige moral. Seulement, ici, ce que le psycho- 
logiste conseillait, il l'avait fait lui-même, et disait s'en trouver 
bien : « Sachez que ce discours... (1). » 

Nous avons insisté sur cette théorie du vertige mental, d'abord 
pour l'intérêt qu'elle présente en elle-même ; ensuite, parce qu'il 
faudra la connaître et s'en souvenir — quand nous aurons parlé 
de la croyance, et du rôle que Renouvier y reconnaît à la liberté — 
pour se garder de le confondre avec ceux qui, voulant atteindre 
à la certitude, s'abandonnent et ferment les yeux. G. M. 

(i) T. Il, p. 38. 



Le gérant : E. FroaTantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année (* série) N° 20 



23 Mars 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFÉRENCES 

Directeur : N. FILOZ 



Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 

Professeur à V Université de Paris. 



Roucher. 

iRoucher a eu deux célébrités : Tune avant la publication de 
son œuvre, l'autre après sa mort; entre ces deux dates, il a été 
un peu raillé et un peu oublié. Cela fait donc, en quelques sorte, 
trois périodes de la vie réelle et de la [vie posthume de Roucher, 
puisqu'il est bien entendu que tout homme célèbre a deux exis- 
tences, Tune avant, Pautre après sa mort. La première période va 
de 1768 environ à 1779 : Roucher écrit son poème, le lit avec 
beaucoup de succès dans les sociétés et les soupers du temps ; 
pendant la seconde (1779-1794), l'ouvrage publié est peu goûté : 
sa réputation baisse. Après sa mort tragique, — vous savez qu'il 
est mort de la même façon et le même jour qu'André Chénier, — 
il devient naturellement très sympathique, très intéressant : 
on recueille sa correspondance, et sa a gloire se relève. A partir 
de l'époque romantique, Roucher entre dans la catégorie des 
auteurs dont on ne parle plus, qu'on méprise et qu'il nous appar- 
tient de réhabiliter. 

Né le 22 février 1745, à Montpellier, il est mort le 25 juillet 
1794 (7 thermidor an II). Il fut élevé avec douceur, bonne grâce, 
soins infinis et préoccupations littéraires, par son père et la 
seconde femme de celui-ri. De la biographie de Roucher on ne 

88 



Digitized by 



98 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sait à peu près que ce qu'il en a dit lui-même. Il a, plusieurs 
fois, célébré sa patrie avec un enthousiasme bien méridional et 
d'ailleurs justifié ; il a parlé aussi en termes agréables de son 
père et de sa belle-mère : 

Ma Patrie !... A ce nom si doux et si chéri, 

Jusqu'au fond de mon cœur je me sens attendri. 

Un penser douloureux, qui pourtant a des charmes, 

Et me trouble, et m'oppresse, et fait naître mes larmes. 

0 murs de Montpellier ! ô mon premier séjour l 

Le mortel vertueux qui me donna le jour 

Habite votre enceinte, et le sort m'en exile. 

Quand pourrai-je rentrer dans ce modeste asile, 

Où, sans cesse attentif à mes besoins nouveaux, 

11 prodiguait pour moi le prix de ses travaux ; 

Où, sa sévérité me cachant sa tendresse, 

De ma raison trop lente il hâtait la paresse, 

Me formait aux vertus et portait dans mon cœur 

La noble soif d'un nom des ténèbres vainqueur? 

En général, les parents voient d'un assez mauvais œil les en- 
fants montrer des tendances à la carrière littéraire. C'est, je crois, 
Arsène Houssaye qui s'est beaucoup amusé de ce fait que, de tous 
les poètes, le seul qui ait été destiné par sa famille à la littéra- 
ture, c'est... Chapelain. Vous voyez qu'on pourrait y joindre Rou- 
cher. 

Et toi, cité fameuse, ô moderne Epidaure, 
Conserve-moi longtemps ce père que j'adore ; 
Conserve son épouse, en qui, dès le berceau, 
J'ai retrouvé le cœur de ma mère au tombeau... 

Roucher vint à Paris, on ne sait à quelle date : en 1768, je sup- 
pose ; il devait bien y être depuis un an ou deux, lorsqu'il fit une 
pièce de circonstance pour le mariage du Dauphin (1770). Il ob- 
tint par là une petite munificence royale, et, ce qui valait mieux, 
la protection de Turgot, dont il a fait l'éloge vingt fois, si ce n'est 
pas cinquante. Le ministre lui donna — cela ne sent pas l'intri- 
gant— la recette des gabelles à Montfort-1'Amaury. Cette petite 
place, qui lui demandait peu de travail, lui permettait de se 
livrer à son goût pour la littérature. En 1775, Roucher se marie à 
Beauvais avec une jeune fille du nom de Hachette, qui se croyait 
de la famille de l'illustre Jeanne. Si nous le savons, c'est que, 
cette fois encore, c'est lui qui nous l'a dit : 

D'Hachette et de son nom garde bien la mémoire, 
France I Et si dans Beauvais, encor plein de sa gloire* 
Moi qui, jeune, aux autels formant un doux lien, 
Viens à ce nom sacré d'associer le mien, 



Digitized by 



ROUCHER 



99 



Oh! si je porte, un jour, mon filial hommage, 
Entretiens-moi d'Hachette, offre-moi son image, 
Que j'y puisse attacher mon œil religieux, 
Et couronner de fleurs ce front victorieux ! 



Avouez qu'il faudrait être presque prévenu pour comprendre 1 
A partir de son mariage, jusqu'en 1789, Roucher vit d'une vie 
assez intellectuelle : il était souvent invité aux soupers de la 
secte philosophique, dont il faisait, s'il faut en croire La Harpe, 
très malveillant pour lui, quelquefois les beaux jours et quel- 
quefois les heures ennuyeuses. Roucher, avec le peu de délica- 
tesse qu'il a toujours mis à manier les idées, pousse à l'excès les 
lieux communs philosophiques de l'époque. Il dépeint avec 
complaisance les horreurs de la guerre, sans transition bien 
solide. Après avoir décrit la fête solennelle par laquelle l'empe- 
reur de Chine ouvre la saison des semailles, il s'écrie : 



Roucher fut, en particulier, Tarni de Rousseau; il serait intéres- 
sant de savoir à quelle époque : est-ce alors que Rousseau, atra- 
bilaire et intellectuellement affaibli, n'a pu lui donner que de 
médiocres conseils ; ou bien est-ce au temps où, plein de virilité et 
de force, il a pu exercer sur lui une influence plus solide et plus 
sérieuse? Nous ne savons qu'une chose, c'est qu'il a été ami de 
Rousseau, un peu moins qu'il ne le dit peut-être, mais enfin il l'a 
été, puisqu'il le dit lui-même : 



et puisque, d'autre part, quatre lettres de Rousseau, qui d'ail- 
leurs ne sont pas adressées à Roucher, ont été, pour la première 
fois, publiées par lui dans les notes de son poème. Ils étaient unis 
par une amitié de vieillard à jeune homme, mais pleine de con- 
fiance. Roucher était botaniste, et c'est sans doute en apportant 
à Montmorency des plantes curieuses, qu'il a pu, comme Bernar- 
din de Saint-Pierre, s'ouvrir un chemin au cœur de Rousseau. 

Roucher fut excellent époux, excellent père, excellent ami ; 
c'est La Harpe qui nous l'affirme : nous pouvons donc en être 
assurés. 

En 1779, parut son poème en douze chants, les Mois, qui, vous 



Et des rois, pour enfler l'orgueil de leurs drapeaux, 
Feront gémir les champs sous le faix des impôts ! 
Et leurs lois dévoûront aux fureurs de la guerre 
Le paisible sujet qui féconde la terre... 



0 toi dont l'indulgence encourageait mes chants, 
Qui te disaient la paix et le bonheur des champs ; 
Grand homme dont j'allais admirer la vieillesse 
Malheureuse en silence et fière avec simplesse, etc. 




100 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

le savez, ne fut pas goûté : son succès avait été trop escompté. 
Rappelez-vous ce mot de La Bruyère : « L'impression est l'é- 
cueil »; et cette remarque de je ne sais plus qui, qu'entre recueil 
et cercueil, la rime est singulièrement riche... 

Roucher travailla, sans l'achever, à un poème sur Gustave 
Wasa, et à une traduction de la Richesse des Nations de Smith, 
qui, publiée en 1790, est, paraît-il, appréciable. 

Arrêté comme suspect au début de 1794, il fut enfermé à'Sainte- 
Pélagie, puis à Saint-Lazarre, où il rencontra Chénier au milieu 
d'un groupe très brillant de prisonniers, qui comprenait la 
duchesse de Coigny (la Jeune Captive), le prince de Rohan, le 
prince de Broglie, le duc de Noailles, le comte de Montalembert, 
Guinguené, les deux Trudaine, la marquise de Saint-Aignan. Il 
était accusé de complot contre le gouvernement révolutionnaire 
avec la complicité dé l'étranger; plus tard, on l'accusa d'avoir fait 
partie de la fameuse conspiration des prisons, à demi réelle, à 
demi inventée pour les besoins du gouvernement révolution- 
naire. Sa correspondance avec sa femme et sa fille le montre 
résigné, plein de stoïcisme, de générosité, d'élévation d'esprit. 
Tout le monde connaît le quatrain qu'il composa pour sa femme, 
ses enfants et ses amis, en leur envoyant son portrait : 

Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux, 
Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage : 
Quand un savant crayon dessinait cette image, 
J'attendais l'échafaud et je pensais à vous. 

On a voulu que, sur la charrette fatale, Roucher et Chénier se 
soient rencontrés et abordés avec les vers fameux du début d'.4n- 
dromaque. Il est clair que c'est une simple légende, car tous deux 
étaient dans la même prison depuis longtemps ; et puis, qui 
aurait bien pu rapporter ce trait? Ni l'un ni l'autre, à coup sûr; 
ni leurs compagnons d'infortune, ni ceux qui les conduisaient 
au supplice. Ce qui est possible, c'est qu'en voyant arriver à 
Saint-Lazare le poète des Mois, Chénier, en bon humaniste, en 
poète, en homme spirituel même dans sa mélancolie, Tait ac- 
cueilli par cette adaptation ingénieuse. 

Quoi qu'il en soit de cette légende, le poème des Mois fut, si 
l'on en croit cette mauvaise langue de Rivarol, « le plus beau nau- 
frage poétique du siècle ». La Harpe, qui ne pouvait pas suppor- 
ter Roucher, lui a consacré, dans son Cours, une soixantaine de 
pages qui ne sont qu'un long écrasement. Il rend justice à ses 
qualités morales, mais il ne tarit pas en propos désagréables sur 
ses digressions, et il a raison ; sur ses déclamations,et il a raison; 



Digitized by 



RUUCUER 



101 



sur ses transitions puériles, et il n'a pas tout à fait tort ; sur sa 
manie de parler de soi : nous sommes à un temps où lalittérature 
personnelle n'existe guère ou du moins ne s'avoue pas encore. 
Mais La Harpe n'est-il pas mal venu à lui reprocher cette manie, 
lui qui a fait,dans sa très belle pièce des Regrets, tout ce qu'il y a 
de plus personnel dans la littérature élégiaque, à tel point qu'il 
annonce le tour d'esprit mélancolique de Lamartine? La Harpe 
reprend aussi les impropriétés de sa langue, avec des cris de co- 
lère qui ressemblent à des cris de joie, le charlatanisme de ses 
principes philosophiques, sa rhétorique, son pathétique factice et 
froid, et son pédantisme. Sur la versification, il est impitoyable. 
L'éloge comprend à peine trois pages : La Harpe relève, çà et là, 
de beaux détails dans le mois de Mai et le mois d'Août : le dernier, 
Février, lui semble le meilleur : il y trouve des descriptions qui 
sont d'un homme qui pense et qui sent ; c'est, à mon avis, le plus 



Voici quel est le plan de Roucher : consacrer un chant à chaque 
mois, en commençant par Mars. Saint-Lambert avait été plus 
judicieux en divisant l'année en quatre saisons. Car, s'il y a entre 
les saisons des différences essentielles, il n'y en a pas de bien con- 
sidérables entre tel mois et le suivant, Décembre et Janvier, par 
exemple. Roucher se condamnait à donner une physionomie ca- 
ractéristique à des mois qui n'en ont pas: nous verrons par quel 
artifice pénible il a essayé de se tirer d'affaire. Le plan de Saint- 
Lambert lui-même n'était pas très bon : chaque saison a un 
commencement et une fin, très différents l'un de l'autre. Le vrai 
plan, encore qu'un peu bizarre, ce serait Ja coupe de six chants, 
répondant aux six physionomies caractéristiques des parties de 
l'année. 

Le premier chant porte donc sur Mars. Il est précédé d'un 
petit prologue en deux parties contenant une « proposition », 
pour employer les termes de la vieille rhétorique, et une invoca- 
tion. Saint-Lambert invoquait Dieu, puis le soleil ; Roucher, pour 
des raisons philosophiques, se contente de l'invocation au 
soleil. Roucher considère Mars comme l'aurore du printemps et 
le caractérise assez mal; puis, brusquement, ilpasse à l'âge d'or, 
dont il fait une description rapide et perfide, car, après avoir 
joliment soufflé dans la flûte d'Ovide, l'auteur se reprend tran- 
quillement en palinodie, et s'écrie : 



faible. 



Oh ! comme le mensonge, à l'aide des beaux vers, 
Peut aisément tromper ce crédule univers I 
Nous vantons le bonheur de ces belles journées 
Qu'aux premiers des humains firent les destinées, 




102 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Et jamais il ne fut d'âge plus malheureux. 

Les éléments impurs, luttant sans cesse entre eux, 

Sur le monde naissant promenaient le ravage, 

L'Océan mutiné s'égarait sans rivage. 

Ge globe, sur son axe encor mal affermi, 

Flottait d'un pôle à l'autre ; et, longtemps endormi, 

Le Soleil au hasard éclaira la Nature. 

Les champs, terrain fangeux, languissaient sans culture. 

Eh 1 comment les dompter ? Le génie inventeur 

N'avait point amolli le fer agriculteur. 

Les besoins dévorants, l'importune détresse 

De l'homme faible et nu châtiaient la paresse : 

Une horrible maigreur déformait tous ses traits. 

Jeté par les destins au milieu des forêts, 

Sur la ronce épineuse errant à l'aventure, 

11 demandait au chêne une vile pâture ; 

Heureux de la ravir, armé d'un pieu sanglant, 

Au vorace animal qui s'engraisse de gland. 



La périphrase, ici, était nécessaire ; et ce n'est pas moi qui 
songerai à l'incriminer. 

C'est, l'avez-vous reconnu ? le passage célèbre de Lucrèce, 
adouci, alangui et énervé. Roucher Ta jugé d'un goût trop amer 
et d'une couleur trop crue pour ses contemporains. Vous voyez 
d'ici la suite ; ce prétendu âge d'or fut un siècle de fer : 



Voilà la maladresse : quand il s'agit de l'âge d'or, je veux bien 
qu'on ne le place pas dans le passé ; mais il ne faut pas en parler 
dans le présent : c'est dans l'avenir qu'il faut le mettre, parce 
que de l'avenir on est sûr... ! 

Roucher fait ensuite la description des semailles, trop sou- 
vent interrompues par la guerre ; l'éloge des peuples pacifiques, 
et, naturellement, des Chinois, considérés comme peuple agri- 
culteur : tous les hommes du dix-huitième siècle ont été entêtés 
des Chinois, de leur sagesse, de leur philosophie, de leurs 
mœurs. 

Le second chant est consacré à Avril. Roucher nous montre 
d'abord les fleurs brûlées parles gelées tardives, puis décrit les 
amours des animaux, et, en particulier, des vers à soie (je vous 
ai dit qu'il était de Montpellier). Il fait, ensuite, la peinture des 
fleurs naissantes plutôt en botaniste exact qu'en poète épris de 
couleur. 

Après l'anecdote glacée des amours de Pauzias et de Glycère, 
Roucher chante les premiers navigateurs qui ont osé affronter 



C'est nous, nous qui vivons sous l'empire d'Astrée ; 
Enfants et favoris de Saturne et de Rhée, 
Nous voyons tout renaître au gré de nos désirs... 




ROUCHER 



103 



l'élément humide. Est-ce bien en avril qu'ils eurent cette audace? 
Je croirais plutôt qu'ils choisirent la saison où les jours sont les 
plus longs.,. Roucher procédait comme Saint-Lambert, et comme 
Boileau dans ses Satires : il se laissait guider par son inspiration; 
un jour, il rimait quelque chose sur les premiers navigateurs, le 
lendemain, sur une bataille de cerfs. Ces morceaux s'entassaient 
dans ses tiroirs, et, en faisant son poème, il a cherché à les y 
introduire, en les cousant tant bien que mal : 



Là, contre des écueils d'une énorme grandeur, 
La vague en bondissant heurte, et, brisant ses lames, 
Du fluide électrique en fait jaillir les flammes : 
Ici, le flot, coupé de rapides courants, 
Tourbillonne et s'entrouvre en gouffres dévorants... 



Et la description se poursuit, avec une certaine harmonie 
expressive. A l'aspect de ces flots menaçants, l'homme va recu- 
ler d'épouvante, quand un Dieu bienfaisant lui apparaît et lui 



La mer a des périls 1 Ose les mépriser; 
Viens sur un frêle bois leur disputer ta vie ; 
Viens : d'immortels succès ton audace est suivie. 
J'aime à te les prédire ; oui, je vois tes enfants 
Dans mes vastes déserts s'avancer triomphants. 
Aux climats qu'elle habite, ils ont surpris l'Aurore ; 
L'Occident les appelle : ils y volent encore ; 
L'Océan du Midi reconnaît leur pouvoir, 
Et le Pôle glacé s'accoutume à les voir. 



L'homme alors se promet de régner sur ce théâtre, où la gloire 
l'attend : 



Les sapins abattus se creusent en nacelles, 
La rame les emporte et leur prête des ailes : 
Bientôt la voile ajoute à ces premiers essais ; 
Et, courant chaque jour de succès en succès, 
Les navires, guidés par l'aiguille polaire, 
Cherchent enfin des bords qu'un autre ciel éclaire : 
L'Univers étonné s'est agrandi par eux. 



C'est de la rhétorique, sans doute, mais assez puissante. 
La Harpe trouve absurde que ce Dieu de la mer ait choisi précisé- 
ment un jour de tempête, pour exhorter l'homme à affronter les 
flots. Il est bien possible, au contraire, que ce soit justement le 
péril qui ait attiré l'homme : l'idée est ainsi plus poétique, plus 
chevaleresque et plus héroïque. 



dit: 



A. B. 




Histoire générale des temps modernes. 



Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS 



Professeur à V Université de Paris. 



La Réforme française. 



Je vous ai précédemment montré comment est né, en Alle- 
magne, le premier mouvement de Réforme au sens moderne du 
mot: une Eglise séparée du pape s'est fondée; l'opération a été 
lente, confuse, et ce n'est qu'assez tard qu'on est parvenu à fixer 
une doctrine. Nous allons voir, aujourd'hui, en étudiant le- 
deuxième mouvement de Réforme : 1° comment a été créée 
l'Eglise calviniste de Genève ; 2°comment ces nouvelles doctrines 
se sont propagées en Europe. 

I. — Sur la fondation de l'Eglise calviniste, nous avons d'excel- 
lents documents rassemblés dans la bibliographie de Y Histoire 
générale (article de F. Buisson); il faut consulter aussi les lettres 
et les œuvres de Calvin, et surtout les règlements officiels de 
Genève, biographies de Calvin, etc. 

La Réforme française est l'œuvre d'un Français, Calvin, qui a 
été amené à organiser son Eglise, non en France, mais à Ge- 
nève. Pour comprendre les causes et le caractère de cette ré- 
forme, il faut tenir compte : 1° de la situation de la France, qui a 
obligé Calvin à exposer sa doctrine au dehors ; 2° du caractère et 
de l'existence de Calvin lui-même ; 3° du gouvernement de Ge- 
nève ; 4° des circonstances dans lesquelles le mouvement s'est 
produit. 

1° Sur la première question on peut consulter le Bulletin des 
sociétés protestantes françaises (Lemonnier a recueilli les faits). 

En France, comme en Allemagne, on se plaint beaucoup du 
clergé ; bien des gens ne recherchent plus la doctrine chrétienne 
que dans l'Ecriture. Un vieil érudit, Lefèvre d'Etaples, même avant 
de connaître Luther, a émis des idées hardies et a groupé autour 
de lui un certain nombre d'élèves (psautier de 1508-1509); il a 
commenté les épîtres de saint Paul, 1512; il déclare que la 
doctrine du Christ est dans l'Ecriture, que le reste n'est que 
superstition. Protégé par l'évêque de Meaux, Briçonnet, et la 




LA RÉFORME FRANÇAISE 



105 



sœur du roi, il traduit le Nouveau Testament en français, pour le 
rendre accessible à tous; il connaît, d'autre part, les écrits de 
Luther, quoiqu'il ne veuille pas encore rompre avec Rome. 

Bientôt les partisans de Lefèvre d'Etaples sont considérés 
comme luthériens; la Sorbonne condamne la doctrine du réfor- 
mateur allemand, ainsi que le livre de Lefèvre ; les persécutions 
commencent dès 1523. 

Durant quelques années, il n'y a pas de mesures d'ensemble; 
François I er hésite, défend de poursuivre Lefèvre ; mais la Faculté 
de théologie prend l'initiative (Concile de Sens, 1528, à Paris); on 
expose la doctrine chrétienne, on énumère les princes qui ont 
châtié les hérétiques, on indique les réformes. 

Ce qui active la persécution, c'est que quelques hérétiques 
manifestent leur mépris des pratiques religieuses par des actes 
qui font scandale: en 1528, on a mutilé une image delà Vierge ; la 
Faculté en profite pour condamner et faire exécuter brusquement 
Berquin. Cependant le calme renaît; François I er est allié avec les 
princes luthériens; les idées nouvelles se répandent parles écrits, 
surtout parmi les bourgeois et les imprimeurs; ce mouvement 
est isolé, nous ne constatons pas l'existence de communautés; 
toutes ces doctrines sont différentes, il y a peut-être des baptistes. 

La persécution se ranime à la suite d'un nouveau scandale : 
des placards sont affichés dans plusieurs villes et jusque dans la 
chambre du roi (1534) ; la messe est considérée comme une idolâ- 
trie; le pape, les cardinaux, les évêques, les prêtres, les moines, 
sont traités de cafards et de diseurs de messes, etc. Alors com- 
mencent des processions et des exécutions (potences et bûchers). 
L'édit de janvier 1535 défend d'imprimer sous peine de la hart. 
Dans ces conditions, et quoique les persécutions soient inter- 
mittentes, il est impossible de créer une église en France; la 
Réforme se fera hors du royaume. 

Sur Calvin, nous avons les travaux de Lemonnier ; citons aussi 
ses lettres depuis 1529. Dans sa ville natale, on ne parlait pas de 
lui (Cf. Lefranc : La jeunesse de Calvin). Jean Calvin est né à 
Noyon, en 1509 ; son père est un bourgeois, procureur fiscal de 
la cour de l'évêque; il est brouillé avec les ecclésiastiques; le 
jeune Calvin est pourvu d'un bénéfice, a été tonsuré , a étudié les 
lettres, puis le droit; il a connu à Paris les doctrines luthé- 
riennes, puis est allé apprendre le grec à Orléans. Revenu à 
Paris, il suit les cours des érudits, se montre travailleur et pieux. 
Comment s'est-il converti? Nous n'avons là-dessus que des sou- 
venirs; il a dû procéder graduellement. 

Calvin est brusquement tiré de sa vie d'études par un accident. 




106 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Le recteur de l'Université de Paris prononce, à la rentrée (1533), 
un discours probablement préparé par Calvin (une page), où il 
est question de la justification par la foi. On y relève, en outre, 
cette phrase : « Gloire à la vérité et h ceux qui sont persécutés ». 
La Faculté de théologie défère au Parlement ; des poursuites sont 
ordonnées, Calvin et son ami quittent Paris. 

Calvin, réfugié à Bâle, écrit, sous sa première forme, le 
livre de Y Institution religieuse chrétienne (1535), le publie en 
1836 en latin, puis en 1641 en français (lire la lettre-préface).. 
Toutes ses doctrines reposent sur les mêmes fondements que 
celles de Luther : justification par la foi (grâce) ; l'homme n'a 
aucune part à son salut ; une vie vertueuse n'est pas un titre 
suffisant; il faut le signe d'élection. Calvin met plus en évidence 
la conséquence pratique et la prédestination : dès l'origine, 
Dieu a choisi les élus et les réprouvés : celui qui a la grâce ne 
peut la perdre. La différence avec Luther est l'interprétation de 
l'eucharistie en tant que symbole : ce n'est ni le corps ni le sang, 
mais seulement la communication des bienfaits, « quae in suo 
corpore nobis Christus praestitit ». 

La véritable doctrine est dans l'Ecriture. Calvin n'admet pas 
qu'on en doute ; la véritable Eglise est celle des vrais croyants; 
donc, l'Eglise de Rome n'est pas la véritable; le pape est l'an- 
téchrist ; toutes les pratiques du Moyen Age ne sont que de 
l'idolâtrie ; Calvin rejette les reliques, le jeûne, la messe, tous 
les sacrements à l'exception de deux, le purgatoire et toute 
l'organisation épiscopale. 

L'Eglise est la commune visible des saints (les élus); elle doit 
ressembler à la commune invisible ; donc, il faut surveiller 
chaque membre, pour qu'il conforme sa conduite à la parole de 
Dieu ; il faut expulser les réprouvés. 

Calvin est encore un exilé et ne peut que formuler une doc- 
trine ; mais il a trouvé le moyen de la réaliser à Genève. 

3° Genève est alors une ville souveraine ; elle a traversé une 
crise de quinze ans, d'abord des luttes entre les partisans de 
l'évêque et les libertins aidés des Eidgnossen : en 1526, l'évêque 
est expulsé ; puis la guerre éclate entre les partisans de deux 
villes : Fribourg (catholiques) et Berne (réformés). Les catho- 
liques sont vainqueurs, et l'évêque est rappelé (1532) ; mais les 
partisans de Berne, de plus en plus mécontents, prennent bientôt 
leur revanche, et, maîtres du pouvoir, laissent entrer dans la ville 
les prédicateurs. Le plus actif de tous est un gentilhomme dau- 
phinois, Farel, élève de Lefèvre ; il a prêché la Réforme à Neuf- 
chàtel et fait détruire les images. 




LA RÉFORME FRANÇAISE 



107 



Une discussion sur la religion (janvier 1534) est organisée ; 
Farel parle de supprimer la messe. La ville souveraine décide 
alors d'avoir sa propre religion : un conseil de 200 membres, 
puis un conseil général sont établis (assemblée de bourgeois). 
L'intention des citoyens est très nette : revenir à la pure religion 
chrétienne, et la rendre obligatoire pour tous les habitants ; mais 
on ne sait pas encore comment on l'organisera. 

4° Calvin arrive par hasard à Genève ; il a, jusqu'ici, mené 
une vie errante, est peut-être allé en Italie (à Ferrare) ; mais 
nous n'avons aucun documentcontemporain.il veut ensuite se 
rendre à Strasbourg, passe à Genève (les récits qu'il a faits de ce 
voyage sont postérieurs). Farel le prie de rester ; Calvin, après 
avoir hésité, accepte et est nommé prédicateur. 

Cet événement fortuit décide du sort de Calvin et de Genève, 
et amène, la création de la nouvelle Eglise. Ce travail d'élabo- 
ration se fait lentement, et non sans de vives résistances. 

Calvin est un homme d'étude, timide et maladif; il regarde 
comme un devoir d'appliquer sa doctrine et n'éprouve aucun 
scrupule à employer la force. 

D'abord, on organise une surveillance méthodique sur tous 
les habitants : l'enseignement religieux devient obligatoire : 
sermon chaque dimanche et catéchisme; on interdit tous les actes 
qui pourraient offenser Dieu, comme blasphèmes, jeux, danse, 
paillardise. On crée un Consistoire, composé de laïques du conseil 
et de prédicateurs, pour faire la police religieuse. Quiconque est 
soupçonné de ne pas connaître la vraie doctrine ou de ne pas se 
conduire correctement, est d'abord admonesté, puis excommunié; 
le pouvoir laïque punit d'amende ou de prison. Les premières 
années, les admonestations ne portent que sur des fails d'igno- 
rance, et on ne prononce que des peines légères. 

Les anciens habitants finissent par s'émouvoir : Farel et Calvin 
doivent lutter contre les gens de Berne ; le Conseil est très mé- 
content de leur opposition ; ils se retirent (Calvin à Strasbourg), 
mais les conflits recommencent : le chef du parti adverse est 
exécuté, Calvin rappelé. 

L'opposition n'en devient que plus vive contre Calvin et les 
Français réfugiés. C'est maintenant une lutte entre les anciens 
habitants (libertins) et les étrangers ; elle prend un caractère de 
violence ; Gruet est décapité pour blasphème (1547) ; Servet périt 
sur le bûcher (1553) ; mais cette dernière exécution est étran- 
gère à la question que nous éludions maintenant. Perrin est 
nommé bourgmestre; Calvin cherche un appui auprès des autres 
Eglises suisses et fait recevoir trois cents bourgeois nouveaux. 




108 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Cet acte provoque des émeutes : le Conseil fait arrêter les chefs 
delà révolte, dont plusieurs sont torturés et exécutés ; les vieux 
Génevois émigrent, mais on protestera encore contre les nou- 
veaux citoyens. 

Genève est alors une ville de 15.000 à 20.000 âmes ; sa popula- 
tion a été transformée : toute la classe moyenne a été remplacée 
par des Français ou des Ilaîiens, zélés partisans du réformateur. 
Genève n'est donc plus qu'une colonie de calvinistes. 

Calvin est toujours prédicateur ; l'ancien gouvernement de 
Genève reste souverain, mais ce simple prédicateur a une in- 
fluence dominante (on l'appelle le pape de Genève) ; il décide 
les Génevois à adopter l'organisation qu'il considère comme 
fondée sur l'Ecriture, d'après le modèle des apôtres ; il censure 
toutes les institutions antérieures ; du petit Conseil (25 mem- 
bres) et du grand Conseil (200 membres), on fait le grand Conseil 
(Seigneurie) centre du gouvernement ; la république de Genève 
est donc une oligarchie de familles bourgeoises. 

De plus, on crée deux corps (Vénérable compagnie), ensemble 
des pasteurs de Genève et du territoire, réunis en congrès chaque 
semaine ; ils sont chargés de veiller sur les autres pasteurs, 
d'examiner les candidats proposés au Conseil, de les répriman- 
der, de les destituer. Le Consistoire est réorganisé ; douze an- 
ciens (laïques) et six pasteurs, choisis par l'autorité laïque, rem- 
placent le Conseil de Pévêque. C'est un délit de ne pas croire au 
diable, de ne pas admettre la prédestination, de ne pas aller au 
sermon, etc. 

Le culte est réduit au prêche, aux prières publiques, k la cène 
(quatre fois par an) ; les ornements sont proscrits. 

Ainsi se crée un type nouveau d'Eglise, différent du catholi- 
cisme et du luthéranisme. La direction ecclésiastique est confiée 
à un corps de pasteurs égaux entre eux (suppression de la hiérar- 
chie). Une oligarchie surveille la conduite privée des laïques, de 
façon à leur imposer des mœurs sévères ; on abolit tous les diver- 
tissements. Le pouvoir est donné à un corps en majorité laïque. 
Tous ces actes auront pour conséquence d'établir une unité 
rigide de doctrine et de mœurs ; chaque Eglise aura son autono- 
mie sous la domination des pasteurs : cela vient de ce que c« 
régime a été réalisé, d'abord, sur un petit territoire; mais il se 
conservera dans les grands Etats (régime presbytérien). 

Genève transformée par Calvin devient le modèle de l'Eglise 
réformée française. Calvin fonde, plus tard, une académie (école 
de théologie) ; sa réputation est rapidement faite dans toule 
l'Europe (cf. Bergeaud, VA cadémie de Genève) ; on vient de pat- 




LA RÉFORME FRANÇAISE 



109 



tout dans cette ville; là se forment les pasteurs qui se répandront 
dans les pays réformés : c'est la Rome de Phérésie. 

II. — Ce système d'églises calvinistes s'est propagé dans plu- 
sieurs pays à la fois, dans ceux qui ne sont pas devenus luthé- 
riens, mais surtout dans deux directions, Nord-Ouest et extrême 
Sud (France, Ecosse, Pays-Bas). 

1° Sur la France, nous avons les documents rassemblés dans 
le Bulletin de la société historique protestante, et par Lemonnier. 

La persécution a continué ; on a exterminé un groupe ancien 
(les Vaudois de Provence) et les débris de la première Réforme 
(groupe de Meaux) 1546. Mais les doctrines de Calvin commen- 
cent à pénétrer en France : des prêtres et des moines embrassent 
spontanément la Réforme ; puis des pasteurs viennent de Suisse. 

Le mouvement change de caractère : nous ne voyons plus d in- 
dividus isolés qui se séparent de l'Eglise romaine et sont persé- 
cutés pour ne pas croire ; ce sont maintenant des groupes réunis 
dans une commune, pour former une Eglise positive ; ils s'as- 
semblent secrètement. Nous ne pouvons pas en déterminer le 
nombre, mais ils paraissent nombreux dans les villes. 

Une partie du clergé se montre assez tolérante ; on désespère 
de la Réforme catholique, le concile de Trente n'a donné aucun 
résultat. C'est l'autorité laïque qui réorganise la persécution. 
Le Parlement de Paris crée une Chambre spéciale (Chambre 
ardente), dont les actes nous sont connus par les registres (1547). 
C'est ensuite le gouvernement qui réunit toutes ces mesures 
en un édit (1550) contre les livres, l'école, la parole. Plus tard, 
pour éviter la concurrence, on réserve à la justice laïque les 
crimes d'hérésie ; la peine prononcée est la mort. 

Le gouvernement échoue dans ses projets ; les hérétiques de- 
viennent plus nombreux. Les calvinistes commencent à s'organi- 
ser sur le modèle de Genève ; des prédicateurs établissent des 
consistoires d'anciens et de diacres. A Paris, ils tiennent une as- 
semblée. Evidemment, la plupart des Eglises n'ont qu'un pasteur 
qui réunit les fidèles où il peut. En mai 1559, les délégués des 
Eglises se réunissent secrètement à Paris durant trois jours, pour 
confirmer la doctrine et la discipline. Déjà en mai 1558, des cal- 
vinistes s'étaient montrés au Pré-aux-Clercs, et avaient chanté 
des psaumes. On prévoit que ces Eglises s'étendent sur un vaste 
territoire; on établit un lien (synodes provinciaux) : ce n'est pas 
toutefois une Eglise dominante. 

Le nombre des réformés augmente : de grands seigneurs, les 
neveux de Montmorency, le roi de Navarre, sont calvinistes ; le 
Parlement ne peut plus rien faire. Le roi est occupé par la guerre 




110 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



étrangère ; il a besoin de la paix intérieure pour concentrer' ses 
forces ; il intervient en personne au Parlement. Le calvinisme 
est sauvé par un hasard ; Calvin dira : par la Providence. 

La mort de Henri II change la situation : le nouveau roi est un 
enfant ;les gens de son entourage se disputent le gouvernement; 
quelques-uns soutiennent les calvinistes; au lieu de persécutions, 
nous allons assister à des guerres de religion. 

2° Dans les Pays-Bas, même évolution qu'en France ; des 
luthériens isolés sont persécutés par des édits, et exterminés. 

Dans la période qui va de 1550 à 1560, des réfugiés calvinistes 
viennent des pays wallons, forment des groupes pour lutter 
contre l'idolâtrie. En 1559, un prédicateur wallon re'dige en 
français une confession, qui, revue et corrigée, est envoyée à 
Philippe II (1562). Des synodes se tiennent à Anvers (1566) ; 
la répression tentée plus tard par le roi d'Espagne amènera une 
grave révolte. 

3° Dans l'Europe centrale, nous constatons deux courants 
parallèles. Les Allemands adoptent la Réforme luthérienne ; 
les nobles préfèrent se rallier au calvinisme, malgré les sou- 
verains. 

En 1555, les nobles Polonais réclament à la Diète un concile 
national et obtiennent le droit de pratiquer leur culte dans leurs 
maisons. 

En Hongrie, on adopte d'abord la confession d'Augsbourg et la 
Réforme helvétique (cette dernière réussit beaucoup auprès des 
Madgyars). Une opposition se forme ; des unitaires viennent de 
Pologne (1558) ; en fait, quatre religions se partagent inégale- 
ment la Hongrie. 

En résumé, la Réforme calviniste, comme la Réforme luthé- 
rienne, part d'une tentative pour restaurer la doctrine ; dans la 
suite, elle arrive à mépriser les pratiques, à transformer radica- 
lement le culte, à le réduire à la prière et à des psaumes ; elle dé- 
truit l'organisation et la puissance épiscopales,et établit un autre 
principe : l'autonomie de la communauté. 



C. D. 




La philosophie de Renouvier. 



Cours de M. 6. MILHAUD, 

Professeur à V Université de Montpellier. 



Deuxième Essai de critique générale (suite). — Liberté et 

certitude. 

Tant qu'il se bornait à l'analyse de la volonté, Renouvier pou- 
vait dire qu'il s'en tenait aux apparences, mais déjà sa théorie du 
vertige mental n'impliquait-elle pas la réalité de la liberté? A 
défaut de celle-ci, tout n'est-il pas vertige? La question se trouve 
doue posée, dès maintenant, dans toute sa gravité : la liberté est- 
elle, ou non, autre chose qu'une apparence ? 

Aux partisans de la nécessité, on peut opposer les objections 
suivantes : 

1° Nous parlons tous comme si certains faits avaient pu être 
autrement. Si tout est nécessaire, si les actes humains sont 
pré-déterminés, notre langage est ridicule et extravagant. 

2° Si tout est nécessaire, les notions morales perdent leur signi- 
fication. « Il ne faut plus parler de crimes, il faut parler de loups 
et de tempêtes; il ne faut plus citer des actions vertueuses, il 
faut montrer d'inoffensifs agneaux et des plantes bienfaisantes. 
La justice n'est plus justice pour réprimer, elle est exécution : on 
tue un ennemi, on étouffe un enragé... Mais il faut plaindre, 
aimer, sauver des hommes que la fatalité des circonstances per- 
vertit ou entraîne ? Pourquoi cela? Vous pouvez éprouver cette 
faiblesse, d'autres la surmonteront,... » Il n'y a plus de devoir, il 
n'y a plus de droit. Tout cela n'a plus aucun sens. 

3° Si tout est nécessaire, il n'y a plus de vérité. « L'erreur est, 
en effet, nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs titres sont 
pareils à cela près du nombre des hommes qui tiennent pour 
l'une ou pour l'autre, et qui demain peut changer. » Cet argu- 
ment, le plus original de ceux que présente ici Renouvier, ne se 
comprend bien que si Ton se souvient de sa théorie du vertige 
mental, et que lorsqu'on a vu sa théorie de la certitude. Il n'y 
aura pas de vérité, digne de certitude, s'il n'y a pas possibilité de 
douter, de suspendre son jugement, de soumettre ses affir- 
mations à une libre critique. 

4° Si les notions de moralité et de vérité disparaissent dans 
l'hypothèse de la nécessité, il faut rejeter aussi l'idée d'un pro- 
grès humain. 

Ces arguments sont-ils décisifs? Qui nous dit que nous ne nous 




112 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



trouvons pas en présence d'une nécessité « semblable à l'esca- 
moteur, qui, de toutes les cartes du jeu qu'il nous présente ouvert, 
sait nous faire prendre librement celle qu'il nous a prédestinée? » 

D'autre part, que nous disent en général les partisans de la 
liberté ? Voulant échapper à la détermination par les motifs, ils 
déclarent que la volition est indépendante des motifs ; qu'elle se 
surajoute aux apparences de la raison ou de la passion, sans con- 
nexion avec elles. Et, en vérité, la liberté d'indifférence qu'ils affir- 
ment ainsi se prête aux mêmes objections que la nécessité, ne pou- 
vant davantage justifier ni les notions morales, ni celle de vérité. 

Les théories de la nécessité et de la liberté d'indifférence ont 
un vice commun : elles séparent radicalement la volition des 
motifs qui la précèdent. D'un côté, on déclare qu'elle suit toujours 
le dernier motif, comme l'effet suit sa cause; de l'autre côté, on 
voit la volition se surajouter sans cette liaison. De part et d'autre, 
on refuse de reconnaître la volition impliquée déjà dans les 
motifs eux-mêmes. « Lorsque, à la place de la formule à termes 
abstraits : le motif prépondérant détermine la volonté, on essaie 
d'introduire un énoncé à termes pleins et synthétiques, on 
trouve : l'état formé de passion, d'intelligence et de volonté, 
duquel fait partie la représentation d'un motif jugé capable de 
déterminer un acte subséquent , détermine effectivement le dernier 
acte. — Et si, dans cette autre formule : la volonté est à elle- 
même son motif, ou comble les mêmes lacunes, il vient : l'acte 
formé de volonté, d'intelligence et de passion, duquel fait partie la 
représentation d'un état jugé la conséquence de cet acte, détermine 
effectivement cet état. 

Du moins, voilà comment Renouvier conçoit la liberté, du 
point de vue de la conscience, et comme fait représentatif. 

Du point de vue synthétique, quand nous passons à Tordre 
général des phénomènes, le fait de la liberté ne se trouve-t-il pas 
^n contradiction avec la causalité universelle? 

Ecartons, d'abord, toute doctrine substantialiste, qui, dans la 
nature, dans le monde, dans la matière ou dans l'esprit univer- 
sel,- pose un être unique et avec lui consolide le système 
de la nécessité. La science elle-même ne nous montre-t-elle 
pas la chaîne des choses ? — D'abord, il n'existe pas de science 
totale liant les faits de tout ordre, et Ton peut encore parler des 
faits volontaires auxquels n'atteignent pas les lois des sciences 
positives. La science s'achèvera, dit-on, et déjà nous assistons à 
des tentatives de construction des sciences morales qui enve- 
loppent dans leurs lois les prétendus actes libres de l'homme. — 
Pardon ! répond Renouvier : « Personne ne conteste , quelque 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



113 



opinion qu'on puisse avoir de la liberté morale, qu'il y ait des 
actions humaines diversement possibles, diversement probables, 
en raison des tendances établies dans une certaine société, et des 
causes qui les favorisent dans une certaine mesure » ; mais il ne 
s'agit alors que de la cause abstraite des actes considérés dans 
leurs moyennes approximatives et dans leurs résultantes, et 
nullement de la cause active de chaque acte individuel. La loi 
des grands nombres, que d'aucuns invoquent contre la liberté, 
n'est au conlraire que la mise en formule de l'égale possibilité 
d'une série de cas, c'est-à-dire, en somme, d'une indéterminalion 
complète, de sorte que, si on voulait la faire intervenir dans le 
problème de la liberté, elle serait plutôt favorable à celle-ci. 

En outre, il n'est nullement question, à propos des actes libres, 
d'une exception à la causalité. Les actes libres ont une cause : 
c'est « l'homme dans l'ensemble et la plénitude de ses fonctions ». 
Loin d'être isolés, ils se rattachent étroitement aux données anté- 
rieures des passions et de la connaissance; le fait de la liberté 
consiste seulement en ce qu'un autre ordre aurait été possible. 

Enfin, si le mystère qu'on trouve dans la liberté est celui d'un 
premier commencement, n'oublions pas que le principe du 
nombre s'en accommode infiniment mieux que les doctrines 
nécessitaires, lesquelles se heurtent aisément à la contradiction. 
Ainsi la liberté apparaît comme probable, ce L'analyse fait pen- 
cher en sa faveur, contre la nécessité, la balance du jugement. 
Mais de quel jugement? D'un jugement libre, s'il est vrai que je 
délibère librement, et que je ne suis point prédéterminé à 
recueillir et à combiner bien ou mal les éléments de ma convic- 
tion. Alors c'est à la liberté qu'il appartient de déclarer si la 
liberté est ou non. Dans cette hypothèse, que peut être pour moi 
la certitude, et qu'est-ce encore qu'une probabilité? Si, au con- 
traire, je porte nécessairement un jugement que nécessairement 
d'autres rejettent, comme je sais qu'ils le font, et si nécessai- 
rement je me trompe, où sera le signe de mon erreur, où la 
preuve de la vérité? Et l'erreur et la vérité en général que sont- 
elles?... Le problème de la liberté se pose donc jusque dans le 
fait de la solution qu'on y donne, et on voit à quel point la 
liberté et la vérité sont liées (4). » Et Renouvier est conduit, 
avant d'aller plus loin, au problème de la certitude. 

On est certain, quand on voit, quand on sait ou quand on croit. 
Le troisième terme semble ordinairement correspondre aux con- 
ditions les moins stables de la certitude. — Erreur I il exprime 

(i) Psychologie, t. Il, p. 92. 



59 




144 



UISVUIS DES COU II 23 ISÏ CONFÉKlfiNCES 



le faille plus général; car voir et savoir, c'est bien plutôt croire 
que Ton voit, croire que Ton sait. — Voyons de plus près les 
éléments qui font cette croyance exempte de doute ; en d'autres 
termes, analysons les conditions de la certitude. 

Quand je suis incertain, cela peut tenir à trois causes. Ou bien 
les données de la sensibilité et de l'entendement sont insuffi- 
santes; elles manquent de clarté, de sécurité, de rigueur; la 
représentation intellectuelle est incomplète. Je ne comprends 
pas ou je ne suis pas sûr, — bref, je ne sais pas. 

Ou bien je sensqueles faits à propos desquels je doute sont éloi- 
gaésde moi, qu'ils ne m'intéressent pas, et que je ne fais pas le moin- 
dre effort pour les atteindre et les connaî tre;— je ne me passionne pas. 

Ou, enfin, je me laisse tirailler dans des sens différents par des 
représentations opposées, et je n'ai pas l'énergie de prendre parti, 
je suis sans volonté, — je ne veux pas. 

Inversement, la certitude se réalisera si : 1° je suis en posses- 
sion d'éléments intellectuels assez clairs, assez précis, assez sûrs ; 
2° si je suis suffisamment attiré par les faits dont il est question 
pour apporter à les éclaircir toute la complaisance nécessaire ; 
3° si ma volonté est capable de fixer mon jugement. 

Tout le monde n'admettra pas aisément l'intervention de l'élé- 
ment passionnel et de l'élément volontaire dans la certitude. Il 
convient donc d'insister. 

A,. — élément volontaire. — Il n'y a lieu d'en parler que si l'on 
écarte l'hypothèse de la nécessité, car celle-ci entraîne que la 
volonté se fonde dans % la passion ou dans l'intelligence, que l'er- 
reur «oit nécessaire et qu'aucune preuve n'existe de certitude. 
Avec la liberté, se trouve rétabli le pouvoir de doute et de con- 
trôle critique à propos de toute affirmation, quelle qu'elle soit. 
Qu'on n'invoque pas Y évidence avec laquelle s'offre et s'impose 
teAle ou telle connaissance. Il ne saurait en être question que 
pour les faits de conscience, qui sont assurément les données 
irréductibles. Mais, dès qu'on les dépasse et qu'il s'agit seule- 
ment d'affirmer la réalité extérieure du moindre objet corres- 
pondant à une sensation, l'évidence disparaît, la réflexion, et, 
par conséquent, la volonté a son office à remplir. Dans toutes les 
opérations de la pensée intervient la mémoire ; or sur quelle ga- 
rantie s'appuie-t-elle au delà du sentiment actuel d'après lequel 
on pense ne pas se tromper? Le jugement et le raisonnement 
impliquent toujours l'exercice de la mémoire; et, d'ailleurs, nous 
savons bien qu'en dépit de leur évidence ils conduisent parfois 
au sophisme et à l'équivoque. Mais, môme en admettant la va- 
leur logique des raisonnements, ceux-ci ne portent la conscience 




la philosophie; de renouvier 



115 



au delà du point où ils la trouvent que s'il intervient dans leurs 
séries des synthèses, que Ton accepte telles qu'elles s'offrent. Or, 
ou bien ce sont des données de l'expérience, auxquelles s'appli- 
quent les remarques suggérées par le moindre fait de percep- 
tion, ou bien il s'agit de principes qui affirment certains rapports 
généraux des représentations, mais dont aucun en réalité ne se 
dégage complètement de la réflexion. Le principe de contradic- 
tion lui-même n'a-t-il pas été contesté? 

B. — L'élément passionnel. — A propos de toutes nos affirma- 
tions, il accompagne l'élément volontaire. La clarté, la force per- 
suasive des représentations exercent une attraction sur la con- 
science qui poursuit, dans la certitude, la tranquillité, la sécurité ; 
qui poursuit aussi la joie de savoir, pour le savoir lui-même et 
pour ses conséquences. L'élément passionnel a particulièrement 
son rôle dans les jugements dits nécessaires, et qui semblent le 
plus évidemment s'imposer à notre intelligence. S'ils sont néces- 
saires, en effet, c'est que, eux rejetés, Tordre entier du monde s'é- 
croule, et que nous ne résistons pas à la passion qui nous porte 
à affirmer la réalité des lois et la possibilité de la connaissance. 

« En résumé, nous distinguons dans la constitution de la cer- 
titude, outre l'apparence intellectuelle, deux forces dont nous ne 
séparons pas cette apparence : la force qui pousse à affirmer et 

celle qui se fait sciemment affirmative : la passion et la volonté 

Le signe radical de la volonté, la marque essentielle de ce déve- 
loppement achevé qui fait l'homme capable de spéculation sur 
toutes choses, et l'élève à la dignité d'être indépendant et auto- 
nome, c'est la possibilité du doute. Aussi n'est-il pas étonnant que 
l'homme vraiment éclairé et profondément cultivé se distingue 
beaucoup plus par les points de jugements où il se laisse aborder 
au doute, et convient de son ignorance, que par ceux où il pos- 
sède une ignorance imperturbable. Au contraire, l'ignorant doute 
peu, le sot encore moins, et le fou jamais. Le monde serait bien 
différent de ce qu'il est si la plupart des hommes savaient dou- 
ter La certitude n'est donc pas et ne peut pas être un absolu. 

Elle est, ce qu'on a trop souvent oublié, un état et un acte de 

l'homme La certitude est une croyance, comme je le disais 

d'abord... Commune à tous les hommes, essentielle à leur nature, 
quant à ses données ou applications fondamentales, on voit à quel 
point elle diffère de la foi mystique, variable, arbitraire, que 
l'imagination enfante pour la plus grande partie, et que l'édu- 
cation et la coutume perpétuent dans les nations (1)... » 

(1) T. II, p. 151 et suiv. 




116 



HEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Parmi les penseurs qui l'ont précédé, le seul dont Renouvier ait 
le sentiment de se rapprocher par cette théorie de la certitude, — 
qu'il déclare devoir à Jules Lequier, — c'est l'auteur de la Criti- 
que de la Raison pratique. Mais une distance très grande l'éloigné 
encore de Kant, qui, en séparant radicalement la raison théorique 
et la raison pratique, partage artificiellement et faussement 
l'homme en deux, et méconnaît l'étroite indissolubilité de tous les 
éléments qui interviennent dans toute certitude, soit qu'elle 
affirme ou qu'elle nie. 

# # 

Comment s'établit en fait, chez l'homme, cette « assiette 
morale » qu'est la certitude, à propos des divers problèmes qui 
se posent ? Il faut distinguer plusieurs ordres d'affirmations. Au 
premier rang sont les « thèses de réalité ». La première pose 
la conscience identique et permanente avec ses fonctions et ses 
lois. C'est la réalité de la personne représentée à elle-même. — 
La seconde pose la réalité du monde, en dehors de notre repré- 
sentation. — La troisième vise, dans le monde, les fonctions, 
les lois, les consciences. — La quatrième établit la conformité 
des lois du monde et des êtres qui le composent à celles que 
notre représentation leur applique par ses catégories. 

La volonté libre avait certes un rôle dès ces premières affirma- 
tions ; mais, en fait, elles sont formulées par tous les hommes, 
comme d'instinct, et sans que Ton songe à soulever le problème 
de la liberté. Il ne saurait en être de même, dès que nous dépas- 
sons ce premier ordre de connaissances, et que nous abordons le 
domaine où apparaissent les innombrables systèmes philosophi- 
ques et que domine le problème même de la liberté. Au second 
ordre de certitude, c'est donc elle-même que la liberté affirmera, 
si elle s'y sent conduite par des motifs moraux suffisants ; Renou- 
vier nous fait assister à la délibération dernière, en reprenant 
toutes les raisons déjà indiquées en faveur de la liberté. Il peut 
insister 'davantage, maintenant, sur le rôle qu'a la volonté dans la 
vérité et la certitude. Enfin, il nous montre la liberté comme fai- 
sant la personne humaine, l'empêchant d'être un rouage et com- 
blant ainsi la seule lacune qui semblait subsister après la dispa- 
rition de la substance. La liberté qui, sans contredire aucun des 
principes directeurs de la science, apparaît comme le seul fonde- 
ment de la moralité, de la vérité, la seule justification de la certi- 
tude, le fondement delà personne, la liberté met décidément fin 
au doute sur sa propre réalité et fixe la croyance en elle-même. 

G. Milhauo* 



Digitized by 



L'intervention française en Espagne. 



Goura de M. G. DESDEVISES DU DEZERT, 



Professeur à l'Université de Clermont-Ferrand. 



Le coup d'Etat d'Aranjuez. 



Le 16 mars 1808, Charles IV, alors installé au palais royal d'A- 
ranjuez, à 49 kilomètres de Madrid, rassurait son peuple 
contre les bruits fâcheux qui s'étaient répandus de toutes parts 
et repoussait hautement toute idée de voyage en Andalousie. 

Mais les Madrilènes remarquèrent que les troupes de la garde 
quittaient la ville pour se porter sur Aranjuez et que le Conseil de 
Castille ne faisait pas publier la proclamation, déjà connue des 
habitants d'Aranjuez. 

Pendant toute la journée du 17, le malaise général ne fît que 
s'accentuer. 

Godoy et la reine voulaient fuir — et, sans qu'on puisse leur en 
faire un grand mérite, leur plan était assurément le plus sensé. 
Charles IV, habitué à céder à sa femme et à Manuel, ne résis- 
tait plus que mollement, mais tout ce qui n'était pas attaché au 
prince de la Paix était opposé au départ et se préparait à s'y 
opposer. 

L'amhassadeur de France, Beauharnais, qui n'était pas dans 
le secret de Napoléon, se prononçait hautement contre le voyage. 
— Il était ridicule de s'enfuir au moment où l'empereur faisait 
annoncer son arrivée, — où Dupont était déjà à l'Escorial et 
Murât au Sud de Soma-Sierra, à Buytrago. 

Le prince des Asturies était résolu à attendre les Français. 11 
avait dit à un garde du corps : « Le voyage est pour ce soir, et je 
ne veux pas partir. » 

Aranjuez s'emplissait de gens venus des environs, qui avaient 
tous la mine de conjurés. Les troupes mandées de Madrid parta- 
geaient les sentiments des Madrilènes, et étaient toutes prêtes à 
empêcher le voyage qu'elles étaient venues protéger. 

La nuit venue, les conjurés, dirigés par le comte de Montijo et 
la garde elle-même, commencèrent à faire des patrouilles par la 
ville et à observer le palais du prince de la Paix. 




118 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Vers onze heures et demie, Dona Josefa Tudo, bien drapée dans 
sa mantille, en sortit, sous la protection des gardes d'honneur de 
Godoy. Une patrouille arrêta le groupe ; le chef voulut voir le 
visage de la dame, il y eut querelle et un coup de feu fut tiré. — 
On ne sait si ce fut l'officier Tuyols, qui accompagnait Dona Jo- 
sefa, ou si ce fut le garde du corps Merlo. Mais l'alarme était 
donnée, un trompette sonna le boute-selle et, en un instant, 
Aranjuez s'embrasa et s'emplit de tumulte. 

Ce fut une soudaine et sauvage éruption de haine: des paysans, 
des gens habillés en paysans, domestiques du palais, gardes de 
l'infant D. Antonio, soldats débandés..., assaillirent le palais de 
Godoy et se ruèrent à travers les appartements, brisant tout sur 
leur passage, et cherchant de la cave au grenier, pour le tuer, le 
tout-puissant et odieux favori. 

L'attaque eut tous les caractères d'une mesure de justice popu- 
laire. Le peuple fracassa les meubles et en brûla les débris, mais 
ne vola rien. — Les décorations de Godoy furent remises au roi. 
— La princesse de la Paix et sa fille furent conduites respectueu- 
sement au palais ; la populace s'attela à la berline. 

Quand il n'y eut plus rien à briser, les soldats regagnèrent 
leurs casernes et deux compagnies de gardes espagnoles et wal- 
lonnes gardèrent le palais du favori, contre un retour offensif 
de la fureur populaire. 

Dans la matinée du 18, le roi expédia un ordre par lequel 
D. Manuel Godoy était relevé de ses fonctions d'amiral et de géné- 
ralissime et exilé de la cour. Le roi le laissait maître de se retirer 
où il voudrait, et s'empressait d'avertir Napoléon de ce qui 
venait de se passer. 

A la nouvelle de la chute de Godoy, le peuple manifesta une 
joie sans bornes, se porta en foule au palais en prodiguant les 
applaudissements au roi, à la reine et au prince des Asluries. La 
famille royale parut au balcon. Charles IV put se croire, encore 
une fois, maître de la situation. 

Cependant, à de certains symptômes, on devinait que les trou- 
bles ne faisaient que commencer. D. Diégo Godoy, frère du favori 
et colonel des gardes espagnoles, était désarmé et arrêté par ses 
soldats. Le roi priait les ministres de passer la nuit au palais. 
Le 19 mars, au matin, le prince de Castelfranco et les capitaines 
des gardes du corps prévenaient personnellement le roi que 
l'émeute allait recommencer. Comme le marquis Caballero leur 
demandait s'ils étaient sûrs de leurs troupes, ils haussaient les 
épaules et répondaient que « seul, le prince des Asturies pouvait 
tout arranger ». — Caballero passa chez le prince et obtint de lui 




l'wTSRVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



Î19 



qu'il se rendit chez le roi. Ferdinand s'offrit à apaiser les esprits 
et se montra si sûr d'apaiser la sédition que tout le monde crut 
qu'il pouvait bien en être le premier auteur. 

Au moment où tout danger immédiat semblait conjuré, l'incen- 
die, mal éteint, se rallumait. 

Godoy n'avait pu s'enfuir, lors de l'attaque de son palais, et 
venait d'être découvert. 

Surpris par l'émeute, au moment où il allait se mettre au Ut, il 
s'était couvert d'un manteau de molleton, avait rempli ses poches 
d'or, pris sur la table un petit pain et, ne pouvant se réfugier 
chez la duchesse veuve d'Osuna, qui habitait la maison voisine, 
il avait gagné les greniers de son hôtel, s était roulé dans une 
natte et était demeuré caché dans un coin, sans bouger ; l'éniettte 
avait pendant de longues heures rugi autour (Je lui, il n'avait pas 
été découvert. 

Mais, après un jour et deux nuits passés dans cette terrible 
situation, la fatigue, la faim, la soif surtout, chassèrent le mal- 
heureux de son abri. Il descendit et fut bien vite reconnu par 
un soldat des gardes wallonnes, qui donna l'alarme. En une * 
minute, le bruit se répandit que Godoy était trouvé, la populace 
accourut et l'eût écharpé, si quelques gardes du corp&ne tai 
eussent ouvert leurs rangs et n'eussent consenti à le conduire 
jusqu'à leur quartier. 

On avait toute la ville et la grande place de San-Antonio à tra- 
verser. En une minute, le peloton de cavaliers fut entouré 
d'une foule hurlante, qui,àcoups de bâton ei à coups de pierres, 
s'efforçait d'atteindre Godoy entre les jambes des chevaux. 
Debout entre deux chevaux, pendu par les mains aux arçons 
de la selle de ses défenseurs, Godoy suivait les chevaux, auxquels 
on avait fait prendre le trot, et, d'instant en instant, un pro- 
jectile venait l'atteindre et le meurlrir. 11 reçut une blessute 
à la cuisse, il eut un sourcil fendu. Arrivé au quartier, on le jeta 
haletant et sanglant dans un coin d'écurie, sur une botte de 
paille, et ce fut là que Ferdinand vint lui annoncer qu'on lui 
faisait grâce de la vie. En face de son ennemi, Godoy retrouva sa 
dignité : « Es-tu déjà roi ? » demanda-t-il fièrement ; — et le 
prince répondit : « Pas encore, mais je vais l'être. » 

Il assura au peuple que Godoy serait jugé et puni suivant ta 
rigueur des lois, et la ville reprit bientôt son calme. — Mais vers 
deux heures, une voiture attelée de six mules ayant paru à la porte 
de la caserne, le bruit se répandit que Ton allait emmener Godoy 
à Grenade, et le peuple détela les mules et brisa la voiture. 

Au palais, Charles IV et la reine, atterrés, tremblaient pour la 




120 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



vie de leur cher Manuel. On leur fît comprendre que le plus sûr 
moyen de le sauver était d'abdiquer, et Charles IV n'hésita pas 
k payer de sa couronne le salut de son ami. 

A sept heures du soir, les ministres furent convoqués au palais, 
et le roi leur lut Pacte d'abdication qu'il avait préparé: « Comme 
les infirmités dont je souffre ne me permettent pas de supporter 
plus longtemps le lourd fardeau du gouvernement de mes royau- 
mes, et que j'ai besoin, pour rétablir ma santé, d'un climat plus 
tempéré et de la tranquillité de la vie privée, après la plus sé- 
rieuse délibération, j'ai résolu d'abdiquer la couronne en faveur 
de mon très cher fils, le prince des Asturies. Ma royale volonté 
est donc qu'il soit reconnu et obéi comme roi et seigneur naturel 
de tous mes royaumes et domaines. Et pour que ce royal décret 
de libre et spontanée abdication ait tout l'effet et accomplisse- 
ment convenable, vous le communiquerez au Conseil et à tous 
ceux qu'il appartiendra. Donné à Aranjuez, le 19 mars 1808. — 
Moi, leroy. — AD. Pedro Cevallos. » # 

Le prince baisa avec un respect hypocrite la main de son père 
• et de sa mère, et se relira dans ses appartements, où les minis- 
tres, les grands et les courtisans vinrent, à l'envi, lui présenter 
leurs hommages. 

La nouvelle ne tarda pas à se répandre dans Aranjuez et fut 
accueillie par des démonstrations de joie folle, dont les éclats 
arrivaient jusqu'aux oreilles des vieux rois et mettaient le comble 
à leur chagrin, à leur colère et à leur confusion. 

La chute de Godoy ne fut connue à Madrid que le 19 mars, vers 
midi. En un clin d'œil,les rues se remplirent de monde et partout 
retentirent les cris de : « Vive le roi ! Vive la reine ! Vive le prince ! 
« Mort au saucissonnier ! (el chorizero). » 

- Des bandes se formèrent et parcoururent la ville, sans cesse 
grossies à mesure que se répandait la nouvelle et qu'arrivaient les 
gens des quartiers bas, de Ségovie, de l'Avapiés, du Rastro et 
d'Embajadores. 

A la nuit, D. Adrian Marcos Martinez, gouverneur des alcaldes 
de cour, vint afficher au milieu des émeutiers l'édit royal qui dé- 
crétait Godoy d'accusation et annonçait sa mise en jugement; 
la foule applaudit, mais continua à se porter vers les maisons des 
parents et des partisans de Godoy, et à les piller. 

La populace assiégea et pilla les hôtels de la mère de Godoy, 
Dona Antonia Alvarez ; — de son frère, D Diégo; — de ses parti- 
sans, D. Josef Marquina, D. Manuel Sixto Espinosa, D. Josef Mo- 
reno, D. Anlonio Noriega, D. Antonio Alvarez de Faria, du mar- 
quis de Branciforte et du comte de Fuenteblanca. — Les meubles 




1/ltfTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



121 



étaient jetés par les fenêtres et brûlés dans la rue, au milieu des 
cris de joie et des danses de la manolaria délirante. 

Vers minuit, une multitude de gens portant des torches, pré- 
cédée de clairons et de tambours, vint manifester devant le 
palais des Conseils. D. Arias Mon y Velarde, gouverneur du 
Conseil, parut au balcon, harangua le peuple, l'engagea au 
calme et lui promit de nouveau que Godoy serait jugé. La foule 
cria: « Vive le Conseil » ! mais les pillages continuèrent. 

Le 20, au matin, les émeutiers menaçaient l'Hôtel de l'Ami- 
rauté, demeure de Godoy (aujourd'hui, le ministère de la marine) 
et le palais de Buenavista (aujourd'hui, ministère de la guerre), 
donné au prince par la ville de Madrid, et qu'il n'avait pas encore 
eu le temps d'occuper. 

A ce moment, le Conseil reçut l'acte d'abdication de Charles IV; 
il s'empressa de le faire publier et fit faire des rondes par la ville 
pour engager les émeutiers à se disperser. 

La nouvelle amena une détente sérieuse ; mais, vers 9 h. 1/2 du 
matin, une foule nombreuse vint demander au Conseil un portrait 
du nouveau roi; et les magistrats eurent toutes les peines du 
monde à faire comprendre aux séditieux qu'ils n'en avaient 
point. 

A midi, de nouveaux groupes revinrent à la charge. Les ma- 
gistrats durent rester en séance jusqu'à une heure. 

Dans l'après-midi, le Conseil fît afficher un nouvel édil annon- 
çant que les biens de Godoy étaient confisqués, — et que le roi 
ne tarderait pas à arriver, — « mais lorsque le peuple de Madrid, 
si loyal et si attaché à sa royale personne, lui aurait donné la 
preuve de son apaisement et de son retour à la tranquillité ». 

Le peuple applaudit, mais les désordres continuèrent, la foule 
était lâchée, s'amusait prodigieusement et ne songeait qu'à pro- 
longer la fête. 

Dans la nuit du 20 au 21, on pilla les maisons de la marquise 
de Mejorada, de D. Juan Diégo Duro, de D. Pedro Truxillo. 
Beaucoup de soldats se joignirent aux émeutiers. On pilla les 
boutiques des marchands de comestibles et d'eau-de-vie, on 
délivra les forçats du Prado, les femmes de la Galera ; Madrid 
avait l'air d'une ville frappée de démence. On chantait, on dansait 
dans les rues ; quiconque avait pu se procurer un fusil et des 
cartouches tirait en l'air, sans but et sans raison, par amour du 
bruit, en signe de joie et de délivrance. 

Le Conseil finit par obtenir du capitaine général le rappel des 
troupes, il permit aux marchands de repousser la force par la 
force, il ordonna aux alcaldes de cour de former sans délai des 




122 



REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES 



rondes et des patrouilles de gens honorables ; — et, après trois 
jours de saturnales, le calme commença à renaître dans la ville 
(22 mars). 

Les alcaldes de cour auraient voulu obliger à restitution tous 
les individus qui s'étaient approprié des objets mobiliers, durant 
le pillage; mais le Conseil jugea la situation trop dangereuse 
pour permettre la publication d'un semblable édit et se borna à 
remercier au nom du roi la noblesse et toutes les classes de la 
population d'avoir contribué au rétablissement de Tordre (Archi- 
ves du Conseil, 1808). 

Au moment même où le peuple de Madrid s'enflammait à la 
simple nouvelle de la chute de Godoy, Napoléon semble avoir 
soupçonné la force sauvage contre laquelle il allait entrer en 
lutte. 

Dans une lettre, adressée le 29 mars au grand-duc de Berg, et 
dont M. Thiers a prouvé l'authenticité, Napoléon témoigne de 
l'effet que produisirent sur son esprit les événements d'Aran juez, 
et devine, par un véritable don de prophétie, les inextricables 
difficultés dans lesquelles il devait s'engager. 

« L'affaire du 19 mars, dit-il, a singulièrement compliqué les 
événements. Je reste dans une grande perplexité... La révolution 
du 20 mars prouve qu'il y a de l'énergie chez les Espagnols. Vous 
avez affaire à un peuple neuf ; il a tout le courage, et il aura tout 
l'enthousiasme que l'on rencontre chez les hommes que n'ont 
point usés les passions politiques. 

«L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne. S'ils 
craignent pour leurs privilèges et pour leur existence, ils feront 
contre nous des levées en masse, qui pourront éterniser la 
guerre. J'ai des partisans ; si je me présente en conquérant, je 
n'en aurai plus. 

« Le prince de la Paix est détesté, parce qu'on l'accuse d'avoir 
livré l'Espagne à la France ; voilà le grief qui a servi l'usurpation 
de Ferdinand ; le parti populaire est le plus faible. 

« Le prince des Asturies n'a aucune des qualités qui sont né- 
cessaires au chef d'une nation ; cela n'empêchera pas que, pour 
nous l'opposer, on n'en fasse un héros. L'Espagne a plus de cent 
mille hommes sous les armes» c'est plus qu'il n'en faut pour sou- 
tenir avec avantage une guerre intérieure. Divisés sur plusieurs 
points, ils peuvent servir de noyau au soulèvement total de 
la monarchie... 

« L'Angleterre ne laissera pas échapper cette occasion de 
multiplier nos embarras... 

« La famille royale n'ayant pas quitté l'Espagne pour aller 




i/lNTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



123 



s'établir aux Indes, il n'y a qu'une révolution qui puisse changer 
l'état de ce pays, c'est peut-être le pays d'Europe qui y est le 
moins préparé. Les gens qui voient les vices monstrueux de ce 
gouvernement et l'anarchie qui a pris la place de l'autorité légale 
sont le plus petit nombre ; le plus grand nombre profite de ces 
vices et de cette anarchie. 

« Dans l'intérêt de mon empire, je puis faire beaucoup de bien 
à l'Espagne. Quels sont les meilleurs moyens à prendre? 

« Irai-je à Madrid ?Exercerai-je l'acte d'un grand protectorat, 
en prononçant entre le père et le fils ? Il me semble difficile de 
faire régner Charles IV; son gouvernement et son favori sont 
tellement dépopularisés qu'ils ne se soutiendraient pas trois 
mois. 

« Ferdinand est l'ennemi de la France ; c'est pour cela qu'on Va 
fait roi. Le placer sur le trône sera servir les factions, qui, depuis 
25 ans, veulent l'anéantissement de la France. Une alliance de 
famille serait un faible lien: la reine Elisabeth (femme de Phi- 
lippe IV) et d'autres princesses françaises ont péri misérablement, 
lorsqu'on a pu les immoler impunément à d'atroces vengeances. 
Je pense qu'il ne faut rien précipiter, qu'il convient de prendre 
conseil des événements qui vont suivre. 

« Je n'approuve pas le parti qu'a pris V. A. I. de s'emparer 
aussi précipitamment de Madrid. Il fallait tenir l'armée à dix 
lieues de la capitale. Vous n'aviez pas l'assurance que le peuple 
et la magistrature allaient reconnaître Ferdinand sans contesta- 
tion. Le prince de la Paix doit avoir dans les emplois publics des 
partisans; il y a, d'ailleurs, un attachement d'habitude au vieux 
roi qui pourrait produire des résultats. Votre entrée à Madrid, 
en inquiétant les Espagnols, a puissamment servi Ferdinand. 
J'ai donné ordre à Savary d'aller auprès du vieux roi voir ce qui 
se passe. Il se concertera avec V. A. I. J'aviserai ultérieurement 
au parti qui sera à prendre; en attendant, voici ce que je juge 
convenable de vous prescrire. Vous ne m'engagerez à une entre- 
vue en Espagne avec Ferdinand que si vous jugez la situation 
des choses telle que je doive le reconnaître comme roi d'Espagne. 
Vous userez de bons procédés envers le roi, la reine et le prince 
Godoy. Vous exigerez pour eux et vous leur rendrez les mêmes 
honneurs qu'autrefois. Vous ferez en sorte que les Espagnols ne 
puissent pas soupçonner le parti que je prendrai; cela ne vous 
sera pas difficile, je nen sais rien moi-même. 

« Vous ferez entendre à la noblesse et au clergé que, si la France 
doit intervenir dans les affaires d'Espagne, leurs privilèges et 
leurs immunités seront respectés. Vous leur direz que Tempe- 




124 



REVUE DES GOUKS ET CONFÉRENCES 



reur désire le perfectionnement des institutions publiques de 
l'Espagne, pour la mettre en rapport avec Tétat de civilisation de 
l'Europe, pour la soustraire au régime des favoris. Vous direz 
aux magistrats et aux bourgeois des villes, aux gens éclairés, que 
l'Espagne a besoin de recréer la machine de son gouvernement, 
qu'il lui faut des lois qui garantissent les citoyens de l'arbitraire 
et des usurpations de la féodalité [celte phrase prouve que Napo- 
léon ignorait absolument l'état politique de l'Espagne], des insti- 
tutions qui raniment l'industrie, l'agriculture et les arts. Vous 
leur peindrez l'état de tranquillité et d'aisance dont jouit la 
France, malgré les guerres où elle s'est trouvée engagée, la 
splendeur de la religion qui doit son rétablissement au Concordat 
que j'ai signé avec le pape. Vous leur démontrerez les avantages 
qu'ils peuvent tirer d'une régénération politique : l'ordre et la 
paix dans l'intérieur, la considération et la puissance à l'exté- 
rieur. Tel doit être l'esprit de vos discours et de vos écrits. Ne 
brusquez aucune démarche. Je puis attendre à Bayonne, je puis 
passer les Pyrénées, et, me fortifiant vers le Portugal, aller con- 
duire la guerre de ce côté. 

« J'ordonne que la discipline soit maintenue de la manière la 
plus sévère ; point de grâce pour les plus petites fautes. L'on 
aura pour l'habitant les plus grands égards ; l on respectera prin- 
cipalement les églises et les couvents. 

« L'armée évitera toute rencontre soit avec les corps de Parmée 
espagnole, soit avec les détachements; il ne faut pas que, d'au- 
cun côté, il soit brûlé une amorce. 

« Laissez Solano dépasser Badajoz ; faites-le observer; donnez 
vous-même l'indication des marches démon armée pour la tenir 
toujours à une distance de plusieurs lieues des corps espagnols. 
Si la guerre s'allumait, tout serait perdu... » 

J'ai tenu à citer presque en entier cette lettre, dont l'intérêt 
documentaire ne vous aura pas échappé. Elle n'a qu'une valeur 
psychologique ; car, réellement écrite le 29 mars 1808 par Napo- 
léon, elle ne fut jamais envoyée à Murât. Elle marque seulement 
un arrêt dans le développement des plans de l'empereur. Elle 
montre quelle forte impression avaient faite sur son esprit les 
événements d'Aranjuez. Napoléon était l'homme de la force. 
Une nation bourgeoise comme l'Espagne de Charles IV, bigote et 
voluptueuse, ignorante et nonchalante, n'excitait que ses mépris. 
Quand il la vit se redresser, arracher le favori de son palais, 
écarter son vieux roi et se donner un jeune chef, Napoléon 
l'approuva et, dans un éclair de génie, eut la vision de l'avenir. 
— Le gouffre où il allait tomber s'éclaira un instant ; il fit 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 125 

un pas en arrière; puis, comme pris de vertige, il se pré- 
cipita. 

A la nouvelle des événements d'Aranjuez, et conformément aux 
ordres antérieurs de l'empereur, Murât avait accéléré sa marche 
sur Madrid. 

Ferdinand VII avait envoyé à sa rencontre le duc del Parque, 
pour lui annoncer officiellement son avènement au trône et ras- 
surer de son dévouement à Napoléon. Murât répondit courtoise- 
ment, mais déclara que Napoléon seul avait qualité pour recon- 
naître Ferdinand, et qu'il attendrait les ordres de l'empereur 
pour le traiter en roi d'Espagne. 

Le 22 mars, une proclamation royale apprit aux Madrilènes 
que le roi suivrait le même système d'alliance avec les Français 
que son auguste père ; le roi engageait le public à fournir aux 
troupes françaises tout ce dont elles pourraient avoir besoin et 
assurait que ces troupes venaient « en amies et dans un but utile 
« au roi et à la nation ». 

Le Conseil, prévenu dès le 17 mars de l'arrivée prochaine des 
Français, avait pris les mesures les plus sérieuses pour préparer 
les logements des officiers et des soldats. On avait disposé des 
lits dans les appartements inoccupés, on avait loué aux particu- 
liers tous leurs lits disponibles (Diario de Madrid — 23 mars 
1808) ; des tavernes spéciales avaient été établies pour les Fran- 
çais, « afin d'éviter la grande afïïuence et le stationnement de la 
foule dans les autres tavernes de la ville, où le bruit et le 
désordre qu'on y remarquait étaient vraiment scandaleux ». 
(Lettre du doyen du Conseil au gouverneur de la Sala.) 

Murât fit son entrée à Madrid le 23 mars, précédé par les ma- 
gnifiques escadrons de la cavalerie de la garde et ses plus belles 
troupes, et entouré d'un fastueux état-major ; mais son infanterie, 
composée en grande partie de jeunes recrues, était loin de pré- 
senter un aussi bel aspect, et la malignité des Madrilènes ne 
manqua pas de s'en égayer. — Murât lui-même indisposa les 
gens par sa vanité. Le Conseil lui avait fait préparer des apparte- 
ments au Retiro, le second palais royal de Madrid; mais Murât 
ne trouve, sans doute, pas la position du Retiro assez avanta- 
geuse au point de vue militaire, et de sa propre autorité, il se 
transporta au palais de l'Amirauté, à moins de trois cents mètres 
du palais Royal. 

On lui annonça que Godoy, chargé de chaînes, allait être 
amené à Madrid. 11 donna l'ordre de le laisser au village de Pinto, 
ne voulant pas que la présence du ministre déchu fût pour 
Madrid une occasion de troubles. 



Digitized by 



126 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Il dirigea également un détachement de cavalerie sur Aran- 
juez, pour entrer en relations directes avec la vieille cour, et 
attendit les événements. 

Le lendemain même de son entrée à Madrid, Ferdinand VII 
venait prendre possession de sa capitale, déjà occupée par l'é- 
tranger . 

Le spirituel et savant auteur des Scènes madrilènes et du Vieux 
Madrid, D. Ramon de Mesonero Romanos, nous a laissé, dans 
ses Mémoires d'un septuagénaire, une curieuse description de 
cette inoubliable journée, où tout un grand, peuple acclama la 
plus misérable idole qui fut jamais. 

L'enthousiasme national faisait toute la beauté de la fête. 
Quatre éclaireurs des gardes du corps ouvraient la marche. 
Derrière eux venait le roi, monté sur un cheval blanc ; D. Car- 
los et D. Antonio Pascual, ses frères, le suivaient dans un 
carrosse fermé; une légère escorte accompagnait la voiture, et 
c'était tout. 

« Mais le peuple délirait d'enthousiasme. C'était un vertige de 
passion et d'idolâtrie. Le cheval pouvait à peine avancer : 
hommes et femmes se précipitaient pour baiser les mains du roi. 
D'autres jetaient en l'air leurs chapeaux, jetaient leurs capes et 
leurs manteaux sous les pieds de son cheval. On jetait des 
fleurs, on donnait la volée à des colombes ; des gens montés dans 
les clochers sonnaient avec frénésie, tiraient des pétards et des 
coups de fusil. Le roi mit deux heures à aller de la Puerta del Sol 
au Palais ! » 

Il est presque exact de dire qu'il n'était déjà plus roi, lorsqu'il 
y entra. 

Charles IV avait abdiqué le 19 mars, sous l'impression d'une 
très vive terreur, et pensant par son abdication sauver la vie de 
Godoy. Il ne tarda pas à s'apercevoir de la faute lourde qu'il avait 
commise, et, dès le 21 mars, la reine d'Etrurie, sa fille, entrait en 
relations avec Murât, qui n'était pas encore entré à Madrid, et lui 
faisait parvenir une lettre de la reine d'Espagne. 

La reine écrivait en son nom et au nom du roi, que ses dou- 
leurs rhumatismales empêchaient d'écrire lui-même. La grande 
affaire des deux époux était d'obtenir le salut de Godoy. Ils 
demandaient que l'empereur s'entremît en sa faveur, qu'on 
plaçât auprès du prince quelques-uns de ses domestiques ou des 
chapelains, et qu'on leur donnât à tous les trois le nécessaire 
pour pouvoir vivre, tous les trois ensemble, dans Tendroit qui 
conviendrait le mieux à leur santé, sans autorité ni intrigues. 

Le 22 mars, un aide de camp de Murât, M. de Monthyon, arriva, 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



127 



à huit heures du matin, à Araujuez et fit remettre à la reine 
d'Etrurie la réponse du Grand-Duc de Bery. La reine n'était pas 
encore levée ; elle s'habilla à la hâte, passa chez le roi et la 
reine, qui, une demi-heure plus tard, eurent une longue con- 
versation avec M. de Monthyon. 

Ils se plaignirent amèrement de leur fils, l'accusèrent d'avoir 
voulu les faire assassiner. Le roi, s'attendrissant sur son mal- 
heur, ne concevait pas l'excès d'ingratitude où s'était porté Ferdi- 
nand : il voulait le marier à une princesse française et lui céder 
sa couronne, sitôt que le mariage aurait été conclu ; au lieu 
d'attendre les effets de sa bonté paternelle, Ferdinand s'était 
révolté. Le pauvre prince de la Paix, dont le seul crime était son 
amitié pour le roi et sa fidélité à Napoléon, le pauvre prince de 
la Paix, blessé, couvert de contusions, était en prison, menacé de 
mort ; toutes les supplications du roi et de la reine en sa faveur 
avaient été vaines, et, pour surcroît d'infortune, Ferdinand allait 
exiler son père et sa mère à Badajoz, triste ville forte de la fron- 
tière portugaise, où les pauvres vieux princes se trouveraient 
abandonnés à leurs ennemis et hors d'état de recevoir le moindre 
secours de leur fidèle ami Napoléon. 

M. de Monthyon rapporta à Murât tout ce quMl avait entendu, 
et Murât comprit aussitôt quel avantage donnerait à Napoléon 
une protestation en forme faite par Charles IV contre son acte 
d'abdication. — Suivant le mot très juste de Thiers, l'Espagne se 
trouverait alors entre un roi qui n'était plus roi et ne pouvait 
plus l'être, et un roi qui ne Tétait pas encore, qui ne le serait 
jamais, si Napoléon ne voulait pas qu'il le fût. Il renvoya M. de 
Monthyon à Aranjuez, et, le 23 mars, Charles IV signa une pro- 
testation solennelle contre son abdication du 19. — Il écrivit 
également à Napoléon : 

« Monsieur mon frère, V. M. aura sans doute appris avec peine 
les événements d'Aranjuez et leurs résultats, et ne pourra voir 
avec indifférence un roi forcé de renoncer à la couronne, qui 
vient se jeter dans les bras d'un grand monarque, son allié, et se 
mettre à l'entière disposition du seul homme qui puisse assurer 
son bonheur, celui de sa famille et de ses fidèles vassaux... 

« J'ai été forcé de renoncer à la couronne, mais maintenant 
rassuré, et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du 
grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris la réso- 
lution de me conformer à tout ce que ce grand homme voudra 
faire de nous et décider de mon sort, de celui de la reine et du 
prince de la Paix. J'adresse à V. M. I et R. une protestation contre 
les événements d'Aranjuez et contre mon abdication. Je me 




128 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



livre et me confie entièrement au cœur et à l'amitié de V. M., 
et je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. — 
Carlos. » 

Muni de cette pièce, Murât -n'hésita pas à refuser de recon- 
naître Ferdinand comme roi d'Espagne. 

Il interdit à M. de Beauharnais de se joindre au corps diploma- 
tique pour saluer Ferdinand à son entrée à Madrid. Il blâma les 
ambassadeurs qui s'étaient rendus au palais. L'ambassadeur 
de Russie lui-même s'excusa. 

11 déclara ne connaître d'autre roi d'Espagne que Charles IV et 
ne pouvoir donner à Ferdinand VII que le titre de prince des 
Asturies, aussi longtemps que l'empereur ne se serait pas^pro- 
nonçé. 

L'idée d'obtenir l'assentiment de l'empereur devint aussitôt 
l'idée fixe de Ferdinand. 

Il avait appelé autour de lui ses amis des mauvais jours, les 
xlucs de S. Carlos et de l'infantado, le chanoine Escoïquiz ; il 
avait gracié les victimes du procès de TEscorial, rappelé d'exil 
les hommes que Godoy avait persécutés. 

Mais, à ces mesures explicables ou clémentes, il en avait ajouté 
d'autres, qui donnaient une fort triste opinion de son caractère. 

Sans attendre le jugement du prince de la Paix, il avait con- 
fisqué ses tuens meubles et immeubles, et se servait de son 
argenterie. 

Il abolissait la Junte de police créée en 1807, mais laissait 
subsister l'Inquisition. 

Il suspendait la vente du septième des biens ecclésiastiques, 
accordée par le pape deux ans auparavant, et que le comte 
Toreno considère comme une mesure de salut public, la pro- 
priété étant à cette époque presque complètement immobilisée 
aux mains du clergé et des propriétaires de majorats. " 

Le nouveau gouvernement s'annonçait ainsi comme dédai- 
gneux des formes de la justice, capricieux, vindicatif, dur à ses 
adversaires et indulgent pour les abus. 

Ferdinand ne sut garder vis-à-vis des Français aucune dignité. 

Le 25 mars, il envoyait à Bayonne trois grands d'Espagne de 
première classe pour féliciter Napoléon. 

Sur un ordre de Murât, il ordonna aux généraux Solano et 
Taranco, qui se rapprochaient de Madrid, de se replier vers la 
frontière de Portugal. 

Murât témoigna le désir de ravoir l'épée de François I er . Fer- 
dinand aurait dû refuser de. rendre un trophée national aussi 
vénérable ; il l'envoya à Murât avec une ridicule ostentation. 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



129 



L'épée, enveloppée d'une pièce de satin orné de galons et de 
franges d'or, était posée sur un plateau d'argent, et occupait à 
elle seule la place d'honneur d'un carrosse. Elle fut présentée à 
Murât par le grand écuyer, marquis d'Astorga. 

Murât parlant sans cesse de la prompte venue de l'empereur, 
Ferdinand fit préparer les plus beaux appartements du palais du 
Reliro, et s'occupa avec ses conseillers de dresser le plan des fêtes 
qui seraient offertes à Napoléon, pendant son séjour à Madrid. 

Un jour, on apporta au Retiro un chapeau et des bottes pour 
l'empereur ; il n'en fallut pas davantage pour mettre la cour en 
joie. 

Mais Murât pensait qu'il n'était pas nécessaire de faire venir 
Napoléon à Madrid et qu'il serait bien plus simple d'envoyer Fer- 
dinand à Bayonne. 

La démarche était si hasardeuse que la proposition n'eut pas 
d'abord grand succès. Cevallos y voyait un piège et le peuple de 
Madrid, lui-même, commençait à tenir les Français pour des alliés 
très suspects. Le 25 mars, une collision terrible faillit éclater sur 
la place de la Cebada entre la troupe française et les Madri- 
lènes. 

Mais, le 28 mars, arriva à la cour le chanoine Escoïquiz, plus 
féru que jamais de l'idée de marier Ferdinand VIT à une prin- 
cesse impériale, — quoiqu'il n'y eût plus de disponible qu'une 
demoiselle de Beauharnais. — Cette idée était si bien ancrée dans 
la tête des amis de Ferdinand que le comte de Fernan Nufiez, 
envoyé à Bayonne pour complimenter Napoléon, poussa jusqu'à 
Tours pour le rencontrer plus vite, et là, rencontrant M. de 
Bausset, préfet du palais impérial, lui demanda où était la cou- 
sine de l'empereur, fiancée du roi d'Espagne. M. de Bausset 
répondit que la fiancée n'était pas du voyage et qu'il n'avait 
jamais entendu parler de ce mariage, et Fernan Nunez en conclut 
simplement que M. de Bausset n'était pas au courant — comme 
lui — des secrets de la diplomatie impériale. 

Escoïquiz représenta à Ferdinand que son intérêt consistait 
avant tout à gagner l'empereur, et qu'au lieu de l'attendre à 
Madrid il serait bien plus habile d'aller au-devant de lui. Puisqu'on 
le disait déjà entré en Espagne, il ne pouvait qu'être flatté de 
l'empressement du jeune roi. 

Ferdinand s'arrêta d'abord à un moyen terme. Le 5 avril, il 
envoya son frère cadet D. Carlos sur la route de France, au- 
devant de Napoléon. 

Ce premier succès engagea Murât à en obtenir un second plus 
important ; il fît jouer ses derniers ressorts, et essaya d'influer 



60 




130 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sur la volonté de Ferdinand, par l'intermédiaire de l'ambas- 
sadeur Beauharnais et du général Savary. 

Beauharnais n'était pas dans le secret de l'empereur et croyait 
toujours que toutes ces difficultés finiraient par un heureux ma- 
riage. Il éprouvait une véritable sympathie pour Ferdinand, il 
ne pouvait se faire à l'idée que Napoléon usurperait le trône 
d'Espagne et il engageait le roi k s'en remettre à la bonté de 
l'empereur; honnête et maladroit, le pauvre ambassadeur ne 
voyait qu'un roman bourgeois dans le sombre drame qui se jouait 
sous ses yeux. 

Savary, au contraire, savait tout et arrivait muni des instruc- 
tions les plus complètes et des pouvoirs les plus étendus. Véri- 
table âme damnée de Napoléon, Savary, qui avait précipité 
l'exécution du duc d'Enghien, avait été choisi pour pousser les 
princes d'Espagne dans le piège que leur tendait Napoléon. 

A peine arrivé à Madrid, Savary demanda une entrevue / à Fer- 
dinand et lui affirma « qu'il venait de la part de l'empereur pour 
le complimenter et savoir de S. M. si elle demeurait à l'égard 
de la France dans les mêmes sentiments que son père. S'il en 
était ainsi, l'empereur était décidé à oublier tout le passé, ne se 
mêlerait en rien des affaires de l'Espagne et reconnaîtrait immé- 
diatement Ferdinand comme roi d'Espagne et des Indes ». (To- 
reno, I, p. 63.) 

Cette démarche acheva de persuader Ferdinand. — D. José 
Martinez de Hervas,qui avait accompagné Savary en Espagne, eut 
beau prévenir le roi qu'il courait au-devant d'une catastrophe ; 
Escoïquiz l'emporta. Ferdinand VII annonça au peuple de Madrid 
qu'il le quittait pour quelques jours et se rendait au-dévant de 
son ami et intime allié, l'empereur des Français. 

Il laissa la présidence du Conseil des ministres à son oncle 
l'infant D. Antonio, et partit de Madrid, le iO avril 1808, avec 
D. Pedro Cevallos, ministre d'Etat, les ducs de l'Infantado et de 
San Carlos, le marquis de Muzquiz, D. Pedro Labrador, D. Juan 
de Escoïquiz, le capitaine des gardes du corps comte de Villa- 
riezo, et trois gentilshommes de la Chambre, le marquis 
d'Ayerbe, MM. de Guadalcazar et de Feria. 

Escoïquiz s'excusait, plus tard, d'avoir si mal conseillé son 
maître, en objectant qu'on pensait que Napoléon exigerait tout 
au plus les provinces de la rive gauche de l'Ebre en échange 
du Portugal. 

Et, tandis que s'en allait, insouciant et joyeux, ce roi résigné- 
d'avance au démembrement de ses Etals, le peuple de Madrid, 
plus patriote, surveillait d'un œil soupçonneux les moindres. 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 131 

mouvements des Français, et s'attroupait sous les fenêtres de 
Murât, pour lui crier aux oreilles : « Vive Fernando! Vive la 
religion! Vive Notre-Dame d'Aloeha! » et lui chanter, à grands 
renforts de tambours de basque et de cris la chanson à la mode . 

Quand le roi Fernando 

Larena ! 
Va à la Florida, 

Juana et Manuela, 
Va à la Florida.. 

Prenda î 
Jusqu'aux petits oiseaux 

Larena, 
Lui crient : Viva I 

Juana y Manuela 
Lui crient : Viva ! 

Prenda! 

(Mémoires d'un Septuagénaire, p. 33. 
G. Desdevises du Dezkrt. 



Digitized by 



Le théâtre de Racine. — « Phèdre ». 



Conférence, à l'Odéon, de N.-M. BERNARDIN, 



Docteur ès lettres. 



Mesdames et Messieurs, 



Je sais qu'il est parmi vous des abonnés fidèles, qui, depuis 
plusieurs années, assistent régulièrement à ces matinées du 
jeudi. C'est pourquoi, M. Ginisty m'ayant demandé déjà une 
conférence sur Phèdre (1), je ne veux pas aujourd'hui faire 
jouer à nouveau devant quelques-uns d'entre vous Je mécanisme 
délicat de la tragédie de Racine, ni leur montrer une seconde 
fois l'art savant et achevé avec lequel le grand poète a composé 
un harmonieux chef-d'œuvre defragments empruntés à la doulou- 
reuse et tragique Phèdre d'Euripide comme à la Phèdre ardente 
et passionnée de Sénèque. Aussi bien j'ai, aujourd'hui, autre chose 
à vous dire, autre chose qui est généralement moins connu etpar 
quoi même vous serez mieux préparés, quoique indirectement, à 
goûter l'interprétation curieuse du principal rôle, qui va être pour 
vous un des grands attraits de cette représentation de Phèdre. 

En effet, si grecs et latins sont les éléments dont est formée 
la tragédie racinienne, l'esprit qui l'anime est tout moderne, tout 
chrétien, tout janséniste. Parmi les œuvres de la jeunesse de 
Racine, il n'en est pas une où le grand poète ait mis autant de 
son cœur meurtri, pas une qui reflète aussi bien son âme trou- 
blée. Racine a écrit Phèdre non pas avant, comme il est dit pres- 
que partout, mais pendant même la grande crise de sa vie, pen- 
dant cette crise qui va, malheureusement pour nous, l'arracher 
au théâtre et l'agenouiller repentant au pied de la croix du Sau- 
veur (2). Dans le cadre d'un drame antique, sous le couvert d'évé- 
nements fictifs et sous le nom d'une héroïne légendaire, ce sont 
donc ses propres faiblesses, ses propres souffrances, ses propres 
remords, que le poète nous fait entendre dans les vers de sa tra- 
gédie comme dans la prose de sa Préface, en sorte que la Phèdre 
de Racine sert de transition de ses premières tragédies, entière- 
ment passionnées et profanes, à ces tragédies purement religieu- 
ses, que, plus apaisé et plus tranquille, il écrira longtemps après 
pour les demoiselles de Saint-Cyr. Vous peignant donc l'état d'es- 

(1) Voir notre livre : Devant le Rideau, à la Société française d'Impri- 
merie et de Librairie. 

(2) J'ai plaisir à me rencontrer, ici, avec M. A. Gazier (Petite Histoire de la 
littérature française et Mélanges de littérature et d'histoire). 




LA <( PHÈDRE )) DE RACINE 



133 



prit où se trouvait Racine quand il a composé sa Phèdre, je vous 
ferai voir, du même coup, quelle est l'inspiration du plus émou- 
vant de ses chefs-d'œuvre, et comment il me paraît, en effet, 
convenir de l'interpréter. 

Et pour ce faire, comme vous avez bien voulu, Tan passé, vous 
laisser conduire par moi au château somptueux de Vaux afin d'y 
assister à la première représentation des Fâcheux de Molière, 
j'espère que vous me voudrez bien suivre aujourd'hui dans le 
vallon sauvage, mais à jamais fameux, où se cachait Porl-Royal- 
des-Champs, bien que ce ne soit plus à une fêle brillante, mais 
presque à un pèlerinage que je vous convie. 

A huit lieues de Paris, près dé Chevreuse, dans la commune de 
Magny-les-Hameaux, au fond d'une gorge sinueuse, encore aujour- 
d'hui à peu près déserte, un chemin s'embranche sur la route ; il 
se rétrécit bientôt en sentier ; il laisse à gauche une étroite salle 
de verdure, où s'élevait jadis une croix, devant laquelle ont coulé 
bien des pleurs ; il franchit enfin un petit pont ruslique, et nous 
introduit dans un enclos paisible, qui semble, en vérité, à cent 
lieues de Paris, la grand'ville. Ce lieu, si calme encore aujour- 
d'hui, c'est l'emplacement même où se dressait la célèbre abbaye 
de Port-Royal, que Louis XIV a fait raser en 1710. Voici, au pièd 
d'un petit musée en forme de chapelle, les soubassements de 
l'église, qui, par les soins d'une société d'amis de Port-Royal, ont 
émergé du marais sous les eaux duquel la haine avait voulu noyer 
jusqu'au souvenir même du monastère supprimé par le pape et 
des religieuses dispersées par le roi ; et voici, près du mur 
extérieur de cette église, la place où fut creusée la tombe, douze 
ans après violée et profanée, du glorieux poète qui a rimé Phèdre. 
C'est là, Mesdames et Messieurs, dans ce vallon de Port-Royal, 
dans cette solitude, dans cette Thébaïde, comme l'appelait M me de 
Sévigné, et de laquelle, disait-elle, se dégageait une sainteté qui 
se répandait à une lieue à la ronde, c'est là que se sont formés le 
goût, l'esprit, l'âme de Racine ; et l'on peut dire que Port-Royal 
enveloppe toute la vie du grand poète, depuis son berceau jusqu'à 
son lit de mort, comme toutes les œuvres de Racine sont marquées, 
plus ou moins profondément, de l'empreinte de Port-Royal. 

Qu'était-ce donc que Port-Royal ? 

C'était, originairement une communauté de femmes, fondée 
au xiii e siècle, après la quatrième croisade, par l'épouse de 
Matthieu 1 er de Montmorency. Soumise d'abord à la règle de saint 
Benoît, puis à celle, beaucoup plus douce, de Cîteaux, — rappelez- 
vous que Boileau fera de Cîteaux la Cour de la Mollesse, — elle fut 
réformée très sévèrement, au commencement du xvii« siècle, par 




134 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



une jeune abbesse de dix-huit ans, la célèbre mère Angélique 
Arnauld. Plus tard, une partie des religieuses se transportèrent 
à Paris, dans des bâtiments qui ont bien changé de destination, 
puisqu'ils sont aujourd'hui l'hospice de la Maternité ! 

La mère Angélique avait une nombreuse famille ; elle élait 
fille de l'avocat Arnauld, appelé à bon droit M. Arnauld le père, 
puisqu'il eut vingt enfants, et M me Arnauld la mère devait pré- 
senter ce cas, absolument unique, je crois, dans les annales du 
christianisme, d'une religieuse mourant entourée de six de ses 
filles et de six de ses petites-filles religieuses dans le même cou- 
vent qu'elle. Si tant de femmes delà famille Arnauld s'étaient 
enfermées, sous la direction de la mère Angélique, dans le mo- 
nastère cloîtré de Port-Royal, le dégoût du monde et une foi sin- 
cère attirèrent invinciblement aussi de ce côté plusieurs hommes 
de la famille, d'abord deux frères de la mère Angélique, Arnauld 
d'Andilly, et le petit dernier, qui fut le grand Arnauld, puis trois 
neveux del'abbesse, M. de Sacy, M. deSéricourt, et Antoine le 
Maître, un des plus illustres avocats de l'époque, qui renonça aux 
succèsdu barreau, à vingt-neuf ans, pour venir, comme ses frères, 
vivre non loin de leur mère, laquelle, après la mort de son mari, 
avait pris le voile à Port-Royal. Les solitaires, comme on les appe- 
lait, ainsi que plusieurs hommes d'étude et de piété, M. Nicole, 
M. Lancelot, M. Hamon, qui s'étaient joints à eux, songèrent, 
pour occuper utilement leurs loisirs, à instruire de jeunes gar- 
çons, de même que les religieuses instruisaient les filles de la 
noblesse ; et voilà comment se fonda, pour un petit nombre d'é- 
coliers, dans des bâtiments voisins de Port-Royal-des-Champs, et 
qui en dépendaient, l'école des Granges, où Racine devait achever 
son éducation. 

Tout l'appelait à Port-Royal. Lorsque, une première fois per- 
sécutés pour leur doctrine, les solitaires avaient dû se disperser 
en 1638, MM. Lancelot, le Maître et de Séricourt s'étaient réfu- 
giés à la Ferté-Milon, dans la famille même de Racine ; en sorte 
que le poète naîtra dans une maison déjà tout acquise au jansé- 
nisme. Quand il eut appris au collège de Beauvais tout ce qu'il y 
pouvait apprendre, sa grand'mère Marie Desmoulins et sa tante 
Agnès Racine, toutes deux religieuses à Port-Royal, demandèrent 
aux « Messieurs » de prendre l'orphelin aux Granges, pour qu'il 
achevât sous leur direction ses humanités, avant d'aller étudier à 
Paris la philosophie et la jurisprudence. Ce sont, Mesdames et 
Messieurs, les pieux et lettrés solitaires qui ont fait de Racine un 
poète unique entre tous nos poètes. 

A M. le Maître, dont les Plaidoyers furent publiés tandis même 




LA « PHÈDRE » DE RACINE 



135 



que Racine était son élève, le poète doit cet art merveilleux 
de la composition, que vous allez tout à l'heure admirer dans 
sa Phèdre; et, par là, je n'entends pas seulement un si solide 
agencement des diverses parties de la tragédie que L'on ne sau- 
rait essayer de retirer une pièce de l'édifice sans l'ébranler tout 
entier ; dans chacun des discours que vous entendrez se retrouve 
cette science du développement et celle habileté à forger la 
chaîne logique des idées qu'avait enseignées à son élève chéri 
le brillant orateur. 

Ce fut M. de Sacy, et nous ne saurions Ibi en être trop recon- 
naissants, qui donna à Racine le goût de la poésie; il lui faisait 
lire les vers, pleins de bonnes intentions, qu'il écrivait lui-même, 
sa traduction du Poème de saint Prosper contre les ingrats, ou ses 
Enluminures du fameux almanach des Jésuites ; il corrigeait les 
odes du jeune homme sur le paysage de Port-Royal, ses bois, son 
étang, ses prairies, ses jardins ; surtout, il lui inspira pour la 
grâce pure et simple de Térence une admiration dont nous 
retrouverons la trace dans Andromaque. 

M. Lancelot, lui, était l'helléniste de Port-Royal. Il achevait 
alors une Nouvelle Méthode pour apprendre la langue grecque, 
nouvelle, en effet, puisqu'elle était rédigée non plus en latin, 
comme les autres, mais en français, et ce fameux Jardin des ra- 
cines grecques, que nos pères apprenaient encore, mis par l'excel- 
lent M. de Sacy en vers, parfois un peu ridicules, mais par là 
même plus faciles à retenir, comme celui-ci : 



Grâce à M. Lancelot, l'apprenti poète se trouva bientôt en 
état de lire couramment les écrivains grecs, et son plaisir était 
de s'enfoncer dans les grands bois qui dominent Port-Royal, en 
compagnie de Sophocle, ou d'Euripide, ou même de cet amu- 
sant Héliodore, qui raconte dans son roman de si belles histoires, 
comme celle du roi Hydaspes, nouvel Agamemnon, contraint 
d'immoler sa fille à la Lune, et celle de l'odieuse Demeneté, 
nouvelle Phèdre, qui accuse son beau-fils innocent du crime 
qu'elle a voulu commettre elle -même. 

Et ainsi, par le triple enseignement de le Maître, de Sacy et de 
Lancelot, se formait le goût impeccable, le goût véritablement 
attique de Racine, le plus grec de nos poètes français, après le 
demi-grec André Chénier. 

Mais, si l'abeille attique fait un miel d'une douceur exquise, 



"Ovoç, l'âne, qui si bien chante ; 



ou encore cet autre : 



à{ji»;, pot qu'en chambre on demande. 




136 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



elle a un dard qui pique, et cruellement. Il y aura dans le tendre 
Racine un satirique impitoyable, et c'est à Port-Royal que s'est 
formé l'auteur des Plaideurs tout comme l'auteur à'Andromaque. 
Les solitaires n'étaient pas des rêveurs mystiques ; c'étaient des 
combattifs et des combattants. A preuve, les immortelles Provin- 
ciales de Pascal. Or, Mesdames et Messieurs, elles ont été écrites 
pendant que Racine étudiait à Port-Royal, et même le jeune 
homme a travaillé sous la direction de Nicole à les traduire en 
latin, pour que daignassent les lire les savants de l'époque, les- 
quels croyaient généralement devoir s'affubler, pour se rendre 
plus respectables, de noms latins en us, voire de noms grecs en 
es, comme Marin le Roy, qui signait ses poésies latines : Tha- 
lassius Basilidès. A l'école de Pascal, Racine a grandement pro- 
fité et son esprit s'est singulièrement aiguisé, comme le prouve 
la première lettre que nous ayons de lui, et qui est dirigée, elle 
aussi, contre les grands ennemis de Port-Royal et de la famille 
Arnauld, contre les jésuites. Il y apprend à Arnauld d'Andilly 
comment, avec un de ses amis, il vient d'assister à un catéchisme 
fait dans l'église Saint-Louis de la rue Saint-Antoine par les jé- 
suites voisins, ceux dont la maison professe est devenue le lycée 
Charlemagne. On appelait catéchisme une distribution de prix, 
accompagnée d'une représentation dramatique, d'une sorte de 
revue à la fois religieuse et satirique. Et rien n'est plaisant 
comme ce spectacle, raconté par l'élève de Port-Royal : on voit 
ces petits bergers rangés autour de la crèche du Sauveur; on voit 
monter sur des bancs, pour être mieux aperçus de l'assistance 
édifiée, ces cinq petits Innocents, trois garçons et deux filles, 
armés chacun d'une grande épée; on les entend réciter à tour de 
rôle de leur voix enfantine cinq phrasés destinées à réfuter les 
cinq propositions de Jansénius qu'avait condamnées le pape; on 
entend le bon Père, qui dirige le catéchisme, et qui de cette revue 
est en quelque sorte la commère, dire à sa dernière interprète : 
« Allons, Henriette, courage, ma fille! Un cinquième coup d'épée 
sur ce monstre; il n'en peut plus, vous l'achèverez. » Après une 
pareille lettre, on ne peut nier que MM. de Port-Royal aient formé 
l'esprit de leur élève, comme ils avaient formé son goût et son âme. 

Ils l'avaient, en effet, pénétré d^s doctrines de Jansénius ; ils 
lui avaient profondément inculqué cette idée, que 1 homme, aban- 
donné à lui-même, ne saurait, par la seule force de sa volonté, 
triompher de ses passions, comme font ces héros imaginaires 
dressés par Corneille sur le théâtre; que nous avons perdu, par 
suite du péché originel, notre libre arbitre, et que, dans notre 
déchéance, il nous faut, pour nous soutenir contre les tentations,. 




LA (( PHÈDRE )) DE RACINE 



137 



un secours envoyé par Dieu, la Grâce ; si Dieu nous le refuse,, 
nous avons beau détester le mal et faire vers le salut des efforts 
désespérés, nous sommes impuissants à nous sauver par nous- 
mêmes. Le Christ, que MM. de Port-Royal avaient montré au 
jeune Racine, ce n'était pas le Christ aux bras étendus sur la 
croix pour embrasser toute l'humanité rachetée par son supplice 
volontaire ; c'était un Christ aux bras symboliquement étroits,, 
pour faire entendre qu'il appelait seulement à lui de rares élus 
prédestinés. De là, la morale austère des jansénistes, si opposée 
à la morale relâchée des je'suites. Pour les solitaires et pour 
les religieuses, toujours hantés de la terreur des éternels sup- 
plices, il n'y avait pas de péché véniel ; aussi regardaient-ils 
la seule pensée du crime avec autant d'horreur que le crime 
même. Toujours ces saints, dit Bossuet, traînaient l'enfer après 
eux, et cette crainte de Tenter, « où Dieu n'est pas », faisait trem- 
bler sur son lit de mort l'admirable mère Angélique, « comme 
le criminel auprès de la potence, au moment même de l'exécu 
tion ». Aussi, désespérant toujours de leur salut, essayaient- 
ils constamment d'appeler sur eux, non pas seulement par la 
pureté de leur vie, mais par des humiliations réitérées, mais par 
les mortifications de la pénitence, le bienfait divin de la Grâce. 
Vous retrouvez la conception janséniste de l'humaniié dans tout 
le théâtre de Racine, où toujours l'homme, livré sans défense 
à ses instincts et à ses appétits, devient ainsi l'artisan involon- 
taire, et par conséquent, digne encore de compassion, de sa des- 
tinée tragique. 

De cette faiblesse de l'homme quand ne le soutient pas la grâce, 
l'élève chéri de Port-Royal, Racine, devait fournir d'ailleurs lui- 
même une preuve éclatante. A peine est-il sorti de la sainte 
maison qu'il se met à hanter, — ô scandale ! — les coulisses de 
l'hôtel de Bourgogne ; il songe à écrire des tragédies pour des 
comédiennes galantes ; il compose sa Thébaïde ou les Frères enne- 
mis. Port-Royal ne s'émut pas tout de suite, d'abord parce que 
les nouvelles du monde ne franchissaient que tardivement les 
grilles du cloître, ensuite parce que, de leur côté, dans leur 
pieuse candeur, les bons solitaires crurent naïvement que leur 
disciple rimait là quelque poème édifiant en l'honneur des soli- 
taires chrétiens de la Thébaïde d'Egypte. Mais, enfin, le voile se 
déchira et la vérité apparut dans toute son horreur. Ce fut l'abo - 
mination de la désolation. Versant des larmes douloureuses à la 
pensée que son neveu, dont le salut lui était si cher, se déshono- 
rait devant Dieu et devant les hommes, en fréquentant des comé- 
diens, des excommuniés (car les comédiens Tétaient alors), la 




138 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



mère Agnès de Sainte-Thècle lui signifia de ne la plus venir voir. 
Racine, tout à fait enfoncé dans le monde et dans les coulisses, 
haussa les épaules, et se consola. 

Il devait bientôt faire pis. Un fou, Desmarets de Saint-Sorlin, 
qui allait répétant que son poème de Clovis lui avait été dicté par 
le Saint-Esprit, — ce qui était grandement injurieux pour le 
Saint-Esprit, — avait attaqué violemment les religieuses de Port- 
Royal. Dans sa riposte, Nicole déclara qu' «un faiseur de romans 
et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, 
mais des âmes des fidèles ». Racine eut l'orgueil de se croire 
visé personnellement, et il répliqua par deifx lettres, que rendent 
en vérité dignes des Provinciales leur vivacité spirituelle et leur 
mordante ironie, mais où, sans souvenir du passé, sans mémoire 
des bienfaits reçus, oublieux du Poème de saint Prosper contre les 
ingrats, il raillait cruellement ses anciens maîtres et les reli- 
gieuses, non seulement les vivants, comme Nicole et Sacy, mais 
jusqu'aux morts, comme la mère Angélique et Antoine le Maître, 
lequel pourtant Pavait aimé aussi tendrement qu'il eût aimé son 
fils. Ah ! certes, Port-Royal pouvait être fier de l'esprit etde l'art 
de son élève; car il est, dans ces lettres, des récits qui sont de 
véritables petits cbefs-d'œuvre, témoin l'historiette des deux 
capucins, contée par Racine pour établir que religieuses et soli- 
taires jugeaient des gens uniquement d'après ce que ces gens 
pensaient de Jansénius : 

« Un jour deux capucins arrivèrent au Port-Royal et y deman- 
dèrent l'hospitalité. On les reçut d'abord assez froidement, comme 
tous les religieux y étaient reçus (premier coup de griffe). Mais 
enfin il était tard, et l'on ne put pas se dispenser de les recevoir 
(Port-Royal était dans un véritable désert). On les mit tous deux 
dans une chambre, et on leur porta à souper. Comme ils étaient 
à table, le diable, qui ne voulait pas que ces bons Pères soupas- 
sent à leur aise, mit dans la tète de quelqu'un de vos Messieurs 
que l'un de ces capucins était un certain P. Maillard, qui s'était 
depuis peu signalé à Rome en sollicitant la bulle du pape contre 
Jansénius. Ce bruit vint aux oreilles de la mère Angélique. Elle 
accourt au parloir avec précipitation, et demande qu'est-ce 
qu'on a servi aux capucins, quel pain et quel vin on leur a donnés. 
La tourière lui répond qu'on leur a donné du pain blanc et du vin 
des Messieurs. Cette supérieure zélée commande qu'on le leur ôte, 
et que Ton mette devant eux du pain des valets et du cidre. L'or- 
dre s'exécute. Ces bons Pères, qui avaient bu chacun un coup, 
sont bien étonnés de ce changement. Ils prennent pourtant la 
chose en patience et se couchent, non sans admirer le soin qu'on 




LA « PHÈDRE » DE RACINE 



13£ 



prenait de leur faire faire pénitence. Le lendemain, ils deman- 
dèrent à dire la messe, ce qu'on ne put pas leur refuser. Comme 
ils la disaient, M. de Bagnols entre dans l'église, et fut bien sur- 
pris de trouver le visage d'un capucin de ses parents dans celui 
que Ton prenait pour le P. Maillard. M. de Bagnols (c'était un des 
protecteurs de Port-Royal) avertit la mère Angélique de son erreur, 
et l'assura que ce Père était un fort bon religieux, et môme dans 
le cœur assez ami de la vérité (entendez : du jansénisme). Que fit 
la mère Angélique ? Elle donna des ordres tout contraires à ceux 
du jour de devant. Les capucins furent conduits avec honneur 
de l'église dans le réfectoire, où ils trouvèrent un bon déjeuner 
qui lés attendait, et qu'ils mangèrent de fort bon cœur, bénissant 
Dieu, qui ne leur avait pas fait manger leur pain blanc le pre- 
mier. » 

Il est impossible de se moquer avec plus de finesse, et les deux 
lettres de Racine sont tout entières de ce ton : il connaissait 
si bien les petites faiblesses (tout le monde en a) de ses bienfai- 
teurs et leurs petits ridicules (ils étaient si peu du monde) 1 Mais, 
si ces deux lettres étaient littérairement exquises, elles n'en con- 
stituent pas moins moralement deux mauvaises actions, deux 
acles d'ingratitude noire, dont Racine éprouvera plus tard de la 
douleur et des remords, et qu'il reconnaîtra, en pleine Aca- 
démie, pour « l'endroit le plus honteux de sa vie ». 

Il s'était assis, en effet, en 1673, sur un fauteuil académique, 
où l'avait naturellement porté la suite triomphante de ces suc- 
cès dramatiques, dont continuait à gémir Port-Royal. C'est là, 
sur ce fauteuil, que vint presque aussitôt le toucher la Grâce. 

Ne croyez pas, Mesdames et Messieurs, que je l'attribue à la 
vertu de ce fauteuil, si passionnément désiré toujours par tant de 
candidats. Le fauteuil académique n'a point, par lui même, de 
vertu moralisatrice ; exemple La Fontaine, qui, dans son discours 
de réception, promit solennellement d'être sage,c'est-à-dire de ne 
plus écrire de ces contes licencieux dont se montrait choqué 
Louis XIV vieilli, et qui, huit jours après, sur son fauteuil acadé- 
mique, songeait déjà à un nouveau conte. Mais ce qui est certain, 
c'est que, à trente-quatre ans, Racine académicien se transforme 
d'une façon bientôt sensible à tous. Plus de ces « diableries », que 
M me de Sévigné contait avec une indignation tempérée par l'in- 
dulgence d'un sourire; et la production dramatique du poète se 
ralentit, en môme temps qu'elle se modifie. On sent que Racine 
commence à sincèrement regretter ce qu'il appellera dans son 
testament « les scandales de sa vie passée », et il apparaît qu'il a 
déjà pris à cœur de prouver par des faits à certaines personnes 




140 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



qu'il n'est pas un « empoisonneur public des âmes », car son 
Iphigénie est toute parfumée de christianisme. 11 est évident que 
le poète se voudrait réconcilier avec Port-Royal, mais, par un 
sentiment bien naturel, bien humain, sans renoncer pourtant à 
cet art dramatique, qui lui a valu tant.de succès et qu'il a défendu 
avec tant de passion. Il s'appuie sur l'autorité révérée d'Aristote 
pour soutenir que le théâtre peut être moral. Il cherche s'il ne 
trouvera pas dans ces tragiques grecs, dont Port-Royal lui-même 
lui faisait jadis admirer la beauté moralisatrice, quelque sujet qui 
puisse convenir à notre scène et qui soit de nature à « réconcilier 
la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et 
par leur doctrine, qui font condamnée dans ces derniers temps, 
et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs 
songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir ». 
Et voilà qu'en cherchant ainsi, il se trouve en face du sujet de 



Brusquement, un trait de lumière le frappe : que, par un ana- 
chronisme audacieux, il donne à la coupable héroïne d'Euripide, 
redoutant la seule vengeance d'un époux outragé, une con- 
science éclairée etle sentiment chrétien du remords; et, alors, cette 
Phèdre, que la fatalité et la colère de Vénus ont engagée dans une 
passion illégitime qui lui fait horreur à elle-même et que ses efforts 
sincères et courageux sont impuissants àsurmonter, celte Phèdre, 
qui ne sera ni tout à fait coupable, parce qu'elle obéira àla volonté 
supérieure de Vénus, ni tout à fait innocente, puisqu'elle aura 
commis, bien que malgré elle, des actions criminelles, cette Phè- 
dre-là ne sera-t-elle pas, dans ce décor fabuleux qui prête tant à 
la poésie, la cre'ature humaine, à la fois vertueuse et faible, que 
lui a montrée Port-Royal, et qu'il connaît Irop bien par lui-même ? 
Ne sera-t-elle pas l'image désespérée et sanglotant devant l'impi- 
toyable Christ aux brasétroits du juste prédestiné au châtiment, 
parce que la Grâce lui a manqué ? Si jamais sujet peut réconcilier 
Port-Royal avec la tragédie, c'est bien, semble-t-il, celui-là. 

Et Racine se met à l'œuvre. Et, tandis qu'il écrit sa tragédie 
grecque, où il introduit inconsciemment deux ou trois expres- 
sions empruntées à cette Bible de Sacy, qu il est en train de lire, 
à mesure que descend en lui l'influence de la Grâce, à mesure 
qu'augmentent et son désir de la conversion et la honte de ses 
lautes passées, il s'identifie davantage avec sa douloureuse 
héroïne. Il prend une sorte d'âpre plaisir à confesser, par la 
bouche de Phèdre, aux maîtres qu'il a trahis, des fautes qui, avec 
le grossissement janséniste, deviennent à ses yeux des crimes 
irrémissibles, et, en même temps, à crier avec Phèdre que ces 



Phèdre. 




LA. « PHÈDRE » DIS RACINE 



141 



fautes ne furent pourtant point des fautes volontaires; c'est à lui- 
même autant qu'à elle qu'il songe, lorsqu'il fait dire à Thésée : 



Et lorsque Phèdre, prête à mourir, montre son épouvante de 
comparaître devant son père, devant Minos, qui juge aux Enfers 
tous les pâles humains, elle exprime, n'en doutez pas, la terreur 
qu'éprouve le poète lui-même, à la pensée qu'il lui faudra com- 
paraître coupable devant un Dieu qu'on lui a toujours peint sans 
compassion. D'où cette sincéiité d'accent, d'où l'émotion pro- 
fonde et communicative qui remplit la tragédie de Phèdre, tra- 
gique entre toutes les tragédies de Racine, tragique comme les 
Pensées de Pascal. 

A cette émotion n'échappèrent pas les solitaires, qui retrou- 
vaient enfin, après l'avoir longtemps pleuré, le fils de leur âme, 
et qui, reconnaissant l'action -de la Grâce, comprirent tout de 
suite que Phèdre était le premier pas d'une conversion, qui se- 
rait bientôt complète et définitive. Le grand Arnauld approuva 
publiquement la pièce. BoHeau lui amena le grand poète, qui 
tomba, humble et contrit, à ses pieds. A celte vue, Arnauld 
touché se jeta lui-même à genoux, et, dans celte position, ils 
s'embrassèrent. Ils. ne craignirent pas de faire rire en rappelant 
une scène célèbre du Tartufe. Tout occupées du ciel, ces deux 
grandes âmes ne songeaient même point au ridicule de la terre. 

La cabale, qui fit tomber Phèdre, ne fut donc point la cause de 
la conversion de Racine , mais elle le confirma dans cette con- 
version, comme un avertissement d'en haut, comme un appel 
de Dieu. Il fallut même que Port-Royal ; modérât le pénitent, 
qui ne parlait de rien moins que $e faire chartreux ; les 
« Messieurs » se contentèrent de le marier. De nouveau, la vie de 
Racine, retiré du théâtre, va être étroitement unie à l'histoire de 
Port-Royal, qu'il servira durant vingt-deux années, plaidant sa 
cause, soit directement auprès de M me de Maintenon, soit auprès 
du roi lui-même par des allusions discrètes dans Fsther et dans 
Alhalie, assistant courageusement seul au service du grand 
Arnauld proscrit, multipliant les démarches auprès de l'arche- 
vêque de Paris, écrivant pour la lui présenter une Histoire de 
Port-Royal ; et je vous ai dit comment, par son testament, le 
grand poète demandera, humblement et comme une faveur, dont 
ses fautes passées le rendent indigne, qu'on veuille bien l'inhu- 
mer dans le cimetière extérieur de Port-Royal- des-Champs, aux 
pieds de son bo.i maître, le docteur Hamon. 



D'une action si noire 

Que ne peut avec elle expirer la mémoire ? 




142 



HEVUK DES COURS ET CONFERENCES 



Âvais-je donc tort de vous assurer qu'en séparant Racine de 
Port-Royal nous comprendrions mal son théâtre et que nous ne 
comprendrions pas du tout sa Phèdre, laquelle/ ne marque pas 
seulement une grande date dans la vie littéraire du poète, mais 
la grande date de sa vie morale ? 

Puisque Phèdre est donc, avant tout et essentiellement, une 
tragédie d'inspiration janséniste, il me semble qu'elle doit élre 
jouée dans le même esprit qu'elle a été écrite. 

De tous les arts qui concourent à produire ce résultat : une 
représentation dramatique, l'art de la niise en scène est incon- 
testablement celui qui de nos jours a fail le plus de progrès. Les 
fouilles heureuses qui ont exhumé tant de Statues et de bas-reliefs 
grecs et romains, les reconstitutions savantes des archéologues 
modernes, nous ont donné de l'habitation et du costume antiques 
une vision plus nette et plus précise. Cette vision, décorateurs et 
costumiers ont rivalisé pour la reproduire sur le théâtre, et, dans 
ces dernières années, nous avons vu entrer dans le cirque ou 
traverser l'agora, parées comme des Junons, les impératrices 
romaines, ou, Tanagras vivantes, les courtisanes d'Athènes. Mais 
est-il à propos de rajeunir par cette mise en scène nouvelle les 
vieilles tragédies de Racine ? Est-il à propos, comme on l'a tenté, - 
de revêtir Andromaque ou Phèdre de ces costumes, toujours un 
peu étranges pour des yeux auxquels ils ne sont pas encore fa- 
miliers, et de grouper Hermione et Pyrrhus, Hippolyteet Thésée, 
en des attitudes sculpturales au milieu de palais savamment 
archaïques ? Il y a, je me hâte de le dire, entre l'art grec et l'art 
de Racine, une telle affinité naturelle qu'une pareille mise en 
scène, pour imprévue qu'elle fût du poète, n'offre pas de dispa- 
rates trop choquantes, et que cette tentative artistique est pour 
intéresser les lettrés et charmer les délicats. Elle n'est pas cepen- 
dant sans présenter, au point de vue dramatique, des inconvé- 
nients. 

Tandis que l'œil amusé regarde la couronne de Pyrrhus ou le 
casque de Thésée, tandis que la lorgnette attentive détaille les 
bijoux bizarres d'Hermione ou la coiffure compliquée de Phèdre, 
tandis que nous examinons, comme dans un musée, ou que nous 
estimons, comme à la salle des ventes, le mobilier du roi d'Epire 
ou celui du roi d'Athènes, l'esprit détourné n'écoute plus que 
distraitement les vers du poète, que la mise en scène se trouve 
ainsi trahir, alors qu'elle prétendait l'honorer. 

Le cadre de ses pièces avait, d'ailleurs, si peu d'importance pour 
Racine ! Ouvrons le registre du décorateur de l'hôtel de Bour- 
gogne : « Andromaque. Le théâtre est un palais à colonnes, et 




LA « PHÈDRE )) DE RACINE 



143 



dans le fond une nier avec des vaisseaux. » Je serais bien surpris 
si le même palais et la même toile de fond n'avaient pas servi pour 
Phèdre. Quant au mobilier, il se composait d'un unique fauteuil, 
qu'on revoyait dans toutes les tragédies de Racine. C'est qu'en 
réalité ces tragédies psychologiques se jouaient dans le cœur du 
principal personnage ; dès lors, le poète ne se souciait guère du 
décor dans lequel il marchait ou du costume dont il était revêtu, 
pourvu que son visage reflétât ses sentiments, que son regard les 
révélât, que les intonations de sa voix rendissent les émotions suc- 
cessives de son âme troublée. Et, de fait, le cadre devient indiffé- 
rent au spectateur, dès qu'il est captivé par l'intérêt du drame. 

Lorsque Ballande créa jadis, au théâtre de la Gaieté, ces mati- 
nées-conférences, son magasin de décors était bien pauvre. Il osa 
un jour, je m'en souviens, donner Phèdre dans un château go- 
thique, orné de statues de chevaliers debout dans leurs cuirasses 
moyenâgeuses ; comme couleur locale, déjà cela laissait quelque 
peu à désirer; mais ce n'est pas tout : la vaste salle de la Gaieté 
ne suffisant pas à contenir l'afïluence des spectateurs, on avait du 
en installer une quinzaine sur des chaises dans les coulisses — 
qu'eût dit la mère Agnès ? — d'où ils suivaient le spectacle par 
lès fenêtres ouvertes du palais ; c'est ainsi que de l'orchestre on 
apercevait, je vois encore dans le fond, au lieu de la mer avec 
des vaisseaux, un gros Monsieur, coiffé d'un chapeau haut de 
forme et son parapluie sur l'épaule, qui, en vérité', n'avait rien 
de grec, ni de maritime. Eh I bien, la première hilarité apaisée, le 
public oublia vite le comique de cette mise en scène, et la 
tragédie de Racine fut suivie avec autant d'émotion que si elle 
avait été jouée dans le plus authentiquement grec des décors. 

D'aucuns, plus raffinés encore, et Taine était de ce nombre, 
soutiennent que, Racine ayant sous des noms antiques peint les 
hommes de son temps, étudié leurs passions, analysé leurs senti- 
ments, il faudrait jouer ses tragédies en costumes Louis XIV, 
dans un décor xvn e siècle, avec des banquettes et des marquis 
sur les deux côtés du théâtre ; et, pour que l'interprétation soit 
en harmonie complète avec l'œuvre, ils demandent, après Jules 
Janin, que les vers du plus mélodieux de nos tragiques ne soient 
ni joués, ni dits, mais récités, mais, pour ainsi dire, chantés 
d'une voix sonore et pure, cherchant beaucoup plus à charmer 
l'oreille qu'à parvenir par elle à l'esprit. Ainsi, le système des 
premiers sacrifiait l'esprit aux yeux ; celui-ci le sacrifie à la fois 
aux yeux et à l'oreille. C'est dojic trahir doublement le poète, qui, 
d'une part, a cru de bonne foi mettre des Grecs et des Romains 
sur le théâtre, et qui, d'autre part, s'il ne brise jamais le rythme 




144 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de l'alexandrin, entend du moins que la mélodie, pour délicieuse 
qu'elle soit, soutienne toujours le sentiment exprimé et ne l'é- 
toutte jamais. 

Ace double point de vue, il suffît donc, me semble-t-il, que 
Phèdre soit jouée dans un décor et sous des costumes vaguement 
grecs, et que les artistes ne détruisent point, par une diction 
volontairement heurtée et naturaliste, l'harmonie sans égale de 
la période racinienne. 

Aussi bien, est-il des personnes qui pensent, et je suis, je ne 
vous le cache point, de leur avis, que l'admirable beauté des 
tragédies de Racine tient précisément à ce que le poète, avec sa 
merveilleuse connaissance du cœur humain, a peint non pas des 
anciens, non pas même des hommes de son temps, mais l'homme 
de tous les temps. De là la vie intense et la surprenante jeunesse 
de ses tragédies sans rides. Que vous l'appeliez colère de Vénus 
avec les Grecs, défaut de Grâce avec le& jansénistes, tempé- 
rament avec les modernes, la force irrésistible qui entraînera 
malgré elle Phèdre à un crime qu'elle déteste produira toujours 
«n elle les mêmes emportements fougueux de passion suivis de 
l'abattement de la même honte. Montrer donc, comme elle le 
ferait dans un drame moderne, avec la même vérité ardente, la 
lutte triomphante des instincts brutaux du corps contre la pudeur 
délicate d'une âme honnête, ce ne sera pas pour Pactrice trahir 
le poète, ce sera transposer en quelque sorte l'idée de son œuvre 
«t l'adapter à notre époque, sans la défigurer, ni même la modi- 
fier. C'est ce qu'a voulu tenter, et souvent avec bonheur, 
M me Suzanne Després. 

Quand vous sortirez de l'Odéon, après avoir applaudi, avec la 
principale interprète, le grand tragédien qu'est M. de Max et la 
très intelligente M IIe Even, qui joue OEnone comme jamais encore 
je ne l'avais vu jouer, vous vous direz, j'en suis certain, que la 
tragédie classique n'est pourtant pas, ainsi qu'on le répète, une 
froide statue de marbre ; grâce à ces excellents artistes, vous 
aurez vu le beau marbre s'animer, respirer, vivre de notre vie 
frémissante, souffrir comme nous souffrons, verser, comme nous, 
de vraies larmes ; et cette représentation aura fourni la preuve 
indiscutable, et par le poète et par ses interprètes, que la plus 
sûre façon de donner aux spectateurs le frisson tragique, c'est 
encore de l'éprouver soi-même. 



N.-M. Bernardin. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année (* Série) ffo 21 30 Mars 1905 

REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFÉRENCES 

Directeur : !f . FILOZ 

Le roman français au XVII e siècle. 



Cours de M. ABEL LEFRAKC, 

Professeur au Collège de France, 



Les « dédicaces » de l'« Astrée ». — Variations dans la pu- 
blication de la dernière partie. — Editions des XVII e et 
XVIII* siècles. 

Dans la dernière Leçon, nous ayons passé en revue les diverses 
sources de & pastorale de la Renaissance en France : les sources 
antiques, les traditions du Moyen Age (pastourelles et berge* 
rettes), les sources étrangères. Cette étude m'a conduit — faire 
l'histoire de la pastorale en Italie, avec le Mantuan, Sonnazar, le 
Tasse, Guarini ; pois en Espagne, avec Georges de Moatemayor, 
Cervantès, Lope de Vega, — et à traiter des rapports littéraires de 
la France et de l'Angleterre. Nous avons montré aussa le râle de 
la Renaissance et de ses conceptions propres dans cette nouvelle 
floraison de la pastorale, et l'influence capitale de la pacification 
en Occident : la conclusion a été que le roman pastoral devait 
remplacer, à cette date, le roman de chevalerie. Abordant, enfin, 
l'étude de Y Astrée, nous en avons examiné rapidement la géogra- 
phie et nous avons fait la description bibliographique des trois 
premières parties. Il nous reste à raconter l'histoire de la publi- 
cation de la dernière ou des deux dernières parties ; mais, aupa- 
ravant, il me semble bon d'examiner les dédicaces, préfaces et 
avertissements des parties déjà étudiées; cet examen complétera 

61 



Digitized by 



146 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



tout naturellement la précédente description bibliographique. A 
un autre point de vue, d'ailleurs, ces textes sont d'une extrême 
importance et permettent de 'présenter, sur le caractère général 
de l'œuvre, des observations fort intéressantes. Ils renferment 
certaines déclarations curieuses, qui constituent peut-être la 
meilleure des introductions. 

La première partie est précédée de deux dédicaces, Tune 
adressée au Roy, l'autre adressée à la bergère Astrée, chacune 
étant dans son genre un pur chef-d'œuvre de grâce et d'esprit. — 
L'épUre ou l'Envoi au Roy Henry IV nous permet de jeter un coup 
d'oeil sur la vie et dans la conscience d'Honoré d'Urfé. On y sent 
comme un désir de se faire pardonner une faute; on surprend 
quelques mots destinés à écarter une disgrâce; on croit même 
deviner que l'auteur cherche à obtenir quelque service; en tout 
cas, on se rappelle que d'Urfé a été un des ligueurs les plus turbu- 
lents, et Ton se demande avec lui si le souverain Ta oublié. — De 
plus, il y a telle phrase de la dédicace qui justifie une idée men- 
tionnée déjà, et qu'il faut mettre en relief: à savoir que Y Astrée 
est un produit de la paix. On reconnaîtra aisément, à la lecture, 
les passages auxquels nous venons de faire allusion : « Sire, ces 
bergers oyans raconter tant de merveilles de votre grandeur, 
n'eussent jamais eu lahardiesse de se présenter devant V. M., si je 
ne les eusse assurés que ces grands rois, dont l'antiquité se vante 
le plus, ont esté pasteurs qui ont porté la houlette et le sceptre 
d'une mesme main. Cette considération, et la cognoissance que 
depuis longtemps ils ont ette, que les plus grandes gloires de ces 
bons Roys ont esté celles de la paix et de la justice, avec lesquel- 
les ils ont heureusement conservé leurs peuples, leur a fait espé- 
rer que, comme vous les imitiez et surpassiez en ce soin paternel, 
vous ne mépriseriez non plus ces houlettes, et ces troupeaux 
qu'ils vous viennent présenter comme à leur Roy et Pasteur sou- 
verain. Et moy voyant que nos pères, pour nommer leur Roy avec 
plus d'honneur et de respect, ont emprunté des Perses le mot 
Sire, qui signifie Dieu, pour faire entendre aux autres nations 
combien naturellement lç François ayme, honore et respecte son 
Prince, j'ay pensé que, ne leur cédant point en cette naturelle dé- 
votion, puis que les Anciens offroient à leurs Dieux, en actions de 
grâces, les choses que les mesmes Dieux avaient inventées ou 
produites pour la conservation de l'estre ou du bien-estre des 
hommes, j'estois obligé d'offrir Astrée à ce grand Roy, la valeur 
et la prudence duquel l'a rappellée du Ciel en Terre pour le bon- 
heur des hommes. Recevez-la donc, Sire, non pas côme une sim- 
ple bergère, mais côme une œuvre de vos mains : car, véritable- 




l'astrée 



147 



ment, on vous en peut dire l'Autheur, puisque c'est un enfant que 
la Paix a fait naître, et que c'est à V. M., à qui toute l'Europe 
doit son repos, et sa tranquillité, etc.. ». En terminant, d'Urfé 
ajoute ces paroles significatives : « Ce sont (Sire) les souhaits 
que je fais pour V. M., attendant que, par l'honneur de vos 
commandements, je vous puisse rendre quelque meilleur ser- 
vice, au prix de mon sang et de ma vie... » Voilà bien, sans 
doute, le langage d'un homme qui estime son passé compromet- 
tant, et qui veut se racheter par l'avenir. 

La véritable dédicace est celle qui s'adresse à la bergère Astrée. 
L'auteur, sentant que sa « Bergère » (personnification symbolique 
du lt**e) veut le quitter et « courre » le monde, lui donne de 
poétiques et touchants conseils, à l'instant suprême de son départ 
pour ce périlleux voyage. On lui jettera plus d'une critique à la 
face : il indique la manière d'y répondre et de les réfuter : « I) n'y 
a donc rien, ma Bergère, qui te puisse plus longuement arrêter 
près de moy? IT te fasche, dis-tu, de rester plus long temps pri- 
sonnière dans les recoins d'un solitaire cabinet, et de passer ainsi 
ton âge inutilement. Il ne sied pas bien, mon cher enfant, à une 
fille bien née de courre de cette sorte... ; entre les filles, celle-là 
doit estre la plus estimée dont Ton parle le moins. Si tu savais 
quelles sont les peines et diffîcultez qui se trouvent le long du 
chemin que tu entreprens, quels monstres horribles y vont atten- 
dant les passants pour les dévorer, et combien il y en a eu peu 
qui ont rapporté du contentement de semblable voyage, peut 
estre t'arresterais-tu sagement où tu as esté si doucement 
chérie... Toutefois, puisque ta résolution est telle..., mets bien en 
ta mémoire ce que je te vay dire. » Les méchants prétendront 
que les lieux choisis par le poète pour le théâtre de son roman 
sont peu illustres et peu dignes d'un pareil sujet ; mais ils le de- 
viendront, grâce à lui. On parlerait moins du Parnasse et de l'eau 
d'Hypocrène, s'il ne s'était rencontré un Hésiode, un Homère ou 
ou Pindare pour les célébrer. Puis le « Forests » est le pays où il 
a toujours vécu, où ses pères ont vécu, où vivent tous ses sou- 
venirs d'enfance et de jeunesse, où est née enfin la bergère 
Astrée : « Que si quelqu'un me blasme de f avoir choisi un 
théâtre si peu renommé en Europe, t'ayant esleule Forests, petite 
montrée et peu cogniie parmi les Gaules, responds-leur, ma 
Bergère, que c'est le lieu de ta naissance... » N'y a-t-il point 
dans ces paroles comme une demi-révélation? Ne semble-t-il 
pas que d'Urfé ait voulu nous dire : « Il y a du vrai dans mon 
roman; mais faites comme s'il n'y avait rien»? — On aune 
tendance à nier parfois tout parallélisme entre Y Astrée et la vie 




148 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de soq auteur; et Ton affirme souvent, sans preuves, qu'il y 
aurait eu divorce (ou tout au moins séparation) entre d'Urfé et 
la belle Diane de Chateau-Morand: par suite, conclut-on, il n'au- 
rait pas voulu peindre son héroïne d'après le modèle de son 
ancienne femme. — Mais ce n'est point là notre opinion, et 
d'Urfé, à demi mot, nous fait presque une confidence contraire. 
Deux autres passages de sa dédicace, qui paraissent deux allu- 
sions au même sujet, doivent être mis en lumière. L'auteur 
prévient une nouvelle critique que Ton pourra porter contre 
son livre ; on trouvera, sans nul doute, que ses bergers sont 
trop corrects et trop bien élevés pour être de vrais bergers : 
« Responds-leur, ma Bergère, que, pour peu qu'ils ayent cognois- 
sance de toi, ils sçauront que tu n'es pas, ni celles aussi qui te 
suivent, de ces bergères nécessiteuses, qui, pour gaigner leur 
vie, conduisent les troupeaux aux pasturages, mais que vous 
n'avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement 
et sans contrainte... » Astrée serait donc une grande dame dé- 
guisée en Bergère, — et la fin du morceau nous avertit que 
d'Urfé a dû la connaître et l'aimer : « Le Ciel te rende heureux 
ton voyage, et te donne un si bon Génie, que tu me survives 
autant de siècles que le sujet qui t'a fait naistre me survivra en 
m'accompagnant au cercueil. » 



Après une dédicace à TAstrée, il en fallait une à Céladon : elle 
se trouve au début de la deuxième partie ; au début de la troi- 
sième, nous en rencontrerons une à la Rivière duLignon, qui est 
peut-être la plus intéressante des trois. 

Dans la dédicace écrite pour Céladon, ami d'Astrée, l'auteur 
explique comment il entend l'amour de son héros. Celui-ci est un 
champion de l'amour tel qu'on le comprenait autrefois, dans les 
romans de chevalerie, et d'Urfé se demande si ses contemporains 
le comprendront : « Ah! berger, lui dit-il, ils ne savent point 
aymer comme toy, comme faisaient jadis les chevaliers de la 
Tabe Ronde. » Mais les beaux temps de l'Amour reviendront, il 
faut l'espérer, ces temps où les hommes « cherchaient l'entrée du 
temple d'Amour par celuy de l'Honneur, et de celui de l'Hon- 
neur par celuy de la Vertu ». Théorie de l'amour pur, vertueux, 
en un mot idéaliste, qui pourrait être regardée comme l'écho ou 
la prolongation de la fameuse Querelle des Femmes. Chacun sait 
que l'amour réaliste avait aussi ses partisans ; mais ils étaient 
intransigeants, comme leurs ennemis. D'Urfé, lui, tout en écri- 




l'astrée 



149 



vant un roman idéaliste, a fait dans son œuvre une place à 
l'autre amour : et nous verrons, en cheminant, que plusieurs 
épisodes lui sont favorables. 

Ainsi, la dédicace adressée à Céladon présente surtout un inté- 
rêt historique ; la dédicace au Lignon, au contraire, est en quel- 
que sorte un aveu de l'auteur qui, dans une heure d'épanchement 
et d'oubli, nous instruit malgré lui-même de ses intentions. Elle 
est une évocation lointaine des souvenirs d'enfance et de jeu- 
nesse d'Honoré d'Urfé vieillissant; une plainte légère et comme 
un regret attendri d'un passé cher, consacré au Bonheur et à 
l'Amour. Elle est trop longue pour que nous la citions tout 
entière, et nous n'en donnerons que deux ou trois fragments. 
Mais en voici l'analyse à peu près complète : 1° nous apprenons 
d'abord que d'Urfé raconte, dans son roman, une passion éclose 
sur les bords du Lignon ; 2° que la femme qu'il aime, et qui est 
son héroïne, est originaire du pays qui arrose le Lignon ; 3° enfin, 
que la passion de d'Urfé a toujours été pure, et qu'on pourrait 
en faire l'histoire détaillée sans blesser la pudeur de personne. 
11 déclare aussi préférer à n'importe quelle science, si attrayante 
soit-elle, l'évocation de ses souvenirs de jeunesse, beaucoup plus 
vivante et attrayante. 

Voici quelques phrases caractéristiques de la dédicace au Li- 
gnon : « Que si tu as aussi bien la mémoire des agréables occu- 
pations que tu m'as données, comme tes bords ont esté bien sou- 
vent les fidèles secrétaires de mes imaginations et des douceurs 
d'une vie si désirable, je m'asseure que tu recognoistras aisé- 
ment qu'à ce coup je ne te donne, ny ne t'offre rien de nouveau, 
qui ne te soit déjà acquis, depuis la naissance de la passion que tu 
as veuë commencer, augmenter, et parvenir à sa perfection le long 
de ton agréable rivage ; et que ces feux, ces passions et ces trans- 
ports, ces désirs, ces soupirs et ces impatiences, ce sont les mes- 
mes,que la Beauté qui te rendoit tant estimé par-dessus toutes les 
rivières de l'Europe, fist naistre en moi durant le temps que je 
fréquentois les bords, et que, libre de toute autre passion, toutes 
mes pensées commençaient et finissoient en elle, et tous mes désirs 
se limitaient à sa volonté... » On aurait tort de négliger des al- 
lusions aussi précises, et de ne pas croire en la bonne foi du 
poète, lorsqu'il avoue qu'il a eu un profond amour de jeunesse, 
et qu'il va nous en retracer l'histoire. Et cette déclaration n'est 
pas la seule : il y en a d'autres dans la dédicace, qu'il est bon 
de lire, sans en omettre un mot. Le style, peut-être un peu 
trop périodique et lourd, est un essai fort curieux de prose ryth- 
mée dont nous parlerons prochainement. 




150 



KKVUK DES COUKS ET CONFÉRENCES 



On pourrait écrire toute une histoire sur la publication de la 
IV e partie de YAstrée. — Le privilège pour l'impression fut 
accordé en 1623, le 20 novembre, à un libraire du nom de 
Pomeray, ce qui indique nettement qu'à cette date le livre de- 
vait être sur le point de paraître. Ledit Pomeray s'associa 
ensuite avec Toussaint du Bray, la veuve Olivier Varenne et Jac- 
ques de Sauleque, marchands libraires, pour imprimer ensemble 
la VI e partie de YAstrée. Mais d'Urfé venait de partir à la guerre r 
et il ne pouvait s'occuper de l'impression, qui fut très lente. 
Enfin, en janvier 1624, parut « une partie de la IV e partie » de 
YAstrée, à Paris, in-8°, chez François Pomeray, — par les soins 
de M lle Gabrielle d'Urfé, nièce d'Honoré, qui avait obtenu de son 
oncle communication du manuscrit. — Ce n'était là qu'un texte 
partiel et peu satisfaisant. 

Mais voici qu'en 1625 un certain Borstel ou Borstet, sieur de 
Gambertin, publie une « cinquiesme partie, dédiée par l'autheur 
à quelques uns des princes de l'Empire ». (Paris, Robert Fouet» 
rue Saint-Jacques, au Temps et à l'Occasion.) Or la IV e partie 
n'avait point paru tout entière : seulement, comme M lle d'Urfé en 
gardait le privilège, Borstel avait dû imaginer un'subterfuge pour 
la publier sous son nom ; il obtint donc un privilège pour une 
soi-disant V* partie, qui n'était que la IV e . — En tète se trouvait 
la fameuse lettre écrite par des seigneurs et des dames d'Allema- 
gne sous des noms de guerre empruntés à YAstrée, et datée du 
Carrefour de Mercure, le 1 er mars 1624,— plus laréponse, authen- 
tique, d'Honoré d'Urfé. Un beau frontispice et de remarquables 
gravures, représentant des scènes et des portraits, ornaient ce 
magnifique ouvrage. Parmi les portraits, celui de la bergère 
Astrée doit retenir l'attention : l'artiste lui a donné la même 
physionomie que celle que l'on remarque sur les gravures analo- 
gues, publiées du vivant de d'Urfé; mais Astrée n'est point cos- 
tumée en bergère. On reconnaît en elle une grande dame, qui est 
vraisemblablement l'héroïne de d'Urfé, Diane de Château-Mo- 
rand elle-même. L'usage n'était point nouveau de placer ainsi au 
frontispice d'un livre le portrait réel d'une personne vivante, et 
les Sonnets à Cassandre, de Ronsard, furent publiés avec le por- 
trait de l'amie du poète. D'autre part, Honoré d'Urfé était mort le 
1 er juin 1625, et l'éditeur de son ouvrage n'eut pas, comme lui,, 
des souvenirs sacrés à respecter. Il révéla sans pudeur ce que 
l'auteur d 1 Astrée avait tenu à laisser deviner. 

Borstel avait reçu, le 10 juillet 1625, un privilège pour la cin- 




l'asthée 



151 



quième partie, et aussi pour la sixième, qui parut en 1626, « dé- 
diée aux Priaces et aux Seigneurs de l'Académie des Parfaicts 
Amants». — Le texte, quoiqu'on ait cruel quoi qu'on ait dit, 
n'est nullemeut faux et controuvé : il est facile de s'en assurer 
par des collations, et nous avons des moyens de comparaison 
dont il importe de nous servir. Honoré d'Urfé avait eu pour se- 
crétaire et confident le poète Baro (1600-1650), qui devint par la 
suite membre de l'Académie française (1639) et à qui l'on doit 
toute une série de poèmes dramatiques : Parthénice, Clarimonde, 
Rosemonde, Clorise, etc.. Baro se considéra comme lésé, quand 
Borstel publia la continuation de YAstrée. Il provoqua un scandale, 
et, en novembre 1627, avec le privilège daté de 1623, il fit paraître 
un volume intitulé : « La IV e partie de là vraye Aslrée de Messire 
d'Urfé», précédée d'une dédicace à Marie de Médicis. 

Toute celte affaire est très embrouillée ; mais on peut y faire la 
lumière, et voici, avec toute la netteté possible, le résultat défi- 
nitif de nos recherches ; il est indispensable de le noter, pour éta- 
blir quel est le texte authentique de la partie posthume de VAs» 
irée. D'Urfé avait rédigé, lui-même, d'un bout à l'autre, la IV e 
partie. Cette IV e partie est donnée, pour les premiers livres, dans 
l'édition publiée par M lle Gabrielle d'Urfé. Puis, à partir du VIII e 
livre, elle figure dans la cinquième partie et dans une partie de la 
sixième de Borstel, qui fournit un texte suffisamment exact, con- 
stitué d'après le manuscrit de l'auteur. D'autre part, enfin, elle 
se trouve tout entière, et sous sa forme la plus normale, dans le 
volume de Baro : les corrections, faciles à discerner, peuvent 
être faites d'après les textes de Borstel et de M lle d'Urfé. 

Quant à la dernière partie, ou conclusion de YAstrée, que 
d'Urfé n'avait point rédigée lui-même, elle nous est parvenue 
sous deux formes assez différentes. — A) Parut d'abord celle de 
Borstel, sieur de Gaubertin, 1626, avec dédicace à l'Académie des 
Parfaicts Amants. Elle forme la fin de la VI e partie de cet éditeur 
à partir du livre III, qui est comme les suivants de M. D. G. (M. 
de Gaubertin). On l'a toujours négligée, et nous pensons que c'est 
à tort. Elle vaut celle de Baro, est beaucoup mieux écrite, et pour- 
rait être tout aussi bien suivie; car Borstel avait eu sans doute la 
communication des papiers ou la confidence des intentions de 
d'Urfé, tout aussi bien que Baro, qui a cherché à garder le mono- 
pole absolu de la continuation de YAstrée. — B) La conclusion 
de Baro, toujours suivie jusqu'à présent et considérée comme 
seule valable, est de décembre 1627 (chez François Pomeray, 
avec privilège du 10 novembre 1627). Elle s'ouvre par une dé- 
dicace à « Très haut et puissant seigneur, Messire Ambroise Spi- 




m 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



-nola, marquis des Balbaces, Conseiller d'Etat de Sa Majesté Catho- 
lique, chevalier de ses ordres et son capitaine général. » Le dé- 
fiant capital de cette édition est la rédaction trop hâtive et défec- 
tueuse. Le style de Baro est bien inférieur à celui de Borstel, et 
nous verrons jusqu'où s'étend cette infériorité, quand nous résu- 
merons la trame générale du roman. 



Le moment est venu de donner, maintenant, quelques rensei- 
gnements sur les éditions de YAslrée : il serait très difficile de les 
'mentionner toutes, et il nous suffira d'indiquer les plus impor- 
tantes, à notre avis, dè celles qui parurent au xni* et au 
xvni e siècle, en totalité ou en partie. 

xvir 3 SIÈCLE. 

Editions partielles : 1612. - 1616. —1624. 
Editions complètes : 1632-33. — 1647. 

uj-i- ai x ( Allemande, 4619 
Editions étrangères) Ila i ienne> i 637 . 

XVIII e SIÈCLE. 

Editions complètes : 1713 18. — 1733. — 1778. 

# # 

UA&trée, comme on le voit par ce qui précède, a eu plus d'un 
jauccès de librairie ; mais il est très rare, aujourd'hui, de rencon- 
trer un exemplaire complet, d une seule venue. Tant la renom- 
mée Fa dispersée par le monde ! 

A. R. 



Digitized by 



Les orateurs attiques. 



Cours de M. ALFRED CROISET, 

Professeur à l'Université de Paris. 



Antiphon. 



Nous avons commencé, dans la leçon précédente, l'étude du 
premier des deux plaidoyers réels qui nous restent d'Anliphon : 
je dis plaidoyers réels par opposition aux plaidoyers fictifs, qui 
sont les tétralogies. J'ai essayé de vous montrer quelques-unes 
des habiletés dont les orateurs attiques sont coutumiers. Dans 
Texorde, l'accusé dit tout pour apitoyer ses juges. Il n'a l'ex- 
périence ni des affaires ni de la parole, et il a pour accusa- 
teurs des gens à qui cette expérience est loin de faire défaut. 
Le seul tort que nous puissions lui reprocher, c'est de dire en 
phrases très bien faites qu'il ne sait pas parler. 

J'arrive, aujourd'hui, à ce qui est le fond môme du plaidoyer. 
Je me placerai uniquement au point de vue de l'étude des argu- 
ments à l'aide desquels un orateur du v e siècle agit sur le peuple 
athénien. Je n'ai pas l'intention de suivre le plaidoyer page par 
page ; car ce procédé courrait grand risque de vous faire pa- 
raître faslideuse l'étude de ce plaidoyer et m'éloignerai! parfois 
du point de vue que j'envisage. Aussi me bornerai-je à détacher 
quelques arguments, m'efforçant ensuite de les grouper et d'en 
tirer la psychologie du peuple athénien. Je rechercherai dans 
quelle mesure ces arguments sont particuliers aux Athéniens 
et servent à leur éducation. 

Le premier argument que nous rencontrions dans le plaidoyer 
n'est pas de l'ordre le plus élevé : il se rattache à la série des 
arguments populaires. A Athènes, il faut flatter le peuple : c'est 
une coutume devenue, par la force des choses, une loi pour les 
orateurs. 

Ce peuple est comme les tyrans, qui aiment qu'on leur fasse des 
compliments. De là vient la grande place qui est attribuée dans 
les discours aux souvenirs des liturgies, des chorégies, en un mot 
des services rendus au peuple. Antiphon est un représentant de 
cette tradition, qui avait existé bien avant lui : en effet, c'est 
l'instinct des nécessités de la défense qui avait suggéré l'emploi 
de cet argument. Certaines comédies d'Aristophane nous sont un 




154 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



témoignage de l'ancienneté de cette coutume. Sans doute, la 
vérité historique y est chargée et nous apparaît sous la forme 
d'une caricature; mais sous les inventions bouffonnes du poète 
se cache un fond sérieux de vérité : car, sans cela, la plaisanterie 
n'aurait pas porté. A plusieurs reprises, il indique le rôle des 
flatteurs à l'égard du peuple, qu'il appelle Démos et qu'il repré- 
sente sous les traits d'un vieillard imbécile, prenant pour argent 
comptant tous les éloges qu'on lui adresse. 

Dans les Chevaliers, en particulier, Cléon et un charcutier riva- 
lisent à qui lui plaira d'avantage. « Je t'aime, 6 mon petit Démos, 
lui dit Cléon, et je suis passionné pour toi ». — « Je suis son rival, 
ripoâte le charcutier ; depuis longtemps je t'aime et je veux 
t'être utile, ainsi que beaucoup d'autres gens de bien ; mais 
celui-ci nous en empêche. Tu ressembles aux jeunes gens 
entourés de flatteurs; tu repousses des gens de bien, et tu recher- 
ches des marchands de lanternes, des tailleurs, des cordon- 
niers, des corroyeurs. » Et plus loin, pour ne pas être en 
retard d'une flatterie, Cléon reprend : « 0 Démos, peut-il y 
avoir un citoyen qui t'aime plus que moi ? Tant que je t'ai 
conseillé, j'ai enrichi ton trésor, extorquant aux uns, vexant, 
harcelant les autres, sans jamais tenir compte des particuliers, 
pourvu que je te fusse agréable. » Et, à cela, le charcutier 
réplique énergiquement, trop énergiquement peut-être : « Et 
moi, Démos, si je ne t'aime et ne te chéris, que je sois plutôt 
cuit et mis en hachis. » La discussion continue sur ce ton 
longtemps encore, toujours plus vive et plus abondante en 
flatteries. 

Cette indication, qui nous est donnée par Aristophane, ren- 
ferme certainement une grande part de vérité, puisque, dans 
tous les plaidoyers attiques, c'est un lieu commun, de flatter le 
peuple avec plus ou moins de grâce. Dans le discours qui fait 
l'objet de notre étude, nous trouvons deux exemples de cette 
flatterie populaire. Le premier, fort curieux, se trouve au début 
du plaidoyer. L'orateur vient de dire que ses adversaires vio- 
laient la loi en l'accusant, non pas d'être un meurtrier, mais 
d'être un malfaiteur. En discutant ce point de droit, il s'aperçoit 
que, s'il a l'air de douter des garanties qu'offre la procédure, il 
s'attirera la malveillance des juges. C'est pourquoi, corrigeant ce 
qu'une pareille supposition pourrait avoir de dangereux pour 
sa cause, il leur dit : « Quand même vous n'auriez pas prêté ser- 
ment d'être fidèles à la loi, je vous aurais confié mes intérêts 
pour en décider vous-mêmes, parce que je suis persuadé de 
n'avoir commis aucune faute en ces circonstances et que je con- 




ANTIPflON 



155 



nais votre justice. Je ne fais celte observation préalable que 
pour montrer quelle est la perversité de mes adversaires. » 
Le dessein de capter la bienveillance des juges éclate nettement 
ici, et le tour est joué avec une délicate subtilité. 

Dans une autre partie du plaidoyer, la même tendance se re- 
trouve. C'est un homme de Mitylène qui est accusé : or Mitylène, 
quelques années auparavant, avait pris l'initiative d'une ré- 
volution contre Athènes. Cette révolution avait excité chez les 
Athéniens une peur extrême : aussi, quand elle fut réprimée, 
exercèrent-ils de cruelles représailles pour se venger de la peur 
qu'ils avaient eue. Un premier décret condamna tous les Mity- 
léniens à être passés au fil de l'épée. Une telle barbarie nous 
étonne de la part des Athéniens, le peuple le plus civilisé de la 
Grèce : la sauvagerie primitive n'avait pas encore disparu com- 
plètement et avait parfois de ces réveils, où les instincts san- 
guinaires, longtemps contenus, se déchaînaient avec empor- 
tement. Ce décret de mort avait été rendu sur la proposition 
de Cléon. Mais les Athéniens étaient un peuple humain, chez 
qui le fond civilisé reprenait vite le dessus; le lendemain, 
il y eut une seconde réunion. Un navire, d'une rapidité ex- 
trême, fut envoyé pour empêcher l'exécution du premier décret. 
Ce second décret comportait, lui aussi, des exécutions capi- 
tales; mais la première mesure fut rapportée. — Le plaideur est 
dans une situation délicate. Sans doute, il était jeune, lors de 
la révolution suscitée par Mitylène, et il n'a pu prendre aucune 
part aux événements; mais son père était citoyen de Mitylène, 
et ses ennemis ne manquent pas de le faire remarquer dans 
leur accusation. Il est important que l'orateur détruise cette 
mauvaise impression et cherche à ramener la bienveillance des 
juges. Voici ce qu'il leur dit : « Vous avez puni ceux qui étaient 
coupables, mais mon père était innocent. Et, dans la suite, il n'a 
commis aucune faute à l'égard d'Athènes, il a fait tout ce qu'on 
lui demandait, ne s'est abstenu d'aucune liturgie, a rempli 
régulièrement les chorégies. Et, s'il est parti à Aïnos, ce ne fut 
ni pour échapper aux tributs qu'il vous devait, ni pour être 
citoyen d'une autre ville, car il se serait établi sur le continent 
ou dans une cité ennemie. » Ainsi, non seulement l'accusé 
est ami du peuple athénien, mais son père aussi l'était. 

Des arguments d'un autre ordre côtoient dans le discours les 
arguments populaires : ce sont les arguments religieux. Us 
indiquent la survivance d'un état de choses très ancien, qui a 
laissé une trace dans la pensée et l'imagination de tous les Grecs : 
c'est l'idée primitive de la solidarité religieuse de la famille à 




156 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



l'égard de la divinité. Si un membre de la famille a commis une 
faute envers le dieu, cette faute intéresse le clan tout entier, tant 
que le coupable n'est pas puni. Il faut que le chef punisse le cou- 
pable, sinon c'est lui qui . est responsable vis-à-vis de la divinité. 
Sans doute, le progrès de l'individualité en Grèce est frappant, 
mais cette idée de solidarité religieuse subsiste ; seulement la 
famille est remplacée par la cité, qui n'est qu'une plus grande fa- 
mille. Une atteinte contreles dieux de la cité engendre la respon- 
sabilité delà cité tout entière, tant qu'elle n'a pas puni le meurtre. 
Ce meurtre constitue pour elle une souillure, une souillure 
matérielle, qui a des conséquences très graves. Enfin, une autre 
forme de l'idée de solidarité religieuse est celle-ci : lorsqu'un 
homme coupable se trouve dans une société d'amis, la vengeance 
des dieux peut tomber sur ceux qui sont avec lui. C'est sous cette 
forme que l'argument religieux nous apparaît dans le discours 
d'Antiphon. Voici ce que l'accusé dit à ses juges : « J'ai invoqué 
toutes les preuves humaines ; maintenant, après avoir pris garde 
aux témoignages venant des dieux, vous jugerez h propos de cette 
affaire. Car c'est surtout en leur confiant les intérêts de la cité 
que vous lui conserverez sa sécurité, soit en présence du danger, 
soit en prévision de ce danger. Nous devons penser que ces té- 
moignages divins ne sont pas moins sûrs, lorsqu'il s'agit d 1 aflaires 
privées. Or vous savez que beaucoup d'hommes, qui n'avaient pas 
les mains nettes de toute souillure, s'étant embarqués, causèrent 
la perte de leurs compagnons, qui, eux, étaient purs devant la 
divinité. Il a pu arriver que ces compagnons ne soient pas morts ; 
mais, en tout cas, ils ont couru les plus grands dangers à cause 
des coupables qui voyageaient avec eux. Eh! bien, pour riioi, 
dans toutes les circonstances, c'est le contraire qui s'est produit. 
J'ai navigué avec des gens sans tache, ils ont eu une très belle 
navigation. » L'orateur dit tout cela avec une certaine naïveté de 
f>rme, et il ajoute, pour conclure : « Je pense que c'est un très 
grand témoignage en faveur de ma cause, et que mes accusa- 
teurs me font des reproches qui ne sont pas fondés. » 

Cet argument se trouve rarement sous cette forme dans les 
plaidoyers athéniens; il se présente plus fréquemment comme 
souillure à l'égard de la cité. L'argument religieux sera repris 
quatre-vingts ans plus tard, sous sa forme de contamination 
pour des compagnons de voyage. Cet exemple est emprunté à une 
des nombreuses luttes oratoires entre Démosthène et Eschine. 
Et ce n'est pas Démosthène, dont la pensée est noble et profon- 
dément religieuse, qui invente cet argument : il n'aime pas ce 
qui touche à la superstition populaire. Eschine, au contraire, 



Digitized by 



ANTIPHON 



157 



est homme du peuple par ses origines, son éducation, le milieu 
où il a vécu : il aime ce genre d'arguments. A propos de la 
guerre sacrée , c'est lui qui trace l'image effrayante des 
« torches et des foudres de la divinité », imprécation terrible 
contre ceux qui avaient violé le sanctuaire. Une des injures qu'il 
adresse le plus souvent à Démosthène est celle de « fléau divin », 
coupable qui a péché contre les dieux et qui peut attirer des 
malheurs à la cité. On s'étonne qu'Athènes ne soit pas prospère ! 
Mais comment pourrait-elle l'être, ayant à sa téte un tel homme? 
J'arrive maintenant à d'autres arguments d'un ordre plus 
élevé, et qui constituent le grand caractère de l'éloquence 
attique. Ces ont ceux par lesquels tous les orateurs, quelle que 
fût d'ailleurs la justesse de leur cause, ont exercé sur le peuple 
une influence salutaire. Tel est, par exemple, l'argument tiré 
de la grandeur de la loi, idée dont les Grecs étaient fiers et 
qui les distinguait des Barbares. C'est d'après cette idée qu'Hé- 
rodote et, plus tard, Xénophon établissent la distinction entre 
les deux races qui, pour eux, se partageaient le monde : les 
Grecs d'un côté et, de l'autre, les Barbares. Le Grec n'est pas 
un esclave, mais un citoyen qui n'obéit qu'à la loi ; et la loi, il 
la définit ainsi :1a volonté de tous éclairée par une raison com- 
mune. Les orateurs parlent souvent des regrets, des remords, 
que les juges d'Athènes se préparent, s'ils s'abandonnent à ceux 
qui les flattent, aux sycophantes, et font abstraction de la justice 
et de la loi. Il y a une très noble conception de l'éloquence dans 
ce fait, que le plaideur, pour convaincre ses juges, doit invoquer 
de très hautes idées. Démosthène est celui qui a le mieux parlé 
de la loi et en a fait le plus grand éloge : « La justice, dit-il, est 
dans les cités comme le lest dans les navires : c'est ce qui les 
maintient debout et les empêche de chavirer. » 

Un autre argument des orateurs atliques est la recherche du 
vraisemblable. On examine, dans un esprit critique, les faits tels 
qu'ils résultent des témoignages. En apparence, on fait cela d'une 
manière tout objective. L'orateur cache sa passion et masque, 
aussi parfaitement qu'il le peut, ses intérêts dans l'affaire, 
lia l'air de poursuivre la vérité pour elle-même, avec le désinté- 
ressement du savant. Il prétend analyser, interpréter les faits, en 
se plaçant uniquement au point de vue de la vérité et en laissant 
de côté son utilité personnelle. Même quand la thèse soutenue 
n'est pas juste, il y a là, pour le peuple athénien, une excellente 
leçon de rhétorique. C'est l'éducation scientifique des juges qui 
se fait de la sorte : on leur apprend à distinguer sous les appa- 
rences, qui ne sont que des signes de la réalité, la valeur vraie de 




158 



HEVUE DES C0UBS BT CONFÉRENCES 



ces signes. Dans le plaidoyer d'Antiphon, bobs trouvons, après 
l'exposé des faits, une analyse très fine de ces faits, une recher- 
che extrêmement minutieuse du vraisemblable. Il repread,lesuns 
après les autres, les détails de cette narration. Il fait ressortir les 
contradictions énormes qu'il y a entre les divers témoignages 
des esclaves mis à la torture. Un à un, il fait tomber tous les soup- 
çons qui pèsent sur lui : « Comment, dit-il, est-il vraisemblable 
que j'aie fait ceci, puisque j'étais ailleurs à ce moment?» Et, 
toutes les quatre ou cinq lignes, ce mot de vraisemblable revient 
avec une insistance frappante : «Je quitte Méthymne sans qu'on 
me fasse la moindre observation • et pourtant, disent mes accu- 
sateurs, c'est là qu'Hérode a disparu, là que je l'ai assassiné. Mais 
voyons, est-il vraisemblable que je n'aie pas été arrêté tout de 
suite, qu'on n'ait même pas parlé de crime à ce moment, et qu'il 
n'en ait été question que plus tard, lorsque j'ai été de retour à 
Mitylène ? En effet, c'est alors seulement que les bruits naissent 
et qu'on fait une enquête sur mon prétendu crime. Que d'in- 
vraisemblances ! » Et la discussion continue longtemps sur ce 
ton, toujours de plus en plus précise et minutieuse. L'accusé 
«ait mettre toute la vraisemblance de son côté. Pour nous, il nous 
est difficile de savoir si ce personnage avait ou non assassiné son 
compagnon. En tout cas, la discussion est conduite avec une 
subtilité, une netteté, qui exclut toute rhétorique, si l'on entend 
par là un langage emphatique et déclamatoire. Et c'est précisé* 
ment pour cela que celle démonstration est une excellente leçon 
de rhétorique, en prenant, cette fois, le mot dans son Sens le 
meilleur et le seul vrai : à savoir la codification des préceptes 
oratoires, l'art de démontrer par des raisons convaincantes et 
persuasives. Cet art est poussé très loin dans le discours d'An- 
tiphon. Il n'y a pas de phrases, pas d'invocations, à la sensibilité 
des juges. C'est dans la péroraison seulement que les Grecs ont 
recours à ce moyen, un peu inférieur, qui consiste essayer de 
toucher le cœur des juges: dans tout le reste du discours, ils 
ne s'adressent qu'à leur raison. 

C'est là une différence frappante entre les plaidoyers grecs 
«t les plaidoyers romains. A Rome, en effet, on se sert des 
moyens même lés plus grossiers, pourvu qu'on touche les juges : 
on déchire sa toge, on crie, on se lamente, on pleure. Ce sont des 
procédés que les Grecs, habitués à ne faire appel qu'à l'intelli- 
gence, auraient trouvés parfaitement ridicules. Cherchant seule- 
ment à retrouver les faits selon la vraisemblance, les orateurs 
faisaient eux-mêmes l'éducation de leurs juges: ceux-ci, en effet, 
habitués à entendre discuter de cette façon des questions obs- 




ANTIPHON 



159 



cures, à suivre cette pensée nette et subtile en même temps, 
devaient en garder quelque chose. 

Il y avait aussi, dans les autres arguments invoqués par les 
orateurs attiques,le principe d'une excellente éducation intellec- 
tuelle. L'uniTeux était tiré de la conscience même de l'accusé, que 
son innocence défend. Ecoutons noire plaideur ; il va se charger 
de nous exposer lui-même cet argument : « Sachez bien, dit-il à 
ses juges, que je n'aurais pas paru à Athènes, si j'avais eu cons- 
cience d'avoir commis le crime dont on m'accuse. Pour celui qui 
a conscience d'être coupable, son attitude est la première à le 
trahir. Car, même si son corps est vigoureux, son âme l'aban- 
donne, lorsqu'elle pense que la punition qui arrive est celle 
qui châtie les impiétés. Pour moi, je n'avais conscience de rien 
de tel : aussi suis-je venu vers vous. » Et il termine par un appel 
à Ja conscience de ses juges : « Que mes adversaires m'accusent, 
rien d'étonnant : c'est leur rôle ; mais le vôtre est de ne vous 
laisser persuader que par la justice. » 

Un argument, qui revient aussi dans tous les plaidoyers athé- 
niens, est l'argument tiré de la loi. Celte idée est capitale. On est 
quelquefois surpris de voir un orateur qui reprend, presque 
textuellement, certains passages généraux qui figurant utilement 
dans certaines circonstances et peuvent aussi figurer dans 
d'autres plaidoyers. Ainsi cette idée de la loi apparaît dans le 
discours que nous étudions, et elle apparaît également, presque 
dans les mêmes termes, dans l'autre discours d'Antiphon. Voici 
comment s'exprime le plaideur accusé du meurtre d'Hérode : 
« Les lois sur le meurtre sont, à mon avis, les plus belles et 
les plus saintes de toutes. Elles ont, en effet, pour elles 
d'être les plus anciennes sur cette terre et de n'avoir pas 
changé : et c'est là un témoignage excellent qu'elles avaient été 
bien établies; car le temps fait perdre aux hommes l'habi- 
tude de ce qui n'est pas bien. » Cette idée de la perpétuité de la 
loi est très noble. D'ailleurs, notre orateur ne s'en tient pas là. 
Dans un autre passage, il exhorte les juges à rester strictement 
dans la lettre de la loi, et ce qu'il leur dit est d'une grande por- 
tée : « N'écoutez pas les sycophanles, n'écoutez que la loi. C'est 
votre intérêt, et c'est aussi l'intérêt de l'Etat tout entier. Car, si 
l'on s'aperçoit que le pouvoir est aux mains des sycophanles, 
c'est à eux qu'on s'adressera, et non pas à vous, juges : on vous 
prendra pour leurs marionnettes. » Tout cela est très sobre, 
sans longs développements. Cette netteté absolue n'aurait pas 
convenu aux Romains, esprits moins déliés, à qui les déve- 
loppements étendus étaient nécessaires. 




160 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Enfin le dernier argument qu'Antiphon présente au cours de 
son plaidoyer est l'idée si haute de la responsabilité des juges. 
Cette question touche à la conscience du tribunal auquel il 
s'adresse ; aussi a-t-il grand soin de ne la faire intervenir qu'au 
moment de prononcer sa péroraison. Une première forme de ce 
lieu commun, c'est Terreur judiciaire. Il cite quelques exemples, 
dont un est particulièrement frappant. Le voici : dix prétendus 
coupables avaient été condamnés à la peine capitale ;neuf avaient 
déjà été exécutés et le dixième allait l'être, lorsqu'on reconnut 
enfin le vrai coupable. Après avoir raconté ces erreurs, l'ora- 
teur s'adresse aux juges et leur dit de prendre garde aux sen- 
tences irrévocables. Sans doute, c'est encore là un lieu com- 
mun, une idée générale ; mais c'est, en même temps, un appel 
à quelque chose de vrai éternellement, à la gravité du rôle de 
juge. Et alors, un court développement sur la responsabilité 
encourue par le juge : <* Condamner celui qui n'est pas coupable, 
c'est commettre une faute et une impiété à l'égard des dieux 
et des lois. 11 est permis à mon adversaire de m'accuser faus- 
sement ; mais vous, juges, vous ne devez pas me condamner à 
tort. Car l'accusation de mon adversaire ne termine rien : c'est 
vous et c'est'la justice qui fixez l'issue définitive de mon procès. 
Si vous vous trompez dans cette justice, il n'y a personne qui 
puisse réparer cette faute. Veillez donc à rendre un bon jugement 
à propos de cette affaire. » Et cela, l'orateur le dit dans sa 
péroraison, parce qu'il éprouve le besoin de laisser dans 
l'esprit des juges une impression sérieuse et grave. Quelques 
lignes plus loin, il ajoute encore d'autres considérations : « S'il 
faut commettre une erreur, dit-il aux juges, mieux vaut absoudre 
contrairement à la loi que de condamner contrairement à la 
justice ; car l'absolution d'un coupable n'est qu'une erreur, 
tandis que la condamnation d'un innocent est une impiété. » 

Il est facile de comprendre que de tels arguments, de sem- 
blables lieux communs aient fait véritablement l'éducation 
morale et intellectuelle du peuple athénien. Le plaidoyer d'An- 
tiphon que nous venons d'étudier est déjà un modèle assez com- 
plet de l'éloquence attique. 



P. B. 




L'intervention française en Espagne. 



Cours de M. G. DESDEVISES DO DEZERT, 



Ferdinand VII quilta Madrid le 10 avril 1808, quinze jours après 
y avoir fait, comme roi, l'entrée triomphale dont nous avons parlé. 
II coucha, le 10 au soir, à Buytrago. 
Le 11, il était à Aranda de Duero. 
Le 12, à Burgos. 

Toutes les villes, tous les villages traversés par le roi, s'étaient 
dépeuplés pour sortir à la rencontre de leur monarque bien-aimé. 
Tous juraient dans leur cœur de verser pour sa défense et son 
honneur jusqu'à la dernière goulte de leur sang. 

Une personne de la suite de l'infant D. Carlos parle des illumi- 
nations, des danses, des feux d'artifices, des gardes d'honneur, 
des mascarades (mogiganga), improvisés par les habitants, qui 
témoignaient par tous les moyens en leur pouvoir de leur pro- 
fond amour pour le roi (Gazette de Madrid), 15 avril. 

A Burgos, Ferdinand, ne voyant point paraître Napoléon, eut 
un instant d'hésitation, mais l'empereur avait placé près de lui 
un homme qui ne devait plus le lâcher. Savary insista pour que 
le voyage fût continué. On se décida à pousser jusqu'à Vitoria, ou 
l'on arriva le 13 au soir. Napoléon était toujours à Bordeaux. 
Ferdinand, de nouveau désappointé, déclara qu'il n'irait pas plus 
loin, et que le souci de sa dignité ne lui permettait pas de se 
rendre au delà de ses frontières. 

Savary fit observer que Ferdinand avait besoin de Napoléon, et 
que Napoléon n'avait pas besoin de lui, qu'il fallait laisser de 
côté toute idée mesquine et ridicule ; puis, voyant qu'il ne gagnait 
rien, il déclara qu'après tout il en serait ce qu'on voudrait ; il 
montait à cheval et partait pour Bayonne rejoindre l'empereur ; 
si Ferdinand avait à se repentir de son obstination, il l'aurait 
assez averti. 

Il partit effectivement, et arriva à Bayonne le 14 avril dans la 
soirée, quelques heures avant Napoléon. 



Professeur à V Université de Clermont-Ferrand. 



L'entrevue de Bayonne 



G2 




162 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Il en revint porteur de la lettre suivante: 

«Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie et protecteur de 
la confédération du ilhin. — Mon frère : j'ai reçu la lettre de 
V. A. R. — V. A. se sera déjà convaincue elle-même par les 
papiers du roi son père de l'intérêt que je lui ai toujours porté. 
V. A. me permettra, dans les circonstances actuelles, de lui par- 
ler avec franchise et loyauté. J'espérais, en arrivant à Madrid, 
décider mon auguste ami à réaliser dans ses Etats quelques ré- 
formes nécessaires et à donner quelque satisfaction à l'opinion 
publique. La révocation du Prince de la Paix me paraissait in- 
dispensable à son repos et à la félicité de ses sujets. Les événe- 
ments du Nord ont retardé mon voyage. Les incidents d'Aranjuez 
sont survenus. Je ne me fais pas juge de ce qui s'est passé, ni 
de la conduite du Prince de la Paix ; mais ce que je vois très 
bien, c'est qu'il est fort dangereux pour les rois d'accoutumer 
leurs peuples à répandre le sang et à se faire justice à eux- 
mêmes. Je prie Dieu que V. A. ne s'en aperçoive pas un jour. Il 
ne serait pas conforme aux intérêts de l'Espagne de persécuter 
un prince qui s'est marié avec une princesse de la famille royale 
et qui a si longtemps gouverné le royaume. Il n'a pas d'amis. 
V. A. n'en aura pas davantage, si elle tombe quelque jour dans 
l'adversité. Les peuples se vengent volontiers des hommages 
qu'ils nous rendent. Puis, comment faire le procès du Prince 
de la Paix, sans faire le procès du roi et de la reine, vos père 
et mère ? Ce procès fomenterait les haines et les passions 
séditieuses ; le résultat serait funeste pour votre couronne. 
V. A. R. ne lient d'autres droits que ceux qu'elle a reçus de sa 
mère; si le procès tache son honneur, V. A. détruit ses droits 
[cette phrase singulière semble montrer que Napoléon ne croyait 
pas Ferdinand fils de Charles IV]. Ne prêtez pas l'oreille à des 
conseils débiles et perfides. 

« Vous n'avez pas le droit de juger le Prince de la Paix; ses 
délits, s'il en a commis, disparaissent sous les droits du trône 
[phrase de tragédien]. Souvent, j'ai manifesté le désir de voir le 
Prince de la Paix éloigné des affaires ; si je n'ai pas insisté davan- 
tage, c'est par un effet de mon amitié pour le roi Charles, et en 
détournant mes yeux des faiblesses de son affection. Oh! misé- 
rable humanité ! Faiblesse et erreur, voilà notre devise. Mais 
tout peut se concilier ; que le Prince de la Paix soit banni d'Espa- 
gne, je lui offre un asile en France. Quant à l'abdication de 
Charles IV, elle s'est produite dans un moment où mes armées 
occupaient l'Espagne ; l'Europe et la postérité pourraient croire 
que j'ai envoyé toutes ces troupes pour détrôner mon allié et 




l'intervention française en kspagne 163 



mon ami. Comme souverain d'un pays voisin, je dois savoir ce qui 
s'est passé avant de reconnaître cette abdication. Je le déclare à 
V. A. R., aux Espagnols, à l'univers entier : si l'abdication du roi 
Charles IV a été spontanée [il avait en poche sa protestation], s'il 
n'a pas été contraint de la signer par l'insurrection et la révolte, 
je ne fais aucune difficulté pour l'admettre et .pour reconnaître 
V. A. R. comme roi d'Espagne. Je désire donc m'entretenir avec 
V. A. R. sur cette question. 

« La circonspection que j'ai observée, depuis un mois, au sujet 
de cette affaire doit convaincre V. A. de l'appui qu'elle trouvera en 
moi, si jamais des factions quelconques venaient l'inquiéter sur 
son trône. Quand le roi Charles me fit part des événements du 
mois d'octobre dernier, ils me causèrent le plus grand regret, et 
je me flatte d'avoir contribué par mes instances à l'heureuse issue 
de l'affaire de l'Escorial. V. A. n'est pas exempte de reproches : je 
n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite et que je 
veux à jamais oublier. Une fois roi, vous apprendrez combien 
sont sacrés les droits du trône : toute démarche d'un prince héri- 
tier auprès d'un monarque étranger est une démarche criminelle. 
Le mariage de V. A. R. avec une princesse française, je le juge 
conforme aux intérêts de mes peuples et je le regarde comme 
une circonstance qui m'unirait par de nouveaux liens à une mai- 
son dont je n'ai qu'à me louer depuis que je suis monté sur le 
trône. — V. A. R. doit tout redouter des commotions populai- 
res : on pourrait commettre quelque assassinat sur mes soldats 
dispersés, cela ne pourrait conduire qu'à la ruine de l'Espagne 
f voici la menace]. J'ai vu avec regret que l'on a fait circuler à 
Madrid des lettres du capitaine général de Catalogne, et que l'on 
cherche à exaspérer les esprit?. V. A. R. connaît le fond de mon 
cœur; elle remarquera que je me trouve combattu entre diffé- 
rentes idées que j'ai besoin de fixer moi-môme, mais elle f eut 
être assurée qu'en cette circonstance je me conduirai à son égard 
comme je l'ai fait avec le roi son père. Que V. A. soit persuadée 
de mon vif désir de tout concilier et de trouver des occasions de 
lui prouver mon affection et ma parfaite estime. Sur ce, je prie 
Dieu, mon frère, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. — 
Bayonne, 46 avril 1808. — Napoléon. » 

Cette lettre aurait dû inquiéter au plus haut point Ferdi- 
nand VII; elle rassura complètement Escoïquiz, qui ne savait 
quelles grâces adresser au Tout-Puissant pour l'heureuse issue 
des négociations. 

Tous les Espagnols n'étaient pas aussi aveugles. D. Mariano 
Luis de Urquijo, disgracié en 1802 et exilé en Biscaye, accourut à 




164 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Vitoria et essaya de dévoiler à Ferdinand toute la vérité. Il lui 
montra que Napoléon n'avait pas oublié la proclamation du Prince 
de la Paix en 1806, — qu'il avait attendu d'être libre du côté du 
Nord pour se venger, et que toutés les mesures prises par lui 
depuis six mois ne pouvaient s'expliquer que par l'idée bien 
arrêtée de détrôner la maison de Bourbon et d'entraîner l'Espagne 
dans la mouvance de l'Empire français. — MM. Labrador et de 
Muzquiz approuvèrent ce langage; mais Escoïquiz et le duc de 
Tlnfanlado ne voulurent pas se rendre à l'évidence : « Comment ! 
disait le duc, un héros entouré de tant de gloire descendrait à la 
plus basse des perfidies I — Vous ne connaissez pas les héros, 
répondit M. d'Urquijo. Lisez Plutarque, et vous verrez que les 
plus grands de tous ont élevé leur grandeur sur des monceaux 
de cadavres... La postérité ne tient compte que du re'sultat. Si 
les auteurs de tant d'actes coupables ont fondé de grands empi- 
res, rendu les peuples puissants et heureux, elle ne se soucie 
guère des princes qu 'ils ont dépouillés, des armées qu'ils ont 
sacrifiées. » — Et, prévoyant l'avenir, M. d'Urquijo insinuait que 
l'Espagne pourrait bien faire une guerre de partisans, mais qu'au 
fond son rôle se bornerait à, servir de champ de bataille aux 
Anglais et aux Français, et qu elle serait horriblement ravagée. 

Il offrit à Ferdinand d aller à Bayonne négocier avec l'empe- 
reur. On refusa ses services, et il se retira aussitôt. 

Le duc de Mahon proposa au roi de s'enfuir avant d'avoir passé 
la frontière. Ferdinand VII devait sortir de Vitoria par la route de 
Bayonne ; arrivé à Vergara, il quitterait la route royale et gagne- 
rait Durango puis Biibao. Le duc offrait de protéger la fuite du roi 
avec un bataillon deVlnmemorial del rey, cantonné à Mondragon, 
et dont il répondait. Escoïquiz lui ferma la bouche en disant: 
« C'est une affaire décidée, demain nous partons pour Bayonne; on 
nous a donné toutes les assurances que nous pouvions désirer. » 

En effet, on avait demandé à Savary ce que l'on devait penser 
de la lettre de Napoléon, et il avait répondu : « Je consens que 
« l'on me coupe la tête si, un quart d'heure après l'arrivée de S. 
« M. à Bayonne, l'empereur ne l'a pas reconnu pour roi d'Espa- 
ce gne et des Indes. Pour soutenir son rôle, il commencera sans 
<( doute par lui donner le titre d'Altesse; mais, au bout de cinq 
« minutes, il l'appellera Majesté, et, dans les trois jours, tout sera 
« réglé, et S. M. pourra rentrer en Espagne immédiatement. » 

Au moment même où Savary prononçait ces paroles, il con- 
naissait, à n'en pas douter, les intentions de Napoléon ; il avait 
l'ordre d'enlever de force Ferdinand, s'il ne se laissait pas em- 
mener de bon gré. 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



165 



Le peuple se laissait moins facilement abuser que le roi. 
Effrayé de voir à Vitoria le général Verdier avec 4.000 hommes 
et 300 grenadiers de la Garde, il se demandait à quoi bon de tels 
apprêts, si l'empereur n'avait que des intentions pacifiques. 

Quand Ferdinand voulut partir, le peuple s'attroupa et coupa 
les traits des mules. Il fallut le rassurer par une proclamation, 
où le roi assurait que dans cinq ou six jours tous ses sujets 
« rendraient grâce à Dieu et à la prudence de S. M. », dont l'ab- 
sence les alarmait pour l'instant. 

Parti de Vitoria dans la matinée du 19 avril, Ferdinand VII 
arriva le soir même à Irun, presque seul. Savary était resté en 
arrière, arrêté par un accident de voiture. Le roi se logea en 
dehors de la ville, chez un particulier du nom d'Olazabal. La 
ville était occupée par un bataillon du régiment d'Africa. Ferdi- 
nand aurait encore pu fuir. Savary en avait si peur, qu'il accourut 
en toute hâte, craignant de trouver son prisonnier évadé. 

Enfin, le 20 avril, vers 9 heures du matin, Ferdinand passa la 
Bidassoa et entra en France avec son escorte. Personne n'était 
venu au-devant de lui. Un peu après Saint-Jean-de-Luz, il ren- 
contra les trois grands d'Espagne qu'il avait envoyés, le mois 
précédent, auprès de Napoléon. Ils étaient fort découragés, car 
la veille ils avaient entendu Napoléon déclarer lui-même que 
les Bourbons ne régneraient plus en Espagne. — Toreno fait 
remarquer avec raison qu'ils auraient bien dû le dire un peu 
plus tôt. 

En proie à la plus vive inquiétude, Ferdinand continua cepen- 
dant son voyage et se rassura un peu en trouvant aux portes 
de Bayonne le prince de Neufchâtel et le grand maréchal du 
palais, Duroc. — Il eût été moins confiant, s'il avait su comment 
Napoléon accueillait la nouvelle de son arrivée. Napoléon trouvait 
son piège si grossier qu'il ne pouvait imaginer que Ferdinand 
s'y fût laissé prendre: « Comment ! s'écria-t-il, il vient? Non! 
ce n'est pas possible ! » Et, montant à cheval, il accourut du 
château de Marac à Bayonne pour s'assurer par lui-même de 
la vérité. Il embrassa le prince des Asturies, se montra très 
courtois et très prévenant, et partit, au bout de quelques mi- 
nutes, sans avoir rien dit qui pût trahir ses desseins. 

Une heure plus tard, un chambellan de l'empereur apportait 
aux princes espagnols une invitation à dîner à Marac, le soir 
même. 

Napoléon fut encore correct et courtois, jugea très rapidement 
Ferdinand, qu'il dépeignit en trois mots à un de ses correspon- 
dants : « Le prince des Asturies est très bête, très méchant et 




166 



KEVUK Dl S COUBS l£T CO.NKEltKNCES 



très ennemi de la France. » Ce jugement est resté celui de 
l'histoire. Il conçut une piètre idée du jugement de l'Infantado 
et résolut de s'expliquer avec Escoïquiz. 

L'explication fut rapide et victorieuse, comme la manœuvre de 
Pratzen. Touales détails de l'entretien nous ont été conservés 
par Escoïquiz lui-même, et le témoignage du chanoine nous per- 
met de reconstituer entièrement la physionomie de cette confé- 
rence décisive. 

Napoléon déclara d'abord qu'il ne reconnaîtrait Ferdinand que 
si Charles IV renouvelait librement, en sa présence, son acte 
d'abdication. 

« Je vous le dirai d'ailleurs, ajouta-t-il, les intérêts de mon 
empire veulent que la maison de Bourbon, ennemie implacable 
de Ja mienne, perde le trône d'Espagne. La nouvelle dynastie 
que je proposerai donnera une bonne constitution et, par son 
étroite alliance avec la France, garantira l'Espagne de ce que 
pourrait tentfr le seul ennemi qui puisse lui nuire par son voi- 
sinage et par sa puissance. Charles IV est prêt à me céder ses 
droits et ceux de sa famille, persuadé que les infants ne peuvent 
gouverner dans ces temps difficiles, de façon à sauver son peuple 
des malheurs qui le menacent. Voilà ce qui m'a décidé à empê- 
eher que la dynastie des Bourbons règne encore en Espagne. 
Mais j'estime Ferdinand, qui est venu me voir à Bayonne avec 
confiance ; je veux traiter cette affaire avec lui, et le dédommager, 
autant que possible, lui et ses frères, de ce que ma politique 
m'oblige à leur ôter en Espagne. Proposez donc, de ma part, à 
Ferdinand de renoncer à tous ses droits à la couronne d'Espagne, 
de recevoir en échange l'Etrurie avec le titre de roi et une 
entière indépendance pour lui et ses héritiers mâles, à per- 
pétuité : dites-lui que je lui ferai compter en pur don pour son 
établissement une année des revenus de ce dernier Etat. Lors- 
qu'un traité aura été signé à cet égard, je lui donnerai ma nièce 
en mariage pour l'assurer de toute mon amitié, et nos conventions 
seront conclues de suite avec la solennité nécessaire. Si Ferdi- 
nand rejette mes proposilions, je m'entendrai avec son père, et 
ni lui ni ses frères ne seront admis dans aucune négociation et 
ne recevront point d'indemnité. Si le prince fait ce que je désire, 
l'Espagne conservera son intégrité territoriale et son indépen- 
dance, ses lois, sa religion et ses usages. Voilà tout mon système : 
je ne veux pour moi pas même un village d'Espagne. Si tout 
ceci ne convient pas à voire prin'ce, il est libre de s'en retourner 
après que nous aurons fixé le terme de sa rentrée et l'époque où 
nous reprendrons les hostilités. » 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



167 



On ne sait ce que Ton doit le plus admirer de la perfidie, du 
cynisme ou de l'inconscience de Napoléon. 

Quand on le voit tenir ce langage, quatre jours seulement après 
avoir écrit la lettre que nous avons citée plus haut, on demeure 
confondu. 

Il a décidé que les Bourbons ne régneraient plus. Ce point est 
hors de discussion, inutile d'insister désormais ; ils doivent être 
morts à toute espérance. 

Mais Napoléon regrette lui-même la dure nécessité à laquelle le 
condamnent les intérêts de son empire et de sa maison. Quoique 
la maison de Bourbon soit son implacable ennemie, il se rappelle 
que Charles IV a toujours été son allié et son ami ; il fera donc 
tout ce qu'il pourra pour adoucir la douleur de l'épouvantable 
opération. 

Ferdinand aura un royaume, de l'argent et la main d'une nièce 
de l'empereur. 

Quant à l'Espagne, elle gardera son territoire, son indépen- 
dance, ses lois, sa religion, ses usages. — Seulement l'aigle des 
Bonapartes remplacera sur l'Ecu royal les lis de la maison 
d'Anjou. — Napoléon espère bien qu'on ne se querellera pas 
pour une pareille misère... 

Le pouvoir est un poison si subtil et change si profondément 
le cœur des hommes, qu'il est bien probable qu'en énonçant ces 
énormités Napoléon était de bonne foi, et se croyait le plus 
magnanime et le plus généreux des hommes d'Etat. Habitué à 
ne rencontrer aucune résistance, persuadé de la supériorité de 
son génie, il se voyait déjà débarrassant l'Espagne d'une dynastie 
pourrie, l'associant à ses grandes entreprises, la relevant de 
l'ignorance et de la misère où elle croupissait. Il se disait certai- 
nement en lui-même: « Plus tard, ces bonnes gens me bâtiront 
<ies églises ! » 

Ce qui est plus extraordinaire encore que l'audace de Napoléon, 
c'est l'aveuglement d'Escoïquiz. Le chanoine reçut sans faiblir 
le coup droit qui lui était porté, pensa que Napoléon voulait 
l'effrayer, demandait beaucoup pour se contenter de peu et se 
laisserait convaincre. Le chanoine se crut de taille à négocier 
avec César. 

On pense bien qu'il en fut pour ses frais d'esprit; mais il en 
«eut, et il n'est pas fâché de montrer avec quelle bienveillance il 
fut traité par Napoléon ; ces conférences académiques amusèrent 
certainement l'empereur, qui, dans la joie du succès, se montra 
bon prince. 

« Malgré toutes vos raisons, chanoine, je tiendrai toujours à 




168 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



ma première idée. Dites-moi si je peux oublier que les intérêts 
de ma maison, ceux de mon empire, veulent que les Bourbons ne 
régnent plus en Espagne. (En me parlant, l'empereur, de la 
meilleure humeur du monde, me prit l'oreille et, me la tirant en 
plaisantant, ajouta :) Lors même que vous auriez raison, cha- x 
noine, dans tout ce que vous dites, je vous répondrais : mauvaise 



Le chanoine, qui avait mis son maître en si mauvaise posture, 
ne sut même pas lui conserver la médiocre compensation que 
lui offrait Napoléon. 

Il réunit en Conseil auprès du roi tous les gens un peu instruits 
de sa suite : Cevallos, les ducs de l'Infantado et de San-Carlos, 
Labrador, Vallejo, Onis et Bardoxi. 

îl négocia avec l'empereur et avec M. de Champagny, ministre 
des affaires étrangères, mais ne gagna rien. Il indisposa seule- 
ment Napoléon, qui, ennuyé de ces allées et venues et de ces 
tergiversations, se résolut à négocier directement avec Charles IV. 

Les vieux rois avaient quitté Aranjuez, le 9 avril, à l'instigation 
de Murât, et s'étaient établis à l'Escorial, sous la protection des 
troupes françaises (1). Quand ils surent que Ferdinand se rendait 
à Bayonne, ils furent pris aussitôt de l'idée d'y aller eux-mêmes 
pour détruire auprès de l'empereur l'effet des calomnies de leur 
fils, et, si Murât n'eût point contenu leur ardeur, ils seraient 
partis sur-le-champ et seraient arrivés sans doute à Bayonne 
avant leur fils. Murât craignit que le départ de toute la famille 
royale n'amenât une sédition générale, et garda les vieux rois à 
l'Escorial, pour les faire donner en temps opportun. 

Leur grande affaire était toujours la grâce du pauvre Prince de 
la Paix. Ils imploraient, dans chaque lettre, la clémence de Murât 
et de l'empereur ; ils répétaient que leur seule ambition était 
d'être réunis à leur pauvre ami, et de vivre heureux, tous le* 
trois. La reine ne craignait pas de dénoncer, elle-même, son fils 
et ses amis comme des hypocrites et des ennemis de la France : 
« Mon fils, disait-elle, a laissé tous ses pouvoirs à l'infant D. 
Antonio, son oncle ; c'est un homme de peu de lumières et de 
petit talent, mais il est cruel et prêt à faire tout ce qui peut nous 
causer de la peine à mon mari, à moi, au Prince de la Paix et à 
ma fille Louise. Il doit procéder, il est vrai, d'accord avec un 
conseil qu'on lui a nommé ; mais ce conseil se compose de la 

(1) « Nous avons la satisfaction de ne trouver, ici, ni gardes du corps ni 
infanterie (espagnole), mais seulement les carabiniers. Avec vos troupes, nous 
nous croyons en sûreté, et non avec les nôtres. » — Lettre de la reine à 
Murât, le 9 avril 1808. 



politique. » 





L INTKRVENTI01 




169 



détestable faction qui a occasionné la révolution actuelle et qui 
n'aime pas plus les Français que ne les aime mon fils Ferdinand, 
malgré tout ce que peut dire la gazette ; c'est la crainte de l'em- 
pereur qui les fait parler. » (La reine à Murât, le 10 avril.) 

Sùr de faire sa cour aux vieux rois en s'occupant du Prince de 
la Paix, Murât prit l'affaire très à cœur. A peine Ferdinand avait- 
il quitté Madrid, que Murât demanda carrément à la Junte de 
gouvernement la mise en liberté de Godoy. Il affirmait qu'il avait 
vu le roi, la veille de son départ, chez la reine d'Etrurie, et que 
c'était chose convenue. En quoi il mentait, car, s'il était bien vrai 
qu'il eût vu le roi, ils ne s'étaient pas dit une parole, ne voulant, 
ni l'un ni l'autre, être le premier à parler. 

La junte répondit qu'elle n'avait pas d'ordres; mais, pour 
donner quelque satisfaction à Murât, elle envoya, le 13 avril, 
Tordre au Conseil de surseoir au procès du Prince de la Paix. 
On écrivit également au roi; et Cevallos répondit, de Vitoria, que 
le roi avait offert à l'empereur d'user de générosité envers 
Godoy et de lui faire grâce de la vie, dans le cas où il serait con- 
damné à mort. 

Cette lettre suffit à Murât pour exiger du Conseil l'élargisse- 
ment immédiat de Godoy et son envoi en France. Malgré la résis- 
tance du ministre de la marine, Gil y Lemus, la Junte déféra aux 
ordres de Murât ; mais le marquis de Castelar, commandant des 
Gardes du corps préposés à la garde du prisonnier, trouva la 
nouvelle si étrange, qu'il voulut aller à Madrid et l'entendre delà 
bouche même de l'infant D.Antonio. L'infant lui apprit que la re- 
mise de Godoy était la condition exigée par l'empereur pour que 
Ferdinand fût reconnu. Le marquis ne répliqua plus, et le jour 
même, 20 avril, à 11 heures du soir, « le pauvre Prince de la Paix » 
fut remis au colonel français Martel et dirigé immédiatement sur 
Bayonne, où il arriva le 26, et fut rejoint peu après par son frère 
D. Diego. On les logea à une lieue de la ville dans une maison de 
campagne, et l'empereur eut avec le Prince de la Paix une longue 
conférence, où il n'apprit sans doute pas à estimer davantage les 
rois qu'il s'apprêtait à détrôner. 

On ne peut qu'approuver la conduite de Murât en cette circons- 
tance ; elle sauva Godoy d'une mort certaine, et, quoique l'ancien 
favori fût loin d'être sans reproches, ceux qui voulaient le con- 
damner valaient encore moins que lui. En somme, Murât a épar- 
gné un crime à Ferdinand. 

L'affaire de Godoy n'empêchait pas Murât de s'occuper d'une 
autre affaire plus importante, l'expédition en France du restant 
de la famille royale. 




170 



HEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Le 16 avril, il fit appeler le ministre de la guerre, O'Farril, et lui 
déclara que, Napoléon n'ayant pas reconnu Ferdinand VII, il n'y 
avait pour lui qu'un roi d'Espagne, Charles IV. La Junte objecta 
qu'elle ne pouvait croire Murât sur parole, que, si Charles IV avait 
effectivement protesté contre son abdication, c'était à lui d'en in- 
former la Junte, et qu'aussitôt elle s'empresserait d'en référer à 
Ferdinand. Murât se transporta à l'Ëscorialet n'eut pas de peine 
à obtenir du vieux roi la protestation dont il avait besoin. On pro- 
céda avec tant de précipitation que Charles IV prétendit avoir 
protesté dès le 19 mars, jour même de son abdication. 

« -Mon cher frère, écrivit-il à l'infant D» Antonio, le 19 du mois 
pas?é j'ai confié à mon fils un décret d'abdication. Le même jour, 
j'ai rédigé une protestation solennelle contre le décret, rendu au 
milieu du tumulte et forcé par les critiques circonstances. Aujour- 
d'hui que le calme est rétabli, que ma protestation est aux mains 
de mon auguste ami et allié l'empereur des Français et roi d'Ilalie, 
qu'il est notoire que mon fils n'a pu obtenir d'être reconnu par 
lui..., je déclare solennellement que l'acte d'abdication que j'ai 
signé le 19 mars passé est nul en toutes ses parties, et je veux en 
conséquence que vous fassiez connaître à tous mes peuples que 
leur bon roi, ami de ses vassaux, veut consacrer tout ce qui lui 
reste de vie à travailler à les rendre heureux. Je confirme provi- 
soirement dans leurs emplois les membres qui composent actuel- 
lement la Junte de gouvernement, et tous les employés civils et 
militaires qui ont été nommés depuis le 19 mars dernier. Je pense 
partir bientôt pour me rendre au-devant de mon auguste allié, 
après quoi je transmettrai mes derniers ordres à la junte. — San 
Lorenzo, 17 avril 1808. » 

Cet acte devait porter au comble l'anarchie dans laquelle se 
débatlait l'Espagne. 

Le 23 avril, Charles IV, la reine et la fille du prince de la Paix 
quittaient l'Escorial pour se rendre à Bayonne. 

Le 2 mai, la reine d'Etrurie partait à son tour. 

11 ne restait plus en Espagne que deux vieux princes incapa- 
bles : l'infant D. Antonio et le cardinal de Bourbon, archevêque 
de Séville, et un enfant de 12 ans, le petit prince D. Francisco. 

Les vieux rois entrèrent à Bayonne le 30 avril, à midi, au son 
des cloches, au bruit du canon. Les vaisseaux à l'ancre dans 
l'Adour étaient pavoisés, les troupes françaises faisaient la haie 
sur le parcours du cortège royal. Charles IV et la reine étaient 
radieux. Ils reçurent très froidement les infants Carlos et Fer- 
nando, venus à leur rencontre, et descendirent au palais du gou- 
vernement, où des appartements leur avaient été préparés. 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



171 



Quelques instants plus tard, Napoléon, accompagné de ses 
lieutenants, arrivait au galop sur la place, montait auprès de 
Charles IV et lui ouvrait ses bras ; le pauvre vieux roi s'y jetait 
en pleurant comme dans les bras d'un ami. 

Après les premières effusions, Charles IV manda son fils et, de- 
vant l'Empereur, le somma de lui restituer la couronne (1). Na- 
poléon revint à Marac ex traordinai rement ému. « Il traversa avec 
agitation les appartements du château, se rendit dans le jardin et, 
après avoir fait trois ou quatre tours avec beaucoup d'action, il 
appela toutes les personnes qui se trouvaient présentes, et, comme 
un homme plein du sentiment qui l'oppressait, il se mit à racon- 
ter dans ce style animé, pittoresque, plein d'images, de verve et 
d'originalité qui lui était familier, tout ce dont il venait d'être té- 
moin. Il frissonnait. Ses tableaux nous avaient transportés au mi- 
lieu des acteurs de cette horrible scène. Il peignait le roi Charles 
se plaignant à son fils de ses conspirations, de la perte de la mo- 
narchie, que lui-même avait conservée tout entière au milieu des 
troubles de l'Europe ; des outrages faits à ses cheveux blancs. 
« C'était, dit-il, le roi Priam. » Ce furent ses expressions, lorsque, 
s'arrétant tout à coup, il ajouta, après un moment de silence: 
« La scène devenait fort belle, quand la reine est venue l'inter- 
rompre en éclatant en invectives et en menaces contre son fils et, 
après lui avoir reproché de les avoir détrônés, elle m'a demandé 
de le faire monter sur réchafaud. Quelle femme î quelle mère! 
s'écria-t-il ; elle m'a fait horreur, elle m'a intéressé pour lui. » 
Puis, après une suspension de quelques instants il reprit: « Il n'y 
a eu parmi ces gens-là qu'un homme de génie ; c'est le Prince de 
la Paix ; il a voulu les conduire en Amérique ; c'est là ce qui était 
grand et beau ! » Et là-dessus,il parla ou plutôt il poétisa, il ossia- 
nisa pendant longtemps sur l'immensilé des trônes du Mexique 
et du Pérou... Je l avais souvent entendu ; mais, dans aucune cir- 
constance, je ne l'avais vu développer de pareilles richesses d'ima- 
gination et de langage... Il fut sublime. » (M. de Piadt, p. 131.) 

Après le départ de l'empereur, Charles IV et Marie-Louise, qui 
n'avaient pas voulu recevoir leur fils en particulier, retrouvaient 
enfin le pauvre Prince de la Paix et l'accueillaient comme un en- 

(1) Tbiers ne parle pas de cette entrevue, mais elle est affirmée par Escoï- 
<raiz, Exposé des Motifs (p. 64) et par M. de Pradt {Mémoires historiques sur 
la Révolution d'Espagne (p. 129). — L authenticité de l'entrevue du 30 avril 
ressort des termes mêmes des lettres de Ferdinand du 1 er et du 4 mai. Dans 
la lettre du 1 er mai,le prince dit que son père lui a parlé et lui a de vive voix 
fedemandé la couronne. Dans la lettre du 4 mai, il déclare avoir remis son 
abdication conditionnelle le 1 er mai. 




172 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



fant adoré que Ton a cru mort et qu'on revoit miraculeusement 
sauvé. 

Godoy instruisit ses maîtres du sort qui leur était réservé. Ils. 
abdiqueraient la couronne, mais Ferdinand ne régnerait pas. Ils 
auraient la pleine et entière propriété du magnifique domaine dfr 
Chambord, la jouissance viagère du Palais impérial et du parc 
de Compiègne, une liste civile de 30 millions de réaux (7 millions 
1/2). En cas de prédécès du roi, la reine recevrait une pension 
annuelle de 2 millions de réaux. 

Ces honteuses conditions, Charles IV les accepta sans observa- 
tions, et se montra, ce jour-là, plus bas que son fils, qui se refusa 
à renoncer à la couronne sans conditions. 

Il offrit à son père de lui rendre l'autorité, à condition que 
S. M. retournât à Madrid, où Ferdinand l'accompagnerait et le 
servirait comme le fils le plus respectueux. A Madrid, on réu- 
nirait les Cortès, ou si S. M. se refusait à réunir une assemblée si 
nombreuse, on convoquerait tous les tribunaux et les députés du 
royaume. Devant cette assemblée, Ferdinand renouvellerait en 
Jbonne et due forme sa renonciation et indiquerait les motifs qui 
le décidaient à la prononcer. — Si le roi ne voulait ni régner, 
ni retourner en Espagne, Ferdinand gouvernerait en son nom et 
comme son lieutenant général, personne ne pouvant lui être pré- 
féré. Si le roi retournait à Madrid, il était supplié de ne 
pas emmener avec lui de personnes justement odieuses à la na- 
tion. 

Ces conditions étaient dignes et raisonnables, et l'idée de 
convoquer les Cortès (très curieuse dans la bouche de Ferdinand) 
était la meilleure solution de cet inextricable problème ; mais 
Napoléon ne devait pas les accepter. 

Le l fir mai, à midi, Charles IV et la reine vinrent dîner à 
Marac. 

Habitué à « la botte » des anciens carrosses, Charles IV eut 
toutes les peines du monde à descendre de voiture en se ser- 
vant de marchepied. Il prit le bras de Napoléon, qui lui dit gaie- 
ment : a Appuyez-vous sur moi, j'ai de la force pour deux. » 

En entrant dans la salle à manger, Charles IV vit quatre cou- 
verts et s'écria naïvement : « Et Manuel, Sire, et Manuel? » — 
Napoléon envoya chercher le Prince de la Paix. 

Le dîner fut plein d'entrain ; le roi d'Espagne, tout heureux de 
dîner avec l'empereur, lui racontait des histoires de chasse : 
« Tous les jours, hiver et été, j'allais à la chasse jusqu'à midi, je 
« mangeais et je retournais aussitôt chasser jusqu'au soir. Ma- 
« nuel me disait comment allaient les affaires, et je me couchais 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



173 



« pour recommencer le lendemain, à moins d'en être empêché 
« par quelque cérémonie importante. » On juge de quel air 
Napoléon devait recevoir ces confidences. 

Il se persuada, de plus en plus, qu'il était destiné parla Provi- 
dence à débarrasser l'Espagne des princes grotesques ou odieux 
qui voulaient la gouverner. 

Sur son ordre, Charles IV écrivit à son fils pour lui ordonner de 
remettre purement et simplement la couronne entre ses mains, le 
lendemain, avant six heures du matin. La lettre fut certainement 
écrite sous la dictée de Napoléon, et constitue contre Ferdinand 
le plus terrible réquisitoire. Napoléon y fait tenir à Charles IV 
un langage extraordinaire : « Ma longue expérience me faisait 
connaître que l'empereur des Fi ançais pouvait bien avoir quel- 
ques désirs conformes à ses intérêts et au vaste système de sa 
politique continentale, mais contraires aux intérêts de ma mai. 
son. Quelle a été votre conduite dans cette circonstance? Vous 
avez introduit le désordre dans mon palais et soulevé mes 
gardes du corps contre ma personne. Votre père a été votre 
prisonnier, mon premier ministre, que j'avais nourri et adopté 
dans ma famille, a été traîné, couvert de sang, de cachot en 
cachot. Vous avez déshonoré mes cheveux blancs. Vous les avez 
dépouillés d'une couronne glorieusement possédée pas mes ancê- 
tres et que j'avais moi-même gardée sans tache. Vous vous êtes 
assis sur mon trône, et vous êtes allé vous livrer au peuple de 
Madrid et aux troupes étrangères qui occupèrent la ville au 
même moment... Vieux et accablé d'infirmités, je n'ai pas pu 
supporter cette nouvelle disgrâce ; j'ai eu recours à l'empereur 
des Français, non plus comme un roi, à la tête de son armée 
et environné de la pompe de son trône, mais bien comme 
un roi malheureux et abandonné... En m'ôtant la couronne, 
vous avez brisé la vôtre, en lui ôtant tout ce qu'elle avait d'au- 
guste, tout ce qui la rendait sacrée au monde. Votre conduite 
avec moi, vos lettres interceptées ont mis une barrière de 
bronze entre vous et le trône d'Espagne. » (2 mai 1808.) 

A cette lettre, qui révèle le génie qui la dicta, Ferdinand resta 
deux jours sans répondre, et adressa, le 4 mai, à son père une let- 
tre où il maintenait sa renonciation conditionnelle du 1 er mai, et 
plaçait la question sur le terrain constitutionnel : « Je prie V. M. 
de se bien pénétrer de notre situation actuelle et de bien voir que 
Ton cherche à exclure pour toujours du trône d'Espagne notre 
dynastie, en mettant à sa place la maison impériale de France. 
Ceci ne peut se faire que de l'exprès consentement de tous ceux 
qui ont des droits à la couronne, et aussi de l'exprès consentement 




174 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de la nation espagnole assemblée en Cortès, et réunie eo lieu, sûr ; 
étant, comme nous le sommes, en pays étranger, personne ne se 
persuadera que nous opérons avec liberté, et cette seule circons- 
tance entache de nullité tout ce que nous pourrions faire. » 

La négociation menaçait de s'éterniser, quand, le 5 mai, par- 
vint à Bayonne la nouvelle de l'émeute qui avait éclaté à Madrid 
trois jours plus tôt. 

Napoléon se rendit aussitôt auprès de Charles IV et eut avec 
lui un long entretien, à la suite duquel il fit appeler Ferdinand. 
Le vieux roi l'accusa d'avoir déchaîné la populace contre les sol- 
dats de l'empereur, son allié, et le somma d'avoir à lui rétrocéder 
purement et simplement la couronne. Charles IV se leva de sud 
siège et parut sur le point de frapper son fils. La reine s'em- 
porta eu paroles injurieuses, l'appela mauvais fils, faux, perfide 
et lâche. Ferdinand restait debout, sans mot dire, les yeux fixés à 
terre : « Te voilà, disait la reine, tel que tu as toujours été ! Lors- 
que ton père et moi voulions t'adresser quelques exhortations, 
dans ton intérêt même, tu te taisais, ne répondant à nos conseils 
que par le silence et la haine !... » 

Pour en finir, Napoléon pria Charles IV de désigner un inter- 
médiaire pour régler les questions pendantes avec le plénipoten- 
tiaire qu'il désignerait lui-même. Charles IV nomma Godoy, et Na- 
po'éon le grand-maréchal du Palais, Duroc. On fut vite d'accord, 
Godoy ne reparla ni du royaume d'Etrurie promis à Ferdinand, ni 
du royaume de Lusitanie septentrionale promis à la reine dépos- 
sédée d'Etrurie. Il ne montra quelque énergie que lorsqu'il s'agit 
du chiffre de la pension, et signa le monstrueux traité par lequel 
Charles IV déshéritait tous ses enfants et cédait sa couronne 
pour Compiègne et Chambord avec une rente viagère de 7 mil- 
lions et demi. 

Charles IV se rappelait cependant qu'il avait été roi d'Espagne 
et stipulait en faveur de ses peuples deux garanties qui eussent 
été sérieuses, s'il avait eu les moyens de les faire respecter. — 
L'intégrité du royaume devait être maintenue; la religion catho- 
lique, apostolique et romaine, devait être la seule religion de 
l'Espagne, à l'exclusion de toute secte réformée et de tout culte 
non chrétien. — Napoléon ne devait pas plus respecter l'inté- 
grité de l'Espagne que son indépendance ; et, s'il avait eu 
intérêt à y tolérer des sectes dissidentes, on peut être certain 
qu'il n'aurait élé arrêté par aucun scrupule. 

Le 6 mai, le prince des Asturies, menacé d'être traité en rebelle 
et en émigré, renonça sans conditions à la couronne par une lettre 
qui respire le plus affreux désespoir : 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



175 



« Vénérable père et seigneur : le l ep de ce mois j'ai remis aux 
mains royales de V. M. ma renonciation à la couronne en sa fa- 
veur. J'ai e u de mon devoir d'y introduire des limitations con- 
venables à L'honneur de V. M., à la tranquillité de mes royaumes, 
à la conservation de mon honneur et de ma réputation. Je n'ai 
pas vu sans grande surprise l'indignation qu'ont produite, dans 
le royal esprit de V. M., quelques modifications dictées parla 
prudence, et réclamées par l'amour que je dois à mes sujets. 

« Sans autre motif, V. M. a cru qu'il pouvait m'outrager, en pré- 
sence de ma vénérée mère et de l'empereur, avec les épithètes 
les plus humiliantes ; et, non content de cela, elle exige de moi 
une renonciation sans restrictions ni conditions, sous peine d'être, 
moi et tous ceux de mon entourage, traités en conspirateurs. En 
un pareil état de choses, je fais la renonciation que M. V. m'or- 
donne, pour que le gouvernement d'Espagne retourne au même 
état où il se trouvait le 19 mars, jour où V. M. fit spontanément 
abdication de sa couronne en ma faveur. 

« Que Dieu garde l'importante vie de V. M.,, les nombreuses an- 
nées que désire, prosterné aux pieds royaux de V. M., son très 
aimant et obéissant fils, Fernando. » 

Tout était consommé. 

Le trône d'Espagne était vacant, et Napoléon pouvait y asseoir 
son frère. Sans scrupules et sans remords, il comprenait cepen- 
dant qu'il commettait une mauvaise et vilaine action. 

« Ce que je fais, disait-il, d'un certain point de vue, n'est pas 
bien, je le sais; mais la politique veut que je ne laisse pas sur 
mes derrières, — si près de Paris, — une dynastie ennemie 
de la mienne. Je suis conquérant, après tout! Malheur à qui se 
trouve sous les roues de mon char ! » 

Six ans plus tard, le conquérant tombait sous les roues du char 
de l'Angleterre. 



G. Desdevises du Dezekt. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 

Professeur à l'Université de Paris. 



Pascal en 1656 ; ses projets, ses modèles, 
ses collaborateurs. 

Les innombrables lecteurs des premières Provinciales ne 
savaient pas, en 1656, de quelle main partaient des coups si habi- 
lement dirigés; ils devaient l'ignorer longtemps encore. Quelques 
privilégiés pourtant étaient plus instruits, et nous pouvons nous 
figurer que nous sommes du nombre. 

L'auteur des Petites Lettres était un homme jeune encore : il 
avait trente-trois ans et se nommait Biaise Paschal. Il était célèbre 
comme mathématicien et comme physicien, mais complètement 
inconnu dans le monde littéraire. C'est le hasard, la destinée, la 
Providence, si vous voulez, qui lui a mis la plume à la main, 
alors qu'il n'y songeait guère. Dans quelles conditions a-t-il été 
amené à prendre la défense de MM. de Port-Royal, quelles dis- 
positions apportait-il dans celte entreprise, quelles garanties 
offrait-il à ses amis, voilà ce que nous devons nous demander 
aujourd'hui. 

C'était aux environs du 15 janvier 1656: à Port-Royal, à huit 
lieues de Paris, non dans le monastère où gémissaient des reli- 
gieuses outragées et persécutées ; mais là-haut, sur la colline, 
dans la ferme des Granges, sous les combles d'une maison demi- 
bourgeoise et demi-rustique, on était inquiet, troublé, décon- 
certé, découragé presque : il est si dur de se voir chassé de 
l'Eglise pour des croyants qui ont toujours été passionnés de 
l'orthodoxie ! On songeait pourtant aux moyens de se défendre, 
et voici, d'après Marguerite Périer, la nièce de Pascal, la mira- 
culée de la Sainte-Epine, comment les choses se seraient pas- 
sées : « Tous ces messieurs disaient à Arnauld : Est-ce que vous 
vous laisserez condamner comme un enfant sans rien dire ? Il fit 
donc un écrit, lequel il lut en présence de tous ces messieurs, qui 
n'y donnèrent aucun applaudissement. M. Arnauld, qui n'était 




PASCAL EN 1656 



177 



point jaloux de louanges, leur dit : Je vois bien que vous trouvez 
cet écrit mauvais, et je crois que vous avez raison ; puis il dit à 
M. Pascal : Mais vous, qui êtes jeune, vous devriez faire quelque 
chose. M. Pascal fit la première Lettre, la leur lut ; M. Arnauld 
s'écria : Cela est excellent ; cela sera goûté ; il faut le faire impri- 
mer... » Telle est, comment dirons-nous, l'histoire, la tradition 
ou la légende ? Pour ma part, je n'y vois guère qu'une légende. 
Quelque effort d'imagination dont nous soyons capable, nous 
avons peine à nous représenter Arnauld, le grave docteur, ces- 
sant d'écrire des lettres comme celles qu'il adressait à un duc et 
pair, pour prendre le ton léger et badin qui convient à des gens 
du monde. Si les choses s'étaient ainsi passées, aurait-il, aussitôt 
après, repris sa plume de docteur latinisant, et publié coup sur 
coup justifications sur justifications, et composé ses quatre Let- 
tres apologétiques à un évêque provincial, qui sont ses Provinciales 
à lui, et à lui presque seul ? Arnauld ne se serait pas non plus 
tourné vers Pascal, attendu qu'il avait là des hommes d'action, 
qui maniaient volontiers la plume et que tout le monde considé- 
rait comme des littérateurs distingués. C'était d'abord son frère, 
Arnauld d'Andilly, l'ancien maître carabin, aujourd'hui homme 
de lettres, poète, prosateur, auteur de longues lettres à la reine, 
à Mazarin, aux ministres. C'était aussi un neveu d'Arnauld, 
Antoine Le Maître, avocat illustre jusqu'en 1637, défenseur de 
Saint-Cyran ; et cet Antoine Le Maître n'était-il pas alors le pro- 
fesseur de rhétorique des Petites Ecoles, et n'est-ce pas lui qui, 
trouvant le petit Racine admirablement doué, voulait en faire un 
avocat? Nous savons qu'il avait, sans doute, mis au point les 
Lettres apologétiques de son oncle ; il pouvait donc, de préfé- 
rence à M. Pascal, être invité à faire part au public des graves 
événements qui se passaient alors. Enfin, il y avait là aussi son 
frère, Isaac Le Maître, par anagramme Le Maître de Saci. Ce 
saint homme ne nous apparaît guère que comme le traducteur 
admirable et le commentateur solide de toute la Bible. Mais, 
alors, il ne dédaignait pas de courtiser les Muses, chastes com- 
pagnes d'Apollon ; c'est à ce moment qu'il versifiait les fameuses 
Racines grecques, les deux cent seize décades de Lance lot : c'est 
lui qui, en 1654, avait publié en vers de huit pieds, sur le 
modèle du Virgile travesti, et pour les gens du monde qui lisaient 
Scarron, les Enluminures du fameux A Imanach des PP. Jésuistes 
intitulé la Déroute et la Confusion des Jansénistes ou Triomphe 
de Molina Jésuiste sur saint Augustin : 



Enfin Molina, plein de gloire, 
Triomphe avec sa bande noire : 



63 




178 



MSVUIS COURS l£T CONFÉHENCES 



Le libre arbitre audacieux 

Domine la grâce des cieux ; 

Et Thumble Augustin en déroute 

Crie en vain, qu'au moins on l'écoute, etc.. 



Il y avait aussi M. de Pontchâteau, un très grand seigneur, 
puis sans doute le docteur Hamon, que Boileau nous montre 



11 n'y a donc pas lieu d'ajouter foi au récit de Marguerite 
Périer; au reste, à cette époque, c'était une fillette de dix ans, 
pensionnaire à Port-Royal de Paris, et non à Port-Royal des 
Champs: son témoignage est bien suspect. 

Combien plus vraisemblable et plus touchante doit être, à nos 
yeux, l'intervention spontanée de Pascal en cette circonstance ! 
Pascal avait pour Arnauld une estime profonde, une sorte de vé- 
nération, une affection presque filiale. En effet, Arnauld n'était-il 
pas le frère de la mère Angélique, de cette femme admirable dont 
Pascal avait pu apprécier la désintéressement, la bonté, la fermeté 
toute chrétienne ? Ce Port-Royal si attaqué, c'est le port de salut 
où Jacqueline était venue chercher la paix, la maison dirigée par 
Singlin, qui tout récemment avait converti Pascal ; Pascal était un 
néophyte alors, une sorte de Polyeucte plein d'ardeur. Depuis 
plus d'un an, il était en relations constantes avec Port-Royal tout 
entier, solitaires, Mères, Messieurs ; il était d'accord avec eux sur 
tous les points, il avait les mêmes amis, les mêmes adversaires. 
Mais il nous faut reprendre les choses d'un peu plus haut. 

Biaise Pascal était Auvergnat : vous vous rappelez les initiales 
mystérieuses de la troisième Provinciale : B. P. A... Né, en 1623, à 
Clermont, il avait été élevé, soit à Clermont, soit à Paris, par un 
père qui eût fait l'admiration de Rabelais et de Montaigne. Au 
sortir de l'enfance, il était déjà fort savant: homme du monde, il 
était chrétien nullement rigoriste, chrétien « mitigé », comme on 
disait à Port-Royal. Il avait été converti une première fois, j'en- 
tends par là transformé en un chrétien plus austère, en 1646, à 
Rouen, lors d'un accident arrivé à sun père. Puis, horriblement 
malade, obligé de marcher avec des « potences », il était rentré 
dans le monde. En 1654, il s'était converti à nouveau et d'une ma- 
nière définitive, puisque, dans le mémorial qu'il portait sur lui, il 
était question d'une « renonciation totale et douce ». Ici encore, 
des légendes dont il faut à tout prix que nous fassions justice. Il 
faut y regarder de très près avant d'accepter celle de l'accident du 
pont de Neuilly ; elle n'est pas d'une authenticité absolue. Quant 
à celle de l'abîme que Pascal croyait ouvert devant lui, elle n'est 



Tout brillant de savoir, d'esprit et d'éloquence. 




PASCAL EN 1656 



179 



mentionnée que quarante ans après, dans une lettre de l'abbé 
Boileau : elle ne répond à rien. 

Les vraies raisons de la « seconde conversion » de Pascal sont 
beaucoup plus simples: c'est d'abord la grâce, puisqu'il s'agit de 
Pascal et de jansénisme. Et, comme la grâce ne dédaigne pas les 
secours extérieurs, nous y joindrons les exemples, les exhorta- 
tions, les prières, de sa sœur Jacqueline, retirée à Port-Royal. 
Elle aimait tendrement son frère, qui l'avait amenée jadis à re- 
noncer au monde, à congédier un jeune homme qui la recherchait. 
Sous l'influence de la mère Angélique et de sa sœur la mère 
Agnès, elle voulait à tout prix lui inspirer cet esprit de Port- 
Royal, qu'il lui avait inspiré autrefois. Et Jacqueline, en décembre 
1654, était au comble de ses vœux. 

Ici, il est nécessaire d'ouvrir une parenthèse et de mettre les 
choses au point. On a dit, on a même écrit (cf. article de Mgr 
d'Hulst, dans le Correspondant du 25 septembre 1890) que Pascal, 
en 1654, s'était laissé prendre aù piège qui lui était tendu par les 
jansénistes; que, prisonnier du jansénisme, il était devenu bien 
vite son complice et, enfin, sa victime : il ne s'agit point d'un crime, 
mais de l'austérité, des écarts funestes de régime, du surmenage 
intellectuel que Pascal s'est imposé: « Avoir terni la gloire de 
Pascal, conclut l'auteur, l'avoir fait mourir à trente-neuf ans, c'est 
ce que je ne pardonnerai jamais à MM. de Port-Royal. » Rien de 
tout cela n'est conforme à la vérité, telle que peut la connaître un 
historien laïque. Pascal est venu librement, allègrement, je ne 
dis pas au jansénisme, mais à la théologie augustinienne de la 
grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite. 
C'est en lisant avec des préoccupations religieuses Epictète, Mon- 
taigne et Guillaume du Vair,que Pascal, sans avoir rien connu de 
Port-Royal, a reconstitué les théories théologiques de saint Au- 
gustin, comme il avait reconstitué autrefois les théories géomé- 
triques d'Euclide. Ce ne sont pas les gens de Port-Royal qui sont 
venus à lui comme à un homme de génie en qui ils pressentaient 
un précieux auxiliaire; c'est lui qui, par l'entremise de Singlin, 
les a humblement priés de bien vouloir l'accueillir. C'est ce qui 
ressort de quelques lignes des Mémoires de Fontaine, l'ami de 
M. de Saci : « M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à 
Port-Royal des Champs. Je ne m'arrête point à dire qui était cet 
homme, que non seulement toute la France, mais toute l'Europe a 
admiré. Son esprit vif, toujours agissant, était d'une étendue, 
d'une élévation, d'une fermeté, d'une pénétration et d'une netteté 
.au delà de ce qu'on peut imaginer... Cet homme admirable, étant 
«enfin touché de Dieu, soumit cet esprit si élevé au joug de Jésus- 





180 



ItEVUË DES COURS fil CONFERENCES 



Christ ; et ce cœur si noble et si grand embrassa avec humilité la 
pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, résolu 
de faire tout ce qu'il lui ordonnerait. M. Singlin crut, en voyant 
ce grand génie, qu'il ferait bien de l'envoyer à Port-Royal des 
Champs, où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regardait 
les autres sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser. 
Il vint donc demeurer à Port- Royal. M. de Sa<;i ne put passe dis- 
penser de le voir, surtout en ayant été prié par M. Singlin ; mais 
les lumières saintes qu'il trouvait dans l'Ecriture et dans les Pères 
lui firent espérer qu'il ne serait point ébloui de tout le brillant 
de M. Pascal, qui charmait néanmoins et enlevait tout le monde. 
Il trouvait, en effet, tout ce qu'il disait fort juste. Il avouait 
avec plaisir la force de ses discours ; mais il n'y apprenait rien de 
nouveau. Tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l'avait vu 
avant lui dans saint Augustin, et, faisant justice à tout le monde, 
il disait : « M. Pascal est extrêmement estimable, en ce que, n'ayant 
point lu les Pères de l'Eglise, il a de lui-même, par la pénétration 
de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu'ils ont trouvées. Il les 
trouve surprenantes, parce qu'il ne les a vues en aucun endroit ; 
mais, pour nous, nous sommes accoutumés à les voir de tous côtés 
dans nos livres.» Ainsi ce sage Ecclésiastique, trouvant que les 
anciens n'avaient pas moins de lumière que les nouveaux, s'y 
tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontrait 
en toutes choses avec saint Augustin. » 

Cela se passait, à Port-Royal, en janvier 1655. Pascal y occupait 
alors une cellule dans la ferme des Granges : il était là un peu 
comme les autres, se levant à cinq heures du matin, et récitant 
l'office en commun ; mais c'était, dit Marguerite Périer, « un pé- 
nitent réjoui, un homme qui, quoique converti, était demeuré 
foncièrement gai ». Cette gaîté chrétienne se manifestait dans des 
conférences scientifiques avec Arnauld, philosophico-religieuses 
avec Saci, et aussi dans la construction de cette machine éléva- 
toire, qui permettait à un enfant de six ans de puiser de l'eau à 
l'aide d'un énorme seau que deux hommes auraient eu peine à 
manier. 

Pascal, dont les infirmités recommençaient, revint à Paris dans 
le courant de l'année 1655. Il se livra à l'élude approfondie non 
de l'Augustinisme, mais du christianisme en général, de ce que 
nous appelons aujourd'hui l'histoire des religions : sans doute, il 
avait déjà l'idée de faire comprendre le christianisme à ceux qui 
ne le connaissaient pas, de le défendre contre les libertins et les 
athées indifférents. Il ne semble même pas ému de l'affaire du 
duc de Liancourt, et pourtant, ami du duc de Roannez et du 




PASCAL EN 1656 



181 



duc de Luynes, il a dû avoir connaissance de ce scandale, qui mit 
hors de gonds Antoine Arnauld, si réservé. Ne paraît-il pas 
fâcheux que Pascal ne soit pas intervenu immédiatement? Si, dès 
lors, au lieu des Lettres d'Arnauld à un duc et pair, toutes bour- 
rées de références et de citations textuelles, on avait eu trois ou 
quatre petites Provinciales bien courtes, bien incisives, bien 
salées, la face des choses eût peut-être été modifiée. Pas de 
lettres, pas de censure, pas d'exclusion d'Arnauldet des prélats 
qui avaient refusé de souscrire à la censure: l'histoire religieuse 
du siècle eût pu être changée du tout au tout. Mais, aussi, nous 
n'aurions pas eu les dix-huit Provinciales. 

En janvier 1656, Pascal crut devoir mettre au service d'Arnauld 
tout ce qu'il pouvait avoir de logique, de science de la vraie rhé- 
torique et de passion. De là cette première lettre qui, nous l'avons 
vu, éclata comme une bombe, et qui, à coup sûr, n'est pas le fruit 
d'une collaboration, mais une véritable improvisation. Pascal 
était pourtant bien novice à cette date, non comme écrivain, 
certes : l'homme que Fontaine fait parler dans Y Entretien sur 
Epictète et Montaigne était bien capable d'écrire ; comme confé- 
rencier, il avait fait ses preuves : son éloquence, la rare justesse 
de ses expressions, étaient admirées de tous; mais ces brillantes 
qualités ne suffisaient pas pour traiter ex professo des questions 
comme celles du pouvoir prochain, de la grâce suffisante ou de la 
grâce actuelle. L'admirable pamphlétaire qui s'était révélé ce 
jour-là n'avait pas abordé ces études, et, quand il se mit, dès 
la quatrième Provinciale, à vouloir attaquer les casuistes, nous 
pouvons dire hardiment qu'il ne les connaissait pas. 

Aussi n'avait-il pas de plan général tracé à l'avance. Pascal, en 
janvier 1656, ne se doutait pas qu'il écrirait dix-huit Provinciales 
consécutives; il ne songeait pas à provoquer en combat singulier 
la Compagnie de Jésus: il comptait seulement faire deux ou trois 
petites lettres destinées à désabuser le public. Assurément, la pre- 
mière conduit à la deuxième ; mais nous avons vu que c'est la 
soudaineté delà condamnation d' Arnauld qui a provoqué la troi- 
sième, et c'est au lendemain de cette condamnation qu'il a résolu 
de composer une série de letlres contre la morale des jésuites. 
Les plus grands généraux ne savent pas eux-mêmes où ils seront 
conduits par les événements : il n'est pas vrai qu'à Saint-Gloud le 
premier Consul, penché sur une carte d'Italie, ait annoncé, en 
montrant Marengo, qu'il y vaincrait les Autrichiens ; le grand 
état-major prussien ne savait pas, en 1870, qu'il livrerait bataille à 
Sedan, au Mans, à Villersexel. Pascal, en janvier 1656, ignorait que, 
six semaines plus tard, il engagerait la lutte contre les jésuites. 




182 



BEVUE DES COURS ET CONFÉKKNCES 



Une fois lancé, Pascal dut méditer profondément, se demander 
s'il serait original ou s'il suivrait des modèles, et, si oui, quels 
modèles il se proposerait ; puis il dut envisager la nécessité de 
s'adjoindre des collaborateurs, et de bien limiter à l'avance le 
rôle de chacun d'eux. 

Dès la première Provinciale, Pascal avait adopté la forme 
épistolaire, avec dialogues et petits récils d'allure dramatique 
tragiques, tragi-comiques ou comiques, à l'imitation des dialo- 
gues de Platon. Il se crut sans doute obligé de conserver la même 
forme dans les lettres suivantes. Il jeta donc un coup d'œil rapide 
sur ses devanciers immédiats, et sur ceux de ses contem- 
porains qui pouvaient lui servir de guides. Il vit ou revit les 
discours et les pamphlets déjà dirigés contre les jésuites: ceux 
d'Etienne Pasquier en 1564, d'Arnauld en 1594, les opuscules 
publiés en 1611, puis en 1643-1649, lors des querelles des jésuites 
et du Parlement ; il lut ou relut les pamphlets politiques, la 
Satire Ménippée, les Mazarinades, enfin les factums politico- 
religieux mis au jour pour ou contre le cardinal de Retz. 

La question des collaborateurs était autrement délicate. Et 
d'abord, il fallait, de toute nécessité, des collaborateurs. L'auteur 
des trois premières lettres avait pu s'en passer : Tunique précau- 
tion qu'il dut prendre fut de les faire relire par quelque théolo- 
gien très habile, de façon à ne pas lâcher une de ces grosses 
hérésies qui l'eût fait condamner comme Àrrauld. Mais vous vous 
rappelez que la quatrième lettre a exigé l'intervention d'un ou 
de plusieurs théologiens. C'est un récit de haute fantaisie. Le bon 
Père qui va chercher des livres et rapporte un Bauny, « et de la 
cinquième édition encore », et un P. Annat, à la page 34 duquel 
« il y a une oreille », n'a jamais existé. Donc ou c'est Pascal, ou 
c'est un collaborateur, qui est allé dans une bibliothèque bien 
fournie, et qui y a consulté la Bible, Aristole, saint Augustin, etc. 
C'est bien autre chose encore, quand on prétend attaquer les 
jésuites sur la morale : à ce moment, Pascal connaissait sans 
doute en gros les théories de ce fou de Garasse, réfuté si vigoureu- 
sement par Saint-Cyran, et aussi la Somme des péchés de Bauny, 
condamnée par l'autorité ecclésiastique. Mais Escobar, Sanchez, 
Vasquez, Valentia, il les ignorait profondément. La plupart d'en- 
tre eux écrivaient en latin, et en un latin qui n'était point celui 
de Cicéron. Or Pascal avait reçu une éducation beaucoup plus 
scientifique que littéraire. Peu ou pas de grec ; sans doute, il 
avait appris le latin, mais était-il en état de lire couramment 
Y Augustinus de l'évêque d'Ypres, et, à plus forte raison, le latin 
des jésuites espagnols, plein de locutions espagnoles, quelquefois 




PASCAL EN 1656 



183 



même macaroniques? Enfia ces ouvrages formaient une collec- 
tion très imposante, et, pour en venir à bout, il aurait fallu des 
mois, alors qu'on n'avait devant soi que quelques jours. Des col- 
laborateurs étaient donc nécessaires; et, ce principe posé, les 
rôles furent vite distribués pour la composition et la rédaction 
des Petites Lettres, 

Quelques amis furent chargés de faire des recherches, d'appor- 
ter des extraits judicieusement triés : travail qui eût été effrayant, 
s'il n'avait déjà été fait et refait plusieurs fois. D'autres vérifiaient 
avec un soin minulieux les citations : il fallait n'être pas pris en 
flagrant délit d'infidélité. Pascal, à son tour, les contrôlait, en 
les rapprochant du contexte, pour éviter toute erreur. Il utilisait 
alors les documents, les matériaux, fournis par ses secrétaires; 
mais sa rédaction, avant de devenir définitive, était soumise à la 
revision d'amis qu'il priait de se montrer très sévères. Ces pré- 
cautions étaient essentielles : il fut vite évident que l'auteur en- 
gageait non seulement sa responsabilité personnelle, mais encore 
celle de ses amis, de Port-Royal, de l'Augustinisme tout entier. 
Après cette revision, il reprenait son manuscrit, et l'artiste, le 
pamphlétaire malicieux, pouvait alors se donner libre carrière. 

Voilà comment était réglé à l'avance le travail de composition. 
N'avais-je pas raison de vous annoncer que celte étude de Pascal 
pamphlétaire serait un chapitre de l'histoire du journalisme? Ce 
qui se passait, en 1656, à Port Royal, c'est ce qu'on voit aujour- 
d'hui dans les bureaux de nos revues ou de nos journaux quoti- 
tidiens : on s'entretient de ce qui fera le sujet du prochain arti- 
cle ; il y a échange de vues entre spécialistes très compétents; 
celui-ci fait une anecdote, celui-là appoite un texte, cet autre un 
trait d'esprit, et celle collaboration donne naissance à un article 
où tous ces éléments sont plus ou moins harmonieusement fon- 
dus, selon le talent du rédacteur. Il en fut de même pour Pascal, 
ancêtre de nos journalistes. Dans ces condition?, il a pu suffire, 
malgré sa santé toujours délabrée, à un travail vraiment écra- 
sant. 

La preuve de tous ces faits, c'est que, le 20 mars 1656, 23 jours 
après la quatrième lettre, était lancée la cinquième Provinciale : 
elle 'n'aurait jamais pu être conçue, rédigée, imprimée, en si peu 
de temps, si Pascal avait été seul. 



A. B. 




Histoire générale des temps modernes. 



Maintenant que nous avons examiné les deux principales faces 
de la Réforme au xvi e siècle, il nous reste à voir : 1° comment s'est 
développée la Réforme anglicane, issue d'une sorte de compro- 
mis; 2° comment le calvinisme s'est établi en Ecosse; 3° quels 
sont les caractères généraux de ces divers mouvements. 

I. — Pour l'Angleterre, l'établissement de la Réforme se confond 
avec l'histoire intérieure ; dans ce pays, la vie politique est 
presque nulle, et la transformation sociale est subordonnée à 
la Réforme ; donc, en faisant l'histoire de l'une, nous faisons l'his- 
toire de l'autre. (Cf : Histoire générale ; article de C. V. Langlois.) 

Les documents sont de trois provenances ; d'abord les chroni- 
ques contemporaines: Hairspanegyrie; State papers; Edouard VI 
(Turnbull). Pour les actes des assemblées, nous n'avons que des 
pièces insuffisantes : Journal du Parlement, procès-verbaux ; 
History of Parliament, tome 1 ; actes du clergé, pièces éparses 
publiées plus tard ; mémoires, vies : Burnet, History of the Re- 
formation ; Fox, etc. 

Les travaux sont très nombreux, mais ils n'ont pas été faits 
avec assez de critique : citons Froude, History oj England, très 
romantique ; Green, Histoire d'Angleterre, exécutée dans la 
même conception poétique ; les plus solides ouvrages ont été 
faits d'après les State papers : Brever, et Gardiner : Règne 
d'Henri VIII, jusqu'en 1529,2 vol., 84; Dixon : History of ihe 
Church of England, etc., 4 volumes ; Brosch : Geschichte von 
England (Gotha, 1890) ; Stone, Histoire de Marie 7 re . 

Nous n'avons aucun détail sur la marche des événements qui 
ont abouti à l'établissement de l'Eglise anglicane ; nous ne 
sommes pas mieux renseignés sur les épisodes décisifs. 

Durant tout le xvi e siècle, la volonté du roi d'Angleterre décide 
de toute la politique et même de l'organisation ecclésiastique ; 
mais chaque souverain suit une voix différente. L'histoire de 
l'Angleterre, au xvi e siècle, se divise en périodes qui corres- 



Gours de M. CHARLES SEIGNOBOS, 



Professeur à V Université de Paris. 



La Réforme en Grande-Bretagne. 




r 



LA RÉFORME EN GRANDE-BRETAGNE 



185 



pondent chacune à un règne ; il y a eu quatre souverains, donc 
quatre systèmes différents. 

1° Le règne le plus long, et celui dont l'action a été la plus déci- 
sive, est le règne de Henri VIII (1509-1547). 

En montant sur le trône, ce roi a trouvé l'organisation établie 
par son père : l'aristocratie est détruite ; le Parlement, qui se 
réunit rarement, n'a plus de pouvoirs ; le roi et ses conseillers 
sont seuls maîtres du^ gouvernement ; l'Angleterre est une mo- 
narchie absolue ; aucun roi n'avait été jusque-là tant obéi. 

Les ambassadeurs vénitiens nous ont laissé un portrait carac- 
téristique de Henri VIII, grand, fort, chasseur passionné, habile 
à tirer de Tare, remarquable cavalier ; il sait très bien jouer à la 
paume, est très admiré du peuple. Il parle en outre le latin, le 
français, l'espagnol, l'italien ; joue du luth, lit de bons livres, est 
très estimé par les gens instruits. Sous ses auspices, un petit 
groupe de réformistes se constitue à Oxford ; Colet est nommé 
prédicateur ; Erasme, appelé à Cambridge, y écrit VEneomium 
moriœ (1511) et revise le nouveau Testament. 

Henri VIII suivra une autre politique que son père ; celui-ci 
s'est montré économe, ami de la paix, n'a cherché à faire aucune 
conquête sur le continent. Son fils, vaniteux, n'aime que le luxe, 
les fêtes, veut avoir une action directe en Europe, se lance dans 
des guerres contre la France, dissipe ses trésors, et par consé- 
quent a toujours besoin d'argent. Il ne s'occupe même pas 
du gouvernement, prend pour homme de confiance sa créature, 
Wolsey , fils de bourgeois , qu'il fait chancelier , archevêque 
d'York, légat, auquel il laisse exercer le pouvoir laïque et ecclé- 
siastique, diriger toute la diplomatie. 

Wolsey, à l'exemple de son maître, s'entoure d'un luxe extra- 
ordinaire (escorte, palais), fonde des collèges. Selon un ambas- 
sadeur vénitien, il a d'abord dit « Sa majesté fera cela », puis peu 
à peu «Nous ferons cela », enfin «Je ferai cela». 

En dix-huit ans, le Parlement n'est réuni que quatre fois ; le 
seul événement est le supplice du duc de Buckingham, coupable 
seulement d'avoir consulté des astrologues. 

Pour soutenir les guerres, Wolsey essaie de tirer de l'argenl 
aux bourgeois et aux propriétaires; il finit par demander un Par- 
lement, recourt à la « bénévolence » ; mais on commence à ré- 
sister. 

Au reste, Henri VIII ne connaît que des difficultés fiscales. 
L'Eglise d'Angleterre est plus dépendante du prince que dans 
aucun autre pays ; les prélats sont désignés par le roi. Cette 
Eglise est, en outre, exclusivement nationale; elle ne comprend 




REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



que des Anglais; le pape en est réduit aux Annates et aux Appels. 
L'Angleterre n'a, d'ailleurs, aucune originalité religieuse; elle ne 
connaît aucune confession de foi distincte; elle est en parfaite 
communion avec Rome; les hérésies anciennes (Wicleff et Lol- 
lards) ont été exterminées; des statuts sont encore en vigueur 
contre les hérétiques; il reste peut-être des Lollards, auxquels 
on intente quelques procès. 

Henri VIII, élevé par l'Eglise, a gardé des goûts de théologien ; 
il s'intéresse à la polémique, écrit contre Luther (1520, les œuvres 
du réformateur allemand sont interdites, ses partisans expulsés) 
et reçoit du pape le titre de « defensor fidei » ; il n'y a donc aucune 
raison pour que l'Angleterre se sépare de l'Eglise catholique. 

Le conflit, qui a fini par amener la rupture, a été purement 
personnel entre le pape et le roi (Cf. Friedmann, Anne Boleyn. 
84). Henri a épousé la veuve de son frère aîné, Catherine d'Ara- 
gon, tante de Charles-Quint; mais il se dégoûte, à la longue, de 
sa femme, se brouille avec l'empereur, s'éprend d'une dame de 
la cour, d'origine irlandaise (nous avons ses lettres d'amour, qui 
contiennent des allusions grossières). Henri, habitué à être obéi, 
mais ayant le goût de la légalité, veut divorcer, et tient à ce que 
ses volontés soient reconnues légales; il est vrai qu'il change la 
légalité, quand elle n'est plus d'accord avec sa volonté. Nous 
trouverons ce caractère dans toutes les mesures qui vont 
amener la destruction du régime ancien ; cette crise sera une 
succession de procès. 

Le conflit s'ouvre par une demande de divorce; Henri s'adresse 
encore à une juridiction étrangère : la cour du pape ; il veut 
faire annuler son mariage comme contraire au droit canon. 

Le pape est dans une situation fausse; il est pris entre Charles- 
Quint et Henri VIII, qu'il voudrait ménager; le cardinal Wolsey, 
chargé des négociations, ne sait que faire, ayant des devoirs 
envers son maître et la cour de Rome; il recourt à la diplo- 
matie (1527). Henri VIII se sépare de sa femme; Wolsey de- 
mande à être chargé du procès, mais ne reçoit de Rome que 
des pouvoirs insuffisants; il peut enquêter, mais le pape se 
réserve de confirmer le jugement. Wolsey demande alors une 
bulle secrète et un légat (Campeggia) pour diriger le procès; il 
est fait droit à sa demande, mais le légat a des instructions pour 
faire traîner la question; on essaie de décider la reine à céder, 
on se heurte à son obstination. Enfin le pape, sous l'influence de 
Charles-Quint, décide que le procès sera jugé à Rome. La pre- 
mière phase de la crise est terminée. 

Henri Vllï, irrité contre Wolsey,le disgracie, le destitue (1529), 



LA RÉFORME EN GRANDE-BRETAGNE 



18T 



le fait arrêter (Wo!sey meurt en 1530), change le personnel de 
gouvernement, partage les fonctions. Le nouveau chancelier 
More et le conseiller Cranmer persuadent à Henri de recourir à 
un système différent, et d'agir malgré lë pape ; on fera juger son 
cas en Angleterre, où il est seul maître ; on demandera avis aux 
Universités anglaises; on fera agir le Parlement. Réunis tous les 
ans, élus sous la pression royale, les députés sont des gentils- 
hommes hostiles au clergé; ils formulent des plaintes sur ses 
procédés en matière de testament, sur la pluralité et la non- 
résidence. Un conflit éclate entre la Chambre des Communes 
et l'assemblée du clergé. Le roi prend l'offensive pour forcer 
les dignitaires de l'Eglise à le soutenir contre le pape. On 
use d'un nouveau procédé judiciaire : on accuse Wolsey 
d'avoir violé la loi de 1353, qui défend toute juridiction étran- 
gère, en ayant exercé les fonctions de légat ; le clergé est 
enveloppé dans la même accusation, puisqu'il lui a obéi 
(1530.) Le clergé, effrayé, offre de racheter sa faute par un 
impôt énorme ; mais Henri exige en plus qu'il vote les articles 
qui reconnaissent le roi comme prolecteur et chef suprême de 
l'Eglise. 

La Chambre des communes réclame contre les « Ordinaires » 
et la justice d'Eglise. Henri en profite pour délier les prélats de 
leur serment envers le pape, e', partant, pour les inviter à ne 
reconnaître que l'autorité du roi. « Aucune ordonnance ecclé- 
siastique ne pouvait avoir de vigueur sans le consentement du 
roi. » Le clergé se soumet, propose même la suppression de& 
Annates (1532), More se retire (1533). 

Henri épouse secrètement Anne Boleyn,puis Cranmer, nommé 
archevêque, prononce le divorce tant désiré. Le Parlement annule 
le mariage d'Henri et de Caiherine d'Aragon, déclare Mary illégi- 
time; le pape répond en annulant le mariage d'Henri et d'Anne 
Boleyn. 

Nous arrivons à la troisième phase du conflit. Henri est 
amené à rompre définitivement (1534); il fait voter par le 
Parlement une série de lois : abolition des Annates et des 
dispenses; la juridiction de l'évêque de Rome est déclarée 
usurpée et transférée au Parlement; les prélals ne prêtent 
serment qu'au roi ; l'Acte de suprématie proclame le roi chef 
suprême de l'Eglise ; l'Acte de succession proclame la légiti- 
mité du nouveau mariage de Henri. Maintenant, l'Eglise d'An- 
gleterre a rompu avec le pape ; le roi a obtenu tout ce qu'il 
voulait. 

La crise n'est pas terminée : Henri va avoir à lutter contre ses 




188 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sujets, à la fois contre ceux qui ne veulent pas la rupture et ceux 
qui veulent aller plus loin, et modifier également l'Eglise et le 
dogme. Contre les hérétiques, on renouvelle les actes, les procès 
en cour: un humaniste est brûlé pour n'avoir pas voulu recon- 
naître l'article de foi de la « transsubstantiation » comme néces- 
saire au salut. Contre les catholiques qui n'admettent pas Tordre 
de succession, on recourt aux mêmes procédés ; quelques moines 
sont pendus; Fisher et More sont bientôt conduits au supplice. 

Henri a d'abord voulu maintenir l'ancienne Eglise en chan- 
geant seulement le chef; mais il prend un conseiller plus hardi, 
Cromwell, qui le décide à se débarrasser des couvents, où se 
trouve l'opposition la plus vive. (Cf. Gasquet, Henri VIII, etc., 2 
vol. 88-89.) On les fait visiter par des hommes sûrs, qui rédigent 
un vaste rapport (Blackbrook), parlent de dérèglements, sans 
donner d'ailleurs beaucoup de preuves. Présenté au Parlement, 
un Acte abolit les petits couvents d'un revenu inférieur à 
200 livres (1536). 

Cependant, pour montrer qu'il n'y a pas de changement de 
religion, on rédige la première Confession de foi, dans laquelle 
est énuméré, en dix articles, tout ce qui est nécessaire au culte. 
Cette confession ne modifie pas grand'chose: elle ne reconnaît 
plus que trois sacrements et permet de publier une traduction 
anglaise de la Bible. En outre, les Réformateurs anglais corres- 
pondent avec Mélanchton et négocient avec les luthériens. 

La suppression des couvents a irrité beaucoup de sujets 
d'Henri VIII. Les catholiques du Yorkshire se soulèvent (pèleri- 
nage de Grâce, 1536), demandent qu'on rétablisse les couvents, 
qu'on reconnaisse de nouveau l'autorité du pape. Vaincus, les 
insurgés sont d'abord amnistiés, puis exécutés (1537). Partout 
on se débarrasse même des grands couvents, on envoie des 
commissaires pour effrayer les populations. Cromwell profile de 
l'agilation pour déconsidérer les reliques; on apporte à Londres 
un Christ, qui, dit-on, lemue les yeux et la tête ; une liole de 
sang, etc. Le roi s'approprie tous les domaines ecclésiastiques, 
les donne ou les vend à des courtisans; les nobles enrichis sont 
donc intéressés à la Réforme. 

Henri n'en veut pas fnoins rester catholique. Une deuxième 
Confession établit, plus nettement, en six articles, des peines 
contre quiconque niera la « transsubstantiation » (1539). Les 
hérétiques sont poursuivis, quelques évêques disgraciés; Crom- 
well est décapité en 1540, pour avoir conseillé au roi un mariage 
avec Anne de Clèves. Henri VIII se rapproche de Charles-Quint, 
rétablit les cérémonies; la censure surveille les traductions de 



LA RÉFORME EN GRANDE-BRETAGNE 



189 



la Bible. Quoi qu'il en soit, Henri, précisément à cause de sa 
rupture avec le pape, est forcé de protéger les doctrines réfor- 
mées d'Europe; il est aidé par Catherine Parr et les Seymours ; 
on ordonne de dire les prières en anglais (1544). 

2° Henri VIII a créé une Eglise catholique en dehors du pape 
et sans couvents; son successeur va établir un régime tout diffé- 
rent. Edouard VI est un enfant (il n'a que dix ans), maladif, 
phtisique. Son oncle se met à la tête du gouvernement, favorise 
les réformés. Les provinces de l'Ouest s'irritent (le méconten- 
tement est à la fois religieux et social) ; les grands propriétaires 
ont commencé à s'emparer de toutes les terres (inclosures), 
ils remplacent la culture par l'élevage des moutons. Des pam- 
phlets reprochent aux nobles de vouloir réduire les paysans en 
esclavage et de chasser les pauvres. Aux mécontents se joignent 
les artisans sans ouvrage. 

Le gouvernement fait rédiger un Prayer Book rendu obliga- 
toire (1549). Alors les comtés se soulèvent, demandent la vieille 
religion du roi Henri, jusqu'à ce que son fils soit majeur; on 
commence même à détruire les inclosures. 

Le régent Somerset enrôle des soldats, la plupart catholiques, 
venus d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, et écrase les insurgés. 

Calvin trouve tout cela insuffisant. Cependant Edouard est 
regardé par les réformés comme un enfant précoce; nouveau 
« Josias», il écoute les théologiens, lit les Ecritures, ne veut pas 
laisser sa sœur Mary aller à la messe, fait éditer un deuxième 
Prayer Book et 42 articles de foi. La liturgie et la doctrine 
deviennent calvinistes; l'Angleterre paraît devoir adopter la 
Confession de Genève. 

3° Un changement de souverain modifie tout. Edouard meurt; 
il a essayé d'éloigner sa sœur catholique et de léguer le trône à 
sa cousine Jane Grey. Mais la prétendante n'a pour elle que le 
peuple de Londres: personne ne la défend, pas même ses 
soldats; Mary est proclamée reine. 

La nouvelle souveraine est la fille de Catherine d'Aragon, 
élevée à l'espagnole ; elle épouse Philippe II, veut rétablir 
l'Eglise calholique. Pour arriver à ce but : 1° on abolit les actes 
d'Edouard, on revient à l'Eglise de Henri, on remet en vigueur 
le culte en latin, on défend le culte réformé, on expulse les pas- 
teurs mariés; 2° Mary reçoit en triomphe un légat du pape, le car- 
dinal Pôle ; elle abolit la suprématie, on revient à l'obéissance 
ecclésiastique; 3° on organise des persécutions : 31 hérétiques 
sont brûlés dans le diocèse de Londres, 4fc dans les autres dio- 
cèses; Cranmer est déposé et conduit au bûcher (1555) ; on dé- 




190 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



terre même les morts (Bucer). Ce zèle n'obtient cependant aucun 
succès auprès du pape, qui est brouillé avec Philippe II. Mary ne 
vit pas, d ailleurs, en bons termes avec le roi d'Espagne; elle doit 
soutenir uae guerre contre la France; elle ne peut obtenir la 
restitution des biens des couvents. 

4° La situation va encore changer. Mary se croit enceinte ; si 
son successeur est catholique, l'Angleterre va le devenir égale- 
ment ; mais Mary s'est trompée, elle est atteinte d'hydropisie : 
elle meurt en 1558 ; son héritière est Elisabeth, fille d'Anne Boleyn, 
et que les catholiques considèrent comme illégitime. 

La nouvelle reine est personnellement indifférente ; elle est 
hostile au calvinisme et espère épouser Philippe 11. Elle est 
couronnée par un évêque catholique, mais est obligée bientôt de 
lutter contre les catholiques eux-mêmes ; elle veut établir l'u- 
nité en satisfaisant le plus de gens possible, impose un compro- 
mis, reprend le Book d'Edouard, rend obligatoire la Confession 
revisée et réduite à 39 articles, mais respecte les cérémonies, 
fait voter un nouvel Acte de suprématie par le Parlement, garde 
la juridiction royale sur tous les ecclésiastiques, exige le serment 
nécessaire pour ceux qui veulent obtenir une fonction ; elle con- 
serve les évéques et les domaines d'Eglise, mais ne rétablit pas 
les couvents. 

Ainsi est constitué la « Church of England ». C'est un compro- 
mis entre deux régimes contradictoires. De l'Eglise catholique, on 
conserve l'organisation du clergé séculier et quelques cérémo- 
nies ; la liturgie et les doctrines sont calvinistes. L'Angleterre 
constitue une Eglise séparée, en lutte avec le pape. 

II. — En Ecosse, la Réforme est issue d'un mouvement local 
d'origine calviniste et d'un mouvement extérieur venu d'Angle- 
terre. Des Ecossais, disciples de Français, prennent l'initiative, 
aidés par le gouvernement anglais. 

Pour comprendre ce mouvement, il faut connaître les condi- 
tions où se trouvent l'Ecosse : les nobles et les prélats sont con- 
tinuel ement en conûit ; les rois ont été toujours les alliés de la 
France. Depuis la mort de Jacques V, le gouvernement est entre 
les mains de sa veuve, une Guise, soutenue par la France et les 
catholiques. On prend l'offensive contre les réformés ; le prin- 
cipal conseiller, le cardinal Beaton, parcourt les campagnes 
avec des cavaliers, pour arrêter les hérétiques. 

III. — Enfin, pour terminer, examinons les caractères géné- 
raux des nouvelles Eglises au xvi e siècle. 

1° Toutes ces Eglises ont un droit commun; elles sont nées 
d'une rupture avec l'autorité ancienne du pape ; la séparation 




LA RÉFORME EN GRANDE BRETAGNE 



191 



s'est opérée sous des formes différentes, suivant les circons- 
tances et les pays. 

La forme luthérienne a été adoptée dans les régions alle- 
mandes, d'où elle est sortie, par les Scandinaves; elle s'étend, 
en Allemagne, sur presque tous les territoires des princes laïques, 
et les villes d'Empire, hors d'Allemagne, sur les villes germa- 
niques de la Baltique, la Pologne, la Transylvanie, là Suède et le 
Danemarck. 

La forme calviniste, d'origine française, embrasse des pays 
français, la Suisse romande, la Flandre wallonne, l'Ecosse, les 
noble polonais et madgyards. 

L'Eglise ang'icane, compromis conservateur, reste propre à 
l'Angleterre. 

Ces diverses Confessions diffèrent très peu par la doctrine 
(interprétation de la Cène), pas beaucoup par la liturgie, surtout 
par l'organisation territoriale (presbytérienne épiscopale royale ; 
le calvinisme est une fédération d'oligarchies autonomes). 

2° Ces caractères communs expliquent le nom commun : pro- 
testants. La rupture s'est faite sur une différence de conception 
de la religion : l'importance relative de la foi et des œuvres. La 
doctrine des Eglises réformées est la justification par la foi, qui, 
dans le langage pratique, n'est autre que la question du salut, 
raison d'être de toute religion : la foi est- elle un acte indivi- 
duel? 

L'importance pratique donnée à la foi amène une différence 
profonde dans toute la conception ; la Révolution a donc été 
radicale: abolition de toutes les pratiques et formes tradition- 
nelles du culte ; le latin n'est plus la langue religieuse ; on ne 
laisse subsister que quelques actes de doctrine en langue vul- 
gaire. Partout, on supprime le clergé régulier, on abolit le céli- 
bat ; la hiérarchie, conservée chez les Anglicans, est amoindrie 
chez les luthériens, elle disparaît chez les calvinistes. 

3° Cette révolution entraîne une transformation dans la vie 
politique et dans les relations de l'autorité ecclésiastique avec les 
fidèles, ce qui n'était pas dans l'intention des réformateurs, 
théologiens avant tout. Les tentatives radicales ont été anéanties. 
Il s'ensuit que les Eglises conservatrices gardent tout l'ancien 
dogme. L'idée d'une Eglise catholique, universelle, n'est pas 
abandonnée; aucune Eglise particulière ne s'en croit séparée; 
toutes prétendent être unies dans la communion de tous les 
chrétiens. Aucune Confession ne reconnaît le droit à l'individu de 
choisir librement son culte et de le pratiquer à sa volonté ; aucune 




192 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



ne nie les droits de l'autorité laïque à régler les affaires spiri- 
tuelles; toutes conservent la justice ecclésiastique sur les fidèles; 
toutes proclament la religion obligatoire. Luther, les Anglicans, 
et même Calvin et Bèze l'admettent. La tolérance n'est réclamée 
que par des individus isolés. Le prince doit employer son pouvoir 
pour imposer la vraie religion. 

En fait, l'obéissance des calvinistes reste limitée : les devoirs 
envers Dieu sont supérieurs aux devoirs envers le prince. Le 
calvinisme a donc produit des révolutionnaires et a empiété sur 
le domaine politique. 



C. D. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. 



SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année (* Série) N° 22 



6 Avril 19» 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 

Professeur à V Université de Paris. 



Le mois de mai est le plus beau mois de Tannée ; ce n'est pas le 
plus beau du poème de Roucher. Le poète débute par une peinture 
générale, qui n'est pas très bonne, comme toutes ses peintures 
générales, du reste* La Harpe reconnaît avec raison que Rou- 
cher excelle dans la poésie descriptive. Encore faut-il distinguer; 
il est bon poète descriptif, quand il a un objet particulier à décrire, 
par exemple, une inondation ou la beauté spéciale des paysages 
alpestres ; mais il est moins heureux dans les descriptions 
générales, auxquelles s'entendait très bien Saint-Lambert, et 
encore mieux Virgile, et qui consistent à saisir la physionomie 
d'une époque de Tannée, à donner Tanalyse poétique d'une im- 
pression subie, à dégager l'idée générale d'un paysage, si, comme 
Ta dit Amiel, un paysage est un état d'esprit. 

Le poète passe à une petite dissertation sur les abeilles ; à ce 
propos, — et vous vous y attendiez," — il adresse une apostrophe 
à Virgile, chantre et peintre des abeilles. Puis, c'est un souvenir 
d'une maladie et d'une convalescence au printemps. La Harpe ne 
manque pas de dire que Roucher aime à reprendre les sujets 
déjà traités avant lui, et qu'il est inférieur à son modèle. — Nous 



Directeur : N. FILOZ 



Roucher (suite). 




194 



HEVUE Dl£S COURS KT CONFÉRENCES 



sommes au mois de mai, et, par conséquent, il est tout naturel 
que le poète nous parle des amours des animaux ; mais son 
exemple est assez bizarrement choisi : il nous parle des amours 
des huîtres ! Saint-Lambert était le poète philosophe ; Roucher 
est le poète scientifique : il connaît son histoire naturelle beau- 
coup mieux que Saint-Lambert. C'est, sans doute, une excel- 
lente chose de savoir ce dont on parle ; mais le malheur est 
qu'on est porté à faire un peu étalage de sa science, à aller 
chercher des détails trop techniques. Roucher a tenu à renouve- 
ler son sujet; il n'a pas été bien inspiré: il est certain que les 
mollusques considérés comme amoureux ne seront jamais très 
intéressants. La fin du chant est consacrée aux amours des 
hommes. 

L'apostrophe à Virgile ne manque pas de valeur ; il y a du 
mouvement, de la justesse dans l'appréciation, et même une cer- 
taine chaleur, un peu factice, il est vrai, mais qui peut pourtant 
faire illusion: 



Mânes de ce grand homme, instruit par les neuf Sœurs 

A célébrer des champs les utiles douceurs, 

Pardonnez à l'essor qu'a tenté ma faiblesse ; 

Ou plutôt donnez-moi la grâce et la mollesse, 

Qui prêtent à ses vers je ne sais quel attrait, 

Eh ! qui sait, mieux que lui, faire aimer ce qu'il chante ? 



Voilà un vers très agréable, digne de Voltaire, quand Voltaire 
est bon. 



Qu'ils sont vrais, ses tableaux ! que sa voix est touchante ! 

Soit qu'il dise l'amour, les combats des bergers, 

Et les soins des guérets, des troupeaux, des vergers ; 

Soit que, de son bonheur faisant sa seule étude, 

11 cherche des forêts l'obscure solitude... 

Gomme alors chaque vers, par un charme vainqueur, 

Pénètre doucement jusques au fond du cœur ! 

Que d'un simple jardin la riante culture 

Dit bien que le bonheur est près de la nature! 



Ce sont d'excellents vers du xvn e siècle, non pas faits de génie, 
mais d'industrie et d'application, corrects, soignés, élégants. 

Pour que vous puissiez faire la comparaison avec le passage 
de Saint-Lambert dont je vous entretenais le mois dernier, voici 
ce qu'écrit Roucher convalescent. Il y avait dans Saint-Lambert 
une impression de renaissance et de résurrection très heureuse- 
ment exprimée ; les vers de Roucher paraissent bien ternes et 
bien froids : 




ROI} CHER 



195 



Je l'ai goûté jadis, le bonheur d'échapper 

Aux horreurs de la Mort : sa faulx m'allait frapper ; 

C'était, il m'en souvient, aux jours de mon bel âge. 

Impatient de voir renaître le feuillage, 

Et six mois à regret d'Aiguevive exilé, 

J'y volais, par l'Amour et Zéphyr rappelé. 

La fièvre tout à coup dans mes veines s'allume ; 

De ses feux inégaux la fièvre me consume... 

Par les feux inégaux de la fièvre, entendez la fièvre intermit- 
tente! Que voulez-vous? Cela plaisait énormément aux gens de ce 
temps-là. Le plaisir de la lecture est très varié : on aime à faire 
«ffort pour deviner; la clarté a quelque chose de trop uni, elle ne 
fait pas assez travailler. La périphrase, au contraire, et l'allusion 
sont des devinettes qui irritent l'attention et par conséquent la 
soutiennent. 

Je m'écriai, poussant une voix presqu'éteinte : 
« 0 mort, suspends tes coups ! ô mort, éloigne-toi ! 
« Je suis encor si jeune : en est-ce fait de moi ? 
« Ne reverrai-je plus mon père, mon amante ?... 

C'est admirable, n'est-ce pas ? mais c'est du Tibuile, ramassé, 
il est vrai, et condensé. 

oc Si tu fermais du moins ma paupière mourante, 
« 0 toi, jeune beauté, pour qui j'aimais le jour!... 
c Ah ! mon dernier soupir est un soupir d'amour. » 

Ce vers est de Corneille, mais il me semble évident que Rou- 
«her, pas plus que Voltaire^ ne connaissait Tépitaphe d'Héloïse 
Ranquet, où il se trouve; et c'est ainsi que ce vers de Corneille 
n'en est pas moins un vers de Roucher. 

Au bout de trois jours, le poète revient à la vie : 

Combien je fus heureux ! Ciel ! avec quel transport, 
Du naufrage échappé, je rentrai dans le port ! 

Sentez-vous toute l'harmonie expressive de ce vers? Le mouve- 
ment en est aisé, facile et lent, comme» celui d'un vaisseau qui 
Tentre au port après la tempête. 

Quel charme de sentir ranimer tout son être ! 

Je crus qu'avec mes sens mon cœur venait de naître. 

Tout me parut nouveau : le soleil, à mes yeux, 

N'avait jamais brillé si pur, si radieux. 

Mon père, il me semblait plus sensible et plus tendre ; 

Mon ami, j'aimais plus à le voir, à l'entendre ; 

Et l'asile champêtre où m'accueillit l'amour, 

Pour moi, d'un long printemps ne fit qu'un heureux jour. 



Digitized by 



196 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Voilà une fin excellente, presque admirable. 

Il y a aussi, dans ce chant, un petit éloge très court du jardin 
négligé. Vous savez qu'il y eut, à cette époque, entre amateurs 
de jardins, une querelle presque aussi ardente que celle des Glu- 
ckistes et des Piccinistes. Il est bien entendu qu'en sa qualité de 
poète et de novateur Roucher tient pour les jardins anglais. 
Vous connaissez l'anecdote de Sophie Arnould, la célèbre comé- 
dienne, visitant un jardin anglais. On lui en faisait admirer les 
rochers et la cascade : « Hein! quelle jolie cascade ! » lui disait- 
on. » — « Cela ressemble à une cascade comme deux gouttes 
d'eau », répondit-elle. — Roucher n'a pas trouvé un si joli 
mot: 



Mais voici un passage d'une de ces notes copieuses dont Rou- 
cher a plus alourdi qu'enrichi son poème: « On nous accuse, nous 
Français, d'éviter un excès pour tomber dans un autre. Il faut 
donc prendre garde, en bannissant des jardins la symétrie, de ne 
pas y introduire le désordre. J'ai vu, non loin de Paris, un de ces 
jardins qu'on appelle à l'anglaise, où, pour me servir du mot 
d'une femme, on a mis la nature en mascarade. C'est un filet 
d'eau qu'on appelle rivière ; et la Seine coule aux pieds de ce 
jardin. C'est un petit pont, dont les parapets sont formés de bois 
de cerfs ; et le beau pont de Neuilly n'est qu'à deux ou trois lieues. 
Ce sont quelques tombereaux de terre entassés en guise de mon- 
tagne ; et l'on arrive de Paris à ce colifichet par une montagne 
véritable, dont l'intérieur présente de vastes excavations, assez 
semblables aux Catacombes de Rome. C'est enfin un maigre gazon 
parsemé de quelques arbustes; et, à cent toises de distance, 
s'élève une des plus belles forêts du royaume. Il faut avouer que, 
si ces prétendus embellissements ont englouti des sommes con- 
sidérables, il n'est pas possible d'entasser à grands frais plus de 
ridicules dans un étroit espace. » 

Le mois de Juin est le meilleur de tout l'ouvrage : c'est celui 
qui renferme le plus de morceaux brillants. En voici lesommaire : 
Juin est le mois du soleil, donc invocation au soleil ; c'est bien la 
seconde, et voilà peut-être un malheur. Quelques pages sur l'in- 
fortune de l'aveugle, excellemment traduites de Milton ; puis les 
fêtes de la rosière au village de la Falaise. Ensuite la fenaison, les 
feux de la Saint-Jean, et la beauté de Tété en France. Eloge de la 
France ou plutôt de ce que j'appellerai les Arcadies françaises ; 



Non, non ; de ce jardin sévèrement bannie, 

La régularité n'en fait point l'harmonie. 

Tout naît comme au hasard en ce fertile enclos, 




ROUGUER 



197 



regrets d'avoir quitté une de ces Arcadies, à savoir son beau 
pays de Montpellier. 
De l'invocation au soleil, je ne veux tirer que quelques vers: 

Qu'il est beau, ton destin! Présent à tous les lieux, 
Soleil ! tu remplis seul l'immensité des Gieux ; 
Be l'Aurore au Midi, du Couchant jusqu'à l'Ourse, 
Tu pousses tes exploits : rien ne borne ta course. 
Que dis-je ? Eh ! ton pouvoir est bien plus grand encor. 
Dieu des airs ! Tu régis l'harmonieux accord 
Be la céleste armée au sein du vide errante... 

Voilà un vers romantique, spacieux, qui remplit tout l'horizon. 
Dans sa Voie lactée ou dans ses Etoiles, Sully-Prudhomme n'a 
pas trouvé mieux* 

C'est toi qui l'y suspends : ta force pénétrante 
L'écarte, et tour à tour la ramenant vers toi, 
En contraint tous les corps à t'escorter en roi. 

Ces vers expliquent fort bien la loi de la gravitation et en font 
voir les effets d'une façon saisissante. Roucher sait mettre en 
beaux vers une vérité scientifique ; La Harpe ne s'en est pas 
aperçu. 

Voici maintenant l'éloge de la France, dont le plan est le même 
que dans Chénier : 

Eh ! qu'envierait la France aux climat» étrangers? 
Elle en a tous les biens et non pas les dangers. 
L'homme errant n'y craint point ces races écumantes 
Des dragons, croupissants au sein des eaux dormantes. 

Pas de tigres à redouter non plus ; mais d'innocents cerfs, des 
chèvres, des brebis. Les yeux sont charmés par les châteaux 
bâtis aux sommets des collines, les routes couronnées d'ombra- 
ges. La France enfin peut être fière de ses sculpteurs, de ses 
architectes, de ses poètes et de ses savants : 

Je te salue, ô Terre 

Féconde dans la paix, féconde pour la guerre ! 
Ah I puisses-tu goûter, en écoutant mes chants, 
Le plaisir que j'éprouve à célébrer tes champs ! 

Voici le plan du mois de Juillet. — La Suisse ; éloge du peuple 
suisse ; tableau matériel du pays. Avec sa prodigieuse versatilité, 
voilà Roucher qui nous parle du Nil, parce que c'est en juillet 
(est-ce bien sûr?) que le Nil commence à déborder. Puis, 
la pêche à la baleine. De là, comment Roucher passe-t-il à Jeanne 
Hachette, à Beauvais et à son mariage avec une certaine demoi- 



Digitized by 



198 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

selle Hachette, c'est ce que je vous dirai plus tard, quand jfr 
reviendrai sur ses imperfections les plus regrettables. 11 termina 
par une sorte de réminiscence du fameux passage de Virgile: 

0 qui me gelidis, etc.. 

Je ne vous lirai que le tableau de la Suisse, que La Harpe lui- 
même déclare excellent : 

Errant parmi ces rocs, imposante retraite, 
Au fond du Grindenval, je m'élève et je vois, 
Dieux ! quel pompeux spectacle étalé devant moi ! 
Sous mes yeux enchantés la Nature rassemble 
Tout ce qu'elle a d'horreurs et de beautés ensemble : 
Dans un lointain qui fuit, un monde entier s'étend.. 

Ce vers n'est ni meilleur ni pire que le fameux vers de 
Vigny, admiré par tout le xix e siècle : 

. • Quand, devant notre porte, 

Les grands pays muets longuement s'étendront. 

Et voici, maintenant, une avalanche digne de figurer dans 
toutes les anthologies : 

En vain, l'Astre du jour, embrasant FEcrevisse, 
D'un déluge de flamme assiège ces déserts, 
La masse inébranlable insulte au roi des airs. 
Mais, trop souvent, la neige, arrachée à leur cime, 
Roule en bloc bondissant, court d'abyme en abyme, 
Gronde comme un tonnerre, et, grossissant toujours 
A travers les rochers fracassés dans son cours, 
Tombe dans les vallons, s'y brise, et des campagnes 
Remonte en brume épaisse au sommet des montagnes. 

Ces vers ont une étonnante puissance de sonorité expressive. 
La fin du chant est un appel aux paisibles jouissances de la- 
campagne : 

0 ciel ! quand la fortune 
Voudra- t-elle adoucir sa rigueur importune ? 
Ah ! si je puis trouver un terme à ses refus, 
Vous me verrez alors sous vos dômes touffus, 
Verdoyantes forêts ! Et vous , claires fontaines, 
Qui coupez en fuyant leurs routes incertaines, 
Sur vos gazons mousseux j'irai me reposer ! 
Les Amours et leur Sœur m'y viendront courtiser. 
D'un long et doux Sommeil j'y goûterai l'ivresse... 

Cela fait songer à Racan, et aussi à ce paresseux de La Fon- 
taine : 



Digitized by 



ROUCHER 



199 



Je le verrai, ce pays où l'on dort. 

On y fait mieux : on n'y fait nulle chose . 

C'est un métier que je savoure encor. 



Dans le Chant VI, consacré au mois d'août, je ne vois guère 
que l'éloge de Newton, le mois d'août étant l'un de ceux où il est 
le plus facile d'observer les astres. Puis vient la Saint-Barthélemy. 
Ici, Roucher commence à avoir recours à un petit artifice : comme 
il est difficile de faire un chant sur chaque mois de l'année, 
Roucher consulte ralmanach.il n'a rien à dire sur le mois d'août ; 
mais les événements qui ont eu lieu en août lui serviront de sujet. 
Ce procédé est tout à fait mauvais; car, s'il est permis de faire des 
éphémérides, comme Ovide, comme Godeau, leur place n'est pas 
dans un poème descriptif et scientifique. Roucher se rappelle 
aussi que la Saint-Louis est dans le mois d'août : donc éloge du 
roi et de la famille de France. 11 revient, heureusement, à la des- 
cription réelle du mois d'août dans l'épisode des moissonneurs. Il 
termine par la description delà famine qui sévit à Rome sous 
Romulus Augustule, en 470, alors que les Hérules avaient incen- 
dié les vaisseaux qui portaient en Italie le blé d'Egypte. L'usage 
imposait à Roucher une famine et une peste : il s'est bien gardé 
d'y manquer. 

Le Chant VJI, ou Septembre, débute par une description des 
fleurs et des fruits d'automne, qui n'offre rien de remarquable. 
Puis les amours des cerfs ; car c'est bien en septembre que 
les cerfs sont en proie aux « fureurs amoureuses», comme dit 
Roucher. Le passage est très brillant : il y a quelque chose de 
belliqueux dans la sonorité des vers. La Harpe a beaucoup raillé 
un détail qui est, en vérité, assez maladroit. Roucher se peint 
comme ayant assisté à une bataille de cerfs ; or, il s'est trouvé 
dans une situation assez piteuse, se voyant poursuivi par un 
cerf aux cornes menaçantes. Il est bien certain qu'il aurait dû se 
contenter d'une description objective. Vient, ensuite, Téloge des 
agriculteurs opposés aux conquérants; puis celui de la science, 
et cette idée qu'il faut toujours savoir davantage, parce que là est 
le bonheur. Ce passage est très caractéristique des tendances 
profondes de Roucher : 



Ont élargi la sphère où gravitent les astres : 

Un plus nombreux cortège entoure Jupiter... 

Déjà de Cassini le tube observateur 

De la voûte des cieux a percé la hauteur... 

Du trône du soleil un rayon descendu 

Dans les angles du prisme à peine se repose ; 

Le prisme en sept couleurs soudain la décompose... 



De nouveaux Zoroastres 




REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



N'avez-vous pas quelquefois réfléchi à ce fait, que le siècle qui 
a vu le plus de découvertes scientifiques ne s'est pas le moins du 
monde soucié de les chanter? Si, au contraire, les gens du dix- 
bmtième siècle, dont on peut contester la méthode, mais non le 
talent, avaient vécu au siècle de l'électricité, du téléphone et 
du phonographe, ils auraient été les plus heureux du monde : il 
faut les plaindre d'être nés cent ans trop tôt! Un jour viendra, 
affirme Roucher, où l'homme arrachera à la nature ses secrets ; 
mais il ne verra point cette époque fortunée : 



Le flot de l'onde noire, 

Neuf fois autour de moi par la mort replié, 
Dans l'éternelle nuit me retiendra lié. 



Non, je ne serai point de la mort rappelé, 
Et, pour d'autres que moi, tout sera dévoilé. 



Non, pas tout; mais il y a, dans cet hymne, de l'ampleur et un 
enthousiasme qui approche du lyrisme. 



A. B. 




Les orateurs attiques 



Cours de M. ALFRED CROISET, 



Professeur à V Université de Paris. 



Thucydide ; sa conception de l'histoire. 



Après Antiphon, nous avons à étudier non pas un orateur, 
mais un historien : cet historien, c'est Thucydide. En effets il a 
exercé une influence profonde et durable, non pas seulement sur 
l'histoire, mais aussi sur l'éloquence. Les anciens ont remarqué 
que Thucydide avait été le premier des historiens à introduire 
dans son Histoire de véritables discours. Chez quelques histo- 
riens antérieurs à Thucydide, on pourrait sans doute trou- 
ver des discours, mais ce sont plutôt des discours familiers 
ou poétiques que des discours politiques. Thucydide, bien 
qu'historien, est aussi un peu orateur politique. Il a composé, 
pour être lus, des discours qui semblent avoir été, en quelque 
manière, analogues à ceux de Périclès, son contemporain. Lors- 
qu'il rappelle dans son Histoire un discours, en l'attribuant à 
un personnage connu, il prend bien soin de nous avertir qu'il ne 
reproduit pas le discours intégralement, mais qu'il s'est unique- 
ment attaché à en donner le sens général. Il en résulte, par suite, 
une manière toute personnelle de concevoir l'éloquence ; et cette 
conception originale de Thucydide exerça une grande influence 
sur les orateurs qui vinrent après lui. 

Cette influence apparaît assez clairement dans quelques légen- 
des. Voici la première de ces légendes : on rapporte que Xéno- 
phon, au moment où il entreprit de composer ses Helléniques, se 
proposa de continuer V Histoire du Péloponèse de Thucydide; c'est 
dire que cette histoire s'imposait déjà. D'ailleurs, on pourrait 
trouver trace, en maint endroit des Helléniques, de l'influence du 
modèle que Xénophon s'était proposé. Une autre légende est 
celle de Démosthène, vivant dans sa jeunesse, retiré dans une 
caverne pour y étudier l'éloquence, et ayant copié huit fois 
Y Histoire tout entière de Thucydide. Sans doute, dans cette 
légende, il faut faire une grande part à l'imagination populaire. 




202 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Toutefois, nous eu pouvons retenir que l'influence de Thucy- 
dide se retrouve, très profonde, dans l'œuvre de Démosthène. 
En effet, lorsqu'on examine les discours de Démosthène, au dou- 
ble point de vue du fond et de la forme, on y trouve l'action très 
nette de Thucydide. Et si Ton songe que Démosthène n'était pas 
encore né au moment où Thucydide mourut, on pourra se repré- 
senter la profondeur et l'efficacité de cette influence. 

En quoi consiste exactement cette influence ? En ce que Thucy- 
dide a présidé à la formation d'une science politique positive 
et complètement détachée du surnaturel. Grâce à lui, se 
forme, peu à peu un idéal de politique, dégagé des faits, et 
qui ne tire pas sa force des événements, mais qui sort de 
l'âme même d'Athènes, et agit ensuite sur la politique concrète 
des Athéniens. 

Voilà les deux points que je voudrais successivement mettre 
en lumière, en étudiant l'influence de Thucydide sur l'éloquence 
atlique. Voyons d'abord comment s'est formée cette science poli- 
tique positive, cette idée que les choses de l'humanité, les choses 
de la politique, où apparaît lant de contingence, sont soumises à 
certaines lois marquant, sous des différences accidentelles et par- 
tielles, la permanence effective de tout ce qui est. C'est là une 
idée absolument capitale. Ce serait, d'ailleurs, se tromper étran- 
gement que d'en croire Thucydide l'inventeur ; elle avait apparu 
longtemps avant lui. En effet, il y avait déjà 150 ans que les phi- 
losophes de l'école ionienne et les premiers Eiéates s'étaient dit, 
en contemplant les spectacles naturels, que, sous la diversité 
apparente des phénomènes, il devait y avoir une régularité 
latente, des lois auxquelles ces phénomènes obéissaient. 
Mais cette idée était restée dans le domaine de la philoso- 
phie, et n'avait pas encore été transportée dans le domaine 
de la politique, de la morale, en un mot dans le domaine de la 
vie humaine. Ce n'est pas dans les logographes antérieurs 
à Hérodote qu'il faudrait chercher une première application 
de la découverte des Eiéates. Ces logographes, en effet, si nous 
en croyons le témoignage de Strabon, et nous n'avons aucune 
raison de le rejeter, n'étaient que des poètes en prose, qui avaient 
débarrassé l'épopée de son vêtement poétique et l'avaient fait 
descendre du char des Muses ; dans leurs œuvres, nous ne trou- 
vons que des légendes non versifiées. C'est une prose qui n'est pas 
encore devenue le langage de la raison, qui est restée le langage 
de l'imagination, moins les ornements et les embellissements des 
premiers poètes. Hérodote lui-même ne semble pas avoir soup- 
çonné que la découverte des Eiéates pouvait trouver son appli- 




THUCYDIDE 



20a 



cation ailleurs que dans la physique ; et, pourtant, il était contem- 
porain de Thucydide, à peine plus âgé que lui. La différence qu'il 
y a entre eux est la suivante : Hérodote représente tout le passé, 
toute la tradition antérieure, tandis que Thucydide représente et 
annonce l'avenir. Donc cette idée, — qu'à des événements multi- 
ples, infinis, on peut chercher et trouver des causes toujours les 
mêmes, — paraît absolument étrangère à la pensée d'Hérodote. 
Toutefois, on peut, en les cherchant bien, trouver dans son Bis- 
tyire les germes de cette idée. En effet, nous rencontrons parfois 
da s son récit quelques indications concrètes sur les forces 
relatives des Etats qui sont en guerre, quelques éléments de 
psychologie individuelle et collective; mais tout cela n'est qu'en 
germe, dit au hasard et jeté parmi une foule d'autres faits qui 
n'ont bien souvent rien à voir avec ces considérations. 

L'immense originalité de Thucydide, c'est d'avoir eu le premier 
conscience que la méthode, qui avait suffi aux Eléates pour 
découvrir, au milieu des phénomènes innombrables une certaine 
unité, devait être appliquée aux événements. Dans la science 
humaine, comme dans les sciences de la nature, il veut qu'on cher- 
che les lois suivant lesquelles les mêmes effets suivent les mêmes 
causes. Cette loi est partout, dans la nature et dans l'homme. 
Dans la préface de son Histoire, il nous donne lui-même un 
résumé très succinct et très profond de sa philosophie politique 
et historique: « Peut-être mes récits, écrit-il, dénués du pres- 
tige des fables, perdront-ils de leur intérêt ; il me suffît qu'ils 
soient trouvés utiles par quiconque veut se faire une juste idée 
des temps passés et préjuger les incidents plus ou moins sembla- 
bles, dont le jeu des passions humaines doit amener le retour. 
J'ai voulu offrir à la postérité un monument durable, et non un 
morceau d'apparat à des auditeurs d'un instant. » Puis Thucydide 
indique assez clairement qu'il y a une loi essentielle, selon 
laquelle les mêmes événements se reproduisent à des intervalles 
plus ou moins éloignés. Nous voyons apparaître l'idée de la 
permanence de certaines liaisons naturelles et la possibilité 
pour l'histoire de servir de leçon pour l'avenir. En effet, dès 
qu'on a compris le lien nécessaire des causes et des effets, on 
peut prévoir le retour des faits analogues succédant à des causes 
semblables à celles qu'on a précédemment observées. Cela nous 
permet de comprendre le mot dont Thucydide se sert pour 
qualifier son histoire: il écrit son histoire, dit-il, non pas pour en 
faire un morceau d'apparat, mais pour en faire un gain solide, 
une acquisition pour toujours, quelque chose qui puisse servir 
à toutes les générations futures. 




204 



HE VUE DES GOUHS ET CONFÉRENCES 



C'est ainsi qu'au commencement de la description de la peste 
d'Athènes se place d'abord un hors-d'œuvre, un morceau d'un 
caractère scientifique et même médical; mais Thucydide preud 
bien soin de se justifier aussitôt, en donnant les raisons qui l'ont 
amené à faire cette digression: « Je laisse à chacun, dit-il, le soin 
d'expliquer l'origine probable de ce fléau et de rechercher les 
causes capables d'opérer une telle perturbation ; je me bornerai 
à décrire les caractères et les symptômes de cette maladie, afin 
qu'on puisse 6e mettre sur ses gardes, si jamais elle reparaît. 
J'en parlerai en homme qui fut atteint lui-même et qui vit souf- 
frir d'autres personnes ». Donc, s'il décrit le mal, c'est uni- 
quement pour qu'à l'avenir on ne soit pas surpris s'il se présente 
de nouveau, et qu'on sache ce qu'il y a à faire. 

Thucydide veut qu'on étudie les événements passés comme des 
faits qui sont liés les uns aux autres par une association perma- 
nente, et qui sortent les uns des autres. Il a une conscience très 
uette de ce qu'il a voulu faire, et il a distingué très clairement 
dans sa préface sa nouvelle conception de celle de ses prédé- 
cesseurs : ceux-ci ont cherché ce qui plaît plutôt que ce qui est 
prouvé et reconnu utile ; Thucydide, au contraire, se fait de 
l'histoire une idée scientifique : il veut retrouver, dans l'étude 
des choses humaines, certaines lois permanentes. 

Que va devenir, alors, le rôle de la divinité? Dans l'anti- 
quité, on a souvent accusé Thucydide d'athéisme; c'est là 
une accusation qui perd beaucoup de sa force, si l'on songe que 
les Grecs l'ont portée non seulement conire les sophistes athées, 
mais à peu près contre tous les philosophes qui, comme Anaxa- 
gore, ont essayé d'expliquer la nature par l'existence de certai- 
nes lois permanentes. Chez Thucydide, on rencontre, à tout 
moment, des expressions comme «divinité », « fortune» ; par 
conséquent, Thucydide, avec sa notion des lois, n'exclut pas 
cette idée de quelque chose de divin, qu'on ne peut faire rentrer 
dans les prévisions de la science humaine. Comment cela 
se conciiie-t-il avec sa conception première, toute scientifique 
et positive? C'est une conception analogue à celle du pieux 
Socrate : elle se trouve exposée tout au long au début des 
Mémorables de Xénophon: « De quel témoignage, dit-il, les 
adversaires de Socrate se sont-ils servi pour l'accuser de ne pas 
croire aux dieux de la cité ? On le vit souvent faire des sacrifices 
soit à son foyer, soit sur les autels de la ville, et il n'était pas 
douteux qu'il se servît de la divination. On avait, en effet, 
répandu le bruit que Socrate prétendait recevoir des indications 
d'un démon. C'est là, sans doute, ce qui a conduit ses adver- 




THUCYDIDE 



205 



saires à l'accuser d'introduire dans la cité de nouveaux dieux. Et 
pourtant, il n'y a pas plus introduit de divinités nouvelles que 
ceux qui, ayant foi en la divination, obéissent aux présages 
fournis par les oiseaux, aux voix divines ou à toute autre espèce 
de présages. En effet, ceux-ci ne pensent pas que ce sont les 
oiseaux qui savent ce qui leur est avantageux, mais bien que 
ce sont les dieux qui le leur indiquent par l'intermédiaire de 
ces oiseaux. C'est aussi ce que croyait Socrate, disant librement 
que c'était la divinité qui lui fournissait ces signes. » Seulement 
Socrate n'interroge pas les dieux aussi souvent que ses conci- 
toyens et il ne les consulte que sur les choses qu'il n'est pas 
possible à l'homme de connaître. Bien plus, ajoute Xénophon : 
« Socrate pensait qu'ils commettaient un sacrilège, ceux qui 
demandaient à la divinité s'il vaut mieux connaître qu'ignorer 
l'art de conduire un char avant d'y monter, ou qui faisaient 
toute autre demande analogue. » La conception que Thu- 
cydide se fait de la divinité est absolument identique à celle 
de Socrate. Comme lui, il pense que les dieux se sont réservé 
les plus hautes parties des sciences, les conclusions dernières. Un 
médecin, sans doute, sait ce qu'il doit faire en présence de telle 
ou telle maladie ; mais la guérison vient des dieux. Il y a dans 
presque toutes les choses humaines une part d'inconnu, que l'es- 
prit rigoureusement scientifique ne peut pénétrer: c'est l'inex- 
plicable, l'inconnaissable d'Herbert Spencer. Ainsi l'on trouve 
quelquefois dans la pensée grecque certaines divinations de la 
pensée moderne. Le vrai savant, d'après Thucydide, doit s'atta- 
cher uniquement aux liaisons nécessaires des événements. Pour 
tout ce qui dépend de circonstances fortuites, du hasard, c'est le 
domaine de l'inconnaissable, et le savant ne doit pas y pénétrej. 

Comment donc sera constituée cette science politique de 
Thucydide ? Il faudra, d'abord, éliminer de l'histoire tout ce qui 
sort de la création humaine, les faits qui se sont trouvés accom- 
plis par la crédulité populaire, les causes imaginaires qui ne 
résultent pas de la réalité des événements: en un mot, il faudra éli- 
miner tout ce qui ne sert qu'à obscurcir la réalité. Quelles sont ces 
choses inexistantes, que Thucydide a éliminées avec tant de sûreté 
et en même temps de sobriété? Ce qu'il supprime dans le passé 
avec une franchise presque brutale, c'est la légende, l'illusion 
créée par les poètes. Et, à ce sujet, il s'explique clairement dans sa 
préface : « Il est dangereux, dit-il, d'accueillir sans examen toute 
espèce de témoignages ; car les hommes se transmettent de 
main en main, sans jamais les vérifier, les traditions des anciens, 
même celles qui concernent leur patrie. » Pour mieux se faire 




206 



REVUE DES dOURS ET CONFÉRENCES 



entendre, il cite un exemple : «C'est ainsi que les Athéniens sont 
persuadés qu'Hipparque exerçait la tyrannie, lorsqu'il fut tué par 
Harmodios et Aristogiton ; ils ignorent que c'était Hippias qui 
avait succédé à Pisistrate, son père, comme plus âgé que ses 
frères Hipparque et Thessalos ; qu'au jour et à l'instant marqués 
pour l'exécution de leur complot,Harmodios et Aristogiton, s'ima- 
ginant qu'Hippias avait été averti par un de leurs affidés et se 
tenait sur ses gardes, renoncèrent à le frapper, mais voulurent 
au moins faire quelque coup d'éclat avant d'être saisis; et 
qu'ayant rencontré Hipparque à l'endroit appelé Léocorion, au 
moment où il organisait la procession des Panathénées, ils lui 
donnèrent la mort. » En manière de conclusion, il ajoute: « Tant 
la plupart des hommes se montrent insouciants dans la re- 
cherche de la vérité et disposés à recevoir les opinions toutes 
faites ! » 

Thucydide se demande d'où vient que la réalité est aussi étran- 
gement faussée, et sa solution est celle-ci : les poètes parent et 
embellissent la réalité pour la rendre plus grande et la mettre 
en conformité avec leur idéal; en cela, ils obéissent à un instinct, 
commun à tous les hommes, et qui les porte à agrandir la réalité, à 
la voir plus belle qu'elle n'est. Le premier devoir de l'historien sera 
donc de supprimer ces faits, qui ont été créés ou du moins agran- 
dis par l'imagination des poètes : telles sont les expéditions loin- 
taines rapportées dans les légendes, la guerre de Troie, l'expédi- 
tion des Argonautes. Ces faits étaient considérés comme absolu- 
ment authentiques parles Grecs contemporains de Thucydide. 
Il les considère comme appartenant à une histoire légendaire, 
que les poètes ont transformée pour en faire des mythes. Il serait 
parfois tenté de dire, comme Lucrèce : « Eadem sunt omnia 
semper », les hommes d'autrefois valaient ceux d'aujourd'hui, 
pas davantage ; et, pas plus que les hommes d'aujourd'hui, ils 
n'ont été capables d'accomplir les tours de force qui sont racontés 
dans Ylliade, et même ils en étaient moins capables. C'est ici 
qu'intervient, dans YHistoire de Thucydide, l'idée de progrès ; 
il l'expose lui-même avec une extrême sobriété : « Il en est de 
.a politique comme des arts ; ce sont toujours les nouveaux 
procédés qui prévalent. » Ainsi, selon Thucydide, quand on veut 
se représenter les origines de la Grèce, il faut chercher des ren- 
seignements non pas dans les poètes, qui embellissent les 
choses anciennes, mais dans les nations contemporaines de la 
Grèce qui ont été le moins touchées par la civilisation : en Etolie, 
par exemple, en Acharnanie, où l'on trouve non pas des cités, 
mais des tribus, où tous les hommes portent des armes lorsqu'ils 




THUCYDIDE 



207 



se promènent, alors que, dans les villes modernes, civilisées, les 
citoyens sortent sans être armés. 

Il y a là une vue tout à fait neuve et absolument conforme à ce 
que veut aujourd'hui la science: les historiens étudient avec plus 
ou moins de difficulté les races restées primitives, pour tâcher de 
voir naître les idées modernes. (Test là une méthode que la science 
la plus récente a acceptée sans la moindre hésitation. Nous trou- 
vons, pour la première fois, chez Thucydide cette idée que, pour 
comprendre la Grèce ancienne, il fallait visiter et étudier les 
parties de la Grèce contemporaine les plus primitives et les plus 
sauvages. 

Voilà donc les faits qui, selon Thucydide, doivent être éliminés 
dans le passé: faits légendaires, rapportés par la tradition, par 
les poètes. Dans le présent, quels sont ceux qu'il va supprimer ? 
Ce sont d'abord les faits, les explications, qui résultent d'une 
fausse conception, qui ont été altérés par l'imagination. Parmi 
ces faits viennent, en premier lieu, les oracles et, en général, tous 
les faits provenant des recueils de devins privés. Hérodote, avant 
lui, avait fait, à l'égard de ces oracles, une profession de foi très 
explicite. Dans les batailles qu'il raconte, on voit souvent appa- 
raître des dieux qui ont été vus par les combattants. Une année 
que les Athéniens étaient en guerre et ne pouvaient par suite célé- 
brer les fêtes d'Eleusis, ils entendirent tout à coup les chants d'une 
procession: c'étaient, nous dit Hérodote, les dieux qui, en pré- 
sence des ennemis, se chargeaient eux-mêmes d'accomplir les 
rites. C'est ainsi que, dans son Histoire, il mêle à maintes reprises 
le ciel et la terre, les dieux et les hommes. Il conseille même 
quelque part à celui qui est agité d'une forte passion d'y prendre 
garde et de lui obéir, car c'est peut-être un dieu qui lui parle et 
qui l'avertit. 

Dans Thucydide, au contraire, nous ne trouvons pas une seule 
apparition de dieux. Quant aux oracles, il est parfois obligé en 
quelque sorte de les rapporter. En effet, ils tenaient dans la vie 
des Grecs une très grande place ; leurs prédictions étaient sou- 
vent consultées, et elles n'ont pas laissé d'avoir quelquefois sur 
les faits une réelle action. Dans les rares circonstances où Thu- 
cydide est amené à en parler, c'est avec une réserve très nette 
qu'il le fait. Après avoir tracé le tableau des désordres causés 
par la peste d'Athènes, il rappelle, par exemple, un vieil oracle 
qui, au dire des Athéniens, avait prédit la peste ; voici comment 
il en parle : « Dans le malheur, selon l'usage, on se rappela une 
prédiction que les vieillards prétendaient avoir été chantée jadis: 
Viendra la guerre dorienne et la peste avec elle. 



Digitized by 



208 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



« A ce sujet, il s'éleva une contestation ; quelques-uns soutenaient 
que, dans ce vers, il y avait anciennement, non pas « la » peste, 
mais la « famine ». Cependant le premier de ces mots prévalut, 
comme déraison, à cause de la circonstance; les hommes mettaient 
leurs souvenirs en harmonie avec leurs maux. Mais que jamais il 
s'allume une nouvelle guerre dorienne, accompagnée dé famine, 
Ton ne manquera pas, je pense, de préférer l'autre leçon. Les Grecs 
qui en avaient connaissance, se rappelaient aussi l'oracle rendu 
auxLacédémoniens par le dieu de Delphes, lorsque, interrogé par 
eux sur l'opportunité de la guerre, il avait répondu que, s ils la 
faisaient à outrance, ils auraient la victoire et que lui-même les 
seconderait ». Et Thucydide conclut ainsi : « On cherchait à faire 
concorder l'oracle avec les événements ». Son opinion est donc 
que les oracles n'ont aucune valeur et n'annoncent les événe- 
ments que lorsqu'ils ont été accommodés en conséquence. Au 
septième livre de son Histoire, en parlant d'une éclipse de lune, 
il s'exprime d'une manière tout à fait caractéristique : « Les pré- 
paratifs terminés, comme on allait partir, la lune, alors en son 
plein, s'éclipsa. La plupart des Athéniens, intimidés par ce 
phénomène, demandèrent qu'on attendît. Nicias, qui attachait 
aux présages et à tous les faits de cette nature une importance 
exagérée, soutint que le départ devait être suspendu jusqu'à ce 
que, suivant la déclaration des devins, il se fût écoulé trois fois 
neuf jours. Cette contrariété occasionna une perte de temps e c 
retint les Athéniens sous les murs de Syracuse». Dans toute 
son Histoire, Thucydide parle de Nicias avec une grande sym- 
pathie; mais, ici, il lui adresse un reproche pour avoir craint une 
éclipse et il le blâme d'être trop attaché aux choses divines. C'est 
court, mais c'est clair : qu'avait de commun l'éclipsé avec le 
départ de l'armée athénienne ? Dans un autre passage, il rappelle 
une prophétie annonçant que la guerre du Pëloponèse devait 
durer 27 ans, et il ajoute simplement ceci: « De toutes les 
assertions qui reposaient sur des oracles, ce fut la seule que 
l'événement justifia. » 

A ce propos, il est impossible de ne pas trouver certaines 
ressemblances entre la manière dont Thucydide considère les 
oracles et les dispositions dans lesquelles Périclès, son ami, 
envisage les mêmes phénomènes. Voici, par exemple, une anec- 
dote rapportée par Plutarque dans sa Vie de Périclès : « On 
apporta à Périclès une tête de bélier qui n'avait qu'une corne. 
Le devin Lampon, ayant vu cette corne forte et solide qui s'éle- 
vait au milieu du front, déclara que la puissance des deux 
partis qui divisaient alors la ville, celui de Thucydide et celui 




THUCYDIDE 



209 



de Périclès, se réunirait tout entière sur la téte de celui chez 
qui ce prodige était arrivé. Mais ÀDaxagore, ayant ouvert la téte 
du bélier, fît voir que la cervelle ne remplissait pas toute la 
cavité du crâne ; que, détachée des parois de la téte et pointue 
comme un œuf, elle s'était portée vers l'endroit où la racine 
de la corne prenait naissance. Tous ceux qui étaient présents à 
cette démonstration en admirèrent la justesse ; mais, peu de 
temps après, l'exil de Thucydide ayant fait passer entre les 
mains de Périclès toutes les affaires de la République, on n'ad- 
mira pas moins la sagacité de Lampon. » Par cette anecdote, 
l'orateur nous paraît avoir eu sur les oracles la même opinion 
que Fhistorien : il consulte un devin pour condescendre aux 
goûts de ses concitoyens ; mais il préfère l'avis du savant, 
même si, par hasard, la prédiction du devin se trouve réalisée. 
On remarque chez lui, comme chez Thucydide, une tendance 
instinctive à chercher un fait naturel dans le fait qui est inter- 
prété comme un miracle par l'homme du peuple et le devin. Leur 
état d'esprit, leurs dispositions sont les mêmes en présence des 
faits merveilleux qui foisonnent dans l'histoire. Thucydide élimine 
tous ces faits, qui n'ont d'importance que par l'action qu'ils ont 
exercée sur les sentiments et sur la conduite de la foule. 



P. B 



65 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 

Professeur à V Université de Paris. 



L'innovation psychique; l'association des idées (suite). 

Dans la précédente leçon, j'ai comparé les deux sortes d'asso- 
ciations des idées, et j'ai essayé d'établir que ces deux associa- 
tions n'ont de commun que le nom. J'ai insisté principalement sur 
Passociation dite de contiguïté, dont j'ai fait la critique. Je vais 
continuer, aujourd'hui, la même critique comparative, mais en 
insistant surtout sur l'association de ressemblance. 

Supposons une conscience qui, momentanément, soit unique- 
méat mémoire ; une conscience dont le jeu normal des répétitions 
ne soit pas interrompu par des sensations, ou par des désirs et 
des volilions, qui surgiraient du fond d'elle-même. Cette supposi- 
tion n'a rien d'invraisemblable: il arrive très fréquemment qu'un 
lettré ramasse dans sa pensée des fragments de ses lectures et les 
relié un à un. Je suppose donc un lettré qui vient de se remé- 
morer des vers d'Homère, quatre vers par exemple. Le quatrième 
de ces vers est analogue à un vers de Virgile qui lui revient alors 
à la conscience : une nouvelle série commence. Soit A B C D les 
vers d'Homère, et puis le vers de Virgile c/, et à sa suite les vers 
du même e f g h i. Le dernier de ces vers de Virgile se trouve 
avoir quelque ressemblance avec une phrase de Cicéron qui, à 
son tour, remonte à la conscience du lettré. Représentons ce 
souvenir par quelques lettres : I J K. Celte phrase de Cicéron 
rappelle une phrase de Bossuet ; la phrase de Bossuet, un vers 
de Corneille, et ainsi de suite. C'est ainsi que se fait le passage 
d'un souvenir à un autre dans l'esprit d'un homme qui a beau- 
coup de souvenirs. 

Voyons, dans cet exemple, combien nous avons de souvenirs. 
Nous avons séparé en quatre fragments le premier souvenir, 
celui des vers d'Homère, parce qu'il comportait quatre vers. 
* Mais nous aurions pu diviser ce souvenir d'une façon plus analy- 
tique, car chaque vers est composé de plusieurs mots. Nous 
avons donc un souvenir, puis un deuxième, un troisième, un qua- 
trième, un cinquième. Chacun de ces souvenirs est une unité, car 




l'association des idées 



211 



chacun est la reproduction d'un moment du passé. Un jour, le 
lettré a lu, compris et gravé en lui quatre vers d'Homère ; un autre 
jour, il a lu, compris et gravé en lui des vers de Virgile, et ainsi de 
suite. Il y a cinq fragments de son passé qui viennent former 
autant de fragments de son présent. L'association-n'a pas lieu 
entre les quatre vers d'Homère, au moment où ils sont remémo- 
rés; car elle a eu lieu jadis, quand les vers d'Homère ont été con- 
nus pour la première fois. De môme, pour les quatre souvenirs 
suivants. Nous n'avons donc pas d'abord une suite de souvenirs, 
mais un souvenir grec, puis un souvenir latin, etc. 

Posons, maintenant, une autre question. A quels points de 
cette suite d'états de conscience se fait une association ? A quels 
moments l'activité propre del'âme semble-i-elle se manifester? 
L'activité de l'âme : entendons-nous; il est incontestable qu'une 
des activités de l'âme, c'est la répétition d'habitude; mais c'est là 
une moindre activité, parce qu'elle n'amène rien de nouveau dans 
la conscience. Au contraire, quand le fait D provoque à sa suite 
le fait appelé d, alors il y a association véritable entre deux élé- 
ments jadis séparés dans la conscience, car cè n'est pas au même 
moment que le lettré a appris Homère et a appris Virgile. La 
réunion de ces faits est donc la manifestation d'une activité nou- 
velle de l'âme, autre et plus originale que la répétition d'habi- 
tude. De même pour toutes les liaisons d'analogues qui suivefnt, 
et qui sont les motifs du passage du deuxième souvenir au troi- 
sième, du troisième au quatrième, etc. Or, ce sont là des asso- 
ciations de ressemblance. 

Si nous avons trouvé, dans l'analyse de l'association de conti* 
guïté,de la discrimination bien plutôt que de l'association, cette 
fois, nous trouvons de l'association, car l'activité de l'âme se 
manifeste par l'association des analogues. Dans la première expé- 
rience, les individus psychiques, que je nomme par des lettres 
de forme différente (D, d), étaient séparés, puisque ce n'est pas 
au même moment que le lettré a connu Homère et Virgile. Ils 
sont réunis, immédiatement successifs, dans la deuxième expé- 
rience; ils s'y trouvent contigus, puisqu'ils se suivent. 

Quelle est la raison de cette contiguïté nouvelle, autrement dit 
de cette association ? On ne peut en trouver qu'une : ces faits, 
que j'ai nommés D et rf, sont contigus dans la nouvelle activité de 
conscience du lettré, parce qu'ils sont semblables. Cette réunion 
dans un nouveau moment de la vie de la conscience de deux faits 
jadis séparés, discontigus, n'a jamais lieu que quand les deux 
termes se ressemblent. Ils s'associent alors pour la première fois, 
et l'on dira que le premier occasionne son semblable, son ana- 




212 



11EVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



logue. Il se fait donc là une association de ressemblance, et il n'y 
a pas d'autre manière de nommer exactement ce phénomène. De 
ces deux expressions, association par ressemblance et association 
de ressemblance, je tiens à dire de suite que je préfère la seconde. 
Quand on dit association par ressemblance, on semble parler 
d'une force associante de la ressemblance, de même que, quand 
on dit association par contiguïté, on semble parler d'une force 
associante de la contiguïté. Ce langage dynamiste est un langage 
trompeur. 11 ne faut voir ici que des lois. 

Les deux associations, ai-je dit, et je voudrais le montrer clai- 
rement et définitivement, n'ont de commun que le nom. 

Deux termes qui se suivent dans la conscience sont qualitati- 
vement différents. On dit alors qu'ils sont associés à litre de con- 
tigus. Cela veut dire qu'ils ont été contigus dans un premier acte 
de la conscience et que le nouvel acte reproduit cette contiguïté. 
Dans le deuxième acte, nous faisons des discriminations; mais, 
si les faits que nous distinguons se suivent, c'est qu'i/s ont figuré 
dans le même ordre, dans une expérience antérieure. Nous de- 
vons dire que le même est, ici, la condition du même. Ce sont les 
actes passés qui constituent la condition des actes présents. Le 
même, jadis, dans le passé, était intérieurement multiple. Quand 
il revient, il revient avec la même multiplicité interne, et, ayant 
été l'objet de certaines discriminations lors des premières expé- 
riences, il est objet de discriminations nouvelles lors des expé- 
riences nouvelles. Ne devrions-nous pas dire que, lorsque des 
faits différents se suivent dans la conscience, il y a association, s'il 
y a association d'altérité, c'est-à-dire association dans l'altérité, 
malgré l'altérité ? Il y a différence, altérité, entre A B C D, qui se 
succèdent, malgré cette altérité ; mais, siD et d se suivent après, 
ils se suivent à cause de leur ressemblance. 11 y a donc associa- 
tion d'altérité et ensuite association de ressemblance. Voilà les 
deux associations nettement opposées. Mais, pour bien préci- 
ser ce qui se passe alors et bien montrer qu'il y a là une simple 
application de la loi de l'habitude, disons que cette association 
d'altérité a pour condition, dans le passé, l'identité, ou, pour 
employer un terme platonicien, la mêmeté de l'association 
qu'elle répète. Dans le passé, il y avait les quatre vers d'Ho- 
mère; et ils sont, dans le présent, identiques. L'association d'alté- 
rité a donc pour condition la mêmeté, dans le passé de cette asso- 
ciation. Ce qu'on appelle association de contiguïté, c'est un acte 
d'habitude où l'on tient compte de l'altérité des éléments. La suc- 
cession des termes différents est spontanée, mécanique, et, si l'on 
voit dans ce fait une association, c'est que Ton vise dans l'acte 




l'association des idées 



213 



d'habitude cette dissociation. Il n'y aurait pas d'association, s'il 
n'y avait pas eu déjà association dans le passé. 

Mais, parfois, il semble qu'il y ait vraiment association actuelle : 
c'est iorsque le retour des associations de jadis est lent, impar- 
fait, et exige un effort de remémoration. Les termes alors sont 
plus distincts que si leur retour était spontané. Mais il y a là une 
illusion ; il me semble que je fais une association, tandis que je 
fais effort pour répéter l'ancienne association. Je rencontre quel- 
qu'un sur le boulevard ; je me dis : « Je connais ce monsieur ; où 
l'ai-je vu ? » Cette physionomie, tout d'abord, est isolée ; mais 
je me rappelle : je l'ai vu dans sa boutique, au milieu des objets 
qu'il vend ; c'est un boutiquier. Les deux termes sont distincts, 
puisqu'ils sont venus l'un après l'autre ; mais ils sont associés, 
parce qu'ils Vont été déjà. Mais comment s'appelle ce boutiquier? 
Au bout d'un moment, son nom me revient et l'association se 
complète. Il me semble que j'aie associé : pure illusion ; je n'ai 
pas associé, j'ai retrouvé, j'ai rétabli une vieille association. 
Peut-être, toutefois, ai-je discriminé plus que jadis ; j'ai précisé 
cette fois davantage la différence des trois éléments du souvenir; 
mais ce n'est là qu'un degré dans la distinction, et, la première 
fois déjà, j'avais distingué l'homme, son milieu et son nom. 

Lorsque l'association des analogues a lieu pour la première 
fois, les choses sont différentes. Cette première association n'a pas 
sa raison dans le passé. Ce que j'ai appelé tout à l'heure la condi- 
tion de l'acte habituel, c'est-à-dire la liaison des éléments A B C D, 
n'existe pas pour l'association de D et de d. Cette association se 
fait au moment où elle a lieu dans la conscience pour la première 
fois. Alors le semblable appelle le semblable, et le couple qu'ils 
forment est un tout nouveau. Un tout ? pourra-t-on objecter ; 
mais nous distinguons les deux termes D et d ! — Qu'importe ? 
Nous les distinguons parce qu'ils ne sont pas identiques, mais 
ils se trouvent réunis parce qu'ils sont semblables. Nous les dis- 
tinguons et les réunissons en même temps ; ils forment donc 
un tout nouveau. 

Il y a d'autres cas. Très fréquemment, la sensation, arrivant 
imprévue, provoque le souvenir de faits anciens qui lui sont 
analogues. Le fait est commun. Lorsque nous voyons un objet 
nouveau et que nous comprenons sa destination, c'est qu'il nous 
rappelle des objets déjà vus. Ainsi, lorsqu'il y a association de 
ressemblance, le premier terme n'est pas toujours ancien, comme 
dans le premier exemple de cette leçon. Le premier terme est 
tantôt ancien, remémoré, et tantôt nouveau, une sensation, par 
exemple, * ou bien une imagination. Le premier terme est donc 




214 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



ancien ou nouveau, mais le second terme est toujours ancien ; 
autrement dit, le second terme est toujours une répétition 
d'habitude. Ce que provoque l'analogie, c'est toujours un acte 
d'habitude ; mais l'ensemble des deux analogues, l'un suscitant, 
l'autre suscité, est toujours nouveau. 

Cette conclusion est assez importante pour que l'on m'excuse 
d'y revenir à plusieurs reprises. 

Associer deux analogues dans la conscience, les faire immédia- 
tement successifs, c'est les faire contigus. Mais cette association 
devers d'Homère et devers de Virgile, d'une phrase de Bossuet et 
de vers de Corneille, est-elle destinée, après avoir paru dans la 
conscience, à ne plus y reparaître ? Nullement; elle est le principe 
d'une habitude. Ce quia passé par la conscience, qu'il soit simple 
ou complexe, est disposé à y revenir. Les analogues se représen- 
teront très vraisemblablement à la conscience comme contigus. 
La seconde fois que D et d se représenteront ensemble à la cons- 
cience, l'association aura lieu encore, vraisemblablement à cause 
de la ressemblance des deux termes, mais aussi parce qu'ils ont 
été contigus une première fois. Et plus souvent cette association 
aura lieu, plus elle sera association de contiguïté, car les con- 
tiguïtés passées fortifient l'habitude. L'association d'un passage 
d'Homère et d'un passage de Virgile, qui n'a pas eu d'autre 
raison, la première fois, que l'analogie, aura, la seconde fois, 
une double raison : l'analogie encore, et de plus, l'habitude. 
Ensuite, ce retour de l'association renforcera sa disposition à 
renaître, d'où une troisième présence, laquelle renforcera l'ha- 
bitude, d'où une quatrième, etc., si bien que le lettré finira 
par se remémorer les vers d'Homère et ceux de Virgile les uns 
après les autres, par routine acquise, machinalement, comme 
s'il y avait un texte où ils se suivent. A partir du premier acte, 
qui est l'association primitive, la condition de Pacte habituel 
existe. Le couple de semblables, une fois constitué, a produit la 
condition de sa répétition, il a fait ou commencé une habitude, 
et nous sommes pleins de telles habitudes. 

Il importait de se rendre compte de l'origine de ces sortes 
d'habitudes. Cette origine a quelque chose de spécial, et elle 
confère à tout ensemble de semblables une destinée privilégiée. 
Ils pourront fusionner, perdre leur individualité première et en- 
gendrer un individu psychique nouveau, qui, dans le cas le plus 
simple, porte le nom de classe ou de genre. Démosthène et Ci- 
céron, dont on a appris l'existence en apprenant, une année, 
l'histoire grecque et, une autre année, l'histoire romaine, 
sont réunis un jour dans une conscience parce qu'ils sont 



Digitized by 



l'association des idées 



21£ 



analogues. Un troisième personnage analogue, dont l'existence 
a été apprise plus tard, Mirabeau, par exemple, est uni en- 
suite à Démosthène et à Cicéron ; etc. C'est ainsi que se forme 
d'abord la classe des orateurs, ensuite le genre orateur. Pour que 
la classe, où les individus sont réunis, mais distincts, se simpli- 
fie et devienne un genre, il faut que les différences qualitatives 
qui séparent les individus soient peu à peu effacées. C'est ce qui a 
lieu; car, si cela n'avait pas lieu^ nous n'aurions pas d'idées géné- 
rales. L'altérité qualitative, qui est très notable si l'on considère 
les individus un à un, doit s'estomper, puis s'effacer presque 
complètement, pour que nous ayons dans l'esprit le genre ora- 
teur ; la classe ne peut se simplifier, perdre sa multiplicité in- 
terne et devenir le genre, que si les analogues perdent leurs 
différences qualitatives, à la longue, à mesure des retours pério- 
diques de la classe dans la conscience. C'est là le cas le plus sim- 
ple. Plus complexe est le cas de la loi. 

Prenons pour exemple la loi suivante : l'éclair est suivi du ton- 
nerre, ou : il n'y a pas de tonnerre sans éclair, et réciproquement.. 
Comment se forme cette loi ? Par la répétition d'expériences ana- 
logues. L'habitude s'est formée de réunir les deux termes dans 
la conscience. Si l'on pense au premier, le deuxième vient comme 
son successeur normal» La loi est une association qu'on estime 
normale, à laquelle même on attribue une valeur objective. On 
y distingue toujours l'altérité de deux termes. Pourtant, de même 
que c'est l'association de ressemblance quia réuni Démosthèneet 
Cicéron, de même c'est le premier coup de tonnerre et le premier 
éclair, formant un couple, qui se sont associés au deuxième coup 
de tonnerre et au deuxième éclair, formant un second couple ana- 
logue au premier dans son ensemble comme dans ses parties, et 
ainsi de suite. On peut dire qu'une loi est un genre, mais un 
genre à l'intérieur duquel il y a deux termes nullement différents. 

L'association de ressemblance, devenue habituelle, a donc fait 
la classe, le genre étant une classe où l'individualité des indivi- 
dus composants est effacée ; elle a engendré aussi la loi, sorte de 
genre où la similitude existe entre des couples de termes ; on con- 
tinue dès lors, à distinguer ces termes. Mais, dans la loi et dans le 
genre, il y a ressemblance, du moins à l'intérieur du groupe des 
individus semblables avant leur fusion, avant leur unification, 
et c'est cette ressemblance qui entraîne le genre et la loi. 

L'association de ressemblance est donc féconde, puisqu'elle con- 
tient en germe, grâce à la fusion ultérieure des analogues les gen- 
res et les lois. L'association de contiguïté, par contre, n'ayant 
rien d'original, puisque c'est l'habitude masquée, ne crée rien, 




216 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



n'est le germe de rien. La contiguïté impliquée dans toute loi ne 
fait celle-ci que si elle est unie à l'association de ressemblance, 
que lorsque les couples semblables sont associés, puis réunis en 
un tout, à titre de semblables. 

Lorsque l'association de ressemblance produit des habitudes de 
penser les semblables, elle engendre les genres et les lois. Dans 
les genres et les lois, l'unité du nom commun ou de la for- 
mule générale, masque la pluralité interne des composants, sim- 
ples pour les genres, complexes pour les lois. La contiguïté, qui 
constituait Démosthène et Cicéron comme deux individus diffé- 
rents, bien qu'analogues, est tout à fait dissimulée dans le genre, 
où les individualités sont effacées; elle est encore visible dans la 
loi, où les deux termes sont unis à titre de contigus constants. 
La constance, la légalité de la loi viennent de l'association, de. la 
fusion de phénomènes semblables qui sont complexes. 

Je n'insiste pas davantage sur ces conséquences intellectuelles 
de l'association de ressemblance. Ce qu'il importait d'établir, 
pour le moment, c'est que l'association de ressemblance est une 
innovation ; montrer sa fécondité, ce n'est que confirmer cette 
thèse. J'ajoute qu'il ne peut y avoir une plus simple innovation. 
La conscience, par elle, fait du nouveau, mais d'ordinaire sans 
le savoir^ sans s'en rendre compte. 

Cette théorie de l'association va nous permettre de fonder 
maintenant la théorie de l'imagination novatrice. 

Il y a deux innovations psychiques : l'une est l'association de 
ressemblance et l'autre l'imagination novatrice. Or, l'imagination 
novatrice ne peut être comprise que si l'on a bien compris tout 
d'abord les deux modes de l'association, l'association de ressem- 
blance et l'association de contiguïté. 



V.H. 




Histoire générale des temps modernes. 



Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS, 



Professeur à l'Université de Paris. 



La réorganisation catholique. 



Après avoir étudié la formation des Eglises dites réformées, il 
me paraît nécessaire de voir comment s'est opérée la Réforme 
catholique, au sens ancien du mot (restauration de l'Eglise). Nous 
allons être ainsi amenés à étudier successivement: 1° la réorga- 
nisation et la création d'ordres monastiques ; 2° le Concile de 
Trente. 

Au début du xvi* siècle, les ordres anciens sont en pleine désor- 
ganisation ; beaucoup de moines augustins et franciscains sont 
passés à la réforme protestante. Les partisans d'une réforme 
catholique travaillent à réorganiser les anciens ordres ou à en 
créér de nouveaux Ce mouvement, qui commence dans la pre- 
mière moitié du xvi e siècle, va continuer jusqu'au xvu e , surtout 
en Italie et en Espagne. 

Sur cette question, les monographies n'ont pas beaucoup de 
valeur, si ce n'est pour caractériser le mouvement. 

Durant cette période, on réforme les Camaldules, les Bénédic- 
tins; les Franciscains reprennent le capuchon (Capucins) ; on crée 
les Barnabi tes (1530) et les Théatins, réunion de prêtres prê- 
cheurs contre l'hérésie et qui servira plus tard à recruter des 
évêques. Mais la plus importante et la plus caractéristique de ces 
créations est celle de la Compagnie de Jésus. 

La formation de cet ordre célèbre a été bien étudiée : comme 
documents, nous avons les Vies de Loyola ; Consalvi, Acla anli- 
quissima Ignatii (apud. Boll., vin); il est parfois difficile de 
retrouver tous les récits anciens, dont quelques-uns sont épars 
dans les ouvrages du xvn e siècle. Parmi les documents contem- 
porains, nous trouvons : Carias de santo Ignatio de Loyola, 
4 vol. 74-87, Madrid; plus les lettres, instructions, pièces, 
publications de la Société, constitutions, etc. L'histoire officielle 




218 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



a été écrite par Orlandino, Histoire de la Société de Jésus, 



1° La Compagnie de Jésus est l'œuvre personnelle de Loyola, 
qu'il faut connaître tout comme Luther et Calvin. Nous nous 
trouvons, pour faire son histoire, en présence des mêmes diffi- 
cultés ; ses lettres et les documents contemporains datent de la 
période où sa résolution était déjà prise ; sur sa jeunesse, nous 
n'avons que ses propos et les récits de la fin de sa vie, c'est-à-dire 
des souvenirs, qui nous expliquent ridée qu'il se faisait ou qu'il 
voulait donner de son évolution ; sur la fondation de la Société, 
il n'y a qu'un récit conventionnel, que nous ne pouvons con- 
trôler. 

Ignace de Loyola est Basque; treizième enfant d'une famille 
noble, il a été soldat et il a eu des aventures galantes ; blessé 
grièvement (sa jambe resta depuis toujours raide), il lit chez lui 
les Vies des Saints, qu'il veut imiter ; un jour, il part, monté 
sur une mule, en chevalier de la Vierge (on Ta comparé à. 
Don Quichotte), et va visiter la Madone miraculeuse de Mont- 
serrat ; il fait la veillée des armes, comme Amadis, donne ses 
vêtements, s'habille en pèlerin et se retire chez les Domini- 
cains. 

Là, il dit avoir traversé Ta crjse décisive. Comme Luther, il 
commence par des mortifications, se justifie trois fois, parle sept 
heures de suite et ne dort pas ; il ne se trouve pas, malgré tout 
cela, consolé : il pleure et veut se tuer ; plus tard, il est rassuré 
par des visions et rejette l'ascétisme. 

Loyola unit en lui des dispositions, le plus souvent contradic- 
toires : une exaltation extraordinaire, et le sang-froid, la ruse 
de l'homme de guerre; c'est un visionnaire, mais conscient. Dès 
cette époque, il ne cherche qu'à diriger son imagination et sa vo- 
lonté; il appelle cette méthode du mot militaire d' « exercices ». 
A-l-elle été trouvée par Loyola? On Ta contesté. Le principe est 
de se former l'esprit comme le corps. Loyola a appliqué plus tard 
ce système à ses disciples ; tous doivent passer par les « exerci- 
ces », sous la conduite d'un maître (confesseur) ; on exerce sa mé- 
moire, son intelligence, son imagination, en évi tain t tout contact 
avec le dehors, en. s'enfermant, en se fixant une scène, en se la 
représentant, comme la réalité, par tous les sens. Cette méthode 
a été consignée dans les « Exercices spirituels », que Loyola a 
écrits peu à peu, et qui n'ont reçu leur forme définitive qu'à la 
fin de sa vie. 

La discipline obtenue par un pareil dressage, fait de procédés 
psychologiques, a pour objet de dompter la volonté, de donner à 



1614. 




. LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE 



219 



l'individu la possession desoi-même, non pour en jouir, mais pour 
arriver à l'état d'abandon à Dieu. Le disciple devient ainsi in- 
différent à lui-même et ne désire qu'obéir à un chef. Voilà quelle 
différence il y a entre la Compagnie de Jésus et les anciens 
ordres. 

Pendant plusieurs années, Loyola a mené une vie errante, 
pauvre et pleine d'aventures ; il va à Jérusalem, est mal reçu 
par les religieux, reconnaît son ignorance, retourne en Europe, 
va à l'école des enfants, puis à l'Université, prêche dans la rue, 
est deux fois arrêté pour hérésie et emprisonné. Dès lors, il a 
des admirateurs (des femmes, d'abord), qu'il dirige ; il renonce à 
porter un costume spécial. 

Loyola va ensuite àParis,y reste six ans, écoute les maîtres en 
théologie, fréquente le collège de Montaigu, se fait payer ses 
dépenses par des protecteurs, va en Belgique, puis à Londres ; il 
réunit un premier groupe de disciples, noyau de la future société 
(confrérie d'étudiants de tous les pays, la plupart très pauvres), 
essaie sur eux le système des exercices. Ce groupe est constitué 
en corps par un acte solennel (chapelle de Montmartre, 15 août 
1534) ; là, les disciples communient, font les trois vœux, y ajou- 
tent l'engagement d'une croisade spirituelle en Palestine, ou 
l'obéissance au Pape. 

2°Loyolaest maintenant en possession de sa méthode ; il nourrit 
l'idée encore vague, l'objet de son œuvre, de servir le pape par 
des moyens pratiques ; mais il ne sait pas encore comment il doit 
exercer son activité. Il songe d'abord à réaliser son projet primi- 
tif, digne d'un chevalier espagnol : partir en Palestine pour con- 
vertir les infidèles. Dans ce but, il va à Venise, atlend l'occasion 
de s'embarquer ; mais la guerre met obstacle à ses projets. Les 
missionnaires prêchent alors dans les rues avec force gesticula- 
tions et parlent dans un langage à demi espagnol. 

Loyola se résigne à aller à Rome ; en chemin, il impose à ses 
compagnons le nom de Compagnie de Jésus (le nom de Jésuites 
est populaire et n'a jamais été accepté). A Rome, la Société 
se constitue officiellement. Loyola se ménage des protecteurs, 
voit le pape Paul III, lui expose son principe d'obéissance, reçoit 
son approbation, après bien des hésitations de la part des car- 
dinaux. La Société compte soixante membres ; mais il n'y a 
encore que des profès ; pour en faire partie, il faut prononcer 
quatre vœux. 

La Compagnie de Jésus est une réunion de prêtres, préparés 
par des exercices spirituels à obéir pour servir le pape. Elle n'a 
pas encore de constitution. Loyola, élu général, a mis longtemps 




220 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



à en rédiger une ; il s'est surtout occupé de décisions pratiques. 
Il a employé douze années pour déterminer vers quelle espèce 
d'activité devait se tpurner la Compagnie, et pour formuler ses 
règles. 

Pour comprendre l'organisation et l'esprit de la Compagnie, la 
méthode historique nous impose non pas d'étudier des règles 
toutes faites mais de chercher pourquoi Loyola les a acceptées. 
Nous nous en tiendrons donc aux instructions des « Carfcas » ; 
nous verrons les conceptions se préciser, se transformer et 
aboutir à une organisation différente de celle du point de 
départ. 

11 s'agit d'abord de prêcher et d'enseigner la religion, mais 
d'une façon élémentaire (cependant Loyola s'exerce à parler 
correctement) ; les profès parcourent le monde pour prêcher ; ils 
ont des couvents de femmes à surveiller, ce dont ils se sont vite 
déchargés. Loyola pose déjà les principes qui vont caractériser 
Tordre des Jésuites ; les autres congrégations aiment à discuter 
de grandes questions, à dénoncer les abus ; Loyola ordonne de 
ne pas blâmer l'autorité. 

La Compagnie emploie les pratiques capables de ranimer le 
plus l'ardeur des fidèles : communions fréquentes ; dans les con- 
fréries d'étudiants, confessions, etc. 

La grande innovation vient d'une des conditions de vie de la 
Compagnie : Loyola a pour principe de n'admettre que des hom- 
mes qui ont profondément subi l'action de sa méthode. Il ne les 
trouve guère parmi les adultes, sauf quelques exceptions (Borgia, 
Torrès) ; il a pris presque tous ses disciples parmi de très jeunes 
gens, pour mieux les former (ce que Charles-Quint reproche beau- 
coup à Borgia) ; il est ainsi amené à créer des écoles pour leur 
donner l'instruction nécessaire à leur rôle futur. 

Nous voyons donc que la Compagnie a commencé à fonder des 
collèges pour ses propres membres. Loyola a beaucoup hésité, 
car il n'aime pas les entreprises de longue haleine, qui immobili- 
sent les hommes ; il a d'abord envoyé ses compagnons étudier 
aux Universités de Coïmbre, Louvain, Salamanque, et surtout à 
Paris ; les jeunes Jésuites forment un internat. L'organisation 
des écoles est surtout l'œuvre de Borgia, qui se rend à Messine, 
appelé par le vice-roi. 

Enfin la Compagnie fonde un collège central (Collège romain), 
où elle reçoit aussi déjeunes laïques ; l'enseignement y est gratuit 
«t rapide; les concurrents sont très irrités. Un jésuite français 
organise les écoles, établit la méthode, le plan d'étude. On fait l'ex- 
périence des systèmes avec les membres de la Compagnie, parmi 





LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE 



lesquels on prend les professeurs. Ainsi s'établissent des princi- 
pes qui caractériseront la méthode des Jésuites : gratuité, prati- 
ques religieuses, enseignement des humanités, exercices ; on étudie 
les auteurs pour être capable d'écrire et de parler dans un latin 
élégant ; on répudie la discipline rigoureuse du Moyen Age, on 
abandonne le système des coups ; on se contente de renvoyer les 
incapables ou les rebelles ; la surveillance est faite par des élè- 
ves ; au début, on ne connaît pas l'internat ; enfin, une grande 
place est donnée aux soins de propreté. 

Ces écoles n'ont d'abord pas assez de professeurs. La Compa- 
gnie a toujours aimé à employer des étudiants jeunes ; on crée 
des coadjuteurs, qui ne prononcent que trois vœux (le pape 
accorde le chiffre de vingt, qui est bientôt dépassé). Les profès, 
peu nombreux, sont les véritables membres de la Compagnie. 
Ignace a vite compris l'importance des collèges ; dès 1551, il 
regarde l'enseignement comme le plus puissant moyen d'action. 
Il maintient la différence qui existe entre les collèges fondés pour 
préparer des Jésuites et les collèges destinés aux laïques. Le 
règlement est uniforme ; cependant, pour les laïques, on recom- 
mande de se plier aux coutumes locales. Plus tard, on a admis 
l'internat et une même ratio studiorum. De cette façon, l'ensei- 
gnement devient la fonction principale de la Compagnie, ce qui 
n'était pas dans la conception primitive. 

La Compagnie devait aussi se tenir à l'écart des affaires politi- 
ques, rester internationale. Les membres ne devaient pas recher- 
cher les fonctions ecclésiastiques; ils ne devaient pas être confes- 
seurs de princes. La Compagnie a continué à défendre à ses. 
membres d'être évêques. Mais on ne tarde pas à laisser fléchir 
la règle ; au début, les Jésuites acceptent des missions diploma- 
tiques auprès du pape; (les Instructions à la mission d'Irlande 
caractérisent les procédés delà Compagnie); Ignace admet que 
les Jésuites acceptent les fonctions de confesseurs. 

Résumons-nous : le nouvel ordre diffère fortement des anciens ; 
son régime est plus compliqué ; il reconnaît trois grades ; ce qui 
le distingue, ce n'est ni l'obéissance (la comparaison cadavéri- 
que de saint François n'est pas une nouveauté), ni la pauvreté 
(on tourne la difficulté en admettant la fondation d'établisse- 
ments), mais bien le genre de vie. Les Jésuites ne sont pas cloî- 
trés ; ils n'ont pas de costume spécial (ils portent celui de prê- 
tres) ; ils n'ont pas de pratiques spéciales (chant de chœur,, 
jeûne, mortification) ; leur vie n'est ni grossière, ni ignorante ; ils 
sont instruits à la manièrÊdu temps (littérature, latin, etc.) ; leur 
langage est poli, comme celui des gentilshommes ; leur but est 




222 REVUE 1>E8 COURS ET CONFÉRENCES 

d'agir d'une façon pratique sur la société, surtout sur les claisses 
dirigeantes, auxquelles il faut plaire, dont il faut prendre les 
manières ; en un mot, ils cherchent à rendre la religion aimable 
pour y ramener les hommes. 

Les succès des Jésuites furent très rapides. A la mort de Loyola 
(1556), il y avait plus de mille membres, dispersés en cent mai- 
sons. La Compagnie travaillait à rétablir l'ancienne religion et 
l'obéissance au pape. 

II. — La réorganisation de l'Eglise catholique s'achève par le 
Concile de Trente. 

* Les documents sont très nombreux ; ils ont été réunis en 
recueils, mais au hasard; nous n'avons pas d'ouvrage d'ensemble ; 
les pièces n'ont pas été bien conservées ; il n'y en a presque plus 
dans les archives du Vatican, elles ont été disperse'es un peu 
partout. Les pièces les plus instructives sont encore les journaux 
tenus par des membres du Concile. 

Nous ne pouvons connaître que la marche générale du Concile 
et son œuvre. 

1° Ce Concile est demandé depuis le xv e siècle, et avec plus 
d'énergie depuis Luther ; mais il s'est écoulé vingt ans avant qail 
soit réuni, quarante avant qu'il donne un résultat ; il y a eu tou- 
jours désaccord entre les autorités capables de le réunir. Le pape 
et les cardinaux ne veulent pas de Concile, où ils risquent de 
voir diminuer leur pouvoir ; les princes allemands veulent un 
Concile qui n'ait pas été convoqué par le pape ; l'empereur veut 
bien qu'on réunisse un Concile, mais il est en guerre contre 
le roi de France. Cétte situation équivoque ne réussit qu'à favo- 
riser la Réforme contre le pape ; on s'en tient partout à des 
mesures provisoires jusqu'à la convocation du Concile ; mais ce 
provisoire va devenir définitif. 

Les cardinaux voient alors le danger et exigent qu'on réu- 
nisse le Concile ; mais Paul III, en conflit avec Charles- 
Quint, l'ajourne trois fois, après l'avoir convoqué (1536). Il faut 
attendre que les deux souverains et le pape soient réconci- 
liés. 

Enfin, pape, empereur et roi prennent peur ; la paix est signée 
en 1545, et le Concile se réunit à Trente ; les évêques y viennent 
avec leur suite ; ils sont encore peu nombreux ; le Concile s'ouvre 
avec vingt-cinq évêques (un Allemand) ; mais, par suite d'inci- 
dents diplomatiques, il est interrompu deux fois (trois sessions, 
1545-47, 1552, 1562). 

Le pape envoie des légats pour présider les travaux ; la Com- 
pagnie dé Jésus délègue deux théologiens pour servir de con- 



Digitized by 



LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE 



223 



seils ; rôle modeste en apparence ; mais, en fait, ils auront une 
action décisive sur l'assemblée. 

Les grands souverains se font représenter par des oratores. Dès 
le début, on règle des questions de procédure. Quel sera le titre 
du Concile? Comment* délibérera-t-on? Faudra-t-ii voter ? Il se 
forme de suite deux partis : celui des curiales et celui de la Ré- 
formatio. Les Italiens soutiennent la cour de Rome ; ils sont en 
grande majorité, car on n'admet au Concile que les prélats, 
plus nombreux en Italie que partout ailleurs. On décide, comme 
d'ordinaire, de faire préparer les délibérations par des théolo- 
giens, et de voter en congrégation de prélats: c'est donc 
une véritable assemblée. Le parli des curiales fait adopter le 
scrutin par tête ; la majorité revient ainsi aux Italiens. Cepen- 
dant le Concile dépend surtout des souverains ; on n'ose prendre 
une décision qu'autant que les principaux rois l'accepteront; les 
affaires se décident hors du Concile, par négociations entre 
légats et ambassadeurs. La question du titre est résolue dans 
le sens curial. 

Sur l'ordre du travail, le parti curial voudrait aborder de suite 
la doctrine et condamner l'hérésie ; on adopte un compromis: on 
discutera de front et on promulguera en môme temps un décret 
sur un acte de foi et un décret sur la Réformation. 

Le caractère des délibérations et le terrain du conflit ont 
varié selon les périodes. 

1° Les prélats sont tous Italiens ou Espagnols ; on s'accorde à 
rejeter toutes les nouveautés, à condamner l'hérésie ; on main- 
tient strictement la doctrine et les pratiques. Les votes des huit 
sessions nous indiqueront ce que sera ce Concile. Symbole de foi 
de Nicée ; on reconnaît les éditions de la Vulgate ; on interdit 
l'impression de livres sur les choses sacrées ; puis on examine 
les questions controuvées : péché originel, justification, sacre- 
ment ; on prononce l'anathème contre les doctrines luthériennes 
sur la grâce. 

D'accord sur le dogme, les pères du Concile se querellent sur 
la réforme, et d'abord la résidence des évêques est-elle jure divi- 
no 9 ou le pape peut-il en dispenser (ce qui permet le cumul) ? 
Les Espagnols veulent le jure divino. Chaque évêque serait 
ainsi pape, ripostent les Curiales, qui finissent par l'emporter. 

Bientôt, le pape se brouille avec Charles-Quint et trans- 
porte le Concile à Bologne (1547) ; mais les prélats étrangers res- 
tent à Trente : il y a maintenant deux Conciles ; la crise dure jus- 
qu'à la mort de Paul III (1549). L'empereur, vainqueur en Alle- 
magne des princes luthériens, règle toutes les questions à sa 




224 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



volonté, et obtient de Jules III une nouvelle convocation à 
Trente (1551). 

2° Il ne vient à Trente que des sujets de l'empereur ; celui-ci 
essaie d'y attirer les protestants et envoie par des délégués des 
invitations aux princes luthériens; il «veut faire des concessions. 
Les prélats se retirent ; le Concile est presque abandonné, quand 
commence la guerre entre le roi de France et les luthériens d'un 
côté, et l'empereur de l'autre. Les pères se dispersent ; pendant 
dix ans, les travaux du Concile sont interrompus. Les luthériens 
adoptent un règlement définitif (1555). Le nouveau pape, Paul IV, 
patriote italien, entre en guerre contre le roi d'Espagne et s'allie à 
ses ennemis. La division entre catholiques permet à la Réforme 
de se répandre dans les pays de l'Ouest. Enfin Henri II et Phi- 
lippe II font la paix, pour écraser l'hérésie. Paul IV meurt en 1559. 
Pie IV promet de convoquer, encore une fois, le Concile. En 
France, une assemblée de notables décide que ce ne peut être 
qu'un Concile national. 

3° La dernière période (janvier 1562-décembre 1563) est la plus 
importante. Tous les pays restés catholiques y sont représentés 
(quatre nations) ; les luthériens et les anglicans ont refusé l'invi- 
tation. Le Concile se réunit encore à Trente ; on vote une formule 
vague, qui laisse indécise la question de savoir si l'on continue 
l'ancien Concile, ou si Ton en ouvre un nouveau. Il y a autant de 
partis que de nations. Les orateurs de trois souverains (Espagne, 
France, Empire) demandent une réforme ; mais aucun ne désire 
la même. La tactique du légat et des curiales italiens consiste à 
opposer un parti à l'autre, sans trop se prononcer; on fait 
traîner les choses en longueur, et on négocie séparément. Phi- 
lippe II obtient pour les évêques le jure divino ; mais il ne lui est 
accordé aucune concession sur le culte. Ferdinand parle de la 
communion avec le calice, du mariage des prêtres. Les délégués 
français (cardinal de Lorraine) demandent la liturgie en langue 
vulgaire, pour désarmer les calvinistes. 

Sur la résidence, la discussion est très violente : il y a 66 voix 
pour, 30 contre et 30 abstentions. Les légats font remettre la dé- 
cision. 

Sur la question du calice, Espagnols et Italiens votent ensemble 
(48 pour, 32 contre, 65 sont d'avis qu'on renvoie au pape). 

Le cardinal de Lorraine arrive (1562) avec 21 prélats français 
et demande la réforme des moines. Il s'élève des disputes pas- 
sionnées entre Espagnols et Italiens ; on ne veut encore rien dé- 
cider. La cour de Rome promet à Ferdinand, qui a besoin du pape 
pour son fils, de lui accorder la communion avec le calice, par dé- 




LA RÉORGANISATION CATHOLIQUE 



225 



cision spéciale. L'empereur modifie ses instructions ; le cardinal 
de Lorraine a peur des calvinistes, qui peuvent gagner le roi de 
France ; le parti de la Réforme est désorganisé ; les légats sont 
victorieux. On s'entend pour mettre une fin aux débats, voter 
quelques condamnations et quelques mesures de réforme. Pour 
obtenir la clôture, les légats annoncent la maladie du pape; sa 
mort remettrait tout en question. A la dernière session, on pro- 
mulgue les décisions nouvelles et celles des deux pemières pé- 
riodes, ce qui résoud implicitement la question ; il n'y a eu 
qu'un seul Concile. 

4° L'œuvre du Concile est contenue dans ses décisions. Les rè- 
glements, les décrets du Concile sont obligatoires sous peine 
d'hérésie; ils doivent être acceptés par tous les catholiques. Ce- 
pendant les décrets n'ont pas été entièrement acceptés, ni dans 
tous les pays (cf. Histoire générale). 

Cette œuvre n'en est pas moins considérable. Le Concile a fixé 
nettement tout ce qui restait discuté dans la doctrine, le culte, la 
discipline : il a établi l'uniformité de l'Eglise. 

Il précise la foi des catholiques ; aucune concession n'est faite 
aux idées de réforme ; il affirme les pratiques et maintient fouîtes 
celles qui ont été abolies par les réformés. Il maintient toxm las 
anciens règlements. 

La Reformalio est faite sur la discipline et les mœurs ; on im- 
pose aux évéques et aux prêtres l'accomplissement de leurs fonc- 
tions ; on établit une surveillance pratique dans chaque diocèse ; 
on fixe un Index (il y avait déjà, celui de Paul IV) : les livres sont 
revisés dans la forme catholique ; on interdit ceux qui ne seraient 
pas admis dans cet Index. 

La Réforme catholique a eu des conséquences durables : elle a 
transformé le clergé ; mais, surtout, elle a rendu générale la lutte 
entre deux Eglises. 



C. D. 



66 




La philosophie de Renouvier. 



Cours de M. 6. MILHAUD, 

Professeur à l'Université de Montpellier. 



Deuxième Essai de critique générale (fin). 

Il me reste à résumer la fin de la Phsychologie, plus exactement, 
le contenu du troisième volume de la deuxième édition. Je le ferai 
brièvement, puis je présenterai quelques réflexions générales sur 
le Deuxième Essai. 

La certitude dans les sciences se rattache aux « thèses de 
réalité ». Elle doit être la même dans toutes les sciences. — Aussi 
n'est-ce point d'après leur certitude, mais d'après la nature de 
leurs données, que Renouvier en esquisse une classification. Il en 
présente une première et grande division en deux groupes : 
sciences logiques et sciences physiques. Les premières se rat- 
tachent à la catégorie de la qualité (logique formelle, grammaire 
générale), ou à celles de la quantité, nombre, position, succes- 
sion, devenir (algèbre et arithmétique, géométrie, dynamique 
et statique, calcul des probabilités). L'objet des sciences logi- 
ques se puise dans l'entendement et dans ses formes. Les 
sciences physiques tirent leur objet de l'expérience externe. Elles 
se subdivisent en deux grandes classes, selon la méthode, à sa- 
voir : celles qui procèdent par l'histoire (observation, description), 
et celles qui instituent une expérience systématique et rationa- 
lisée. Enfin, dans chacun de ces deux derniers groupes, unedi- 
vision s'établit, suivant que les objets sont inorganiques ou 
organisés. C'est ainsi que le premier de ces groupes (his- 
toire naturelle) comprend la cosmologie et la géologie, puis 
la botanologie et la zoologie ; le second (physique) comprend 
l'astronomie et la physico-chimie, puis la biologie. — Renouvier 
rattache ensuite à la Critique ce que l'on nomme les sciences 
morales. 

Sauf qu'il n'est plus question des intuitions de la sensibilité, 
et que tous les jugements ne sont plus synthétiques, comme 
nous l'avons expliqué dans une leçon antérieure, les sciences ma- 
thématiques sont, pour Renouvier aussi bien que pourKant, en- 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



227 



tièrement à priori ; elles se présentent comme développements 
naturels des catégories de quantité. Pour ce qui est des sciences 
physiques, remarquons la distinction entre Yhisioire et la science 
théorique, qui fait également le fond de la classification de Cour- 
not, et se retrouve, systématiquement utilisée, chez M. Goblot. 



Une fois épuisé, avec cette classification des sciences, ce qui 
appartient au premier ordre de certitude, Renouvier va s'élever 
jusqu'aux probabilités morales, et aux postulats qui affirment, en 
même temps que la liberté, l'immortalité et la divinité. 11 sent 
avant tout le besoin de compléter la définition de la certitude, qui, 
jusqu'ici, réduisait l'homme à lui-même. Au « contrat person- 
nel », par lequel la personne humaine se met d'accord avec elle- 
même pour fixer sa croyance, Renouvier ajoute une sorte de 
« contrat social », qui règle l'accord des opinions sur un certain 
nombre de points importants. Ce n'est pas qu'il faille compter 
sur un consentement universel, tout à fait irréalisable, pas plus 
qu'il n'y a lieu d'attribuer une trop grande valeur à l'opinion de 
la majorité des hommes. Mais l'homme supporterait difficilement 
de s'en tenir à des jugements isolés, « même si la conscience 
dans laquelle il est enfermé lui parlait hautement, irrécusable- 
ment... Plusieurs, après qu'ils sont descendus en eux-mêmes, 
n'y trouvent que le désert ou le chaos, le silence ou mille voix 
confuses, et dans leur effroi, pressés de se fuir, se donnent au 
premier système qui passe. L'ombre de la certitude, une auto- 
rité extérieure leur tient lieu de conscience,et souvent ils pensent 
croire encore plutôt qu'ils ne croient. D'autres, mais plus rares, 
en se sondant avec énergie et persistance, ont fait jaillir les 
sources vives delà certitude. Leurs âmes sont d'abord pénétrées 
de joie ; mais, ensuite, elles se sentent malheureuses jusqu'à ce 
qu'elles aient communiqué leur bien aux autres âmes. Il n'y a 
plus de repos pour elles dans l'isolement ; il faut qu'une société 
se forme de toutes celles qui puisent aux mêmes eaux, il faut 
qu'une voix commune appelle à les partdger toutes celles qui en 
sont altérées. Ainsi se fondent les philosophies et les religions, 
qui sont aussi des systèmes qui passent, mais qui régnent en 
passant, ordonnent des sociétés, établissent des traditions, pré- 
parent des abris aux consciences (i) ». L'homme s'adapte donc 
instinctivement au contrat social. En même temps, celui-ci con- 

(i) T. III, p. 82. 



* 

* * 




228 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



duit nécessairement à l'autorité, contre laquelle luttera la liberté 
individuelle, tendant à transformer sans cesse et à épurer les 
traditions. Mais, quoi qu'il en soit, il faut accepter, en fait, parmi 
les éléments de la certitude, et dans une mesure assurément 
variable, des motifs tirés d'une sorte de conscience collec- 
tive. 

La croyance, plus ou moins généralisée parmi les hommes, 
s'applique à des jugements sur lesquels la controverse restera 
toujours possible, et à propos desquels on ne peut parler que 
de probabilités morales. Renouvier examine ceux que Kant a 
nommés les postulats de la Raison pratique. Et, d'abord, il nous 
dit ce qui le sépare de Kant. 

1° Celui-ci veut dépouiller la loi morale de tout élément d'ex- 
périence et de tout élément affectif, de façon à la placer dans 
l'abstraction et dans l'absolu. 

2° La liberté à laquelle il nous conduit est également absolue et 
entièrement indépendante des phénomèmes, qui sont eux-mêmes 
soumis à une nécessité sans restriction. 

3° Pour obtenir par l'immortalité le souverain bien, c'est-à- 
dire l'accord du bonheur et de la vertu, il a cru devoir encore 
sortir du monde sensible et phénoménal, et tomber dans le mi- 
racle. 

4° 11 a cherché l'harmonie de la nature et de la moralité dans 
un Créateur, dont il fait une essence absolue, non anthropo- 
morphe, une essence intelligible dénuée de tout rapport intelli- 
gible avec les phénomènes. 

Renouvier posera les mêmes croyances, mais sans vouloir dé- 
passer les lois connues et vérifiées du monde des phénomènes 
autrement que par une induction naturelle. 

En ce qui concerne d'abord l'immortalité des êtres individuels, 
il en trouve une première raison dans les fins de la nature elle- 
même. L'élude des organismes vivants montre la nature comme 
un système de moyens et de fins. C'est là une vérité d'expé- 
rience, que ne contredit nullement la théorie des conditions d' exis- 
tence, et qui n'a rien à voir d'ailleurs avec l'emploi vicieux des 
causes finales particulières dans les théories physiques. Or, cette 
loi téléologique de la nature signifie, en termes communs, 
qu'il y a une destinée des êfres vivants. Celle-ci semble avoir 
un terme ; mais, si nous avons quelques raisons morales qui la 
légitiment, l'induction qui nous ferait prolonger indéfiniment cette 
destinée présente-t-elle quelque impossibilité ? Qu'on ne dise 
pas : la nature fait tout pour l'espèce et sacrifie les individus. Une 
abstraction posée comme but à la loi téléologique ne suffit pas 




LÀ PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



229 



à contenter la conscience humaine. « Ce progrès, chimérique 
au fond, et qui ne profite à rien de réel, si ce n'est que là réalité 
ne possède jamais qu'un moment de l'infinie durée ; ce progrès 
qu'on fait luire à mes yeux, qu'on ose me promettre, comme s'il 
pouvait m'intéresser, est le produit d'une hypocrisie que le pan- 
théisme ancien ne connaissait pas. Qu'importe que le mieux 
vienne, si le mieux doit périr comme a péri le bien, pour faire 
place à un mieux supérieur qui n'aura pas la vertu de durer da- 
vantage ? Consolerons-nous Sisyphe en lui promettant de l'ané- 
antir, ensuite de lui donner des successeurs capables d'élever 
son rocher de plus en plus haut sur la pente fatale ? Son rocher 
qui retombera toujours ? Des successeurs qui s'anéantiront tou- 
jours et seront toujours remplacés ? Mais la montagne est infinie ! 
Mais, dans cet infini, le rocher s'élève! Oui, le rocher retombe 
toujours. Ce rocher, c'est la vie individuelle ; si haut qu'elle 
monte, tout n'est-il pas perdu, dès qu'elle redescend aussi bas 
que si elle n'eût jamais quitté son néant ? (1) » 

Renouvier écarte les hypothèses courantes qui font vivre au 
delà de la mort des âmes séparées de tout organisme et de toute 
propriété extensive, comme s'il était prouvé que, par là, elles 
eussent plus de stabilité. Ce dont une induction naturelle pourra 
poser la prolongation, c'est la personne telle que nous la con- 
naissons, c'est-à-dire inséparable d'un certain organisme, qui 
peut d'ailleurs être différent du premier, sans que l'expérience 
puisse nous renseigner sur la loi qui lierait l'organisme actuel 
à l'organisme futur. Les hypothèses ne manquent pas pour com- 
bler cette lacune. Citons, entre autres, l'hypothèse delapalingé- 
nésie cosmique, qui ne nous éloigne pas beaucoup de ce que 
Renouvier écrira à la fin de sa vie, dans le Personnalisme : on 
suppose des mondes successifs, séparés par des intervalles quel- 
conques, et reliés par une loi telle, que les personnes ayant vécu 
dans l'un reparaissent pour se continuer dans un autre. . . 

Ce sont là des possibilités. C'est à la conscience d'affirmer sa 
croyance. 

Or, elle trouve en elle d'abord une sorte d'instinct de perma- 
nence, d'immortalité ; et, puisque la nature a des fins, et que, 
dans les limites où nous pouvons l'observer, ces fins sont 
atteintes par les êtres vivants (conservation, reproduction...), 
c'est une inductionjégitime de croire ici le but atteint comme 
ailleurs. 

Mais en outre, et surtout, la liberté une fois reconnue, et 
(i) Pshychologie, t. III, p. 131. 




230 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



avec elle la réalité de la personne, la réalité de la loi morale, 
c'est-à-dire l'accord du bien moral et du bonheur, est à son 
tour postulée, el cet accord exige l'immortalité : il se fera, avec 
le temps, parla liberté. 

Enfin, affirmer la réalité de la loi morale dans le monde 
c'est affirmer V existence de Dieu. — D'ailleurs, la personne de 
Dieu est nécessairement soumise aux lois générales de toute 
connaissance et de toute existence. Les catégories valent pour 
elle comme pour nous, et, d'autre part, elle est soustraite aux 
attributs infinis que la métaphysique appelait des perfections 
et qui la détruisaient. Ainsi la personne divine ne peut être 
conçue que sur le type de la personne humaine. Elle a la vraie 
perfection, celle qui n'implique point contradiction, si haut 
qu'on la conçoive, la perfection de justice et de bonté ; mais 
elle a commencé ; elle est finie dans l'espace, et ne possède nul- 
lement la prescience de Tindéfinité des possibles. Et, enfin, nous 
n'avons aucun motif rationnel de trancher pour le moment, 
dans un sens ou dans l'autre, la question de Vunité ou de la 
pluralité de Dieu. 



Le deuxième essai, après le premier, marque-t-il un moment 
nouveau de la pensée de Renouvier ? Je ne Je crois pas. La 
Psychologie est la suite, le complément naturel de la Logique ; 
les deux ouvrages forment un ensemble philosophique, dont l'u- 
nité de doctrine et d'allure est saisissante. Pour la doctrine, il 
est peu de points essentiels du second essai qui ne se trouvent 
ébauchés ou tout au moins annoncés dans le premier. Et quant 
à l'attitude générale, qui veut exclure le mystère, le métaphysique, 
la chimère inconnue ou inconcevable, et entend se maintenir 
sur le terrain de la seule connaissance possible ; on la retrouve, 
sauf peut-être une exception sur laquelle nous reviendrons 
tout à Pheure, jusque dans la partie de la Psychologie qui vise 
les problèmes de la vie future et de la divinité. Là même, en 
effet, Renouvier fait effort pour se placer au point de vue de la 
connaissance positive et scientifique ; il demande seulement 
qu'on applique àcertains faits connus l'induction naturelle et nor- 
male dont use le savant. Il refuse absolument de se réfugier dans 
le miracle; l'anthropomorphisme qu'il apporte dans sa conception 
de la divinité, el sa représentation de la personne future, après 
la mort, sur le type unique que nous a révélé l'expérience, sont 
des conséquences directes de cette attitude. Ce qui surprend le 
plus dans les possibilités ou les probabilités de Renouvier s'y 
rattache tout naturellement. Voyez, par exemple, son hypothèse 



* 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVlER 



231 



de la palingénésie cosmique. Nous avons peine à accepter ces in- 
tervalles plus ou moins longs, pendant lesquels la personne cesse 
d'exister pour renaître ensuite... Mais, aux yeux de Renouvier, le 
discontinu de la durée et de l'existence est, en vertu du principe 
du nombre, une loi primitive, à laquelle toutes choses réelles sont 
soumises. La vie actuelle d'une personne est une suite de mo- 
ments séparés par des intervalles plus ou moins petits. Qu'im- 
porte que ces intervalles grandissent ? Son hypothèse n'altère 
donc pas les caractères fondamentaux sous lesquels est donnée 
l'existence présente. 

Une fois cependant, et en dépit de ses efforts pour tenir à 
l'écart les vieilles chimères des métaphysiciens, Renouvier semble 
bien sortir de ce positivisme semi empirique, semi rationnel, où 
il a engagé sa pensée ; c'est à propos de la question fonda- 
mentale de la liberté. De quel ordre, en effet, est donc la réalité 
dont il poursuit si avidement la certitude ? C'est la réalité d'une 
possibilité, avant qu'elle passe à l'acte ; — c'est une réalité qui par 
sa nature échappe à toute expérience, et ne semble guère moins 
dépasser la représentation que le noumène lui-même. Si Ton 
veut encore, c'est la négation de la nécessité dans le domaine des 
faits; mais cette nécessité elle-même n'est qu'un autre absolu, la 
réalité d'une impossibilité pour les choses, avant qu'elles soient, 
d'être autrement qu'elles ne seront. Renouvier a-t-il vraiment pu 
porter l'effort de sa philosophie sur le choix qu'elle allait faire 
enlre ces deux réalités, sans entrer sur le terrain d une méta- 
physique à laquelle il prétend s'opposer?... Mes doutes à cet égard 
se trouvent renforcés par quelques impressions que je vous 
communique. D'abord Renouvier revient sans cesse sur ce pro- 
blème de la liberlé, et chaque retour, souvent inattendu, donne 
le sentiment qu'à ses yeux tous les arguments déjà accumulés 
ne sufïisaient'pas encore. '* On ne démontre pas la liberté, dit-il 
dans ses derniers entretiens à son ami M. Prat ; experlo crede 
Roberto. » — Et puis, n'y a-t-il pas quelque flottement dans l'idée 
même qu'il se fait de la liberté ? Quand il raconte l'histoire de sa 
pensée (1), il rattache clairement son affirmation de la liberté à 
sa découverte de la loi du nombre, qui lui fait paraître naturel un 
commencement absolu; et, dans le deuxième essai, il lui arrive 
plusieurs fois d'opposer le fait de la liberté aux contradictions 
auxquelles se heurte le système de la nécessité. Lorsque Renou- 
vier parle ainsi, il a donc en vue le pouvoir de la volonté de poser 
le terme d'une série nouvelle, sans rapport à aucun antécédent, 

(1) Gomme dans tous les écrits ultérieurs. 




232 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



comme a été le commencement du monde. Or cette concep- 
tion diffère de celle qui rattache la volition à la personne 
humaine, au point de donner un sens à cette affirmation de Re- 
nouvier : les actes libres ont une cause, qui est l'homme dans la 
plénitude de ses fonctions ; elle diffère de celle qui s'oppose avec 
tant d'insistance à la liberté d'indifférence. Du moins, c'est là mon 
impression, et je serais tenté d'en trouver une justification dans 
ce fait, peu ordinaire chez Renouvier, que la loi du nombre, et les 
contradictions qu'elle dénonce dans le système de la nécessité et 
de la chaîne totale et continue des choses, à certains moments, ne 
pèsent pas lourd dans la balance ; lorsqu'on récapitule tous les 
arguments en faveur delà liberté (Psych. t. III), il n'en est même 
plus question. Cette conception n'est pas la seule qui apparaisse 
pour disparaître ensuite dans les analyses qui remplissent la 
Psychologie. Si on lit attentivement le chapitre relatif au vertige 
mental, ne sent-on pas que la volonté libre est le pouvoir d'épu- 
rer nos affirmations des éléments qui les éloignent du vrai et du 
bien ? En d'autres termes, la volonté se confondrait avec le pou- 
voir de guider notre entendement dans 4a voie de la vérité et de 
la moralité, par la lutte contre les préjugés, les superstitions, les 
jugements de parti pris, etc. Qu'on ne dise pas, à propos de la 
d.émence, qu'il y a direction vicieuse delà volonté, écrit Renouvier, 
mais bien insuffisance de volonté. Il suffirait que la volonté fût 
plus intense pour provoquer une réflexion qui conduirait aux 
jugements droits, — Ailleurs (1) : « On ne nie pas, dit-il, la pré- 
férence donnée au mal sur le bien dans un grand nombre de cas, 
mais on rend compte des cas compris dans cette formule vulgaire 
par le vertige mental... Ce n'est donc pas l'usage de la liberté, 
c'est plutôt son défaut d'intervention, ou durable ou dans un 
moment donné, qui amène le vertige mental.» Cette conception 
de la liberté comme du pouvoir de nous guider vers les fins de 
vérité et de moralité, par certains moyens (suspension de la re- 
présentation, réflexion, attention...), ne saurait se confondre 
avec le pouvoir indéterminé et sans direction fixe que doit être 
la liberté, pour que se comprenne « l'ambiguïté des futurs » 
et aussi pour que gardent toute leur valeur les arguments 
d'après lesquels, ôtée cette indétermination, les fins morales 
elles-mêmes, le bien et le vrai, n'auraient plus aucune signifi- 
cation. 

Bref, je ne sais s'il n'y a pas quelque inconséquence dans l'ar- 
deur de Renouvier à poursuivre, à la suite de J. Lequier, un pro- 

(1) T. Il, p. 74. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUV1ER 



233 



blême qui remporte au delà du terrain scientifique et humain où 
il avait pris jusque-là nettement position. On dira que cette in- 
conséquence va donner, en tout cas, le fondement de toute sa phi- 
losophie morale, qui pour beaucoup est la partie la plus impor- 
tante de l'œuvre de Renouvier. Soit! Mais, d'abord, c'est une 
même question de savoir s'il n'eût pu prendre à l'égard de la 
liberté la même attitude qu'à l'égard de la substance, et faire 
reposer pratiquement ses conceptions morales et sociales sur les 
faits qui composent la vie de l'homme, y compris la volonté, 
l'énergie, le sentiment de la responsabilité... Et, par la façon 
même dont il nous présentera la science de la morale, Renouvier 
lui-même nous fournira ici un argument. Et, enfin, si, comme 
beaucoup d'autres métaphysiciens, il a senti le besoin de franchir 
les limites du connaissable et de l'expérience, nous nous 
bornerons à dire que le reproche qu'il adresse particulièrement 
à Kant de faire appel au mystère, au miracle, à l'absolu, perd 
alors beaucoup de sa force et de sa valeur. 



Gela, d'ailleurs, n'est point pour diminuer l'intérêt profond du 
deuxième essai, qui me semble surtout résider — quelle que soit 
l'attitude qu'on prenne à l'égard du problème métaphysique delà 
liberté dans l'analyse de la volonté, du vertige mental et de 
la certitude. Ce qui est caractéristique dans ces éludes, c'est 
l'énergie totale de l'homme faisant la valeur de son jugement 
et faisant sa certitude, non point par la décision de s'abandon- 
ner et de fermer les yeux à une lumière qui n'est jamais suffi- 
sante, mais bien au contraire parla possession de soi-même, par 
l'attention, par la réflexion, par l'esprit critique, par toutes les 
sources d'énergie dont on dispose. C'est dans ce sens, et dans ce 
sens seulement, qu'une affirmation devient un acte, entraînant 
notre responsabilité. 

Renouvier a-t-il pu apprécier toute l'influence de ces idées sur 
notre état d'esprit d'aujourd'hui, ou, tout au moins, leur accord 
avec nos tendances actuelles à vouloir dépasser un intellectualisme 
par trop simpliste? Je n'ose l'affirmer, et la raison en est bien 
claire : c'est que, dans la voie même où il s'est engagé et où vont 
aussi quelques-uns d'entre nous, nous l'avons dépassé. 

Nous avons su douter, comme nous le demandait le maî- 
tre, et il nous a paru bien difficile, — sans parler de ce qui 
est donné comme probabilités morales, — d'accepter le dogma- 
tisme tranquille avec lequel il range dans les thèses in- 




234 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



contestées de réalité une foule de vérités qui découlent pour lui 
des catégories, soit analytiquement,soil par des synthèses néces- 
saires. Tels sont les énoncés des sciences mathématiques, qu'il 
classe toutes parmi les sciences logiques. Kant admettait que 
rintuition à priori de l'espace comprenait implicitement tous les 
jugements que le géomètre n'a plus qu'à lire dans cette intuition. 
La nature propre de l'intuition disparaît pour Renouvier,et pour- 
tant la matière qui enveloppera la catégorie d'espace est aussi 
inséparable de la forme que pour Kant. Il en est de même des 
autres catégories de quantité, nombre, succession, etc. Mais 
l'auteur de la Critique de la Raison pure était au moins parti de 
l'impression de clarté, d'évidence et de nécessité, qui accompagne 
les sciences théoriques, sans se demander quelle était la valeur 
de cette impression. Renouvier nous a suffisamment mis en garde 
contre les illusions de l'évidence et a trop insisté sur les élé- 
ments passionnels et volontaires delà certitude, pour que nous ne 
lui demandions pas compte, à lui, de cette nécessité. — Et, d'ail- 
leurs, ne dit-il pas lui-même que la nécessité des jugements aux- 
quels nous donnons ce caractère n'est pas de nature intellec- 
tuelle, mais bien plutôt de nature passionnelle? Ces jugements, 
d'après lui, nous permettent de mettre de Tordre dans le monde 
et de faire la science; nous en avons* besoin, si nous voulons 
croire à la connaissance possible des choses. On ne saurait mieux 
marquer la valeur pratique des principes et des postulats des 
sciences rationnelles ; mais comment ne pas y reconnaître, en 
même temps, le choix le meilleur que fait l'esprit dans ses cons- 
tructions, le plus simple, le plus commode, le plus conforme à 
tous ses besoins, — au lieu de cette sorte d'apodictique et d'ab- 
solu que laisse subsister Renouvier, au point de renfermer toute 
la matière de ces constructions dans les formes elles-mêmes, dans 
les lois générales de la pensée, dans les conditions irréductibles 
de la connaissance ? 

S'il eût ouvert les yeux sur ces conséquences naturelles de sa 
propre théorie de la certitude, il eût été aussi amené à contrôler 
le genre de nécessité qu'implique sa loi du nombre, et ce serait 
une grande erreur qui ne ferait plus ombre sur sa philosophie. 
Mais tout cela nepouvaitguère se produire, parce que Renouvier 
a le tempérament d'un dogmatique, et que son doute méthodique, 
comme celui de tous les dogmatiques, a pour principal effet chez, 
lui d'assurer davantage la sérénité de toutes ses affirmations. 

Aussi bien, et c'est la dernière remarque que je veux vous sou- 
mettre, il est conforme à sa propre théorie que quelque chose de 
trop individuel se trouve dans sa certitude, et n'est-ce pas là, en 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



235 



dépit du « Contrat social »,une faiblesse de cette théorie? Renou- 
vier n'apporte pas assez, me semble-t-il, le souci de ce qu'il doit 
y avoir de normal, du point de vue humain, dans toutes les dé- 
marches, qu'il a si complètement analysées et par lesquelles nous 
faisons notre certitude. La multiplicité des éléments qui inter- 
viennent ne s'oppose pas à la conception d'un état d'équilibre 
mental impossible à définir, sans doute, mais tel que les éléments 
passionnels et volontaires eux-mêmes défieraient le plus possible 
l'accusation de vertige, et qui contienne au moins en puissance 
l'accord de toutes les âmes également équilibrées. 

Renouvier l'a senti par moments, mais n'en a peut-être pas 
assez tenu compte, et a abouti à une certitude dont on voudrait 
voir l'objectivité mieux justifiée. 



Page 150, ligne 7, lire Sanleque au lieu de Sauleque. 
Page 150, ligne 16, lire Gaubertin au lieu de Gàmbertin. 
Page 152, éditions de l'Aslrée, lire : 



Ediiions partielles : 1607,1610,1612, 1616, 1621,1624, 1627, 
1628, 1667, 1688. 
Editions complètes : 1630, 1632-33, 1647. 



G. MlLHAUD. 



Errata, 



NUMÉRO 21. 



XVII e SIÈCLE. 




Sujets de devoirs. 



i 

UNIVERSITÉ DE PARIS. 

CONFÉRENCES D\ANGLAIS. 

3 e série. 

CERTIFICAT, LICENCE, AGRÉGATION. 

Version. 



Donnay et Descaves, Oiseaux de passage, 
Acte I, scène VI : 

de : «J'oublie un détail épouvantable... » 
à : « ...le plus à blâmer ou le plus à plaindre. » 

Leçon en français. 
Clarendon, — l'homme d'Etat et l'historien. 

English essay. 
Criticise Thackeray's estimate of Pope's literary merits. 

Lesson in English. 
A study of Clarendon's prose diction. 



LICENCE DE PHILOSOPHIE. 

Sur quelles bases peut-on fonder l'enseignement de la morale ? 

(M. Lalande.) 



Mrs. Browning, Aurora Leigh. 
B. II. — « to choose from. » 



Commentaire grammatical. 

Mrs. Browning, Aurora Leigh. 
Les 42 premiers vers du livre V. 



Thème. 




SUJETS DE DEVOIRS 237 

1° La théorie platonicienne du plaisir. 

2° La conception du monde intelligible chez Platon et chez 
Kant. 

3° Les principes généraux delà morale leibnizienne. 

(M. Delbos). 

II 

UNIVERSITÉ DE BESANÇON 



LICENCE 

Composition française. 

Harangues de M. de Lyon et de M. d'Aubray dans la Satyre 
Ménippée. 

Dissertation latine. 

« Mihi labebitur inter virtutes grammatici aliqua nescire», 
Quinlilien, Inst. orat. i, vu, 20. 

Thème latin. 

Montesquieu, Lysimaque ; commencement. 

Philosophie. 

Origine des idées d'après Locke et Leibniz. 
Quels rapports peut-on établir entre la réflexion et les « ipse 
intellectus »? 

ALLEMAND. 

" Composition. 

Die deutsche Ballade. 

Thème. 

A. Daudet, Le Vieillard des Sanguinaires. 

Version. 

Schiller, « Die Bûrgschaft », i re moitié, 60 premières lignes* 



Digitized by 



238 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

Thème grec 

Bossuet : Histoire universelle, m, 3 (suite du thème précédent) : 
« Que si on ne pouvait... dès son enfance. » 

Grammaire. 

1° Syntaxe comparée des propositions en grec et en latin. 

2° Hérodote, vill, 7 : 'Eireî 8s... à<puXaxTov. 

a) Etudier les formes intéressantes et la syntaxe de ce pas- 
sage. 

b) Le traduire en dialecte attique. 

3° Horace, Art poétique, V, 14-23 : « Inceptis... et unum ». 
— Langue; syntaxe; versification. 

AGRÉGATION 
Composition française. 

L'apologie de la comédie dans la préface de Tartuffe. 

Thème grec 

La Fontaine, Les Amours de Psyché, liv. I, au commencement: 
« Quatre amis... ce qui arrive rarement. » 

Grammaire. 

1° Démosthène, m e Philippe, § 1. : « noXXwv... 8taTe6î;vàt ». 

a) Etude grammaticale de ce passage. 

b) Le traduire. 

c) Les mss.ont àl^ïç Bï. Faut-il, avec un grand nombre d'é- 
diteurs, suppléer ^ dans le texte ? 

2°Cicéron, Divin, in Q. Caecilium, 1-2 : « Si quis vestrum... 
arbitrarentur. » — Langue, syntaxe, construction. 

LICENCE. 

Composition française. 

« Il y a des lieux que Ton admire; il y en a d'autres qui touchent 
et où Ton aimerait à vivre. Il me semble que Ton dépend des 
lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les senti- 
ments. » — La Bruyère, Du Cœur, 82. 



Digitized by 



, SUJETS DE DEVOIRS 239 

Thème latin. 

Montesquieu, Grandeur et Décadence, xix : « Attila, en sa mai- 
son... » 

Composition latine. 

Quae fuerit, Senecae patris temporibus, institutio oratoria, 
lectis cum Senecae librorum praefationibus, tum nonnulis suaso- 
riarum et controversiarum fragmentis, explicabis. 

Philosophie. 

Quelles lois pourrait-on donner de la dissociation et de l'asso- 
ciation des images ? 

ALLEMAND. 

Thème. 

A. Daudet, Le Curé de Cucugnan, les 70 lignes suivantes. 

Version. 

Schiller, « Die Bûrgschaft » ; la dernière moitié. 

Composition. 

Es soll Don Juan von Molière mit Gœthes Faust verglichen 
werden. 

Thème grec. 

Fénelon, Télémaque,\iv. IX : « Si je n'avais que des promesses 
à vous faire... que vous voudriez qu'il fût ? » 

Grammaire. 

1° Syntaxe de 6'xt et de (choisir les exemples surtout dans les 
auteurs du programme de la licence). 

2° Iliade : 24, v, 748 — 756. — Formes, syntaxe, versification. 

3°Caesar, B. G., XIV. — Syntaxe. — Reproduire ce texte en 
style direct. 

AGRÉGATION. 

Version latine. 

~ Properce (éd7 X.'Mùller), V/4/v. 9-50; " T"_ 



Digitized by 



240 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Thème grec. 



Le même que pour la licence. 



Grammaire. 



lo Philoctète, v. 343 à 353. 

2° Horace, Chant Séculaire : « Aime sol... » 

Etudier dans ces deux passages : 

a) Les étymologies; 

b) La langue ; 

c) La syntaxe ; 

d) La versification ; 



Le Dialogue, méthode et applications (La Composition française: 
les genres), par MM. Roustan, agrégé de V Université, librairie 
P. Delaplane, Paris, 1905 ; 1 vol. in-18, broché, 0 fr. 90. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 



Ouvrage signalé. 



Le gérant : E. Fromantin. 




Treizième Année (*• série) 



N» 23 



13 Avril 1906 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



L'intervention française en Espagne. 



Cours de M. G. DESDEVISES DU DEZERT 



Maître de l'Espagne, en vertu des renonciations de Charles IV 
et de Ferdinand, Napoléon songea à lui donner un nouveau 
souverain. 

Murât, investi par Charles IV de la lieutenance générale du 
royaume (^4 mai), croyait fermement que l'Empereur allait le dé- 
signer, el, à certains égards, ce choix eût été bon. Murât était à 
Madrid ; il était beau, brave et actif; son goût naturel pour la 
somptuosité et la représentation devait plaire aux Castillans ; 
mais Thiers est tombé dans une véritable erreur en disant qu'il 
en était aimé. Il en était haï et méprisé : haï comme étranger, 
comme français, comme militaire, méprisé comme fils d'auber- 
giste. 

Napoléon fît mieux de choisir son frère Joseph; mais il eut le 
tort de rester à Bayonne, alors qu'il aurait dû se placer à Madrid, 
au centre même des opérations. 

Quelques jours après avoir obtenu la renonciation de Charles IV, 
il écrivit au roi de Naples la lettre suivante : « Le roi Charles, par 
« le traité que j'ai fait avec lui, me cède tous ses droits à la cou- 
« ronne d'Espagne... c'est à vous que je destine cette couronne. 
« Le royaume de Naples n'est pas ce qu'est l'Espagne; c'est onze 



Directeur : N. FILOZ 



Professeur à V Université de Clevmont-Ferrand. 



La Junte de Bayonne. 



67 




REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



« millions d'habitants, plus de 150 millions de revenus et la pos- 
« session de toutes les Amériques. C'est d'ailleurs une couropne 
« qui vous place à Madrid, à trois journées de la France, et qui 
« couvre entièrement une de ses frontières. A Madrid, vous êtes 
« en France. Naples est le bout du monde. Je désire donc 
« qu'immédiatement après avoir reçu cette lettre, vous laissiez 
« la régence à qui vous voudrez, le commandement des troupes 
« au maréchal Jourdan, et que vous parliez pour vous rendre à 
« Bayonne par le plus court chemin, de Turin, du Mont-Cenis 
« et de Lyon... Gardez du reste le secret; on ne s'en doutera que 
« trop. » 

Joseph Bonaparte était alors âgé de 40 ans. Il était né à Corte, 
le 7 janvier 1768. Destiné d'abord au barreau, il étudia le droit à 
Pise. Quand la Corse eut été livrée aux Anglais par Paoli, il se 
retira à Marseille, où il épousa, le 1 er août 1794, M lle Marie-Julie 
Clary, sœur de la femme de Bernadotte. Il fut successivement 
secrétaire du représentant Saliceti, commissaire des guerres à 
l'armée d'Italie, député du département du Liamone au Conseil 
des Cinq-Cents (1797), ambassadeur à Parme, puis à Rome. Pen- 
dant le Consulat, le premier consul l'employa dans les différentes 
négociations qui aboutirent aux traités de Lunéville et d'Amiens. 
— Prince impérial et Grand Electeur de l'Empire en 1804, il fut 
plusieurs fois chargé de l'administration de l'Empire, pendant le» 
absences de Napoléon. En 1806, l'Empereur lui donna la cou- 
ronne de Naples, qu'il garda deux ans. 

Joseph avait des qualités qui l'eussent rendu très sympathi- 
que comme particulier. Il était affable et d'agréable humeur ; il 
n'était pas dépourvu d'iniagination, il avait même publié en 1799 
un inoffensif roman : Maina ou la Villageoise du Mont-Cenis. Plus 
tard, il devait occuper les loisirs de son exil à composer une épo- 
pée en douze chants sur l'histoire de Napoléon. Mais il ne suffit 
pas de savoir tourner un madrigal ou dévider une tirade pour 
être apte à gouverner une nation et Napoléon donnait à l'Espa- 
gne un roi médiocre, quand un homme de génie, tel que lui n'eût 
peut-être pas suffi à la tâche. 

Le premier efiet de la nomination de Joseph fut de désespérer 
Murât, qui croyait sincèrement succéder à Charles IV. Ce fut pour 
lui un vrai coup de massue. Tels furent ses regrets, telles furent 
ses angoisses, qu'il finit par en tomber malade et dut demander 
son rappel, au moment même où il aurait dû payer de sa per- 
sonne et redoubler de vigilance et d'énergie, — Napoléon, qui 
connut son chagrin, s'expliqua, avec son sans-gêne habituel, 
dans une lettre à un subalterne, M. de Laforêt. — Murât ne 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



243 



pouvait régner en Espagne, parce qu'il avait été le principal au- 
teur de la trame qui avait fait tomber la maison de Bourbon, et 
parce qu'il avait mitraillé le peuple de Madrid, le 2 mai. — 
L'Empereur n'avait pas honte d'avouer qu'en exécutant ses 
propres ordres Murât avait encouru la haine de toute la nation 
espagnole. 

Cependant Murât restait à Madrid, en qualité de lieutenant- 
général, en attendant l'arrivée du nouveau souverain, et Tinter- 
règne se prolongea pendant deux mois et demi. 

Car Joseph ne se pressa guère de quitter Naples, et n'arriva àPau 
qu'un mois après les renonciations de Charles IV et de Ferdinand. 

Napoléon avait adressé, dès le 25 mai, une proclamation aux 
Espagnols pour les informer qu'il n'avait pas l'intention de se 
déclarer leur roi. Il les invita à envoyer des délégués à une as- 
semblée des notables qui devait s'ouvrir à Bayonne le 15 juin, et, 
le 6 juin, il leur annonça enfin quel serait leur nouveau souve- 
rain. — La Junte d'Etat, le Conseil de Castille et la ville de Madrid 
lui ayant, disait- il, fait entendre que le bien de l'Espagne exigeait 
que l'interrègne eût une prompte fin, il avait résolu de proclamer 
comme roi d'Espagne et des Indes son bien aimé-frère Joseph 
Napoléon, ^actuellement roi de Naples et de Sicile. Il garantissait 
au roi d'Espagne l'indépendance et l'intégrité de ses Etats, tant 
en Europe qu'en Afrique, Asie et Amérique. 

Il proclamait Joseph, avant même que Joseph eût accepté, — 
pour le mettre dans l'impossibilité de refuser. 

Joseph arriva à Pau, le 7 juin, à 8 heures du matin, et se 
dirigea aussitôt sur Bayonne. Bien loin d'être tenté par la pers- 
pective brillante qu'on ouvrait devant ses yeux, il était presque 
tenté de retourner à Naples, dont le climat délicieux lui plaisait, 
•et où il avait commencé toute sorte de travaux et de réformes. 
Son terrible frère ne lui laissa pas le temps de se reconnaître. 

Napoléon alla au-devant de Joseph jusqu'à six lieues de 
Bayonne, monta dans sa voiture et l'entretint jusqu'à Marac de 
ses projets et de ses désirs. Il fit miroiter à ses yeux la grandeur 
de la couronne d'Espagne ; il lui montra qu'il serait la sentinelle 
avancée de sa maison, l'héritier désigné de l'Empire, s'il venait 
jamais à vaquer. Joseph était bien moins ébloui qu'effrayé ; mais 
il n'osa pas opposer un refus aux désirs de l'Empereur, et se 
laissa faire : il accepta, la mort dans l'âme, cette couronne 
pour laquelle Murât faillit mourir. 

A peine descendu de voiture, Joseph trouva, au pied de l'escalier 
du château de Marac, l'Impératrice et ses dames, qui le saluèrent 
comme roi d'Ëspagne. Puis, sans permettre qu'on se mît à 




244 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



table ou que le voyageur prît le moindre repos, l'Empereur 
voulut présenter le nouveau souverain aux Espagnols de distinc- 
tion arrivés à Bayonne. Il les avait mandés au château, sans leur 
dire quel était le but de leur visite. Quand ils eurent appris ce 
qu'on attendait d'eux, ils se concertèrent et décidèrent de se 
répartir en quatre sections : Grands — Conseil de Castille — Con- 
seils de l'Inquisition, des Indes et des Finances — Armée. Chaque 
section rédigea à la hâte une adresse de félicitation, qui fut aussi- 
tôt soumise à l'Empereur. Cette censure préventive n'était pas 
inutile; car le duc de l'Infantado, président de ladéputation de 
la noblesse, ne se hasardait à reconnaître Joseph qu'avec les 
restrictions les plus expresses. « Les lois d'Espagne, disait-il, ne 
« nous permettent pas d'offrir davantage à V. M. Nous espérons 
« que la nation s'expliquera et nous autorisera à donner plus 
« libre cours à nos sentiments. » En lisant ce discours, qui res- 
semblait de si près à un persiflage, Napoléon entra dans la plus 
violente colère et déclara au duc « qu'au lieu d'ergoter sur les 
« termes d'un serment qu'il paraissait bien décidé à violer, il 
« ferait mieux de se mettre à la tête de son parti et de coin- 
ce battre franchement et loyalement, en vrai gentilhomme ». — 
Il ajouta que, si le duc manquait au serment qu'il allait prêter, il 
le ferait fusiller avant huit jours. Le duc terrifié céda, les grands 
modifièrent leur adresse, et, quoiqu'il n'eût point la Grandesse, 
D. Miguel de Àzanza en fit lecture au roi. 

Les magistrats évitèrent de reconnaître le nouveau roi nette- 
ment et sans ambages, en excipant de l'insuffisance de leurs 
pouvoirs ; mais ils tinrent à Joseph le langage le plus flatteur, et 
avancèrent « qu'il appartenait à une famille destinée à régner par 
« l'ordre du ciel ». 

Joseph avait acquis des connaissances assez sérieuses en poli- 
tique et en administration ; il ne manquait ni d'usage, ni d'esprit; 
il reçut fort bien ses nouveaux sujets, répondit avec bonne grâce 
à leurs compliments, et trouva même d'adroites paroles pour se 
concilier le clergé et l'armée. 

Il répondit à l'inquisiteur D. Raymond Ethenard y Salinas « que 
« la religion était la base de la morale et de la prospérité publi- 
« que, et que, quoiqu'il y eût des pays où l'on admît plusieurs 
« cultes, on devait considérer l'Espagne comme heureuse, puis- 
« qu'elle n'honorait que la vraie religion ». 

Àu duc del Parque, qui lui avait présenté les hommages de 
l'armée, Joseph assura « qu'il s'honorait du titre de son premier 
« soldat, et que, soit qu'il fût nécessaire de combattre les Mores, 
« comme dans les temps antiques, ou de repousser les injustes 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



245 



« agressions des éternels ennemis du continent, il participerait 
« à tous ses périls. » 

Le prince français fit, en somme, assez bonne impression sur 
ceux qui le virent — et qui purent le comparer à Ferdinand ; il 
n'en resta pas moins pour toute la nation l'étranger, le français, 
l'ennemi. 

Napoléon avait décidé que l'assemblée de Bayonne compren- 
drait les députés des cités ayant voix aux Cortès. — Le clergé 
devait être représenté par 2 archevêques, 6 évêques, 6 généraux 
d'ordres, 16 chanoines ou dignitaires (2 de chacune des métro- 
poles) élus canoniquement par leurs chapitres, et 20 curés de 
paroisse. — La noblesse enverrait 10 grands d'Espagne, 10 no- 
bles titrés et 10 chevaliers. 

La Navarre et les Canaries devaient envoyer chacune deux 
députés ; Majorque, les Asturies, Biscaye, Alava, Guipuzcoa, 
chacune un. 

Le Conseil de Castille devait envoyer quatre conseillers, celui 
des Indes deux, les Conseils de la guerre, des finances, et de 
l'Inquisition chacun un. 

La marine devait avoir 2 représentants, l'armée 2 députés. 

Chacune des trois Universités majeures enverrait le sien. 

Les commerçants enverraient 14 représentants. 

Les colonies d'Amérique auraient 6 députés. 

Ainsi composée, l'assemblée de Bayonne aurait assez exacte- 
ment représenté les grands corps de la nation et les principales 
classes.de la société, si l'élection avait été libre, et ne s'était pas 
faite sous la pression d'une armée de 100.000 hommes, couvrant 
les routes et occupant les principales villes du pays. 

Mais le grand-duc de Berg désigna lui-même 54 membres de 
l'assemblée, et les élections ne purent se faire presque nulle 
part, vu l'état troublé du pays. 

Des personnages importants, désignés par Murât, ou élus par 
leurs commettants, protestèrent dans les termes les plus énergi- 
ques contre le rôle qu'on voulait leur faire jouer. D. Antonio 
Valdes, l'un des héros de Trafalgar, refusa d'aller à Bayonne. Le 
marquis d'Astorga fit de même. L'évêque d'Orense accompagna 
son refus d'une lettre éloquente, qui fait le plus grand honneur à 
sa loyauté et à son esprit : 

«... On parle de guérir les maux, de réparer les préjudices, 
« d'améliorer le sort de la nation et de la monarchie ; mais sur 
« quelles bases? sur quels fondements? Y a-t-il pour cela un 
« moyen approuvé et autorisé, fermement reconnu par la nation? 
« Veut-elle accepter ce moyen? Espère-t-elle trouver son salut 




246 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



« dans cette voie ? — N'y a-t-il pas des jnaladies qui s'aggravent 
« et s'exaspèrent avec les remèdes, et dont. on a dit : Tangant 
« vulnera sacra nullae manus ? Ne dirait-on pas qu'il est de cette 
« espèce le remède appliqué au roi, son allié, et à la famille royale 
« d'Espagne par le tout-puissant protecteur, l'Empereur Napo- 
« léon ?... Les renonciations des rois d'Espagne à Bayonne et des 
« infants à Bordeaux, on ne peut croire qu'elles aient été libres, 
« puisqu'alors ces princes étaient la proie de la violence et dé la 
te ruse, privés des lumières et de l'assistance de leurs fidèles 
« vassaux; ces renonciations paraissent incompréhensibles et 
« impossibles, comme contraires aux impressions naturelles de 
« l'amour paternel ou filial, et à l'honneur et à la gloire de toute 
« une famille, à laquelle s'intéressent tous les hommes honora- 
it bles. — Ces renonciations sont suspectes à toute la nation, et 
« comme c'est précisément d'elles que découle toute l'autorité 
« dont peut légitimement user l'Empereur et roi, il est nécessaire, 
« pour leur validation et leur force, et à tout le moins pour la 
« satisfaction de toute la monarchie espagnole, que les rois et les 
« infants qui les ont consenties, les ratifient en pleine liberté et 
« hors de toute contrainte. 

« Rien ne serait plus glorieux pour le grand Empereur Napo- 
« léon, qui a pris tant d'intérêt à ces rois et à leur famille, que 
« de les rendre à l'Espagne et de permettre qu'au sein des Cortès 
« générales du royaume ils prennent la décision qui leur agréera, 
« tandis que la nation elle-même, avec l'indépendance et la 
« pleine et entière souveraineté qui lui appartiennent, procédera 
« à reconnaître pour son roi légitime celui que la nature, le droit 
« et les circonstances appelleront au trône espagnol. 

« Ce procédé généreux et magnanime serait le meilleur 
« éloge de l'Empereur lui-même, et serait plus grand et 
« plus admirable que tous les lauriers de victoire qui le colon- 
ie nent et le distinguent entre tous les monarques de la terre ; 
<( ainsi l'Espagne sortirait du destin funeste qui la menace et 
« pourrait enfin guérir de ses maux et jouir d'une santé parfaite 
« et en rendre grâces — après Dieu — à son sauveur et véritable 
« protecteur, qui serait alors le plus grand des empereurs d'Eu- 
« rope, au modéré, au juste, au magnanime et bienfaisant 
« Napoléon le Grand. » 

Cette lettre, où l'ironie dissimulait mal l'indignation patrioti- 
que de l'évêque, répondait parfaitement à la pensée intime des 
Espagnols et indiquait à Napoléon le seul et unique moyen de 
démêler l'inextricable écheveau de la question espagnole. — 
Convoquer les Corlès générales d'Espagne, — leur rendre Char- 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



247 



les IV, Godoy et Ferdinand, et attendre paisiblement, au pied des 
Pyrénées, que le jeu des partis ait usé tous ces rois de pacotille 
et fait désirer à la nation elle-même un vrai maître, un harmoste, 
un pacificateur, voilà quel était l'intérêt évident de Napoléon 
et de la France. — 11 Ta vu... mais seulement en 1810, deux ans 
trop tard. 

En 1808, il partageait encore le préjugé français, qui attribue 
aux constitutions écrites une sorte de valeur magique, et les 
considère comme des talismans. La France, qui n'en était encore 
qu'à sa quatrième constitution depuis vingt ans, croyait toujours 
à l'importance de ces paperasses, et tenait boutique de constitu- 
tions pour tous les peuples de sa clientèle. Elle avait donné des 
constitutions à la Hollande, à la Westphalie, à la Bavière, à la 
Suisse, à PItalie, au royaume de Naples. Elle voulut en donner 
une à l'Espagne, pour que rien ne manquât à son bonheur. 

Cette constitution, on ne sait pas encore qui la rédigea ; elle 
fut probablement tracée par une main espagnole, car elle révèle 
une certaine connaissance des choses d'Espagne. Napoléon la 
reçut à Berlin, en 1806, quelques semaines après que le malen- 
contreux appel aux armes de Godoy lui eut fait prendre la réso- 
lution de détrôner les Bourbons d'Espagne à la première occa- 
sion. Il la garda en portefeuille pendant dix-huit mois, et la pré- 
senta toute faite à l'assemblée de Bayonne. 

L'assemblée, qui devait représenter l'Espagne, était loin d'être 
au complet. Aux premiers jours de juin, il n'y avait encore 
qu'une trentaine de membres présents. IL en vint par la suite 
un plus grand nombre, mais plusieurs furent envoyés de Madrid 
par Murât, ou réquisitionnés dans les diverses villes occupées 
parles Français, et dirigés sur Bayonne, comme des prisonniers. 

L'assemblée s'ouvrit, le 15 juin, au palais de l'évêché, sous la 
présidence de D. José Miguel de Azanza, ministre des finances, 
qui s'était de très bonne foi rallié à Joseph et qui ne craignit pas 
de l'avouer hautement : « Gloire et honneur immortel, s'écria- 
« t-il, à l'homme extraordinaire qui nous rend une patrie que 
« nous avions perdue. — 11 a voulu qu'au lieu même de 
« sa résidence et sous ses regards se réunissent les députés 
« des principales cités et autres personnes autorisées de notre 
« pays pour discourir en commun sur les moyens de répa- 
« rer les maux que nous avons soufferts, et sanctionner la 
« constitution que notre régénérateur lui-même a pris la peine 
« de disposer, pour qu'elle devienne la règle inaltérable de noire 
« gouvernement. C'est ainsi que nos travaux pourront être utiles 
« et aider à l'accomplissement des hauts desseins du héros qui 




248 



REVUE. DES COURS ET CONFÉRENCES 



« nous a convoqués. » Toreno fait remarquer avec raison qu'A- 
zanza, obligé de présider, n'était pas obligé de se répandre en 
aussi basses flatteries. 
La Junte tint douze séances. 

Le jour même de l'ouverture des débats, on procéda à la véri- 
fication des pouvoirs et on lut le décret de Napoléon, par lequel 
il cédait la couronne d'Espagne à Joseph. 

Le 17, la Junte décida de se rendre auprès du roi pour le com- 
plimenter, et lui promit de faire tous ses efforts pour rétablir 
l'ordre et la tranquillité dans les provinces troublées. Joseph ne 
manqua pas, suivant l'usage d'alors, de rejeter toute la faute sur 
les Anglais. — Après avoir complimenté Joseph, les députés allè- 
rent remercier Napoléon, qui reçut gravement l'expression de 
leur gratitude. 

Le 20 juin, le texte de la future constitution fut présenté à la 
Junte ; elle en ordonna aussitôt l'impression. Pour se rendre la 
nation favorable, elle proposa de supprimer l'impôt de quatre 
maravedis par chaque cuartillo de vin, le 3 1/3 pour cent perçu 
sur les revenus exempts de la dîme. Le 21, Joseph approuva ces 
remises ; c'était son don de joyeux avènement à ses sujets. 

Le 22, D. Ignacio de Tejeda, dont Murât avait fait le repré- 
sentant officiel du royaume de Nouvelle-Grenade, soutint, dans 
un véhément discours, la nécessité de resserrer l'union de la 
métropole avec les colonies américaines. 

Quatre religieux, qui représentaient les principaux ordres mo- 
nastiques, demandèrent que Ton ne supprimât point d'un trait de 
plume tous les moines, mais que Ton se contentât seulement de 
réduire le nombre des couvents. Jamais, on n'avait encore vu des 
moines espagnols s'exprimer avec une pareille modération. 

Deux courageux députés, D. Pablo Arribas et D. José Gomez 
Hermosilla, s'enhardirent jusqu'à proposer la suppression de 
l'Inquisition. Mais l'Inquisiteur général se leva et en réclama im- 
périeusement le maintien. Les quatre représentants du Conseil 
de Castille : Colon, Lardizabal, Torres et Villela, se rangèrent de 
son côté. — On a peine à comprendre comment d'honnêtes gens 
pouvaient, en 1808, défendre l'Inquisition. Ce qui est plus remar- 
quable encore, c'est qu'ils ne voyaient pas en elle un moyen de 
défendre la foi, mais surtout un instrument politique, pour pré- 
venir et déjouer les conspirations. C'est précisément le point de 
vue auquel s'était placé jadis Ferdinand le Catholique, lorsqu'en 
1482 il remplaça l'Inquisition paternelle des évêques par la ter- 
rible Inquisition des moines. Avec ses familiers multiples, sa po- 
lice toujours en éveil, ses dénonciations anonymes, ses prisons 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



249 



mystérieuses, sa procédure secrète, ses jugements secrets, ses 
pénitences perpétuelles, l'Inquisition pouvait, du jour au lende- 
main, s'emparer de toute personne jugée dangereuse, et la sé- 
questrer pour le restant de ses jours, sans que jamais personne 
en entendît parler. 

L'effroi de ses jugements était tel, qu'il amenait souvent beau- 
coup de personnes à se dénoncer elles-mêmes pour implorer 
l'indulgence du Saint-Office. À la fin du xvm e siècle, après un 
procès retentissant, qui avait frappé un personnage en vue, plus 
de 300 personnes se dénoncèrent elles-mêmes au Saint-Office, lui 
déclarèrent quels livres elles lisaient, — quelles gens elles 
voyaient, — dans quelles erreurs religieuses ou politiques elles 
croyaient être tombées. — Tous ces renseignements étaient soi- 
gneusement gardés ; toutes les personnes désignées dans ces 
lettres étaient surveillées de près et signalées à l'attention des 
inquisiteurs régionaux, des commissaires et des familiers. 
On voit tout le parti qu'un homme comme Fouché eût pu tirer 
d'une institution pareille. 

Enfin l'Inquisition n'était pas seulement une institution desti- 
née à punir ; c'était, dans beaucoup de cas, une institution tuté- 
laire, qui permettait d'arracher aux tribunaux ordinaires quel- 
que coupable qu'on ne voulait point voir condamné. Réclamé 
par l'Inquisition, et détenu, pour la forme, dans les prisons du 
Saint-Office, il devenait sacré pour la justice ordinaire et vaquait 
librement à ses affaires sans que personne pût l'inquiéter . 

L'Inquisition offrait donc le moyen de surveiller de près toute 
la nation par un vaste système d'espionnage — permettait de 
faire disparaître les gens dangereux ou jugés tels — et, par 
contre, de mettre en sûreté les agents que leurs témérités au- 
raient trop évidemment compromis. 

Napoléon avait parfaitement vu les avantages de cette insti- 
tution et était alors résolu à la conserver. 

Et, sans vouloir en aucune manière justifier une institution qui 
nous paraît de tous points odieuse « et plus insupportable aux 
« esprits nés libres et francs, comme sont les Français, que de 
« souffrir dix mille morts » (Ménippée), nous devons reconnaître 
que l'Espagne n'a réellement vécu en paix que du jour où elle a 
été tenue par cette chaîne formidable, et que la guerre civile est 
redevenue l'état normal de la nation, du jour où l'Inquisition 
a été supprimée. L'histoire d'Espagne, au dix-neuvième siècle, 
est une histoire anarchique et violente, où la guerre civile a fait 
certainement beaucoup plus de victimes que n'en a jamais fait le 
Saint-Office, et il n'est pas sûr que la politique, comprise comme 




250 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



elle l'a trop souvent été en Espagne, n'ait pas autant abaissé les 
caractères et autant avili les âmes qu'auraient pu le faire les dé- 
lations du Saint-Office. Mais la pensée a été plus libre, et là est 
le bienfait. Napoléon, qui ne croyait pas à la liberté, devait être 
par politique porté à la bienveillance envers l'Inquisition. 

On discuta encore à Bayonne sur les majorats, cette autre plaie 
de l'Espagne. Le duc de l'Infantado demanda qu'on ne réduisît 
pas au-dessous de 80.000 ducats (880.000 fr.) le maximum légal 
d'un majorât. D. Ignacio Martinez de Villela demanda que nul ne 
pût être inquiété pour ses opinions politiques ou religieuses. 

Enfin, le 30 juin, la discussion fut close, et la Constitution es- 
pagnole acceptée à l'unanimité de tous les membres de la Junte. 
— On n'avait jamais pu en réunir plus de 90, sur lesquels une 
vingtaine seulement avaient été régulièrement nommés par leurs 
provinces; le reste se composait de personnages qui étaient venus 
à Bayonne avec Ferdinand ou d'individus nommés directement par 
Murât. Pour faire nombre, on força même des Espagnols de passage 
à Bayonne à apposer leur nom au bas de la nouvelle Constitution. 

Le 7 juillet, la Junte se réunit de nouveau, et Joseph prêta 
serment à la Constitution, entre les mains de l'archevêque de 
Burgos. 

La Constitution d'Espagne était, à proprement parler, une 
contrefaçon dé la Constitution française. 

La royauté était héréditaire, de mâle en mâle, par ordre de 
primogéniture, réversible de la branche de Joseph à celles de 
Louis et de Jérôme, la couronne d'Espagne devant toujours 
rester séparée de celle de France. 

Le pouvoir législatif était, comme en France, confié à trois 
assemblées. 

Un Conseil d'Etat, régulateur suprême de ; l'administration, 
aurait eu la préparation des lois et l'appel suprême en matière 
de justice administrative. 

Un sénat de 24 membres, nommé par le roi, aurait eu, comme 
en France, la garde de la Constitution, et la protection de la liberté 
individuelle et de la liberté de la presse. 

La Chambre des députés aurait fait revivre le glorieux nom de 
Cortès. Elle se serait composée de trois bancs ou états : 

— Banc du clergé — 25 évêques nommés par le roi. 

— Banc de la noblesse — 25 grands nommés par le roi. 

— Banc des communes — 62 députés des provinces d'Espagne 
et des Indes — 30 députés des grandes villes — io commerçants 
notables — - 15 savants — tous élus par ceux qu'ils devaient 
représenter. * 




L'INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



251 



Les Gortès devaient être convoquées au moins tous les trois 
ans, et votaient pour ce même laps de temps les contributions et 
les dépenses publiques. 

La magistrature devait être inamovible, rendre la justice d'a- 
près les formes de la législation moderne, sous la juridiction su- 
prême d'une Cour de cassation (le Conseil de Castille conservé, 
dit M. Thiers). , 

Cette Constitution peut paraître savante et sage ; elle n'est au 
fond, comme la constitution impériale, qu'un vêtement décent 
destiné à masquer la nudité du despotisme. 

La liberté de discussion n'y a aucune place. Les séances des 
Cortès doivent être secrètes. La liberté de l'imprimerie ne doit 
être accordée qu'au moment où la Constitution sera entièrement 
mise en vigueur, c'est-à-dire en l'année 1813. Elle reste soumise 
au bon plaisir d'une commission du Sénat. Elle ne concerne que 
les livres et ne doit pas s'étendre aux journaux. Napoléon, 
partisan de l'Inquisition, n'a pas poussé l'illogisme jusqu'à pro- 
mettre aux Espagnols la liberté de la presse. 

Ainsi le gouvernement conservera l'allure mystérieuse que lui 
adonnée Philippe II. La nation ne connaîtra de ses affaires que 
ce que ses maîtres jugeront à propos de lui en dire. Il lui sera 
interdit, comme par le passé, de discuter ses intérêts et de mani- 
fester publiquement ses opinions. 

L'organisation du pouvoir exécutif est entachée d'un vice capi- 
tal : la nouvelle dynastie n'est pas acceptée par la nation. Il est 
dit que les couronnes de France et d'Espagne resteront toujours 
séparées, ce qui semble, au premier abord, une garantie d'indé- 
pendance; — mais on lit, un peu plus loin, que la France et 
l'Espagne contractent une alliance perpétuelle et indissoluble. 
On peut se demander, dès lors, ce que devient l'indépendance de 
la Péninsule. Et, dans le fait, Napoléon entend bien que l'Espagne 
doit être sa vassale, puisque Joseph, roi d'Espagne, reste prince 
grand Electeur de l'Empire. 

Le pouvoir législatif présente encore plus de lacunes, et n'est 
qu'un véritable trompe-l'œil. 

Le Conseil d'État joue, en Espagne, le même rôle important 
qu'en France. C'est la cheville ouvrière de la machine gouver- 
nementale. Mais où trouvera-t-on les hommes d'expérience con- 
sommée, de science profonde, de volonté intelligente, qui font du 
Conseil de l'Empire une des meilleures assemblées que la France 
ait eues ? On aura peut-être un homme de science et de talent, 
Jovellanos; mais on ne pèut se vanter de l'attirer à son parti. On 
aura quelques hommes de science moyenne et d'intelligence ou- 




2B2 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



verte, comme Àzanza, OTarril, Urquijo, Àzara, Mazarredo ; mais il 
en faudrait cinquante, et Ton n'ira pas à la douzaine. Et tout est 
à remanier : l'administration, la justice, les impôts, l'armée, la 
marine, les lois industrielles et commerciales. La monarchie est 
une grande ferme à l'abandon depuis vingt ans, tout croule, tout 
menace ruine ; il faudrait tout entreprendre, tout réorganiser, 
tout refaire, et le peuple, qui ne sait rien, qui vit dans le vague 
souvenir de la gloire passée, est le peuple le plus réfractaire de 
l'Europe aux changements et aux nouveautés. — Et, quand 
même il consentirait, par le plus improbable des miracles, à 
laisser tenter sur lui les expériences des politiques français, 
rien ne se peut faire sans argent, et les caisses sont vides : 
la dette dépasse sept milliards de réaux et le déficit moyen est 
de 700 millions de réaux pour un revenu qui atteint à peine 
600 millions. 

Le Sénat n'est, malgré son nom, qu'une camarilla pompeuse de 
24 hauts fonctionnaires nommés par le roi. En temps ordinaire, 
ses fonctions platoniques se bornent à garder la Constitution — 
(on sait comment le Sénat conservateur de l'Empire français s'est 
acquitté de cette fonction) — à protéger la liberté individuelle 
(mais la protégera-t-il contre l'Inquisition ?) — et la liberté de 
l'imprimerie (dans un pays où la presse n'existera pas). En temps 
de troubles, le Sénat se métamorphose en Comité de Salut public, 
il peut suspendre les garanties constitutionnelles, et adopter 
toutes les mesures exigées par la sécurité de l'Etat; c'est alors un 
roi fainéant, qui, du soir au matin, se réveille dictateur et terro- 
riste, et l'on sent jusque dans l'organisation du Sénat espagnol 
l'influence de la tradition jacobine, qui se maintient dans les 
conseils de l'Empire, sous les yeux de l'Empereur, qui a jadis 
été l'ami de Robespierre. 

Les Cortès présentent l'aspect le plus hétéroclite. C'est une 
vraie monstruosité ; on ne sait à quelle bizarre conception ré- 
pond cette étrange assemblée. Ce ne sont pas des Etats généraux, 
puisque la noblesse et le clergé ne nomment pas eux-mêmes 
leurs députés. Ce n'est pas une assemblée nationale, puisque 
Ton doit voter par ordre. Il n'y a pas une Chambre haute et une 
Chambre basse, puisque nobles, clercs et bourgeois doivent déli- 
bérer ensemble. Ce n'est pas le système français, ce n'est pas le 
système anglais, ce n'est pas le système traditionnel de l'Espagne, 
c'est une rêverie sans valeur — tout au plus bonne pour l'île 
Utopia. 

Se figure-t-on ce qu'eût été cette Chambre composée de 25 
évêques nommés par le roi, de 25 grands nommés par le roi et de 





L^TERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



253 



122 députés élus, discutant ensemble et votant à part, et dans 
laquelle 26 députés bien unis auraient pu faire la loi à toute ras- 
semblée? — Supposons, en effet,. qu'il s'agisse d'une loi intéres- 
sant le clergé et la noblesse : si cette loi a contre elle 13 évêquea 
et 13 grands, elle sera toujours repoussée, quand même 12 évê- 
ques, 12 grands et 122 députés du tiers s'accorderaient pour en 
demander le vole. Et voit-on cette Chambre, unique en trois per- 
sonnes, délibérer en paix ? Voit-on les minorités réactionnaires 
des deux bancs privilégiés écraser, malgré leur petit nombre, le 
gros bataillon des progressistes ?... Joseph a gardé sa constitua 
lion dans ses tiroirs ; il a- bien fait de ne pas l'en sortir. On se 
serait encore plus moqué de ses Cortès qu'on ne s'est moqué 
de son ordre de chevalerie. 

Quand ia Constitution fut achevée, Azanza proposa qu'il fût 
frappé deux médailles en mémoire de ce grand événement. Une 
députalion de la Junte vint trouver Napoléon et lui offrir ce der-* 
nier témoignage de respect et de reconnaissance — ou plutôt de 
servilité. 

La contenance de TEmpereur frappa tout le monde ; soit qu'il 
fût déjà inquiet des suites de son entreprise, soil qu'il comprît 
lui-même quel rôle odieux il venait de faire jouer à tous ces 
hommes, il ne put vaincre la préoccupation qui l'étreignait; son 
intelligence, si vive d'ordinaire, semblait fumeuse et obscurcie. 
Il jetait à la dérobée des regards équivoques sur l'assistance» 
et baissait le plus souvent la tête. Il parla trois quarts d'heure^ 
en phrases hachées, sans trouver aucune idée originale, aucun 
mot heureux, aucune de ces grandes images qui donnaient tant 
d'envolée à ses discours. 

Les courtisans ne le reconnaissaient pas. 

Les Espagnols, impénétrables, sentaient la main de Dieu s'ap- 
pesantir sur cet homme, que la conscience de son crime semblait 
paralyser. 

Napoléon sentit lui-même combien l'entrevue devenait pénible» 
il en hâta la fin, et les députés revinrent à Bayonne en silence,, 
l'esprit rempli de fâcheuses pensées. 

En Espagne, la Constitution fut accueillie par des cris de 
colère ; les exemplaires adressés aux autorités furent remis par 
elles aux juntes insurrectionnelles et brûlés sur la place publi- 
que, au milieu des danses et des huées. 

Les hommes d'Etat réactionnaires pensaient que l'Espagne 
avait déjà sa constitution et n'avait pas besoin d'en changer. 

Les hommes d'Etal progressistes voulaient que l'Espagne rédi- 
geât librement sa charte. 




254 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Le peuple ne voyait dans L'acte de Bayonne qu'un chiffon de 
papier et tournait en dérision la légèreté française. Parmi les in- 
nombrables satires du temps, D. Ramon Mesonero Romanos nous 
en a conservé une, attribuée à D. EugenioTapia, où se reflète 
dans sa gatté charivaresque tout le courroux populaire. 

La Constitution d'Espagne, mise en chansons sur des airs con- 
nus, pour pouvoir être chantée au piano, à l'orgue, au violon, au 
basson, à la flûte, à la guitare, aux timbales, à la harpe, à la 
mandore, au tambour de basque, à la caisse champêtre, au rebec 
et sur toute sorte d'instruments rustiques: 



Moi, qui suis Napoléon, Empereur des Français, je veux, et 
c'est ma volonté, qu'il y ait danse en Espagne. A la danse ! à la 
danse I soldats! — Tous mes plans sont faits, et leur succès ne 
dépend que de vos efforts. 

Ay ! ay ! tète et sang ! il n'y a pas de remède, il en sera ainsi. 
Ay ! ay ! quoi donc ! l'Espagne songerait-elle à se moquer de moi ! 
Ay ! ay ! ay ! 



Il n'y aura qu'une religion : — ce sera la religion catholique; — 
la suivra qui voudra. C'est pas sur ce point qu'on se disputera. 
— C'est ma volonté et je veux, a dit Napoléon, que soit roi de 
cette nation mon frère Joseph premier. — Et c'est ma volonté et 
je veux, répond l'altière Espagne, qu'il s'en aille carder la laine, 
ce roi Joseph dernier ! 



La succession au trône des Espagnes ira de mâle en mâie, nous 
dit la charte ; s il manque un mulet, Napoléon portera toute la 
charge. 



José aura chaque année quatre millions de pesos. — Oui d&l 
et, s'il en veut avoir davantage, qui mettra des portes aux 
champs....? — Zoronguito, zorongo, zorongo ! — Comme roi 
d'Espagne je dispose de tout. 



INTRODUCTION. 



(air du contrebandier) 



(fandango) 



(seguidille) 



(zorongo) 




L*lf^RVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE 



(mambru) 



200.000 duros. — Quelle chance, mes amis, quelle chance ! 
200.000 duros le prince dépensera... le prince dépensera... pour 
ses dévotions... Quelle chance, mes amis, quelle chance! pour se 
diverlir, pour chasser et cetera. 



Toute une séquelle de ministres feront honneur au trône. 
Attention 1 Taisons-nous : je vais chanter ! Il y aura neuf minis- 
tres à la cour pour expédier toutes les affaires. 



Il y aura un conseil de personnes, — toutes honnêtes à ma façon 
— ■ toutes honnêtes à ma façon, — qui ne pourront même pas 
bâiller, — sinon suivant la constitution, — sinon suivant la 
constitution. — Tous seront présidés, quand il y aura solennelle 
session, par le roi Pepe, et tous agir devront toujours suivant la 
constitution. — Sitôt que Pepe dira: « Je veux !... » personne 
n'osera dire : « Sire, non. » Et c'est ainsi què tout se fera, 
toujours suivant la constitution. 



Les colonies espagnoles et les possessions d'Asie jouiront des 
mêmes droits, dont jouira toute l'Espagne. — Olé Charandel ! 
chacun pourra — olé Charandel! librement commercer. — Olé 
Charandel ! pour que Pépé — Charandel y olé ! puisse thésauri- 
ser. — Autrefois, le bourreau avait le droit de torture, il ne l'aura 
plus, et, dorénavant, c'est nous qui l'aurons. — Olé Charandel ! 
mon petit Napoléon. Olé Charandel ! cela, nous le verrons ! — 
Olé Charandel 1 car quelques petits comptes — Charandel y olé ! 
nous avons à régler ensemble... 



(la pia y la paz) 



(EL MARIN ERITO) 



(charandel) 



G. Desdevises du Dezert. 




Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Cours de M. ÉMILE FAGDET, 



Professeur à V Université de Paris. 



Boucher (suite). 



Le Mois d'octobre est un des plus beaux du poème de Roucher : 
il a un début tout à fait admirable, dans le genre à la fois des- 
criptif et lyrique ; c'est le triomphe de Bacchus, une sorte 
de pœan. Puis, sans transition bien appréciable, Roucher nous 
parle de la fameuse peste de 1348. A-t-ii observé qu'elle s'était 
déclarée en octobre ? Ce n'est pas impossible, car il aime fort à 
être précis. En tout cas, la description qu'il en fait n'offre rien 
de tout particulièrement génial. 

S'il en parle, c'est qu'il avait à placer, ici, quelqu'un de ces 
morceaux philosophiques si goûtés à son époque, un dévelop- 
pement sur la cruauté de la nature, ou, pour parler philosophi- 
quement, la présence du mal sur la terre. A propos de cette peste 
de 1348, il se demande s'il faut incriminer la nature comme une 
marâtre. La dissertation est placée, sous forme de discours, dans 
la bouche de la Nature, qui prononce son apologie. 

Tel est ce chant, qui, mal composé, comme presque tous ceux 
du poème, renferme pourtant les plus beaux passages. 

Le triomphe de Bacchus est un morceau à effet ; il est très 
souvent cité : 



Ce début vibrant a de l'éclat, du mouvement ; il est tout à fait 
dans la manière antique. 



Battez, bruyants tambours, battez de rive en rive. 
Il paraît ; c'est lui-môme ; il avance, il arrive : 
Oui, c'est lui. Je le vois sur les monts d'alentour : 
Battez, et de Bacchus annoncez le retour. 



Eveillez-vous, buveurs, hâtez-vous ; le temps presse. 
Hâtez- vous ; du sommeil secouez la paresse. 




ROUCnER 



257 



Aux scènes de plaisir qui renaissent pour vous, 
Moi, prêtre de Bacchus, je vous invite tous.. . 
Courons, et de l'Ister au Tage répandus, 
Assiégeons les raisins au coteau suspendus. 
Redoublons du Français la brillante allégresse : 
Faisons, pour un moment, oublier à la Grèce 
Le poids honteux des fers dont gémit sa beauté... 



Ce sera un contraste frappant que de vous lire, après cette 
scène de délire bachique, la description du fléau de 1348 : 



Le monstre, déployant ses ailes ténébreuses, 
Vole au Cathay, s'abat sur ses villes nombreuses, 
Les comble de mourants entassés sous des morts ; 
Reprend son vol, du Gange atteint les riches bords, 
Les transforme en passant en vaste cimetière ; 
Du superbe Mogol traverse la frontière ; 
Remplit de ses poisons l'Empire des Sophis, 
Les murs de Constantin, l'Arabie et Memphis ; 
Franchit les hauts rochers, d'où le Nil roule et tombe... 



Ici, il n'y a Laharpe qui tienne : le vers est beau, parce que 
l'effet de violence est voulu et parfaitement obtenu ; ce n'est pas 
de l'harmonie simplement imitative, c'est de l'harmonie expres- 
sive. Et la période continue ainsi, se déroulant large et puissante, 
et représentant fort bien le fléau qui s'avance à pas plus ou 
moins lents, mais d'une progression continue et terrible : 



... Chaque instant voyait hors des murailles 

S'avancer, tout rempli, le char des funérailles. 

Nulle voix ne suivait ce mobile tombeau : 

Sans parents, sans amis, sans prêtre, sans flambeau, 

Solitaire, il marchait. A ces monceaux livides 

Une fosse profonde ouvrait ses flancs avides ; 

Et dans son large sein les cadavres versés 

Y tombaient en roulant l'un sur l'autre entassés. 

Durant vingt mois entiers, par ce ravage horrible, 

Se signala des dieux la colère terrible ; 

Rien ne fut épargné : l'impureté des airs 

Dépeuple tous les lieux, et les change en déserts. 



Voilà encore une page très belle : là, Roucher a juste l'emploi 
de son talent. Il est bon descriptif ; il a le sens des coupes parti- 
culières, qui produisent un effet spécial : ce n'est donc pas un 
poète à mépriser. 

Vous me direz que la fin de ce chant doit être inférieure, puis- 
qu'il se termine par une sorte de dissertation optimiste, où la 
Nature se justifie de sa cruauté. Vous ne vous trompez pas ; 
encore est-il intéressant de voir comment Roucher traite une 




258 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



question philosophique à la mode depuis Leibniz, et que Voltaire 
a cent fois abordée : 



J'aurais voulu voir Roucher préparer un peu mieux cette ap- 
parition de la Nature. Ce conditionnel « elle te répondrait » est 
bien froid ; Roucher était de taille — il ne Ta que trop montré ! 
— à évoquer une divinité : 



Pensée très profonde, reprise par presque tous les philosophes 
qui se sont placés, je ne dis pas contre le sentiment chrétien, 
mais en dehors de lui. Ce vent, répond la Nature, que vous 
accusez d'avoir propagé en cent lieux le poison de la peste, vous 
voulez l'anéantir ; mais c'est lui qui chasse les miasmes qui 
émanent des prés marécageux et des champs de bataille. Et il en 
est de même des autres éléments : 



Partout aux maux qu'ils font succèdent les bienfaits. 
Si le feu dévorant embrase mes entrailles, 
M'ébranle, me déchire, engloutit tes murailles, 
Sert en foudres tonnants l'injustice des rois, 
Et des peuples vaincus anéantit les droits ; 
Ce feu, nourri des sucs que l'abeille distille, 
Pour te rendre le jour brille en flamme subtile... 



Vous savez ma complaisance pour la périphrase, lorsqu'elle est 
spirituelle et ingénieuse, et qu'elle ajoute quelque chose aux 
mots ; c'est, ici, le cas : 



L'eau te fait beaucoup de mal aussi, par les inondations et les 
tempêtes ; mais elle t'abreuve, elle porte tes vaisseaux, ferti- 
lise la terre, etc. Que ce soit très fort comme démonstra- 
tion, ce n'est pas moi qui aurai le front de vous le soutenir, et de 
vous leurrer à cet égard ; mais la dissertation est bien conduite ; 
on y remarque de temps en temps une certaine fermeté dans les 
formules, et, ailleurs, un bel éclat dans les images. 

Le neuvième mois, le mois de novembre, est celui des vents, des 



Résigne-toi, mortel ; et, faible créature, 
Neva pas d'injustice accuser la Nature. 
Elle te répondrait : « Ne m'accuse de rien »... 



Ne m'accuse de rien ; 

Le mal est nécessaire ; il l'est comme le bien. 



Tes aliments, par lui doucement préparés, 
Nourrissent de ton sang les ruisseaux épurés, 



Et, lorsque j'ai perdu ma dernière verdure, 
11 chasse loin de toi la piquante froidure. 




ROUCHER 



259 



impressions lugubres et sinistres. Plus d'aurores ; le ciel est tou- 
jours brumeux : 



dira V. Hugo dans un style autre que celui de Roucher. C'est une 
tristesse immense qui se répand sur toute la nature... Non pas, le 
bonheur étant surtout dans l'espérance, c'est dans les mois tristes 
qu'on tfoit se rendre le plus heureux par l'espoir. Et, en effet, à 
mesure que le poème s'avance, Roucher devient plus philosophi- 
que, il n'est pas fâché de se montrer sous un aspect plus impo- 
sant ; c'est aussi qu'ayant moins de tableaux séduisants et gra- 
cieux à nous présenter, il a recours aux considérations philoso- 
ques, où il n'est pas absolument inexpert. Tout meurt donc, mais 
pour renaître : développement sur l'éternité de la matière. Et 
puis la nature, qui est bonne, ne laisse pas d'avoir, même en ses 
périodes de mélancolie, des moments de sourire et de grâce. 11 
est ensuite question des oiseaux d'automne et d'hiver, qui sont 
plus tristes que les oiseaux d'été, mais aussi plus ingénieux et 
plus habiles. A ce propos, Roucher proteste contre Descartes et 
Buffon et tous ceux qui ont dénié l'intelligence aux bêtes; il fait, 
on ne sait trop pourquoi, l'éloge de son ami Dupaty, qui s'occupe 
d'histoire naturelle. Puis il parle de la chasse au cerf, et se lance 
dans une dissertation morale sur les femmes chasseresses : les 
femmes ne doivent pas chercher à rivaliser avec, les hommes, 
surtout dans les exercices où ils se montrent le plus près dé la 
nature primitive. Comme c'est en novembre que se fait la cueil- 
lette des olives, le languedocien Roucher fait l'éloge de l'olive et 
de sa patrie. Cette transition très mince i'ajnène à parler des 
soirées d'hiver, puisque c'est avec de l'huile — qui n'est pas 
d'olive, il est vrai, mais peu importe î — que nous nous éclairons* 
Il finit par les veillées, les histoires de revenants et la croyance 
aux fantômes. 

Tel est ce chant, qui n'a rien de très éclatant. 

Roucher a placé son développement sur l'éternité de la matière 
sôus l'autorité de Pythagore ; j'aurais préféré Héraclite 



Vois-tu, lorsqu'à sa table un ami te convie, 
Vois-tu de main en main passer rapidement 
La fougère où pétille un breuvage écumant ? 
Eh! bien, de l'univers ce banquet est l'image : 
Du flambeau de la vie on s'y prête l'usage. 
Les prés et les forêts, les champs et les coteau 
A la Jeune brebis livrent leurs végétaux ; 
La brebis à nos corps fournit leur nourriture ; 
D'un peuple dévorant nos corps font la pâture ; 



Quand Novembre de brume inonde le ciel bleu, 




260 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Et comme nous enfin, ce peuple, qui périt, 
A la terre rendu, de ses sucs la nourrit. 



Ces vers sont onctueux, coulants, larges et forts ; ils rendent 
bien l'idée de cette espèce de coupe, sans cesse ruisselante, que 
le poète place entre les mains de la Nature éternelle. 

Dans le passage sur les revenants se montre le philosophe anti- 
superstitieux ; il en veut à ceux qui ont inventé de pareilles his- 
toires pour assoter les populations rustiques : Voltaire s'était con- 
tenté de sourire. 



Qu'il soit maudit cent fois, l'apôtre sacrilège, 
Qui des morts le premier, blessant le privilège, 
Au nom d'un Dieu vengeur les tira des tombeaux 
Et les montra souillés de sang et de lambeaux. 
Ou, s'il voulait du moins que sa noire imposture 
Punît l'homme oppresseur et vengeât la nature, 
Que ne réservait -il ce salutaire effroi 
A ce tyran paré du nom sacré de Roi, 
Dont les avares mains et les lois homicides 
Ecrasent les sujets du fardeau des subsides ? 
Oui, voilà le mortel que la voix de l'erreur 
Doit, dans l'ombre des nuits, assiéger de terreur. 
Qu'alors, près de son lit, un fantôme apparaisse, 
Lui montre des enfers la flamme vengeresse, 
Et q^ue, le déchirant de remords superflus, 
11 lui crie, en fuyant : Tu ne dormiras plus ! 



tfest un peu trop mélodramatique î 

Le dixième chant, consacré à décembre, débute par un éloge 
des arbres. Les arbres dorment en hiver, et Roucher les regarde 
dormir; cela l'inspire, et je le veux bien. Les arbres ont, en effet, 
quelque chose de sacré et de mystérieux, presque de religieux ; 
certains poètes philosophiques, en particulier l'Autrichien Lenau, 
ont considéré l'arbre comme le sage de la nature : ils se le sont 
figuré nous regardant avec étonnement, et se demandant quels 
sont ces êtres si nerveux, un peu fous, qui changent si facilement 
d'idées et de place... Roucher ne va pas jusque-là, à peine ai-je 
besoin de vous le dire. Il décrit ensuite l'impression générale de 
l'hiver; puis, pour préciser, il montre le voyageur égaré dans 
les neiges. 

Puis c'est la fête des brandons, dernier reste du mythe solaire 
qu'on célébrait en Orient en allumant des feux à l'époque où le 
soleil est au plus bas de sa course, et va pour ainsi dire renaître. 
Roucher termine par l'éloge des glaciers. Ce dixième chant est 
peut-être celui où il s'est le plus appliqué à chercher des sujets 
difficiles, des motifs qui ne traînent pas dans les banalités ordi- 
naires. 




ROUCUER 



261 



Voici en quels termes il exprime ses impressions mélancoli- 
ques : 

Je ne vois plus des monts l'inégale surface ; 
Plaines, fleuves, cités, tout s'éteint, tout s'efface. 
Je ressemble au mortel, qui, loin du jour, languit 
Dans ces cachots, voisins de l'éternelle nuit... 

Voilà qui est bien, mais c'est un vers de Racine. 

Il y a là très probablement une réminiscence involontaire ; il 
arrive très souvent aux poêles de prendre pour un vers de leur 
imagination un vers qui sort tout simplement de leur mémoire ; 
aussi ne faut-il pas s'empresser de crier au plagiat. 

Mon front est sans couleur ; ma tête est affaissée ; 

Et, la mélancolie attristant ma pensée, 

Je ne sens dans mon cœur vide de tous désirs 

Ni l'amour des beaux- arts ni le goût des plaisirs : 

Ma triste voix s'exhale en regrets inutiles. 

Où sont-ils, ces coteaux, que j'ai vus si fertiles ? 

Où sont-ils, ces vallons, si riants à mes yeux? 

Printemps, quand viendras-tu rasséréner les cieux ? 

Suit une description d'une tempête de neige. 

Roucher a le sens de la nature : il a observé et bien rendu cet 
apaisement des vents, ce silence qui précède la chute de la neige. 
Et c'est ici que se place l'épisode du voyageur perdu dans la 
tourmente. La transition est insensible et, par conséquent, très 
bonne, ce qui est rare chez Roucher : 

Le cœur serré d'angoisse, il s'étend sur la plaine ; 
Là, sans couleur, sans force et presque sans haleine, 
Jl murmure tout bas, dans un long désespoir, 
Le tendre nom d'un fils qu'il ne doit plus revoir. 
Mais c'en est fait ; déjà ses esprits s'engourdissent ; 
Son sang ne coule plus ; ses membres se raidissent; 
Ses yeux las de s'ouvrir se ferment ; il s'endort : 
Invincible sommeil qui s'unit à la mort 

Par ses coupes très heureuses, Roucher a su rendre ce qu'un 
tel spectacle a de lugubre et de sinistre. 

Poète philosophe et descriptif, il voit dans les glaciers une 
des merveilles de la nature et aussi l'une des mamelles fécon- 
dantes de cette éternelle nourrice. 

A. B. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



L'innovation psychique ; l'association des idées 

(suite et fin). 

J'ai le projet de réfuter, aujourd'hui, une théorie très connue, 
qui est contraire aux idées que j'ai exposées. Après quoi, je pré- 
senterai différentes observations, pour préparer la théorie de 
l'imagination. 

J'ai pris comme point de départ la théorie dualiste de l'asso- 
ciation des idées, et j'ai essayé de montrer que cette théorie 
réunit deux faits différents, et même opposés. Si, d'après l'exemple 
figuré au tableau, les faits A B C D, soit quatre vers d'Homère, se 
suivent dans la mémoire d'un -lettré, il n'y a là rien de nouveau. 
Si, au contraire, le dernier vers d'Homère rappelle un vers de 
Virgile, il y a du nouveau et nous pouvons dire que les deux 
successions en tant qu'elles se suivent, ou la succession de ces 
deux successions dans la conscience, cela constitue un fait 
nouveau. 

Mais la théorie d'origine anglaise qui distingue l'association de 
contiguïté et l'association de ressemblance a été remplacée chez 
nous par une théorie aujourd'hui à peu près consacrée dans 
l'enseignement classique, théorie unitaire, d'après laquelle toute 
association de ressemblance est une association de contiguïté. 
C'est la théorie de Cardaillac, philosophe du commencement du 
xix e siècle, reprise et reconstituée dans des ouvrages actuellement 
classiques. Elle consiste à soutenir que l'élément commun entre 
D et d développe ses contigus, qui sont ici d e f g ; d en ce qu'il a de 
spécial et de non identique au D qui le précède et e f g dans leur 
entier. Dans un cas plus simple, dans le cas où, presque simulta- 
nément, se trouvent dans la conscience deux analogues, soit a et 
A, ce qu'il y a de commun entre a et A et qui fait qu'ils se ressem- 
blent, cet élément identique développe, à peu près simultanément, 
deux ordres de contigus, d'où les éléments concrets qui différen- 
cient a et A ; par exemple, ce qu'il y a de commun entre Démos- 
thène et Cicéron développera deux ordres de contigus, les 




l'association des idées 



263 



caractères propres à Démosthène et les caractères propres à 
Cicéron. 

Telle est la thèse. Il me semble qu'elle s'attache à ce qu'il y a 
d'accessoire dans les faits et méconnaît ce qui est capital. 

Pour l'écarter de notre route, remarquons que notre adversaire 
partage au fond notre opinion, admettant la distinction logique 
du répété et du nouveau, mais qu'il réserve le nom d'invention à 
l'imagination dite créatrice et le refuse, à tort, à l'association de 
ressemblance, laquelle, pourtant, je crois l'avoir démontré, est 
une innovation et, déplus, le principe de toutes les inventions qui 
sont les œuvres et les actes de l'intelligence, l'intelligence même 
dans son avenir ; si la thèse sur laquelle j'insiste a une si grande 
importance à mes yeux, c'est que je considère l'association de 
ressemblance comme devant être mise à la base de l'intelligence. 

L'important est de savoir quelle est l'unité de souvenir, l'unité 
d'un souvenir, en tant qu'il est un. Tant qu'un souvenir se conti- 
nue, c'est un même souvenir. La continuité temporelle fait un 
souvenir, la discontinuité temporelle en fait plusieurs. Peu im- 
porte que le deuxième acte, c'est-à-dire le souvenir, soit plus 
rapide ou plus lent que le premier. Il sera plus rapide, si c'est un 
souvenir aisé, plus lent si c'est une remémoration laborieuse. 
Peu importe aussi la diversité intérieure du souvenir. Elle peut 
être plus ou moins grande ; tant que les éléments du souvenir se 
succèdent sans autre lien que leur succession lors du premier 
acte, c'est toujours le même souvenir, c'est toujours un sou- 
venir. Ainsi parle le sens commun, et le sens commun, ici, est 
le bon sens. Le passé se répète tel qu'il fut, et la diversité 
interne ne divise pas le souvenir en tant que souvenir. Si elle 
est remarquée, c'est qu'elle l'avait été dès le premier acte. Pour 
peu que la reconnaissance de cette diversité soit nouvelle, ce 
fait mérite plutôt le nom de dissociation que celui d'association. 

Par quoi sera briséé cette continuité du passé? 1° Elle pourra 
être brisée par une sensation forte qui vient arrêter le jeu des 
souvenirs et provoque une nouvelle série de pensées, d'images, 
de souvenirs. 2° Un autre souvenir, voilà une autre brisure du 
souvenir; le langage usuel dit que c'est là un autre souvenir, et 
c'est le bon sens. 3° La continuité du passé peut être enfin brisée 
par une invention qu'on appellera imagination ou invention intel- 
lectuelle, cette dernière n'étant probablement qu'une complica- 
tion de ces inventions du genre le plus simple, dont je fais la 
théorie, et qui sont les associations de ressemblance. 

La continuité du passé sera encore brisée, s'il se produit des 
sauts à travers le passé, si des intervalles de temps sont franchis, 




264 



REVUE DES COUUS ET CONFERENCES 



de telle manière que la raison de la série faite de fragments du 
passé ne soit plus la continuité même du passé, mais un autre 
principe, à savoir la ressemblance desdits fragments. Je sup- 
pose, par exemple, que je me souviens successivement de mon 
baccalauréat, de ma licence, démon agrégation, de mon doctorat. 
La raison d'une telle série est moins la chronologie que l'analogie 
des événements; c'est donc là innover et non se répéter. Tout 
autre sera le cas suivant : si je repasse toute ma vie passée, en 
posant mon attention sur des événements caractéristiques, alors 
le seul lien de ces souvenirs sera le temps vécu par moi, et les 
lacunes auront pour unique raison l'oubli des événements de 
faible intérêt. Il n'y a là qu'un fait, ma vie passée; tandis que, 
dans l'autre cas, il y en a quatre. 

Nous cherchons, ne l'oublions pas, la moindre invention. 
L'invention que la psychologie considère le plus volontiers 
comme telle, c'est l'imagination créatrice. Avant d'arriver à cette 
invention, cherchons l'invention minimum, la plus simple. Je la 
trouve dans un ensemble de souvenirs, dont la réunion a pour 
raison leur ressemblance, dont l'ensemble a donc une raison 
autre que la raison de chacun d'eux, celle-ci étant tout simple- 
ment l'habitude, principe de répétition. Un exemple sera peut- 
être utile. Si je répète de suite des vers de Racine, si, après 
m'être dit : 



il y a là deux vers, et plus de quinze mots, mais un seul souvenir. 
Si le troisième vers vient ensuite, et toute la tragédie après le 
troisième, ce sera un tour de force assurément, mais ce sera tou- 
jours un seul souvenir. Si, au lieu du second vers, je dis, à la 
suite du premier vers : 



il y a là, non plus un souvenir, mais deux souvenirs, et il y a 
vraiment une association, car il y a une réunion de deux souve- 
nirs, qui se suivent, non pas pour la raison qui fait que chacun 
d'eux revient, mais pour une autre, raison. Cette raison, c'est 
la ressemblance, le même mot « Oui » étant le début de deux 
tragédies de Racine, c'est-à-dire le même mot ayant la même 
place dans les deux œuvres de même nature du même auteur. 
Telle est l'analogie complexe qui fait que, après m'êlre dit : 



Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille, 



je dis ensuite : 



Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille, 



Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel, 




l'association dks idées 



265 



Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille, 



je me dis : 



Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel. 



La ressemblance fait l'unité de cette dualité. 11 y a là une 
association qui a lieu pour la première fois; les éléments en sont 
contigus, pour la première fois, dans la conscience avec chance 
d'y revenir de nouveau en contiguïté. Voilà un fait nouveau très 
simple, si simple qu'il peut être méconnu. Comment expli- 
quer cette réunion ? Par une loi de la vie psychique ; la con- 
science procède ainsi : c'est une règle de la conscience que, très 
souvent, la suite des souvenirs ou des contigus est brisée, est 
interrompue par des analogies qui donnent naissance à de nou- 
velles contiguïtés. Voilà une loi nouvelle de la vie psychique, 
toute différente de la loi de l'habitude, qui, elle, a son application 
dans l'association de contiguïté. 

Ce que je viens de dire de l'association de ressemblance est 
presque, mot pour mot, ce que l'on dit tous les jours de l'ima- 
gination. Il existe sur l'imagination une théorie indiscutée. On diè 
par hyperbole que l'imagination est créatrice ; mais, en même 
temps, on proclame qu'elle ne fait que combiner en un ordre 
nouveau des éléments empruntés à l'expérience passée, que ses 
éléments sont des souvenirs méconnus ou non^ qu'elle fait des 
touts nouveaux, dont les parties sont anciennes, donc répétées. 
Puisque le résultat de l'imagination créatrice dans son ensemble 
est seul nouveau, ses matériaux ne l'étant pas, mieux vaudrait 
donc dire l'imagination novatrice que l'imagination créatrice, 

A.-t-on soutenu qu'il y a dans le fait d'imagination novatrice 
une association de contiguïté marquée ? Nullement ; et pourtant 
le cas est le même, au fond, que celui de l'association de ressem- 
blance, et la réduction de l'imagination novatrice à l'association 
de contiguïté aurait pu être tentée. Ce que nous imaginons est 
conforme aux lois des choses, à la vraisemblance. Et, même quand 
l'imagination s'écarte du réel et ose se lancer dans le fantastique, 
il faut toujours à de telles imaginations un point de départ réa- 
liste, pour que l'auditeur ou le lecteur puisse suivre l'auteur dans 
ses audaces. En partant de cette remarque indiscutable que l'on 
imagine toujours ce qui est conforme aux lois naturelles, il serait 
très aisé de faire une théorie de l'imagination qui la ferait rentrer, 
comme l'association de ressemblance, dans l'association de con- 
tiguïté. Il est fâcheux qu'on n'y ait pas pensé, parce que cet excès 
aurait été la preuve de l'erreur qu'on commet en fusionnant les 




266 



REVUS DES COURS ET CONFÉRENCES 



deux associations. Je crois pouvoir montrer que, si les deux asso- 
ciations peuvent fusionner, l'imagination novatrice doit être, elle 
aussi, ramenée à l'association de contiguïté. Pour faire compren- 
dre cette analogie, il faut perdre de vue les grandes imaginations 
des artistes en tous genres. On imagine tous les jours, delà façon 
la plus modeste : lorsque par distraction, en récitant des vers, 
on dit un mot pour un autre, on imagine; l'enfant qui crée des 
mots ou des locutions nouvelles, parce qu'il Ignore le mot ou la 
locution usuelle, imagine ; les Méridionaux ont plus tôt fait d'ima- 
giner que de chercher, quand ils ne se souviennent pas sponta- 
nément ; les exaltés, les rêveurs imaginent souvent; les fous 
imaginent toujours; les rêves les plus vulgaires sont des ima- 
ginations ; les artistes médiocres, les ratés imaginent autant que 
les artistes de génie. L'imagination, en somme, est une faculté 
extrêmement banale. 

L'imagination banale ne diffère de l'imagination du savant ou 
de l'artiste de génie que parle degré, par la valeur, par la des- 
tinée ; mais, entre toutes ces imaginations, il y a une continuité. 
C'est toujours la même opération mentale qui a lieu dans l'ima- 
gination du toqué ou du raté et dans celle de l'homme de génie. 

De cette imagination commune à tous, il faut dire qu'elle con- 
siste à faire du neuf avec du vieux en combinant des souvenirs en 
touts nouveaux, qui forment une association nouvelle. Le tout 
seul est nouveau : voilà une vérité qui est devenue banale. 

De même, les deux termes d'une association de ressemblance 
sont anciens; mais l'ensemble de l'association constituée par les 
deux termes, y compris les contigus qu'ils traînent à leur suite, 
est nouveau. Entre l'association de ressemblance et l'imagina- 
tion, il y a une différence assurément, et nous la dirons; pour 
le moment, constatons que la même formule convient à l'une 
et à l'autre. 

Voilà donc trois faits généraux qui s'appellent : association de 
contiguïté, association de ressemblance, iihaginalion novatrice. 
Où est la grande différence entre ces trois faits ? Cette grande 
différence, je la vois dans l'opposition logique du répété et du 
nouveau. Dans ces trois faits, les éléments sont répétés. Dans le 
premier, dans l'association de contiguïté, le tout et les parties 
sont répétés. Dans le second et le troisième fait, l'ordre est nou- 
veau, l'ensemble est nouveau ; à l'intérieur de ces groupements, 
nous trouvons l'habitude en acte; mais, si nous considérons les 
ensembles comme groupes, l'habitude n'en rend pas compte. Par 
conséquent, l'association de ressemblance et l'imagination nova- 
trice doivent, pour ainsi dire, marcher ensemble, laissant derrière 




L'ASSOCIATION DES IDÈfiS 



267 



elles l'association de contiguïté, qui n'est qu'un non* de l'habi- 
tude. 

On voit, par là, que le concept d'association esl ridée d'un prin- 
cipe qui souffle le chaud et le froid, et que l'imagination propre- 
ment dite est un mode d'association très proche de l'association 
de ressemblance. La théorie de l'association est incomplète, si elle 
écarte le grand fait de l'imagination novatrice. Enfin, je viens de 
montrer qu'il y a plus de vérité dans la vieille distinction d'une 
imagination reproductrice et d'une imagination novatrice que dans 
la distinction, plus récente, entre l'association de ressemblance 
et l'association de contiguïté. Quand les anciennes psychologies 
d'avant le xix e siècle opposaient l'imagination reproductrice et 
l'imagination novatrice, elles tenaient compte de l'opposition 
logique entre l'ancien et le nouveau. Nous n'avons qu'à faire de 
même; mais l'association de ressemblance doit venir avant 
l'imagination novatrice, parce qu'elle est plus simple. 

Mais, peut-être, avons-nous pris la théorie de nos adversaires 
d'un peu trop haut ; serrons-la de près. Ils disent qu'un élément 
commun à deux faits développe deux groupes de contigus; ils 
voient donc, par delà, la similitude, la mêmete'. Par exemple, 
d'après eux, si l'on pense successivement à la Seine, à la Loire, 
à la Garonne, au Rhône, on a l'idée générale, abstraite, d'une 
large nappe d'eau courante, qui développe des contigus, c'est- 
à-dire ce que chacun de ces fleuves a de spécial. L'abstrait, même 
non dégagé, aurait donc la propriété de susciter les concrets qui 
l'impliquent. De même, selon quelques nominalistes, le mot usuel 
général susciterait une série d'images concrètes. Ces deux théo- 
ries vont ensemble. Selon elles, l'abstrait ne serait jamais dégagé 
par la conscience. Il n'y aurait pas d'ascension vers le général. 
Le même serait une puissance cachée, qui susciterait dans la 
conscience des individus analogues. Je crois plus légitime de 
penser que l'association de ressemblance est un point de départ, 
que le général est peu à peu dégagé par différents procédés, dont 
le plus simple ou le plus rapide est l'abstraction. Par cette abs- 
traction volontaire qui est un mode de réflexion ou encore l'at- 
tention aux similitudes, on peut se rendre compte que deux 
différents, deux individus distincts sont néanmoins analogues, 
donc partiellement identiques. D'autres fois, le passage de l'ana- 
logue à l'identique se fait par ce procédé dont j'ai parlé, par la 
fusion et l'unification des semblables. Peu à peu, ces semblables 
forment un tout commun, où ne figure plus que ce qu'ils ont 
d'identique. Voilà les deux procédés, l'un rapide et volontaire, 
l'autre lent et involontaire, par lesquels l'esprit arrive à l'abstrac- 




268 



HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



tion, à Hdée générale ; tous deux sont inductifs ; au contraire, 
le général inconscient, dans la théorie que je vise, procéderait 
comme la majeure d'un syllogisme. 

D'ailleurs, y a-t-il dans la conscience un seul oui (je fais allu- 
sion aux vers de Racine), un seul fleuve ? Non ! Le premier oui 
fait corps avec le premier vers d'Iphigénie, le second avec 
le premier vers d'Athalie. La contiguïté dédouble le oui 9 et 
c'est à cause de leurs contigus que les quatre fleuves sont : 
l'un la Seine, l'autre la Loire, etc. Chacun des analogues est une 
individualité distincte dans la conscience, individualité cons- 
tituée en chacun par des contigus spéciaux de la fluvialité, qui 
leur est commune ; c'est donc la contiguïté qui fait la pluralité 
du même en l'unissant à l'autre. Ne parlons pas toutefois d'une 
verlu de la contiguïté ; ayons soin de ne pas parler non plus de 
la vertu de l'analogie ou de la mêmeté: entités inutiles, êtres de 
raison, idoles de langage. Pourtant, si la théorie que je critique 
se fonde sur la vertu de la contiguïté, ne voit-on pas que, dans 
un cas, la vertu de la contiguïté agit seule et que dans un autre, 
elle n'opère et ne réussit qu'alliée à la vertu de la mêmeté ? 
Cela est impliqué dans la théorie même ; elle est donc, au 
fond, incohérente, et on la ramène aisément à la théorie dualiste 
de St. Millet de Bain, qu'elle prétendait remplacer. 

Mais laissons toute cette dialectique et revenons aux lois delà 
conscience. On ne doit pas s'étonner d'une loi, parce que toutes 
les lois sont également étonnantes ; mais, si deux lois se ressem- 
blent, chacune d'elles étonnera moins. Le même condition du 
même, voilà la loi de l'habitude. S'il en est ainsi, il n'est pas très 
étonnant que l'analogue soit la cause, non pas conditionnelle, 
mais occasionnelle de l'analogue ; car l'analogue, c'est, peut-on 
dire, le demi-même. 

Il y a là, certes, deux lois irréductibles, mais je remarque qu'il 
y a quelque ressemblance entre ces deux lois ; le propre de 
l'âme se ramène toujours à un devenir, dont la matière est alté- 
rité qualitative et dont l'acte consiste à unifier. L'effort est la lutte 
contre le changement. Voilà une première inspiration. Nous 
en avons découvert deux autres : la spontanéité propre de l'âme 
(en dehors de tout effort) a deux manifestations, qui sont la répé- 
tition (habitude) et la demi-répétition (association de ressem- 
blance, imagination novatrice). Dans tous ces cas, on voit l'âme 
unifier, d'une manière ou de l'autre et simplifier sa multiplicité. 



V.H. 





Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 



Nous avons vu, en étudiant la quatrième Provinciale , que Pas- 
cal, laissant de côté la Sorbonne et les Dominicains, allait désor- 
mais s'attaquer à la redoutable Compagnie de Jésus. Il s'agit 
donc d'un duel en règle, qui nous a fait songer à celui de Rodri- 
gue et du comte. Comme Rodrigue, Pascal, qui connaissait Cor- 
neille, qui avait pu voir à Rouen ce confrère en poésie de sa 
sœur Jacqueline, pouvait s'écrier : 



Mais ce n'est pas un combat livré sans témoin, dans un coin de 
parc : la France entière a été constituée juge du camp, et les pre- 
mières Provinciales ont montré qu'elle se passionnait ardemment 
pour ce débat. C'est pourquoi il est indispensable de montrer quel 
était l'état des esprits en 1656 : nous sommes, aujourd'hui, si loin 
de ces événements que, si nous jugions les choses de 1656 avec 
nos idées, nos habitudes, si vous voulez nos préjugés de 1905, 
nous risquerions fort de nous tromper étrangement. 

Et, d'abord, il me semble utile de présenter une considération 
préliminaire sur la nature de ces questions si spéciales. 

La lutte, à laquelle nous allons assister en témoins presque in- 
différents et qui veulent rester impartiaux, promettait d'être 
acharnée. Que voyons-nous, en effet ? D'un côté des prêtres, ces 
ministres de paix dans des temps de colère, comme dira Racine, 
des religieux portant le doux nom de Jésus; et, d'autre part, un 
néophyte, un ascète, un pénitent, autour duquel se groupent des 
prêtres, des laïques, qui professaient le christianisme le plus 
austère. Les uns et les autres ont la même foi, ils sont disciples 
de celui qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres, faites du bien à 
ceux qui vous persécutent... » Ces préceptes évangéliques, les uns 
et les autres les redisent à tout propos, et les commentent soit 
du haut de la chaire, soit dans leurs écrits. 



Professeur à l'Université de Paris. 



L'4tat des esprits en 1656. 



J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur; 
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur. 




270 



REVUE DES COUBS ET CONFÉRENCES 



D'où vient cette dérogation au principe éternel du christia- 
nisme? Pourquoi ces violentes colères, pourquoi ces cruelles 
vengeances? La réponse esl, malheureusement, trop facile. C'est 
que les plus grands d'entre nous ne sont, à la façon des rois 
dont parle Bossuet, que des dieux de chair et de sang, de terre 
et de poussière. N'est-ce pas l'archevêque de Paris qui, en 1870, 
reprenant le mot de Hobbes : homo homini lupus, ajoutait : pres- 
byter pfesbytero lupior, monachus monacho lupissimusl Et quand 
un laïque en veut à un prêtre, on peut dire que, lui aussi, il est 
en proie à la fureur des loups ravisseurs. L'homme est si com- 
plexe, si difficile à comprendre ; il se leurre si aisément en se 
servant de toute espèce de prétextes! N'est-il pas arrivé qu'en 
croyant combattre pour leur foi, des hommes ont servi en réalité' 
leurs passions ou celles de leurs chefs (1). Toujours est-il qu'en 1656, 
dans un siècle si profondément chrétien, le public a pu assister 
à des luttes homériques, c'est-à-dire païennes, entre des reli- 
gieux, et le succès des Provinciales nous a montré quel plaisir il 
prenait à ces querelles. 

Ce public connaissait les Jésuites depuis longtemps, et il ne 
les aimait guère. Il avait entendu parler, depuis 1635, des reli- 
gieuses de Port-Royal et des Jansénistes, et c'est à ceux-ci, qui 
avaient l'auréole de la persécution* qu'allaient l'estime et lasym- 
pathie générale. 

Voyons donc ce que l'opinion, cette « reine du monde », 
pensait des Jésuites et de leurs adversaires. 

En France, dans les grandes villes, et à Paris, lés membres de 
la Compagnie de Jésus n'avaient jamais été populaires, et cela 
parce qu'ils ne Pavaient pas cherché. 

Dès 1552, à leur arrivée en France, douze ans après leur fon- 
dation, ils rencontrent une opposition très vive de la part du 
Parlement, du clergé, de PUniversité, des municipalités. Ils sont 
reçus, malgré tout, à charge de modifier leur institut et même de 
changer de nom, au fameux colloque de Poissy (1561). Mais 
c'était là un coup d'autorité, qui put contribuer à leur établisse- 
ment, mais ne les rendit pas populaires. 

En 1552, la Sorbonne les déclare « souvent répréhensibles 
dans leurs opinions, dangereux pour la foi, capables de troubler 
la paix de l'Eglise, plus propres à détruire qu'à édifier ». 

L'Université n'a jamais varié, elle non plus, dans sa désappro- 
bation énergique. En 1560, elle refuse à l'unanimité d'admettre 

(1) Jusqu'alors, il n'y avait pas eu de guerres de religion, mais seulement 
des guerres politiques sous prétexte de religion. 




l'état DES ESPRITS EN 1656 



271 



la Compagnie dans son sein : c'est qu'elle présentait une théologie 
nouvelle, aventureuse, autrement hardie que ne le sera la philo- 
sophie de Descartes au siècle suivant, et dont on conçoit déjà, 
hors de France, de vives inquiétudes. 

Au concile de Trente, il n'y eut .qu'un cri pour demander 
l'expulsion des Jésuites : Foras Pelagianil A Louvain, en 1587, 
trente-quatre propositions tirées de leurs ouvrages furent con- 
damnées comme attaquant l'autorité de l'Eglise et les dogmes 
intangibles de la grâce et de la prédestination. 

En 1594, après le procès retentissant où Antoine Arnauld fit 
ses premières armes, après les attentats réitérés de Barrière et 
de Châtel, les Jésuites furent chassés, et même un très curieux 
arrêt du Parlement de Paris, en date du 21 août 1597, n'admettait 
pas qu'un Jésuite pût se dire sécularisé, et interdisait aux ci- 
devant Jésuites, sous peine de lèse-majesté, « de dresser des 
écoles ou de faire des prédications. » 

Donc, à tort ou à raison, les Jésuites jélaient franchement 
impopulaires; mais n'a-t-on pas vu, par des exemples anciens ou 
modernes, que la popularité n'est pas indispensable à ceux qui 
sont assez forts pour s'en passer? Les poètes ne sont pas les 
seuls qui haïssent le profane vulgaire ; les politiques partagent 
cette haine, témoin ce vieil adage : Oderint, dum meluant. A 
défaut d'une popularité flatteuse, mais stérile, les Jésuites 
surent se ménager l'appui, plus solide, du pouvoir. Henri IV lui- 
même, au nom duquel avait été dressé l'arrêt de mort de Gui- 
gnard, malgré la résistance du Parlement, malgré le cri public 
qui se manifestait déjà par des pamphlets et des brochures de 
toute sorte, rappela les Jésuites en 1603. Il oublia ou feignit 
d'oublier le passé. Il choisit parmi eux un otage, dont il fit bien 
vite son confesseur — le confesseur du vert-galant 1 II leur 
donna, avec force revenus, le beau collège \le La Flèche; il leur 
légua par avance son cœur et celui de son épouse. A dater de 
1603, les Jésuites n'avaient plus rien à craindre du pouvoir : aussi 
n'est-ce pas eux qui ont armé le bras de Ravaillac, de ce scé- 
lérat qui n'était autre qu'un fou. 

Sous Louis XIII et sous Richelieu, sous la régence de Marie de 
Médicis et celle d'Anne d'Autriche, les Jésuites sont déplus en 
plus comblés de faveurs par la cour et de plus en plus maltraités 
par l'opinion publique. Il est aisé de s'en rendre compte, quand 
on lit les documents contemporains, tels que les Annales de 
la Société des ci-devant soi-disant Jésuites (5 vol. in-4°, 1765). 

L'Université est toujours sur la brèche pour maintenir ce qu'elle 
appelle ses droits imprescriptibles et résister à ce qu'elle appelle 




272 



KEVUE DES C0UKS ET CONFÉRENCES 



les empiétements inadmissibles delà Compagnie. En 1611, l'avo- 
cat La Martelière s'attaque à elle avec une extrême vivacité, et, 
quarante-cinq ans avant les Provinciales, il lui reproche sa théo- 
logie, sa morale, ses doctrines subversives des restrictions men- 
tales et des équivoques. Tout ce qu'a dit le pamphlétaire, on l'a- 
vait dit avant lui, il n'a rien inventé, et l'on peut dès maintenant 
remarquer la justesse du mot des Pensées: « C'est la même balle 
dont se servent les uns et les autres, mais celui-là la place mieux.» 

Mais, dira-t-on, ces témoignages sont bien suspects. Tous ces 
adversaires, ce sont des jaloux. L'Université, en particulier, ne 
pardonne pas aux Jésuites de l'avoir lentement et sûrement dé- 
peuplée d'abord, ensuite ruinée. Les quatre-vingt mille étudiants 
étrangers qu'elle comptait au Moyen Age, groupés autour de la 
place Maubert et de la rue des Anglais, sont déjà tombés à trente 
mille dans le cours du seizième siècle. Du jour où les Jésuites 
purent fonder, çà et là et partout, des collèges florissants, c'en 
fut fait de l'Université : Descartes a été leur élève à La Flèche et 
Corneille à Rouen ; Molière a été admis à l'externat gratuit du 
collège de Clermont qui comptait deux mille élèves, la moitié du 
nombre total des collégiens de Paris î L'arrivée des Jésuites — 
la remarque est curieuse — a opéré, en plein règne despotique, 
une véritable décentralisation de l'instruction publique. Les 
Universités avaient donc leurs raisons pour juger sévèrement les 
Jésuites. 

De même, dira-t-on, pour le clergé séculier, très inquiet de voir 
la puissante Compagnie, forte de l'appui des nobles et des riches, 
drainer à son profit les plus beaux revenus, en un temps où l'on 
trouvait déjà qu'il y avait trop de religieux. $ 

Quant au Parlement, son hostilité s'explique, elle aussi : n'était- 
il pas le gardien jaloux des antiques libertés gallicanes, dont les 
Jésuites profès, ceux qui ont le quatrième vœu, vœu d'obéissance 
absolue au pape, faisaient si franchement litière ? Puis le 
Parlement était très contrarié d'avoirété rabroué en 1603 par 
Henri IV, et contraint d'entériner un édit qu'il désapprouvait 
hautement. 

Mais les particuliers, les simples bourgeois n'avaient pas les 
«mêmes raisons d'en vouloir aux Jésuites : et pourtant leur anti- 
pathie n'est ni moins vive, ni moins profonde. 11 est inutile d'en- 
trer dans de longs détails : quelques traits suffiront. Etienne 
Pasquier, l'avocat célèbre de 1564, se monlre très sévère pour 
eux dans ses belles Recherches de la France (III, 36) ; il les traite 
de schismatiques, d'hérétiques, d'assassins : « Entrés en France 
comme des renards, dit-il, ils prétendent y triompher comme des 




~ l'état des esprits en 1656 



273 



lions ». Antoine Àrnauld n'est pas moins vif, je ne dis pas dans 
son plaidoyer de 1594 — chacun fait son métier — mais dans son 
Franc Discours au Roi. Guy Patin, ce bourgeois malicieux et caus- 
tique, n'est jamais plus en verve que quand il s'attaque aux pro- 
pagateurs de l'antimoine... et aux Jésuites. Bien avant la chanson 
célèbre: 



Guy Patin déclare que tout Paris déteste « la noire troupe des 
disciples d'Ignace », en qui il voit « les bourreaux de la chré- 
tienté ». Saint François de Sales et le cardinal de Bérulle ne sont 
pas plus indulgents. En 1623, celui-ci écrit à Richelieu une lettre 
assez longue, qui est un réquisitoire en forme contre les Jésuites : 
il assure que, dans aucun pays, ils ne peuvent vivre en paix avec 
les autres ordres religieux. On pourrait citer des jugements 
analogues de Godeau, le nain de Julie, de Letellier, archevêque 
de Reims, de Bossuet lui-même, dont on a un mot bien amer 
dans sa concision. Un de ses neveux lui ayant parlé d'un Jésuite 
italien qui lui semblait être «un grand charlatan », Bossuet lui 
répondit : « Ce Père est tel que vous me le dépeignez : il est 
Jésuite ». Le fameux docteur Jean de Launoy, surnommé le 
dénicheur de Saints, étant un jour en voyage, entra dans une 
église pour y célébrer la messe, et demanda à la sacristie quelle 
était la fête du jour et quels ornements il convenait de revêtir. 
« C'est la Saint-Ignace, lui répondit-on. — Quel Ignace ? l'évê- 
que d'Antioche ? — Non, Ignace de Loyola. — Oh! alors, donnez- 
moi vite des ornements noirs. Tout ce que je puis faire pour lui, 
c'est de lui dire une messe de Requiem. » Boileau, son frère, 
Saint-Simon, ne sont pas plus favorables aux Jésuites. En voilà 
assez, je pensé, pour vous montrer que Pascal, en les attaquant, 
était assuré d'avoir pour lui les rieurs. 

Je ne crois pas qu'il soit possible de faire la contre-épreuve. 
Il y a bien, au dix-septième siècle, quelques agents des Jésuites, 
tels que le sieur de Marandé, et, à Poitiers, Fiileau de la Chaise, 
mais c'est tout; les plus grands panégyristes des Jésuites sont 
les Jésuites eux-mêmes : Caussin, Rapin, Lemoine et autres. 
C'est peut-être ce qui fit dire à un Jésuite, très sympathique, du 
reste, du dix-huitième siècle, le Père André : « Pour avoir une 
juste idée des Jésuites, il ne faut croire ni tout le mal qu'on en 
dit, ni tout le bien qu'ils en pensent ». 

Mais d'où venait cette réprobation, ou du moins cet esprit de 
moquerie dont les Jésuites ont toujours été l'objet ? Racine s'est 



Hommes noirs, d'où sortez -vous ? 
Nous sortons de dessous terre..., 



69 




274 



REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES 



posé la question dans son admirable Abrégé de V histoire de Port- 
Royal (1695). Après avoir réfuté les calomnies odieuses répan- 
dues par les Jésuites contre Port-Royal, il ajoute : « On aura 
peut-être de la peine à comprendre comment une Société aussi 
sainte dans son institution, et aussi pleine de gens de piété que 
Test celle des Jésuites, a pu avancer et soutenir de si étranges 
calomnies. Est-ce, dira-t-on, que l'esprit de religion s'est 
tout à coup éteint en eux ? Non, sans doute ; et c'est même 
par principe de religion que la plupart les ont avancées. -Voici 
comment. La plus grande partie d'entre eux est convaincue que 
leur Société ne peut être attaquée que par des hérétiques: ils 
n'ont lu que les écrits de leurs pères ; ceux de leurs adversaires 
sont chez eux des livres défendus. Ainsi, pour savoir si un fait 
est vrai, le Jésuite s'en rapporte au Jésuite. De là vient que 
leurs écrivains ne font presque autre chose, dans ces occasions, 
que de se copier les uns les autres, et qu'on leur voit avancer 
comme certains et incontestables des faits dont il y a trente ans 
qu'on a démontré la fausseté. Combien y en a-t-il qui sont entrés 
tout jeunes dans la Compagnie... et qui sont passés d'abord 
du collège au noviciat ? Ils ont ouï dire à leurs régents que le 
Port-Royal est un lieu abominable, et ils le disent ensuite à leurs 
écoliers. D'ailleurs, c'est le vice delà plupart des gens de commu- 
nauté de croire qu'ils ne peuvent faire mal en défendant l'hon- 
neur de leur corps : cet honneur est une espèce d'idole à qui ils 
se croient permis de sacrifier tout, justice, raison, vérité. On 
peut dire constamment des Jésuites que ce défaut est plus com- 
mun parmi eux que dans aucun corps : jusque-là que quelques- 
uns de leurs casuistes ont avancé cette maxime horrible, qu'un 
religieux peut en conscience calomnier, et tuer même les per- 
sonnes qu'il croit foire tort à sa Compagnie. » 

Cette lecture de Racine peut nous suggérer quelques explica- 
tions à côté : si nous essayons de pénétrer dans les coeurs et de 
faire la psychologie du Révérend Père Jésuite, demandons-nous 
d'où vient qu'un enfant de quinze ans comme Bourdaloue, ou un 
jeune homme comme tel agrégé sortant de l'Ecole normale, ou 
nu homme comme tel professeur d'histoire du lycée Condorcet en 
1871, se fasse Jésuite en refusant d'entrer dans tout autre ordre ? 
Les uns peut-être ont été, et Racine semble l'indiquer, séduits dès 
l'enfance par leurs maîtres; parce qu'ils avaient l'instinct delà 
combatlivité : ils vont au Jésus comme certains jeunes gens vont 
au Borda, avec l'espoir secret qu'ils périront un jour sur un tor- 
pilleur. Ils savent qu'ils seront honnis par une infinité de gens, 
même parmi les catholiques orthodoxes ; qu'on leur jettera leur 




l'état des esprits eh 1686 275 

nom à la face comme la plus cruelle injure ; qu'ils seront un ob- 
jet de défiance, de suspicion, de répulsion même; raison de plus : 
ils se sentent le courage de tout souffrir. Et, une fois engagés, ils 
se trouvent soumis à un régime d'éducation autrement sévère 
que celui de no» casernes. Pour le connaître, il faut consulter non 
les Uonita sécréta, qui portent l'empreinte des passions popu- 
laires, mais les Regulae Societatis Jesu, ravissant petit Elzevier 
de 1606, ou YInstitutio Societatis Jesu de Prague. Transformé en 
profès après des épreuves multiples, le Jésuite devient un rouage 
très spécial d'une machine savamment construite : il obéit pér- 
inée ae cadaver, perinde ac sertis baculus, omnia esse jusla sibi 
persuadendo ; et il obéit avec bonheur, il est fier de jouer le rôle 
qui lui a été assigné par la tactique de ses supérieurs : il tra- 
vaille avec joie ad majorera Oei — et Societatis — gloriam. Pas- 
quier comparait les Jésuites de son temps aux séides du vieux de 
la Montagne, aux buveurs de haschich,aux assassins. Si vous sup- 
primez ce qu'elle a d'odieux et d'injuste, la comparaison reste 
vraie. Et c'est pour cela que la Compagnie était si forte : en 1656, 
elle comptait trente mille membres. Des sociétés comme celles-là 
croient à l'avenir, quels que soient les orages qui passent ; c'est 
là qu'on dit tranquillement : « Nous ferons ceci dans vingt ans, 
dans cinquante ans, dans un, dans deux siè<cles », et c'est là 
qu'on le fait. 

Qu'importe donc la popularité ?On y a renoncé dès le premier 
jour, comme à la gloire littéraire. Aux environs de 1700, un évê- 
que disait à Tellier que les livres des Jésuites n'étaient pas si 
bien écrits que ceux de leurs adversaires : « Vraiment, répondit 
le bon Père ; nous ne sommes pas assez sots pour avoir tant 
d'esprit. » 

Gloire, popularité, bagatelles que tout cela ; et c'est pour cette 
raison que les Jésuites n'ont jamais été populaires. 

Et leurs ennemis, les Arnauldistes, les Cyranistes, les Àugusti- 
ntetes, l'étaient-ils beaucoup plus ? 

En face de la robuste Compagnie de Jésus, qui avait eent cin- 
quante ans d'existence, se dresse l'Ecole de Port-Royal, qui en 
compte trente à peine ; car le jansénisme n'est 5>as né en 1640, 
il n'est pas issu du livre de l'évéque d'Ypres comme le luthéra- 
nisme et le calvinisme des prédications et des publications de 
Luther et de Calvin. L'intervention de Jansénius n'est qu'un épi- 
sode d'une histoire qui, sans lui, aurait suivi son cours. 

Le jansénisme, en effet, remonte à 1552. Les premiers jansé- 
nistes, ce sont les Parlementaires qui n'ont pas voulu accueillir la 
Compagnie de Jésus, c'est l'Université, c'est l'évêque de Paris, du 



Digitized by 



276 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Bellay. Les auteurs responsables du mouvement augustinien, 
ce sont les Jésuites, chassés de France, c'est Molina, qui se vante 
d'apporter une théologie nouvelle, a nemine guem viderim Ira- 
ditam. Les Augustinistes n'ont voulu que répondre à cette résur- 
rection d'une hérésie foudroyée douze siècles auparavant. C'est 
hors de France que naît la réaction : ce sont des Espagnols et 
des Flamands qui commentent Je livre de Jansénius. La France 
était étrangère à ces querelles dogmatiques : la preuve c'est 
qu'en 1638, lors de l'arrestation de Saint-Cyran, deux caisses 
de papiers saisis chez lui ayant été mises à la disposition de 
ses ennemis, pas une seule ligne n'en fut jugée répréhensible. 
De même, la fameuse proposition relative à saint Pierre a été 
condamnée en 1656 comme rééditant une théorie janséniste. 
Or, jusque-là, rien de semblable n'avait été trouvé dans les 
œuvres d'Arnauld, qui avait pourtant écrit une Apologie du livre 
de M. d'Ypres. 

Ainsi, pas de Jansénistes français avant 1640 : l'école de Port- 
Royal avait simplement pour objet de protester contre les ten- 
dances théologiques et morales de la Compagnie de Jésus. Mais, 
en 1640, l'apparition de YAugustinus modifie non l'attitude de 
Port-Royal, mais la tactique de ses ennemis. Le livre les défère 
à l'opinion publique, plus spécialement à l'opinion du monde 
savant : les hommes de Port-Royal l'approuvent. Que faire ? 
Rester sur la défensive est toujours dangereux. Attaquer hardi- 
ment, voilà ce à quoi se résolurent les Jésuites, et vous savez 
le reste. 

Dans ces conditions, les hommes de Port-Royal n'étaient pas 
populaires^ puisqu'ils ne s'adressaient pas aux foules, bornant 
leur influence à une élite ; mais ils n'étaient pas non plus impo- 
pulaires, bien au contraire, puisqu'on les savait persécutés par 
une compagnie qu'on abhorrait. Aussi Pascal, attaquant les Jé- 
suites avec l'arme du pamphlétaire, savait qu'il aurait pour lui 
les libéraux de toute sorte, les anciens frondeurs assagis, l'opi- 
nion publique enfin. Il avait conscience de contribuer à décon- 
sidérer ses adversaires, de venir en aide à ses amis ; peut-être 
espérait-il empêcher la Compagnie de pétrir à son gré les âmes ; 
mais, en augmentant son impopularité, il savait qu'il ne dimi- 
nuerait en rien son crédit à la cour, son pouvoir despotique sur 
le clergé ; et il devait se dire que c'était courir bien des risques, 
car il ne suffit pas d'avoir pour soi les rieurs, et qu'il lui faudrait 
ruser de mille façons pour atteindre son but. Ce sont ces ruses 
que nous apprendrons en étudiant l'histoire littéraire des Pro- 
vinciales. A. B. 




La philosophie de Renouvier. 

Cours de M. 6. MILHAUD, 

Professeur à l'Université de Montpellier. 



Troisième et quatrième Essais de critique générale. 



Le troisième Essai de antique générale (1) est consacré à l'étude 
de la nature. Comment devons-nous concevoir l'être dans la na- 
ture, sous son aspect le plus général? Que nous apprennent les 
sciences sur l'essence et l'origine des êtres des différents 
ordres ? Quelle est la valeur des thèses cosmogonique et évolu- 
tionniste?— Tels sont les problèmes que se pose Renouvier. 

Quelle est ridée la plus générale sous laquelle il soit possible 
de réunir tous les êtres individuels? Trois réponses sont offertes. 
Puisqu'un être est un ensemble de phénomènes donné dans 
quelque représentation, et puisque celle-ci distingue et réunit le 
représentatif et le représenté, il faut que l'un ou l'autre de ces 
éléments, ou tous deux entrent dans l'idée générale que nous 
nous formons d'un être quelconque. 

Ou bien donc on ne conserve que le représenté et Ton élimine 
tous les caractères représentatifs : c'est la doctrine du réalisme 
matériel. 

Ou bien les représentés n'ont aucune réalité, et seule l'aptitude 
représentative est accordée à l'être : c'est la doctrine de l'idéa- 
lisme pur. 

Ou, enfin, tout être réunit les deux éléments de la représenta- 
tion et existe à titre de représentation pour soi : c'est la doctrine 
de la réalité complète, seule compatible avec les principes posés 
dans les deux premiers Essais. 

« Il n'y a donc qu'une seule notion possible de l'être individuel 
posé dans la nature, pour soi et en général : c'est la notion gé- 
nérale de la représentation pour soi. » 

La théorie delà nature devient une monadologie; et Renouvier ? 
qui peut-être ne s'en est jamais détourné, revient clairement, en 
tous cas, à cette conception leibnitienne, qui l'avait déjà séduit 
dans sa jeunesse. Sans doute, il en écarte aujourd'hui la substance 

(1) 1" édition, 1864, 2 e édition, 1892. 11 ne sera question, pour le moment, 
que de la i re édition. 




278 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



et en règle toutes lès propriétés d'après les exigences de sa table 
de catégories. Mais, s'il est ainsi conduit à restituer aux monades 
les propriétés spatiales que ne leur accordait pas Leibniz, il est 
d'autre part amené à leur donner pour caractères essentiels, la 
force, Vappétit, la perception, comme disait Leibniz lui-même. 
En outre, comme soufriises à la causalité, et présentant toutes 
sortes de relations établies dans le Temps entre les phénomènes 
mécaniques, physiques, organiques, représentatifs, tantôt dans 
un sens, tantôt dans un autre, — relations qui se ramènent à 
l'unité avec ce seul mot: la force, — les monades nous offrent 
une harmonie, que nous acceptons au titre de fait universel et 
irréductible, et qui ne diffère de celle de Leibniz qu'en ce qu'elle 
n'est pas préétablie (1). Cetteharmonie estl'undes aspects et l'un 
des noms de Tordre du monde, inséparable du monde. 

De cette harmonie totale nous pouvons considérer à part, et 
atânl toute expérience, les rapporls qui se déterminent sous les 
lois de la quantité et delà position. Les problèmes qui se posent 
sont alors ceux du vide, des atomes, du continu. 

81 l'on voulait voir dans l'atome une sorte de substrat des phé- 
nomènes physiques, fait d'étendue concrétée, et, dans le vide, 
Un être d'étendue pure, nous devrions rejeter l'un et l'autre pour 
éviter l'infini réalisé. C'est autrement que nous les concevrons 
pour les affirmer. Nous nous représentons les actions des êtres 
s'exerçant en certaines circonscriptions limitées, en certains lieux 
assignables, et non en d'autres, — et, de plus, nous concevons que, 
parmi ces lieux circonscrits à trois dimensions, et tels qu'un espace 
quelconque en contient toujours nécessairement un nombre fini, il 
êû est où ne s'exerce aucune action, qui ne servent, au moins actuel- 
lement, à la détermination locale d'aucun phénomène : ce sont 
pour Renouvier les lieux vides. Si nous faisons abstraction de 
ces derniers, il reste les pleins. Nous pouvons bien continuer à 
appeler atomes les êtres qui les occupent, à la condition que cette 
occupation soit dans le fait de s'entourer de sphères d'action dans 
l'espace, de développer des perceptions et des appétitions dans 
un rayon déterminé, — comme cela est supposé, par exemple, 
dans les fonctions atomiques, attractions et répulsions, que Bos- 
covitch introduisit dans la science après Newton, les rap* 
portant aux atomes comme à des points mathématiques. 

On a souvent rattaché* l'existence du vide à la nécessité d'affir- 
mer le mouvement. Descartes a cependant répondu en montrant 

(1) Renouvier changera d'avis sur ce point. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



27a 



que le plein n'oblige qu'à changer la nature du mouvement, et de 
propagé qu'il était, à le rendre solidaire. Mais cette solidarité de 
toutes les séries de masses qui entrent dans un système universel, 
exclut l'initiative motrice des êtres individuels, et implique la 
nécessité de toutes les modifications du système à un moment 
quelconque. Ainsi précisé, le vieil argument des atomistes contre 
le plein reprend toute sa force. 

Renouvier, par sa conception du vide et de l'atome, rejette le 
continu de l'espace : on devine qu'il rejettera de même le continu 
de la durée des phénomènes, et se le représentera sous une suite 
d'actions élémentaires instantanées. Les intervalles élémentaires 
qui limitent ces actions sont extrêmement petits, près de ceux 
que nous observons; de même que sont extrêmement petits les 
intervalles qui séparent, dans l'espace, deux points où siègent les 
forces locales. Et c'est ce qui fait que le calcul de l'indéfini s'a- 
dapte si bien aux problèmes de composition et décomposition 
élémentaires. Mais il ne faut pas s'y méprendre : le continu est 
Une illusion des sens. 

Ce qui se dégage delà vue générale du fond de la nature, c'est 
pour Renouvier la grande loi du discontinu, de Y intermittence. 
Elle s'applique non seulement aux phénomènes élémentaires dont 
il vient d'être question, mais encore « aux forces les plus élevées, 
aux moments de la représentation humaine comme à ceux des 
fonctions organiques et de tous les faits composants de l'ordre 
du monde... Le monde est une pulsation immense composée d'un 
nombre inassignable, quoique à chaque instant déterminé, de 
pulsations élémentaires de divers ordres, dont l'harmonie plus 
ou moins étroite ou compréhensive, plus ou moins aveugle ou 
clairvoyante, établie et développée en une multitude de degrés 
ou de genres, s'accomplit par la naissance des êtres autonomes, 
dans lesquels elle tend à devenir, de purement spontanée qu'elle 
était, volontaire et libre (1). » 

Ces réflexions générales ont ensuite l'occasion de s'appliquer 
dans l'étude que fait Renouvier des phénomènes physiques;, 
chimiques, biologiques, représentatifs ; — puis dans l'examen 
critique auquel il soumet les hypothèses cosmogoniques et les 
théories de Lamarck et de Darwin sur la transformation des es=- 
pèces. De toutes ces études il dégage, outre la première loi 
d'intermittence, une autre grande loi qui régit les évolutions na- 
turelles, à savoir la finalité. 

(1) 3« Essai, page 43. 




280 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



# 



Deux choses sont surtout à noter dans ce troisième Essai : la 
monadologie, — la loi d'intermittence de la nature. Ni Tune ni 
l'autre ne nous surprennent beaucoup. Par la monadologie, 
Renouvier reste fidèle à cette philosophie de l'esprit, dont il a 
puisé le germe dans le Cogito de Descartes, et qui, déjà en 1842, 
le conduisait avec quelques réserves aux monades leibnitiennes. 
La disparition de la substance ne l'empêche pas de rester, avec 
la représentation, au cœur même du Cogito, et d'en tirer comme 
une conséquence naturelle la notion la plus générale de l'exis- 
tence. Quant à l'harmonie des monades, posée comme un fait 
universel pour expliquer les relations et les lois, elle n'a jamais 
cessé, depuis la première édition de la logique, c'est-à-dire aus- 
sitôt que le phénoménisme a été consciemment affirmé, de tra- 
duire l'idée que Renouvier se faisait de la causalité. 

Quant à la loi d'intermittence et à la grande pulsation qu'est le 
monde, ce sont d'abord, théoriquement et a priori, des consé- 
quences de la loi du nombre, qui par là sont soumises aux cri- 
tiques que nous avons adressées à cette loi. Ce sont aussi, sans 
doute, des postulats dont Renouvier trouve une vérification dans 
les sciences de la nature. Gela est intéressant dans la mesure ou 
l'on pourrait dire qu'en les énonçant on met en relief les ten- 
dances des conceptions scientifiques à s'imprégneç d'atomisme 
et de discontinuité; mais à la condition de ne pas dépasser cette 
attitude, et de ne pas rejeter de la science les tendances contraires. 



Le quatrième Essai (1) nous ramène à l'homme. Les deux 
premiers ont épuisé le problème logique, psychologique, abs- 
trait. C'est maintenant à l'histoire qu'il faut demander les infor- 
mations complémentaires indispensables à la science. Mais cette 
histoire ne doit pas être faite a priori, de parti pris; elle doit se 
passer d'hypothèse cosmique, ou théologique, ou physiologique ; 
elle doit être analytique. Et c'est sous le titre d'Introduction à la 
philosophie analytique de l'histoire que se présente le quatrième 
Essai. 

Renouvier y traite d'abord des origines morales de l'homme, 
puis expose les antiques diversités ethniques, linguistiques, 
morales, religieuses, d'un certain nombre de familles. 

Le problème des origines morales de l'humanité l'amène 

(1) édition, 1864 ; * édition, 1896. 



II 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



281 



d'abord à discuter les thèses de Kant sur ce sujet. Il lui reproche 
1° d'avoir vu une chute pour l'homme dans le passage de l'état 
primitif d'instinct et d'innocence à l'état de raison et de mora- 
lité, — quand, d'ailleurs, il voyait là, en même temps, un progrès 
pour l'espèce ; 2° et surtout de n'avoir pas su expliquer l'origine 
du mal autrement qu'en dotant l'homme d'un penchant au mal, 
après qu'il lui avait accordé une disposition originaire au bien ; 
3° d'avoir méconnu, pour expliquer la transmission du mal, ce 
que Renouvier appelle la solidarité sociale, c'est-à-dire « le lien 
résultant de l'ensemble de ces mobiles d'un acte libre qui se 
rattachent aux actes antérieurs répétés et habituels dans une 
société donnée, et aux maximes autorisées, et aux institutions et 
coutumes dont l'expérience et la répétition même sont les sour- 
ces (1). » Les erreurs de Kant s'expliquent par ce fait qu'il ne 
reconnaît pas d'autre mobile à la liberté, considérée dans ce qu'il 
croit son essence, que la loi morale impérative. 

Après un très bref historique sur cette question de l'origine du 
mal, — historique qui va de Descartes à Fichte, — Renouvier nous 
présente sa solution. Il prend la personne humaine tout entière, 
avec des passions ou affections, des concepts, sa volonté, et nous 
la montre, à l'état primitif, usant déjà instinctivement d une 
loi morale, qui est presque confondue avec l'ordre passionnel. 
L'homme est alors innocent, ni bon ni méchant ; le vrai bien et 
le vrai mal ne se produiront que par l'exercice de sa liberté. Les 
vertus et les vices qui intéressent le plus spécialement l'agent 
lui-môme, — la prudence, la tempérance, la force ou le courage, 
et les vices contraires, — ont leur origine dans le conflit des 
passions, qui naît lui-même de la pluralité des fins que l'homme 
se propose en vertu de sa nature. L'homme devient de plus en 
plus raisonnable, selon qu'il connaît et limite par des conditions 
de temps et classe par ordre d'importance et de valeur les biens 
qui l'attirent. 

D'autre part, un fond naturel de bienveillance et de sympathie 
pour les autres hommes, c'est-à-dire une disposition à se recon- 
naître en communauté de biens et de maux avec eux, se trouve 
en antagonisme avec le souci du bien personnel immédiatement 
sensible, ce qui est l'origine de phénomènes moraux d'un nou- 
veau genre. Ceux-ci ne s'établissent pas dans la conscience aussi 
simplement que nous paraissons croire. Les services mutuels, 
qu'une bienveillance spontanée et gratuite fait naître, tendent à 
devenir obligatoires. Chacun attend d'autrui ce qu'il est ou se 

(1) 1" édition, p. 33. 




282 



REVUE DBS COURS ET CONFÉRENCES 



croit disposé à lui faire dans un cas semblable, et ainsi se 
trouvent introduites « des notions de réciprocité et d'égalité, qui 
changent du tout au tout la nature des premiers sentiments que 
nous supposions. L'une des idées originales de l'homme s'est 
témoignée clairement à la conscience, aussi éclatante, aussi impé- 
rieuse dès l'abord qu'elle pourra jamais l'être. Cette idée est la 
justice (1) ». 

Il est facile de comprendre, alors, comment ont pu naître les 
mauvais sentiments, la haine, l'injustice. Il a suffi qu'il y eût 
désaccord entre ce qu'un homme recevait d'autrui et ce qu'il se 
croyait en droit d'attendre de lui, pour qu'il fût jeté dans un 
état moral pénible et sujet aux plus fortes tentations. Dans cet 
état, et surtout sous l'influence de l'habitude, il devenait sujet 
aux illusions qui déforment en sens contraire ce que lui doivent 
les autres et ce qu'il leur doit, ainsi qu'aux sophismes de justi- 
fication de toutes sortes d'actes, qui, en réalité, ne sont inspirés 
que par certaines passions. Et ainsi le mal prenait naissance et 
progressait, — pouvant ensuite recevoir la plus grande extension 
parla loi de la solidarité humaine. La solidarité se montre d'abord 
dans la communication des penchants, des vertus et des vices, 
par voie d'imitation dans une même famille ; puis elle agit entre 
des familles différentes. D'autre part, les actes répétés deviennent 
chez un individu des habitudes, et celles-ci, prenant une valeur 
sociale, deviennent des usages et des coutumes, bientôt consacrés 
par des lois, qui ne tardent pas elles-mêmes à apparaître comme 
indiscutables et naturelles. Et ainsi, par l'habitude et la loi de 
solidarité, les premières aberrations de la conscience individuelle 
s'étendent et se généralisent dans des masses humaines. Selon 
le degré de déchéance où s'arrête, à certains moments, chacune 
des grandes familles, les pensées et les sentiments collectifs, les 
actes coutumiers, constituent une race éthique, dont le caractère 
domine toutes les influences physiques et naturelles (climat, 
race proprement dite, etc.). Les divers groupements présentent 
d'ailleurs des caractères très différents. — Partout se conclut 
entre Les individus d'une même société une sorte de contrat 
tacite, qui se traduit dans le droit positif. Au-dessus de ce 
droit et de toutes les conventions qu'il consacre provisoirement, 
subsiste et se développe la notion d'une justice universelle. Et 
les évolutions sociales ne sont autre chose que des phénomènes 
de balancement en sens divers entre cette justice universelle 
telle qu'elle est sentie à un moment donné, et la sphère des 

(1) Introduction, i M édition, p. 63. 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIE DE REWOUVIER 



28^ 



obligation» auxquelles ou attribue une valeur positive dans le 
même temps. 

Ici se trouve, en quelques pages saisissantes, comme un exposé 
général de toutes les révolutions qui ont voulu substituer quelque 
chose du droit idéal au droit positif. Ecoutez ces réflexions, « 
et, pour en sentir toute la justesse, pensez, par exemple, aux 
efforts actuels du peuple russe contre le régime traditionnel 
qu'a consacré l'autocratie des tsars : « Depuis l'origine des 
délibérations de l'humanité sur les lois qu'il lui convient de s'im- 
poser, un antagonisme n'a cessé d'exister entre les partisans 
d'un minimum de moralité, réglé par la coutume actuelle, et le 
nombre plus restreint des justes, qui, poussés par la passion 
du bien, instruits par la culture de la raison, prétendent aller au 
mieux en toutes choses. Les moyens termes sont tenus dans le 

débat par la multitude des opinions Mais la foule elle-même, 

à de longs intervalles, en vient à s'accorder dans un idéal, c'est- 
à-dire à concevoir un ordre préférable à l'ordre établi, et auquel 
il ne manquerait, pour s'y substituer, que telles ou telles sanc- 
tions selon l'esprit des temps. Bientôt les intérêts avertis tra- 
vaillent en tout sens, les passions s'animent, l'intelligence com- 
bine les projets, puis des désordres éclatent, auxquels il faut 
porter remède, et de deux choses Tune : ou l'autorité tradition- 
nelle, exaltée par la crainte et par la lutte, reste victorieuse, un 
grand déploiement de violence rejette la société en arrière; ou 
des progrès s'accomplissent non sans compromis, phases et 
retours divers, même dans les révolutions les plus radicales, 
non sans violence encore et sans de déplorables horreurs, mais 
enfin pour le bien des générations futures et surtout pour la 
satisfaction de l'immuable justice. C'est celle-ci qui, toujours pré- 
sente à l'esprit humain, entre progressivement dans les faits, à 
mesure que le mal démasqué recule devant elle. C'est l'idée qui, 
de mieux en mieux analysée, plus exactement suivie en ses appli- 
cations, passe dans la réalité, et parvient à faire caractériser 
eomme droits et devoirs positifs, reconnus en convention ou 
cénacle, définis légalement ou religieusement, et, dès lors, stric- 
tement obligatoires, des rapports sociaux auparavant renfermés 
dans une sphère plus haute du bien et de la pensée, où les mieux 
inspirés savaient seuls et très difficilement les atteindre, encore 
moins s'y conformer (1). » 

Parfois, dans les sociétés livrées à la force et au mensonge, par- 
venues au dernier degré de rabaissement, les hommes déses- 

(1) 1" édition, p. 109. 




284 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



pèrent de la justice ; c'est alors par le cœur et non par la raison 
que la moralité renait. 

On réagit par une sorle d'abnégation de son activité, par le 
don de soi, par le sacrifice ; et certaines créations religieuses 
sont sorties de ces dispositions des âmes les plus pures dans une 
société corrompue. — Mais nous touchons ici, à propos de 
l'amour et de la justice, à l'un des problèmes sur lesquels revien- 
dra le plus souvent Renouvier, offrant en somme, par l'attitude 
qu'il y prend, l'un des caractères les plus essentiels de ses con- 
ceptions morales , politiques et sociales. Il convient donc 
d'insister. 

A ceux qui voudraient trouver l'explication du premier mal 
dans un manquement à la loi d'amour, Renouvier répond que 
cela n'a aucun sens, qu'il ne saurait y avoir de loi d'amour, et 
qu'une passion ne saurait, en aucune manière, impliquer un 
principe, au nom duquel elle serait appelée à dominer les autres 
passions. Il ne sépare certes pas la justice de tout fondement 
passionnel : c'est bien à ses yeux l'amour qui, nous faisant voir 
des semblables dans les autres, autorise la formation même de 
l'idée de justice. Mais c'est par l'idée de justice que l'amour 
exige le retour, qu'il se règle et se limite réciproquement, et 
que se dégage l'idée du droit. D'une manière générale, d'ail- 
leurs, Renouvier marque l'opposition de l'amour et de la justice 
en quelques propositions fermes telles que celles-ci : 

« La justice, chez l'homme juste, place avant toutes choses 
morales... le respect de soi, la dignité de la propre personne. 
Au contraire, l'homme d'amour s'abaisse et s'humilie au be- 
soin, se fait esclave. 

« Le juste est véridique, embrasse le vrai ou le poursuit à 
tout prix. L'homme de l'amour veut souvent être trompé; il 
consent aisément à tromper lui-même. 

« L'homme de l'amour est homme de passion, car l'amour est 
une passion, si purs d'ailleurs et si désintéressés que soient les 
mobiles ; il est donc par lui-même sans règle certaine; tout lui est 
exception et cas particuliers; s'il ne nie point les lois rationnelles 
de la conduite, il est du moins disposé à les faire fléchir en mille 
occasions; ainsi le mal se transfigure en bien à ses yeux ; il 
vole pour donner, il ment pour être utile ou agréable à ses dupes. 
Il peut même en venir à faire du crime une vertu politique, pour 
peu qu'il y ait prétexte de salut public, et c'est encore lui qui, dans 
une sphère plus humble, élève le mensonge habituel au rang 
de vertu privée, sous le nom de politesse. Mais l'homme de justice 
subordonne la passion à la raison et les circonstances à la règle, 





LA PHILOSOPHIE Dt£ RENOUVIER 28$ 

ce qui doit sembler triste, si son cœur est froid, mais ce qui 
paraîtra sublime, si lui aussi il aime... » (1). 

Les institutions et les mœurs diverses se sont formées pour le 
bien ou le mal de l'humanité, selon qu'ont prédominé tour à tour 
dans les nations ces deux grandes forces sociales: d'un côté la jus- 
tice et le droit, de l'autre l'esprit de domination avec l'amour ; le 
plus souvent, d'ailleurs, avec ce mélange inextricable qui met 
chez l'homme les vertus et les vices en dépendance mutuelle» Les 
prétendues philosophies de l'histoire que nous ont données les 
théologiens ou les penseurs, tels que Kant, Hegel, Saint-Simon, 
Auguste Comte, Fourier, soit par la simplicité artificielle à 
laquelle elles ramènent le développement de l'humanité, soit par 
la loi nécessaire que, sous une forme ou sous une autre, elles 
prescrivent à ce développement, sont pour Renouvier entachées 
d'erreur. Il reprend à sa façon, n'empruntant ses documents 
qu'aux données de la critique historique, le récit des croyances 
et de la vie religieuse des races primitives (race noire, tribus 
américaines, Chine, Egypte, Aryens, Hébreux, Sémites). Enfin* 
il dégage de ses études ces conclusions fort importantes sur " 
lesquelles il reviendra incessamment dans tous ses écrits : 

1° Il y a une morale distincte de l'histoire et dont celle-ci est 
fonction. Jamais, en effet, un idéal ne cessa de s opposer au réel 
dans la conscience de l'homme, ni à l'origine quand le mal n'exis- 
tait pas encore en fait, ni plus tard quand il fut né et accru par 
l'habitude individuelle et sociale, par la solidarité. Mais, d'autre 
part, la morale à son tour est une fonction de l'histoire ; car c'est 
l'homme de l'expérience dont la moralité corrompue fait les lois 
injustes, les religions menteuses, les sociétés perverses, et qui 
tantôt les juge et les condamne, mais tantôt aussi n'y trouve 
rien à reprendre, en vertu de principes qui lui viennent delà soli- 
darité et du passé. 

2° Rien n'est plus faux et en même temps plus propre à nous 
affaiblir, à nous énerver, et à démoraliser l'histoire, que la 
loi du progrès nécessaire guidant depuis ses origines l'évolu- 
tion de l'humanité, en dehors des efforts de notre liberté. Renou- 
vier acceptera, après de patientes études historiques, qu'on parle 
de progrès pour qualifier le développement de la civilisation euro- 
péenne, qui s'est trouvée hériter des conquêtes morales et des 
travaux de plusieurs grandes races, diversement douées et diver- 
sement méritantes. Mais il rejette avec la plus grande énergie 
toute idée d'un progrès continu et fatal, soit qu'on n'y tienne 

(1) 4« Essaiy l rô édition, page 119. 



Digitized by 



KEVCJE DES COURS ET CO!VÉRE«CKS 



aacun compte de la liberté, soit qu'on accepte ses fluctuations, 
mais pour déclarer que toutes les déviations de la voie du bien 
se détruisent mutuellement. Cette dernière explication psycholo- 
gique du progrès, quoiqu'elle ne sacrifie pas la liberté, heurte de 
front la théorie, qu'a exposée Renouvier, de la formation du déve- 
loppement et de la généralisation du mal parles lois de l'habitude 
et de la solidarité; Là où l'homme est sorti de l'état de déchéance 
où il était parvenu, ce n'a pu être que par une restauration de sa 
nature normale, due surtout « à l'empire de la réflexion, et au 
développement de la volonté libre en face de la conscience sans 
voile. » 

Ce quatrième Essai sert d'introduction à la fois à la Science de 
la morale, dont je parlerai dans la prochaine leçon, et à la Philo- 
sophie analytique de V histoire, qui paraîtra beaucoup plus tard. 
Il contient toutes les idées essentielles que ces travaux ultérieurs 
n'auront plus qu'à développer, et c'est pourquoi il est à la fois fort 
important, et fort malaisé à résumer. Mais, en même temps, il est 
d'une lecture facile et attachante, et le mieux que je puisse faire 
après cette analyse trop brève, est de vous y renvoyer. 



0. Milhaud. 




r 



Sujets de devoirs. 



UNIVERSITÉ DE PARIS 



PHILOSOPHIE. 



1. Le désir. 

2. L'idée de Yà priori. 

3. Le problème de la vie. 

4. Définir et diviser la philosophie. 

5. L'espace et le temps sont-ils nécessairement conçus comme 
corrélatifs? 

6. L'origine du langage. 

7. Y a-t-il un critérium delà Vérité T 

8. L'association des idées. 

9. Classer et définir les systèmes métaphysiques. 

10. Le jeu et l'art. 

11. L'idée de mérite. 

12. Le déterminisme universel n'est-il qu'un postulat de la 
science positive ? 

13. L'idée de nécessité. 



Examiner cette opinion professée par quelques philosophes, que 
la vérité scientifique et philosophique ne peut et ne doitêtrepossé- 
dée que par un petit nombre d'esprits supérieurs, et que la 
masse des hommes doit, par conséquent, s'en rapporter sans 
discussion à leur autorité. 



(M. Egger.) 



* 



(M. Lalande.) 




288 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



1° La polémique de Platon contre les Sophistes. 

2° La critique par Malebranche de la philosophie scolastique et 
aristotélicienne, 

3° L'idée de Dieu et les preuves de son existence chez Des- 
cartes. 

{M. Delbos.) 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'iMPRIMBRIB ET DE LIBRAIRIB. 



Digitized by 



Treizième Année (* Série, 



N» 24 



20 Avmt 1903 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFERENCES 

Directeur : N. FILOZ 



Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 

Professeur à V Université de Paris. 



La police et la presse en 1656 ; histoire abrégée de la 
publication des « Provinciales ». 

Pascal, ayant déclaré la guerre aux Jésuites, avait dressé tout 
de suite son plan de campagne. Et d'abord il fallait aller vite, 
pousser l'attaque à fond, ne pas laisser à l'ennemi le temps de 
respirer, de préparer une contrç-altaque. De îà résultait, pour 
Pascal, l'impossibilité d'aller au fond des choses, la nécessité de 
se servir des armes qu'il avait sous la main. Aussi les Provinciales 
sont-elles essentiellement la mise en œuvre des arguments dont 
se servaient, depuis quatre-vingt-dix ans, les ennemis des Jé- 
suites. Pascal ne pouvait pas songer à faire des révélations inat- 
tendues, à produire ce qu'on appelle aujourd'hui des documents 
sensationnels, à, introduire des faits nouveaux. Tout ce qu'il dira 
sur la morale relâchée des Jésuites, on l'avait déjà dit en 1564, 
en 1594, en 1603; on l'avait répété en 1611, en 1625, et surtout 
en 1643-1644, lors de la grosse querelle des Jésuites et de l'Uni- 
versité. Seulement avocats, ecclésiastiques, universitaires, sim- 
ples particuliers n'avaient pas su, alors, se faire imprimer à dix 
mille exemplaires et plus. 

"En outre, Pascal avait résolu de bien délimiter son champ de 

70 



Digitized by 



290 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



bataille. En Extrême-Orient, on évite de se battre autour des 
tombeaux des ancêtres, de peur d'avoir affaire à des populations 
fanatiques. C'est pour la même raison que Pascal omet de rap- 
peler la politique royale à l'égard des Jésuiles, les souvenirs de 
1594 ou de 1603, les allusions aux Maximes du Royaume, et la 
casuistique trop spécîale qui aurait exigé l'emploi du latin. 

Tout cela fut réglé très rapidement par Pascal, grâce au zèle, à 
l'intel igence et au dévouement de ses coopérateurs. 

Mais il fallait bien aussi songer aux voies et moyens : il fallait 
déjouer la surveillance de la police, mise par l'autorité royale au 
service des Jésuites. Pour cela, le génie n'était pas nécessaire ; 
c'est même plutôt un obstacle que le génie dans de telles circons- 
tances. Il y faut plus que le génie, il y faut ce je ne sais quoi qu'a 
eu Voltaire et, avant lui, le très subtil auteur du Télémaque et 
de tant d'ouvrages publiés à la dérobée. Il y faut l'esprit pratique, 
qui permet de descendre dans tous les détails d'une organisation 
compliquée, d'une administration active et vigilante. Le même 
homme qui traçait le plan de la bataille d'Austerlitz connaissait 
le nombre des cartouches contenues dans les gibernes de ses 
fantassins. Pascal était bien préparé à ce double rôle de général 
.en chef et d'administrateur. Rappelons-nous qu'il est l'inventeur 
de la machine arithmétique, ce chef-d'œuvre de mécanique pa- 
tiente. Ce n'est pas à lui, il est vrai, que nous devons le haquet 
et la brouette, puisque deux gravures datant de 1627 et de 1640 
nous en offrent déjà la représentation. Mais il est le constructeur 
de cet ingénieux appareil destiné au puits de la ferme des Gran- 
ges; il est l'organisateur de la Société des carrosses à cinq sous, 
dont Nicole était encore actionnaire lorsqu'il mourut en 1695. 

Aussi Pascal pouvait-il organiser méthodiquement, scientifi- 
quement, la partie matérielle de la publication des Provinciales. 

Et d'abord, puisqu'il importait de les publier en cachette, en 
mettant dans la confidence le moins de personnes possible, la 
première question fut celle du format. On décida que, comme les 
trois premières, elles paraîtraient toutes en in-4° ; et tel est, en 
effet, le format, ou, comme l'on disait alors, la justification des 
dix-huit lettres originales. Il fut décidé aussi que, sauf exception, 
chacune aurait une feuille d'imprimerie, c'est-à-dire huit pages et 
pas plus. Et comme on prévoyait 1' « abondance des matières », 
on y pourvut en utilisant des caractères plus petits. Dans les trois 
premières lettres, chaque page avait trente-neuf lignes : il y en 
eut cinquante dans les suivantes. Une seule, la dix-septième, est, 
suivant l'expression de Pascal, en caractère moins beau : elle a 
soixante-deux lignes à la page. Pascal en témoigne son regret et 




LtS PROVINCIALES 



291 



s'en excuse plaisamment, comprenant que ces dispositions maté- 
rielles, en apparence insignifiantes, pourraient nuire au succès de 
l'ouvrage. Voyons plutôt certaine note de la dix-septième Pro- 
vinciale, supprimée dans la plupart des éditions : « Mon révérend 
Père, si vous avez peine à lire cette lettre, pour ne pas être en 
assez beau caractère, ne vous en prenez qu'à vous-même. On ne 
me donne pas des privilèges comme à vous. Vous en avez pour 
combattre jusqu'aux miracles : je n'en ai pas pour me défendre. 
On court sans cesse les imprimeries. Vous ne me conseilleriez pas 
vous-mêmede vous écrire davantage dans cette difficulté ; car c'est 
un tro^grand embarras d'être réduit à l'impression d'Osnabrûck. » 

Deux lettres seulement ont une feuille et demie, c'est-à-dire 
douze pages au lieu de huit : la seizième et la dix-septième. Pour 
la seizième, Pascal s'en excuse encore en ces termes : « Mes révé- 
rends Pères, mes lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de 
si près, ni d'être si étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause 
de l'un et tie l'autre. Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce 
que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison 
qui m'a obligé de me hâter vous est mieux connue qu'à moi. Vos 
réponses vous réussissaient mai. Vous avez bien fait de changer 
de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le 
monde ne dira pas que vous avez eu peur des bénédictins. » 

Quant à la dix-huitième, elle a aussi douze pages ; mais, proba- 
blement parce que, ayant décidé de ne pas continuer la publica- 
tion, Pascal a mis dans la dix-huitième ce qu'il réservait pour la 
suivante. 

Cette feuille unique était aisée à plier en quatre, à mettre dans 
la poche, à distribuer souS le manteau. Ajoutez qu'il était inutile 
de recourir aux brocheurs et aux brocheuses, qui auraient causé 
plus que de raison. Un in-8° aurait nécessité une couture, 
un in-12 un brochage. 

On sourira peut-être en voyant les Provinciales devenir l'objet 
de considérations techniques si mesquines. Compter les lignes 
et les pages des Petites Lettres est-ce là, dira-t-on, de l'histoire 
littéraire? Soyez assurés que ces considérations sont entrées en 
ligne de compte, à cause des exigences de la situation, et que 
Pascal n'a pas cru s'abaisser en s'arrêtant à ces minuties. C'est 
ainsi que les dramaturges de génie se sont bien gardés de né- 
gliger les moindres détails de mise en scène, de costumes, de 
décors, les moindres inûexions de voix des acteurs et des 
actrices; c'est ainsi que Racine se faisait professeur de décla- 
mation avec la Champmeslé, et que Molière comptait les chan- 
delles qui brûlaient sur le théâtre. 




292 



UEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Ces questions-là réglées, il en restait de plus importantes en- 
core et de plus délicates. 

Et, d'abord, il fallait trouver des imprimeurs sous l'œil vigilant 
d'une police endiablée. Avant 1723, il n'y avait pas de distinction 
très nette entre typographe, libraire proprement dit et relieur. 
Souvent le même individu faisait les trois métiers. Dans la suite, 
l'emploi des machines à vapeur a nécessité des installations plus 
vastes. Trouver un libraire qui veuille bien faire les frais d'une 
publication, c'est le rêve des littérateurs et des poètes jeunes ou 
vieux. Pascal n'était pas moins embarrassé qu'un littérateur dé- 
butant, mais pour d'autres raisons. Les imprimeurs, en effet, 
devaient s'entourer de mystèrê : ils ne pouvaient pas étaler les 
Provinciales au deuxième pilier de la grand'salle du Palais. Il 
était impossible aussi de s'adresser, pour éditer des pamphlets 
dirigés contre la Sorbonne, contre les Jésuites, et, indirectement, 
contre le chancelier Séguier, aux libraires jurés de la cour, du 
clergé, du Parlement et des Jésuites. Les éditeurs attitrés des 
MM. de Port-Royal, Vitré, Savien, Lepetit, Després, étaient exclus 
ipso facto, du moins en apparence. Les documents contempo- 
rains nous renseignent sur les difficultés qu'il fallait surmonter. 
Arnauld davait eu toutes les peines du monde à trouver un notaire 
pour rédiger sa protestation contre la censure de Sorbonne : il 
dut faire appel à un ami dévoué de Port-Royal, qui fut vertement 
tancé par le chancelier. Du moins resta-t-il impuni. Il n'en fut pas 
de même du libraire qu'on soupçonnait d'avoir imprimé cette 
protestation. Savien, dont la boutique était au pied de la tour 
Notre-Dame, fut incarcéré, le mercredi 2 février 1656, avec sa 
femme et ses deux apprentis. On mit « garnison dans sa salle ». 
Sa femme fut élargie le jour même, mais il resta un mois au Châ- 
telet. A la fin de février, n'ayant aucune preuve contre lui, on le 
renvoya « sans aucune forme ni procès ». 

Il fallait bien avoir recours à toutes les ruses. La persécution 
rend ingénieux, et, de tous temps, les hommes de l'opposition 
ont été singulièrement habiles à déjouer la surveillance des mou- 
chards. Quelques preuves entre cent : en 1656, les émissaires du 
cardinal de Retz étaient passés maîtres en l'art de dépister les 
gens de police. Il s'agissait d'apposer sur les murs de Notre-Dame 
des affiches émanant du cardinal alors en fuite. L'opération était 
difficile et dangereuse. Les rues étaient mal éclairées le soir; des 
hommes circulaient, portant sur le dos des affiches enduites de 
colle. Ils s'appuyaient négligemment contre les murs, comme 
font les gens fatigués ou légèrement avinés... et le tour était 
joué. L'homme s'en allait, et l'affiche restait. 




LES PROVINCIALES 



293 



De même, au dix-huitième siècle, pour la publication des iVow- 
velles ecclésiastiques. Un jour, la police est avertie que le porteur 
des Nouvelles passera à midi précis à la porte Saint- Bernard. On 
double la garde, et on ne voit personne, qu'un malheureux 
chien, qu'on chasse à coups de pierre, et qui portait entre sa 
vraie peau et une fausse le paquet compromettant... 

Les Provinciales furent imprimées un peu partout, chez les li- 
braires, au Collège d'Harcourt, dont le proviseur était un ami dé- 
voué des Jansénistes ; dans des moulins, sur la Seine, avec une 
encre spéciale. Cette publication clandestine mériterait une étude 
paléographique. Il y a eu plusieurs impressions simultanées; il y 
a eu aussi des réimpressions partielles. Un examen attentif des 
collections originales semble indiquer les vicissitudes de la pu- 
blication. Les Irois premières sont sorties du même atelier, elles 
présentent les mêmes caractères. La quatrième et la cinquième 
ont été imprimées ailleurs. Puis il a fallu encore changer : la 
sixième, la septième, la huitième et la neuvième parurent chez 
un imprimeur qui avait déjà publié des œuvres d'Arnauld. On eut 
alors quelques moments de répit. De la dixième à la seizième in- 
clusivement, elles sont du même type et offrent, pour l'ornemen- 
tation, de grandes analogies avec les trois premières. La dix- 
septième est unique en son genre; la dix-huitième, elle aussi, 
diffère de toutes les autres. 

Pascal dut se transporter sur le champ de bataille. Il quitta 
Port-Royal, de façon à pouvoir se concerter avec Arnauld et sur- 
tout Nicole. Il vint habiter chez un ami, à Ja Porte-Saint-Michel, 
tout près du jardin du Luxembourg, dont il avait une chf. Il alla 
plus près encore, en face de la porte du Collège de Clermont. Ni- 
cole logeait à l'hôtel des Ursins, dans la Cité, et Arnauld se 
cachait chez son ami Hamelin, dans le faubourg Saint-Germain. 

Grâce à toutes ces précautions, tout alla bien. De 1500, le ti- 
rage monta bientôt à 6.000, puis à 10.000 exemplaires et plus, 
pour les dernières. 

La distribution de ceux qui n'étaient pas vendus était faite avec 
une merveilleuse intelligence : les uns étaient donnés, d'autres 
prêtés, d'autres envoyés par la poste en port payé, ce qui fit dire 
à un contemporain que jamais la poste n'avait fait de si bonnes 
affaires. On en distribuait à des colporteurs, à des libraires, qui se 
faisaient pour la circonstance commissionnaires en librairie, puis 
à des amis dévoués, à des gentilshommes, à de grands seigneurs 
même : le maréchal Fabert, Gui Patin. Ménage en envoyait à 
M me de Sévigné. Citons aussi le duc de Liancourt, le duc de Luy- 
nes, le marquis de Pontchâteau, neveu de Richelieu. Mais l'âme 




294 



HEVUE Dl£S COURS ET CONFÉRENCES 



de ces distributions fut ud gentilhomme poitevin d'une ardeur et 
d'une pétulance extrêmes, qui allait, venait, était partout. Il fut 
décrété de prise de corps et trompeté par ordre de la police: 
c'est Baudry d'Asson de Saint-Gilles, que Sainte-Beuve appelle le 
factotum de Port-Royal. Grâce à lui, les Provinciales firent assez 
rapidement leur chemin dans le monde. 

L'effet en fut considérable. La première faillit coûter la vie au 
chancelier Séguier. Quand il la vit, la colère létounV, il eut une 
congestion ; il fallut le saigner sept fois. D'autres prirent la chose 
d'une façon plus philosophique. A la lecture de la septième, 
Mazarin éclata de rire. L'abbé Le Camus la lut au jeune roi, 
alors âgé de dix-huit ans, qui y prit beaucoup de plaisir, beau- 
coup trop même, si bien que le Père Annat se fâcha tout rouge 
et lui interdit cette lecture sous peine de damnation éternelle... 

Le gouvernement fut rassuré en voyant qu'il n'y était pas ques- 
tion de politique. Les magistrats qui en avaient reçu des exem- 
plaires y prirent si bien goût que plusieurs d'entre eux se firent 
envoyer toute la collection. Ainsi se trouve expliquée la facilité 
relative avec laquelle parurent les Provinciales à partir de la 
dixième. Après la dix-huitième, Pascal s'arrête subitement, et ce 
fut une grosse déception pour les lecteurs. 

En 1657, on réunit les dix-huit Lettres en un recueil, on y mit 
un litre et un avertissement ; mais chaque lettre gardait sa pagi- 
nation distincte. Le tilre du recueil est ainsi conçu : Les Provin- 
ciales, ou Lettres écrites par Louis de Monlalle à un provincial de 
ses amis et aux Révérends Pères Jésuites, sur le sujet de la morale 
et de la politique de ces Pères, Cologne. 

En 1659 fut publiée une édition in-8° des Provinciales, toujours 
iatée de Cologne, présentant des variantes avec les éditions ori- 
ginales. Delà, une grande difficulté pour les éditeurs. Quel texte 
choisir ? Maynard a choisi le texte de 1659 et donne en variantes, 
au bas des pages, les leçons des éditions antérieures. Havet a 
fait le contraire. S'il était bien établi que Pascal a revu et corrigé 
ses Provinciales en 1659, la question serait jugée ; mais Pascal n'a 
pas pu ou n'a pas voulu le faire. L'éditeur responsable, c'est 
Nicole. Donc, en bonne critique, la méthode suivie par Havet 
est la vraie. 

Mais, si Nicole est ainsi un sous-ordre, il est nécessaire de lui 
rendre pleine et entière justice. Un historien complet devrait lui 
assigner la place d'honneur à la droite de Pascal. Né en 1625, il 
était de quelques années plus jeune que Pascal. C'était l'ami, le 
collaborateur, le fidèle Achate d'Arnauld ; il exerça les mêmes 
fonctions auprès de Pascal. Pendant les années 1656-57, il fit la 




LES PROVINCIALES 



295 



révision des deux premières Provinciales, de la 6 e , de la 7 e , de 
la 8% te plan de la 9", de la 11 e , la revision de la 13 e , de la 14e, e t 
fournît les matériaux des trois dernières. Nicole rendit à Pascal 
un service dont nous autres comprenons assez difficilement la 
portée : en 1658, il donna aux Provinciales ce qui leur manquait, 
la gloire. Voilà qui semble contradictoire, puisque nous avons 
parlé de 10.000 exemplaires. En 1658, Montalte était connu de 
toute la France ou peu s'en faut ; mais, à l'étranger, on ne le 
connaissait que de réputation, car il n'avait été traduit ni en 
hollandais, ni en flamand, ni en allemand, ni en anglais. Nicole 
mit les Provinciales en beau latin de Térence, il y joignit des 
notes, des appendices, des commentaires, et constitua ainsi un 
gros in-8°. 11 se produisit alors ce qui s'était produit vingt ans 
auparavant pour Descartes : l'édition française du Discours de la 
Méthode n'avait eu aucun succès, il avait fallu bien vite le 
traduire en latin. Grâce à Nicole-Wendrock, les Provinciales 
devinrent populaires dans le monde religieux. Le plus curieux 
c'est que Wendrock arriva à les faire connaître môme à des 
Français qui ne soupçonnaient pas leur existence : les Provin- 
ciales Lilterœ ayant été dénoncées par les Jésuites au Parlement 
de Bordeaux, les magistrats, au lieu de les lire dans le texte 
latin incriminé, se procurèrent une édition française qui leur 
plut tellement qu'ils la répandirent dans toute la ville. 

Aussi, jusqu'en 1700, y eut-il de nombreuses éditions françaises 
et latines. En 1700 se produisit un curieux revirement : pour 
combattre le Jésuite Daniel, auteur des Entretiens de Cléandre et 
d'E udoxe.'on traduisit Wendrock en français, et ce fut une femme, 
M lle de Joncoux, qui entreprit ce travail. 

Condamnées par l'Index en 1657, par l'Inquisition d'Espagne 
en 1693, par le Parlement d'Aix en 1657, par le Conseil d'Etat en 
1660, les Provinciales n'ont jamais été publiées ouvertement en 
France sous l'ancien régime. Tantôt elles sont datées de Cologne, 
tantôt elles ne portent aucune indication. En 1779, après l'expul- 
sion des Jésuites, l'édition complète des œuvres de Pascal par 
l'abbé Bossut fut publiée en apparence à La Haye, chez Detune, 
et, en réalité, à Paris. 



A. B. 




Les discours judiciaires de Cicéron, 



Cours de M. JULES MARTHA, 

Professeur à l'Université de Paris. 



B. — Raisons politiques des préférences de Gicéron. 

Nous avons commencé, dans notre dernière leçon, l'étude des 
raisons qui avaient, le plus souvent, poussé Cicéron à plaider. 
Nous avons vu qu'il avait obéi bien des fois à des motifs tout 
personnels, à des sentiments d'amitié, de reconnaissance, pour 
ses clients, à un sentiment de solidarité pour des personnes 
qui s'étaient autrefois compromises avec lui, enfin parfois 
même à des considérations de pure vanité ou de pur intérêt. Ce 
n'est pas là cependant ce qui le fait toujours agir A côté des 
plaidoyers qui sont dictés par des raisons de cet ordre, il y en a 
un assez grand nombre qui sont prononcés uniquement pour 
des raisons politiques. C'est de ces derniers discours que je me 
propose de vous parler aujourd'hui. 



Les plus anciens sont les Verrines, qui d'ailleurs, comme on 
le sait, ne furent jamais prononcées, ët qui sont, en somme, 
beaucoup plutôt une œuvre de pure littérature, qu'un monument 
de l'art oratoire. Or, quels sont les motifs qui poussèrent Cicéron 
à les écrire ? 

Il nous dit lui-même ce qu'il voudrait que nous pensions sur 
ce sujet. Au cours des plaidoyers qui roulent sur cette affaire de 
concussion, il explique à ses auditeurs fictifs, ou, pour mieux 
dire, à ses lecteurs, les raisons qui l'ont amené à plaider pour les 
Siciliens. A l'entendre, ce sont des raisons d'amitié. Voyez ce 
qu'il déclare au commencement de la Divinatio in Q. Caecilium: 
« Lorsque, aptès avoir été. questeur en Sicile, je quittai cette 
province, j'y laissai dans le cœur de tous les Siciliens un sou- 
venir si pur de ma questure et de mon nom que, malgré le nombre 
et la puissance de leurs anciens patrons, ils ont pensé que leurs 
intérêts trouveraient en moi un nouveau protecteur. Et main- 
tenant qu'ils ont été pillés et massacrés, c'est à moi qu'ils se 
sont tous adressés... me priant d'embrasser leur cause, et me 



Digitized by 



LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



297 



rappelant que j'avais souvent promis que, le jour où ils auraient 
besoin de mon secours, je ne manquerais pas à leur fortune... Ils 
m ont conjuré de ne pas repousser les supplications de ceux 
qui, tant que je vivrai, ne devaient être réduits à supplier per- 
sonne... » (I, 1). 

Sans doute, ces supplications des Siciliens ne furent pas abso- 
lument étrangères à la détermination de Cicéron. Il n'en est pas 
moins vrai que cette raison avouée était une raison accessoire; 
celle qu'il n'avouait pas, la raison politique, était la principale. 
Le procès de Verrès était, en effet, exclusivement politique. 

En 78, à la mort de Sylla, le parti aristocratique était tout- 
puissant. Les démocrates n'avaient plus aucun moyen légal de 
rien obtenir : on leur avait enlevé le tribunat, qui était aupara- 
vant entre leurs mains une arme terrible, et, comme on a vu 
dans une de nos précédentes leçons, ils avaient perdu toute in- 
fluence dans les tribuoaux. Pendant quelques années, il leur fut 
impossible de bouger. Les aristocrates se partageaient les magis- 
tratures et les gouvernements des provinces : ils étaient les 
maîtres absolus de la situation. 

Malheureusement pour eux, ils n'avaient pas compté avec la 
famine, les pirates, avec Sertorius et Mithridate. Leurs dé- 
boires allaient sortir de ces fléaux et de ces guerres. A propos 
de famine, le parti démocratique fait des émeutes; pour lutter 
contre les pirates, pour partir en Espagne ou en Orient, le 
peuple refuse le service militaire. Force fut aux aristocrates 
de faire des concessions. Comme ils n'avaient pas d'ailleurs 
de général à leur disposition, ils durent recourir à Pompée, 
du parti des chevaliers. Mais, celui-ci une fois hors de Rome, 
comme s'ils se repentaient déjà de leur choix fait à contre- 
cœur, ils ne lui envoyèrent ni blé pour nourrir ses soldats, ni 
argent pour les payer. On conçoit le ressentiment du général. 
D'un autre côté, ils indisposaient Crassus,en guerre alors contre 
les esclaves, et finalement, à force de vexations et de maladresses, 
ils faisaient que les deux chefs marchaient sur Kome avec leurs 
troupes et les obligeaient à compter avec eux. 

Or, en 70, au moment du procès de Verrès, la cause était à 
peu près gagnée par la démocratie. Les deux généraux étaient 
nommés consuls ; le Sénat se voyait obligé de rétablir le tribunat; 
une chose restait encore à conquérir : l'influence dans les tribu- 
naux. Le peuple demandait à grands cris qu'on restituât la justice 
à l'ordre équestre. L'affaire de Verrès vint à point pour faire scan- 
dale et montrer le vice de l'organisation présente '.c'était l'épreuve 
décisive, à laquelle le Sénat allait être soumis. Cicéron, chevalier, 




298 



REVUE DES COURS ET. CONFÉRENCES 



ami de Pompée, déjà compromis dans le parti du peuple, devait 
prendre en main une cause dont le parti démocratique attendait 
l'issue avec impatience. Ajoutez à cela qu'il allait être édile et 
qu'il devait s'assurer, à cet effet, le concours des électeurs dé- 
mocrates ; que, d'ailleurs, il était le seul orateur du parti digne 
d'être opposé à Hortensius, le défenseur de Verrès, et vous com- 
prendrez alors que le vrai motif de sa conduite fut un motif 
politique. 

Si l'on passe à certains plaidoyers qui suivirent les Verrines, 
on s'aperçoit encore que Cicéron les prononça pour des raisons 
du même ordre. 

En 69, un an seulement après le procès retentissant de Verrès 
à l'occasion duquel il avait flétri les gouverneurs pillards et dé- 
peint Tinfortane des provinciaux qu'ils pressuraient, Cicéron 
plaida pour Fonteius, qui pendant trois ans avait, en qualité de 
gouverneur, pillé effrontément la Gaule Narbonnaise. C'était, de 
la part de l'avocat, une palinodie. Bien que le plaidoyer ne nous 
soit pas parvenu en son entier, et que bien des passages nous 
manquent où l'orateur faisait probablement connaître les raisons 
de sa nouvelle attitude à l'égard des concussionnaires avérés, 
on peut démêler assez clairement le mobile qui l'a fait agir. 

Fonteius avait été propréteur de 76 à 74. Durant ces trois an- 
nées, il avait rendu de grands services à la cause romaine. Il avait 
envoyé en Espagne de l'argent et des vivres pour l'armée qui en 
manquait, et il avait même ménagé pour elle des postes d'hiver- 
nage où elle pourrait se retirer, le cas échéant, et se refaire. Or, 
cette armée était celle de Pompée, le général démocrate que le 
Sénat voulait laisser mourir de faim en Espagne ; Fonteius était 
donc un collaborateur de la démocratie. C'était grâce a. lui que le 
parti démocratique avait vaincu Sertorius; c'était grâce à lui qu'il 
avait triomphé. Aussi, en 69, quand M. Plétorius, sur la plainte 
des Gaulois qui avaient envoyé à Rome une députation dont le 
chef était Induciomare, accusa de concussion l'ancien propré- 
teur, tout le parti du peuple se serra autour de Fonteius par 
reconnaissance ; Pompée l'aida de son influence et Cicéron 
plaida pour lui. Comme on le voit, le motif de sa détermination 
était cette fois, sans aucun doute, exclusivement politique. 

La même année, il prononça le Pro Oppio, qui est perdu. 
Oppius était un chevalier romain, assez obscur pour nous, 
questeur en Bithynie auprès du proconsul Aurelius Cotta. Un 
beau jour, à la suite d'une lettre écrite par Cotta et datée de 
«on gouvernement, il fut accusé de péculat et de tentative de 
meurtre sur son proconsul. Cicéron plaida pour lui, pour un 




LES DISCOURS JUDICIAIRES DIS CICÉRON 



299 



motif qu'on peut deviner, bien qu'on soit réduit, sur ce point, 
à faire des conjectures. — On sait que, arrivé au pouvoir, le parti 
aristocratique avait cherché à avoir les grands commande- 
ments, celui surtout de la guerre contre Mithridate, qui était 
si fructueux. Depuis Sylla, le Sénat avait accaparé tous les 
commandements d'Asie ; il maintenait sans cesse en Orient 
Colta et Lucullus. Or, le parti démocratique voulait faire béné- 
ficier un des siens d'une de ces missions militaires si profitables 
à ceux qui en étaient chargés ; son idée était de faire nommer 
Pompée. Aussi soupçonne-t-on que notre Oppius ne devait être 
qu'un représentant du parti auprès de l'aristocrate Cotta. On 
s'explique par là les soupçons, les rivalités, et finalement, pour 
écarter un témoin dangereux, l'accusation de meurtre qui fut 
lancée contre lui, sans aucun fondement probable. On s'explique 
aussi, s'il en est ainsi, que Cicéron ait pris la défense de 
l'accusé: c'était un personnage qui avait rendu des services au 
parti politique dont le grand avocat faisait partie. 

S'il y a des doutes pour le Pro Oppio, il n'y en a point jpoar le 
Pro Manilia, dent il se reste (failkors que quelques passages. 
Manilius était nn trikan, un démocrate très entreprenant, un 
de ceux qui menèrent avec le plus d'audace l'assaut contre l'aris- 
tocratie, (tétait l'homme de Pompée, celui qui avait fait passer la 
lex Manilia, par laquelle on donnait à Pompée le commande- 
ment de l'armée contre Mithridate. C'était lui, par conséquent, qui 
avait achevé la déroute du parti aristocratique en lui enlevant 
son dernier avantage, les commandemenls d'Asie. Il en avait 
fait de reste pour être en butte aux rancunes des nobles. Sa 
charge de tribun expirée, on l'accusa de concussion. Or, celte 
année-là même, Cicéron était préteur ; mais sa charge était 
près d'expirer. Malgré cela, les amis de Manilius, pour agir 
sans doute sur l'opinion, voulaient faire renvoyer l'affaire à 
plus tard. Cicéron s'y refusa et crut devoir juger tout de suite le 
cas qui lui était soumis. Là-dessus, l'accusé proteste, une émeute 
se produit, on crie partout que Cicéron est acheté parles nobles; 
tant et si bien que les tribuns en exercice viennent sommer le 
préteur d'expliquer devant l'assemblée du peuple les raisons de 
sa conduite. Cicéron obéit, monte à la tribune et explique qu'il 
a voulu régler tout de suite l'affaire de Manilius par pure 
sympathie politique : sa charge étant près d'expirer, l'affaire 
risquait un peu plus tard de tomber en des mains moins favo- 
rables. De là un enthousiasme aussi grand dans la foule que 
la colère du début ; on décide que Cicéron plaidera pour 
Manilius, et le préteur, sans plus d'hésitation, descend de son 




300 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



siège, se fait l'avocat de l'accusé, et réussit à le faire acquit- 
ter. Cicéron avait obéi pour se ménager l'amitié des démo- 
crates, dont il allait avoir besoin. Au sortir de sa préture, 
il avait Pintention de poser sa candidature au consulat ; sa plai- 
doirie pour Manilius avait, par là même, un caractère politique 
et, si Ton peut dire, électoral. 

Il en est de m§me d'un certain nombre de plaidoyers qu'il pro- 
nonça un peu plus tard, en 66 et en 65 : le Pro Cornelio (il plaida 
pour Cornélius quatre jours de suite), le Pro Fundanio, le Pro 
Gallio, le Pro Orchivio. Ce furent encore des motifs politiques 
qui décidèrent Cicérôn à plaider pour ces divers personnages. 

Nous avons sur ce point un précieux témoignage de Quintus, 
le propre frère de Cicéron. Au moment de poser sa candidature 
au consulat, Cicéron reçut de lui un petit traité sur l'art de bri- 
guer les magistratures : « J'ose espérer que tout ira bien, écrit 
Quintus, puisque, depuis deux ans (66), vous vous êtes acquis 
les quatre personnages les plus puissants dans les assemblées 
électorales (ce sont Fundanius, Gallius, Orchivius et Cornélius). 
J'étais présent, lorsque leurs amis et ceux de Pompée sont venus 
vous confier la mission de les défendre. Je sais à quoi tous ces 
grands chefs s'engagèrent, ce jour-là, envers vous. Exigez d'eux, 
aujourd'hui, qu'ils remplissent leurs promesses. » On ne saurait 
rien trouver de plus explicite que ce texte : c'était bien dans des 
vues politiques que Cicéron avait pris la parole (Epist.Q. Cicero- 
nis de pet. consul, ad M. Fr., 5, 19, édit. Klotz, t. V, p. 650.) 

* 

Bien lui en prit : il fut consul en l'an 63. Cette année-là, il plaida 
peu : son plaidoyer pour Murena fut dicté par l'amitié et des in- 
térêts personnels. Après 63, il se tint à l'écart : son consulat l'avait 
compromis. Beaucoup de démocrates virent en lui un transfuge, 
parce queCatilina, qui était démagogue, se disait démocrate. II y 
eut un refroidissement, qui ne tarda pas à aboutir à une rupture ; 
les poursuites tenaces deCIodiuss'en suivirent. Compromis avecle 
Sénat, il ne voulut point passer aux triumvirs : de là vint son exil. 

11 en revient en 56, après avoir fait sur sa conduite d'amères 
réflexions. Il ressasse, sans cesse, qu'il a été « un âne », « ger- 
manum asinum fuisse », parce qu'il n'a pas compris à temps que 
la force était du côté des triumvirs, que, du côté des nobles, il ne 
rencontrerait qu'égoïsme et dédain, lui chevalier, au lieu du dé- 
sintéressement et de la reconnaissance. Voyez, à ce sujet, les 
lettres qu'il adresse à Quintus son frère et à son ami Atticus, à 
cette époque : elles renferment des plaintes continuelles. 




LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



301 



Aussi, maintenant, se tient-il coi; il devient doux à l'égard des 
triumvirs et même il fait tout ce que Crassus, César et Pompée lui 
demandent. 

En 56, Balbus, créature de Pompée et de César, a un procès. 
C'était un très adroit Phénicien de Gadès, qui avait servi dans 
l'armée d'Espagne comme comptable de Pompée. Il avait été si 
honnête, il avait si bien tenu les livres de son général, que celui-ci 
avait mis en lui toute sa confiance. A son retour, il l'avait prêté à 
César, au moment de partir en Gaule, pour qu'il remplît auprès 
de lui le même office. Comme récompense, on lui avait donné le 
titre de citoyen romain, qu'un ennemi des triumvirs ne tarda pas 
à lui contester. Un procès s'engagea, et Cicéron prit la défense 
de Balbus, à la requête de César et de Pompée. 

A la même époque, il défendit aussi L. Calpurnius Bestia, qui 
était son ennemi intime. Ce personnage avait coutume de dire du 
mal du glorieux consulat de Cicéron (ad A iticum y i, 17), de sa con- 
duite au sujet de Calilina. Comment se fait-il que Cicéron plaide 
pour lui à présent ? On peut le soupçonner d'après une lettre à 
Quintus (ad Quintum fr., 2, 3, 6) : il est probable que César s'in- 
téressait à Bestia comme à Balbus et que, pour lui plaire, Cicéron 
prit la parole en faveur de son protégé. 

Jusque-là, tout allait bien pour Cicéron. Les triumvirs étaient 
d'accord, et le grand orateur, s'il plaisait à l'un, plaisait aussi à 
l'autre. Mais le temps vint où les jalousies survinrent et, avec 
elles, la désunion. Pompée s'aperçoit que César a tout le bénéfice 
du triumvirat : César obtient l'argent, les légions, le gouver- 
nement qu'on lui prolonge d'ailleurs sans peine ; quant à lui, il 
n'obtient que des satisfactions de vanité, des titres sonores, des 
missions retentissantes, des licteurs, mais pas d'armée. Dès la fin 
de 56, on s'aperçoit qu'il y a déjà une ombre de désaccord avec 
César. Cicéron, très attentif à ce qui se passe, n'est pas le dernier 
à s'en apercevoir. En homme qui se croit malin, il s'imagine que 
Pompée sera le plus fort après la dislocation du triumvirat, et, 
délibérément, il cherche à lui être agréable de préférence, sans 
se demander s'il blesse César. C'est ainsi qu'il prend en main 
la défense de L. Caninius Gallus (ad Familiares, vu, 1, 4), qui 
avait proposé une loi pour faire nommer Pompée à la tête d'une 
armée destinée à rétablir le roi d'Egypte sur son trôue. En 
même temps, il accablait des injures les plus violentes une 
créature de César, Vatinius, qui paraissait comme témoin à 
charge dans le procès de Sestius (ad Quintum fratrem, u, 4, 1). 
C'était là se compromettre gravement. 
D'autant plus que tout advint contre ses espérances. Au lieu 




302 



REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES 



de se disloquer, le triumvirat se réorganisa à Lucques en 55. 
Qu'allait faire Cicéron ?li s'élait compromis ; il fallait arranger 
les choses et, pour cela, donner des gages aux triumvirs. Or, un 
procès arriva, comme à point nommé, pour le lui permettre. Va- 
tinius était accusé ; quelle plus belle occasion que celle-là pour 
se remettre bien en cour ? A la demande de César et de Pompée, 
Cicéron parla pour son ancien adversaire (ad Quintumfr.,u, 16, 2) T 
se rendant compte de sa palinodie, mais préférant la sûreté à 
toute autre chose. Dans une lettre adressée à Lentulus (ad FamiL, 
i,9), il explique avec embarras sa conduite. La raison politique, 
c'est-à-dire le désir déplaire à César T l'avait fait plaider, cette 
fois encore. 

C'est pour la même raison qu'il prononça le Pro Gabinio. 
Gabinius était un assez vilain personnage. Consul Tannée même 
de l'exil de Cicéron, il avait, avec son collègue Pison, été docile 
à Clodius ; il avait tout fait pour déconsidérer le consul de 63. 
Celui-ci avait les meilleures raisons de le haïr. Aussi ne s'en 
faisait-il pas faute. Il les traite, lui et Pison, de brigands, « non 
consules, sed latrones » (Pro Plancio, 35, 86. Cf. Posi redit, in Sert., 
S, 11). C'est un homme d'une vie privée abominable, qui s'est 
compromis avec Catilina. Voyez le Pro Plancio (§ 87), oîi il 
l'appelle « saltator Catilinse », et le discours in Pisonem, où il le 
traite de « lanternarius » du démagogue, c'est-à-dire de l'esclave 
du dernier ordre, de débauché, de gourmand, d' « archipirala », - 
de personnage « natus abdomini, non laudi et gloriae ». 

Or, ce Gabinius eut un procès en 54. Pompée demanda à 
Cicéron de le défendre, et Cicéron, — il l'avoue lui-même, — le 
défendit. La raison était, ici encore, d'ordre politique: l'orateur 
voulait se faire pardonner par César. 



On pourrait énumérer plusieurs autres plaidoyers, que Cicéron 
composa et prononça pour des motifs analogues. Ceux que j'ai 
signalés suffiront pour montrer que Cicéron, dans son métier 4 
d'avocat, se détermine souvent par raison politique, Evidem- 
ment, cela revient toujours un peu à plaider pour des raisons 
personnelles; car il ne s'attache à un client, en dernière analyse, 
que pour se ménager de la popularité ou s'assurer la sécurité* 
Quand il prend en main une cause, c'est donc qu'il y voit un 
intérêt quelconque pour lui-même ; autrement, il ne plaide pas : 
Ce qui revient à dire que Cicéron n'exerce pas, à proprement 
parler, le « métier » d'avocat ; il travaille pour lui plutôt que pour 
autrui. Voilà pourquoi il paraît quelquefois si passionné. G. C. 



* 



* * 





Histoire générale des temps modernes 



La rivalité de la France et de la maison d'Autriche au 

XVIe siècle. 

Après avoir étudié les grands événements des deux premiers 
tiers du xvi e siècle (découvertes, Renaissance, Réforme), je 
reviens au fait politique le plus important de cette période : la 
lutte entre les grands souverains de l'Europe (maison de France 
et maison d'Autriche). 

Cet événement de politique extérieure consiste en négocia- 
tions, intrigues diplomatiques et de cour, alliances, gtrerres T 
traités. La vie intérieure, et c'est le caractère de cette époque, 
est à peu près nulle. Chaque prince est maître absolu dans ses 
Etats. Les faits décisifs sont des changements de souverain^ ou 
de ministres, des morts, des maladies, des disgrâces. Les vieilles 
institutions, en partie détruites, ne se reconstituent pas; tout 
dépend de la volonté du prince ou de son homme de confiance. 
Tous les grands faits de cette histoire se ramènent à la politique 
ecclésiastique ou à la politique extérieure : et c'est cette der- 
nière qu'il nous reste à étudier. Je n'entrerai pas dans le détail 
des négociations ou des guerres; tous ces épisodes dramatiques 
et pittoresques sont enseignés même à l'école primaire. Je me 
bornerai donc : 1° à vous expliquer les conditions, de la lutte 
entre la France et la maison d'Autriche ; 2° à vous indiquer son 
évolution générale, en vous rappelant quelques faits décisifs. 
Comme bibliographie, je vous indiquerai : Bibliographie d'His- 
toire moderne, 1902 ; les travaux de Gebhardt : Deutsche Geschichte. 

Les sources sont abondantes, mais ne sont connues que depuis 
peu de temps. Autrefois, on faisait l'histoire de cette période d'a- 
près les historiens imitateurs de l'antiquité : Guichardin, P. Jove, 
Faradin. Ranke, le premier, a recouru aux documents, rapports, 
instructions, lettres confidentielles ; il a l'avantage non seule- 
ment d'être mieux informé, mais encore de donner des renseigne- 
ments strictement contemporains du fait. Au contraire, dans les 



Cours de M. CHARLES SEIGN0B0S, 



Professeur à VUniversité de Paris. 




304 



KEVUE DES COUHS ET CONFÉRENCES 



histoires, chroniques, mémoires écrits sur des souvenirs, les 
faits sont brouillés et déformés. 

A cette même époque, chaque gouvernement a commencé à 
avoir des agents diplomatiques et à entretenir une correspon- 
dance avec eux; mais, sauf à Venise, il n'y a pas d'archives pour 
conserver ces documents ; beaucoup de papiers, conservés par 
les agents, sont passés à leurs familles et ont été dispersés. On 
les retrouve épars dans les bibliothèques, parfois sous forme de 
copies. Il a fallu se livrer à un grand travail de collection, qui, 
commencé au xvu e siècle, n'est pas encore achevé. On publie 
parfois des recueils : Documents inédits des affaires étrangères; 
Documents de Venise, d'Espagne. Pour l'Allemagne et les Pays- 
Bas, nous avons la correspondance des princes : ajoutons le 
Catalogue des actes de François I er . 

Pour les guerres, nous en sommes encore réduits à utiliser les 
chroniques. Ces documents ont servi à des historiens ; mais, à 
cause de l'importance des individus à celte époque, on se conten- 
tait de monographies et de biographies, etc. 

Il y a très peu d'ouvrages d'ensemble. Ullman, Baumgar- 
ten, Lemonnier, etc. 

f I. w- Voyons, maintenant, dans quelles conditions s'ouvre la 
grande lutte entre la France et la maison d'Autriche. 

Dès la fin du xv e siècle, il y a dans l'Europe occidentale trois 
grands Etats ; leur territoire très vaste est peuplé par une nation 
soumise à un souverain incontesté : France, Angleterre (moins 
l'Ecosse), Espagne (moins le Portugal). L'Europe centrale est 
morcelée : Italie, Allemagne (empire). L'Europe orientale (Polo- 
gne, Bohême, Hongrie) est menacée par l'invasion^musulmane. 

Les souverains les plus puissants cherchent à s'agrandir et à 
exercer une action hors de leur territoire. Les mieux placés pour 
cela sont les rois de France et d'Espagne ; ce dernier est déjà 
établi dans les îles d'Italie ; mais la lutte ne se borne pas à une 
rivalité entre deux rois. 

Ce qui donne à cet événement son vrai caractère, c'est que les 
royaumes d'Espagne ne restent pas au pouvoir d'une dynastie 
nationale, les derniers rois n'ayant pas d'héritier mâle. Une 
famille allemande (la maison d'Autriche) se constitue, par l'ag- 
glomération de plusieurs Etats situés dans diverses parties de 
l'Europe, un domaine qui n'a plus l'aspect d'un Etal. Cette 
agglomération a été le résultat d'une série de mariages (durant 
trois générations) ; la famille recueille tous les grands héritages 
vacants, tous les Etats dont une fille est la seule héritière. 
Celte politique de mariages est exprimée dans un vers célèbre : 




LA FRANCIS ET L* AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE 



305 



Bella gérant alii, tu, felix Àustria, nube. 



À l'origine, la famille d'Autriche (ou de Habsbourg) est une des 
moins puissantes. Son chef, Frédéric III, ne possède pas même 
tout le domaine héréditaire, mais seulement la Styrie, la Carinthie, 
la Carniole. Il est pauvre, sans armée, méprisé ; il n'a que le titre 
d'empereur, mais sans pouvoir effectif en Allemagne, où il s'abs- 
tient d'alier pendant 25 ans. Les Allemands sans organisation 
reculent devant la Pologne, la Bohême, la Hongrie, les Turcs, )a 
France, la Suisse, la Bourgogne. 

Le successeur de Frédéric, Maximilien, réunit tous les domaines 
de sa famille par l'extinction des autres branches ; par son pre- 
mier mariage avec l'héritière de la maison de Bourgogne, il réunit 
les Pays-Bas, et deux provinces françaises dont le territoire est 
peu étendu, mais très riche. Son fils Philippe est reconnu archi- 
duc d'Autriche et prince des Pays-Bas. 

A la génération suivante, Philippe s^unit à l'héritière de la 
maison d'Espagne, Jeanne. Il n'entre en possession que de l'héri- 
tage d'Isabelle, car Ferdinand garde ses Etats et entre en conflit 
avec son gendre ; il se remarie même, et, s'il a un fils, l'unité 
sera détruite. Le fils aîné de Philippe, Charles, hérite de son père, 
de sa mère folle, puis de son grand-père (1516). La succession 
de Maximilien reste indivise après la mort du vieil empereur 
(1519) ; mais les Etats d'Autriche demandent un souverain. 
Charles laisse à son frère Ferdinand les domaines d'Autriche. 

A la troisième génération, Ferdinand épouse la sœur du roi 1 
héritière de deux Etats» voisins de l'Autriche : Hongrie et Bohême. 
Louis de Hongrie est tué dans un combat contre les Turcs (1525), 
et ses deux royaumes passent à Ferdinand. Ainsi commence à se 
constituer l'Etat autrichien. La maison d'Autriche possède dans 
ses deux branches un domaine immense, situé aux trois extrémi-^ 
tés de l'Europe ; elle perd son caractère national ; son chef porft> 
une foule de titres (empereur roi des Romains, etc.), et règne sur 
des peuples étranger». Charles, élevé en Flandre, ne connaît pas 
l'Espagnol ; Ferdinand, élevé en Espagne, a pour sujets des AHe*- 
mands. Au titre d'empereur est jointe la prétention à la domina^ 
tion de tout l'Occident, une idée vague de monarchie universelle*. 
Dans les conseils et les armées, il y a des gens de différentes 
nations: Espagnols, Italiens, Belges, Comtois, Allemands. Dans 
ces conditions, le roi de France, dans sa lutte contre la maison 
d'Autriche, paraît vouloir résister à la monarchie universelle. 

Les grands souverains travaillent, dès lors, à augmenter leur 
pouvoir ; mais ils le font encore naïvement et sans l'intelligence 



71 




306 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



d'une autorité solide et durable. Ils ne cherchent encore qu'à 
agrandir leurs domaines, à réaliser de beaux mariages n'importe 
où. Ils ne voient pas très bien la force réelle qui tient à la cohé- 
sion du territoire, au dévouement des sujets, au sentiment natio- 
nal, c'est-à-dire au désir des habitants de former un même 
peuple. La politique, au xvi e siècle, est encore toute superficielle; 
les princes et leurs conseillers n'apprécient que l'étendue des 
domaines, le nombre des sujets, la quantité des titres : ils sont 
tous avides et vaniteux. 

Les Italiens, plus avancés dans la civilisation, sont les maîtres 
en matière de politique, comme en matière d'art et de luxe. Le 
plus célèbre théoricien est un Florentin, Machiavel. Son livre du 
Prince a été très admiré au xvi e siècle ; Cromwell en fait son 
manuel. Le prince idéal doit travailler à accroître ses Etats, sans 
se soucier des sentiments de ses sujets et par tous les moyens ; 
c'est un virtuose de l'agrandissement. Les modèles de Machiavel 
sont César Borgia, qui n'a fondé aucun Etat durable, et Ferdi- 
nand d'Aragon, qui, en se remariant, a failli détruire l'unité de 
l'Espagne. 

Les princes adopten ce système, cherchent à acquérir de tous 
côtés, sans tenir compte de l'intérêt de leurs sujets, sans même 
préférer des territoires contigus. La maison d'Autriche réunit 
des domaines dans toute l'Europe ; les rois de France s'obstinent 
à conquérir des provinces en Italie : ce n'est qu'une politique 
d'ambition personnelle. Les princes opèrent surtout par la con- 
quête et les négociations. Ils se jettent sur les pays faiblement 
défendus, sur les héritages vacants; il s'en trouve dans l'Europe 
centrale, et surtout en Italie. Les grands Etats de la péninsule, 
Venise, Milan, Naples, le pape, se font équilibre, mais aucun 
n'est assez puissant pour résister à l'étranger Les condottieri, 
qui constituent toutes les armées d'Italie, évitent de trop ris- 
quer leur vie et ne veulent pas supporter de grandes fatigues 
(Cf. Machiavel). 

Quant aux deux Etats qui ont eu autrefois des possessions en 
France, leurs souverains n'ont pas renoncé aux conquêtes (ten- 
tatives du roi d'Angleterre et du chef de la maison de Bour- 
gogne). Les guerres d'Italie alterneront avec des invasions en 
France. 

2° Dans cette lutte, les décisions dépendent du souverain» et, 
comme il ne gouverne pas seul, du conseiller qui le dirige, et 
aussi du caractère personnel du prince, de sa santé, de ses 
caprices, des intrigues de cour, en un mot d'une multitude de 
hasards. Il y a là une succession d'événements sans lien, et 



Digitized by 




LA FRANCE ET L'AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE 



307 



l'histoire de cette époque ressemble à un roman d'aventures. 

Les ministres conseillers ont une action considérable sur la 
politique. Car, sous Louis XII, François I er , Henri VIII, les prin- 
ces sont hésitants ou paresseux. Comme leur maître, les conseil- 
lers sont guidés par l'ambition personnelle : ils veulent des titres, 
des domaines, de l'argent, même contre l'intérêt de leur pays ou 
de leur prince. Anne de Beaujeu conseille à son gendre de s'allier 
avec l'empereur. Tous les ] conseillers se constituent de fortes 
pensions ; Wolsey en reçoit de deux princes. 

Vous saisissez maintenant quelle est la politique du xvi c siècle : 
les alliances se font et se défont rapidement ; les relations sont 
précaires ; l'histoire reste très compliquée. 

La diplomatie en est à ses débuts; comme beaucoup d'autres 
arts, elle est née en Italie ; le gouvernement de Venise a orga- 
nisé un système d'agents dans les pays étrangers. Ces agents 
prennent les noms latins de legati, nuncii, ou en italien d'am- 
basciador. Les autres Etals imitent Venise, envoient des ambas- 
sadeurs (noble ou prélat) quand il y a une affaire à négocier. Déjà 
s'institue l'usage de donner des instructions, d'envoyer des 
dépêches même chiffréea, de faire des rapports. Il n'y a pas 
encore d'ambassade permanente. Le résident inférieur est le 
plus souvent un espion, qui correspond avec le principal mi- 
nistre. La diplomatie est dirigée par le prince ou le conseiller le 
plus influent. Il n'y a encore rien d'organisé ; les agents sont des 
personnages de confiance en mission, qui ne cherchent pas à 
se faire une carrière. 

L'armée, elle aussi, vient à peine d'être organisée. On a re- 
noncé au service obligatoire, féodal. On a créé des armées per- 
manentes, avec des volontaires, soldats de profession. En temps 
de paix, il n'y a guère que des cadres, qui sont complétés au 
moment même de la guerre. 

Cette armée comprend deux éléments très différents. La cava- 
lerie a gardé les habitudes des âges antérieurs : armure défensive, 
perféctionnée ; cependant elle est composée de gens d'armes, 
chevaliers à équipement complet avec la lance, et de chevau- 
légers, archers sans armure ni lance. Les cavaliers n'ont pas 
d'armes à feu avant l'invention du pistolet ; ce sont surtout des 
gentilshommes qui font la guerre comme au Moyen Age (forma- 
tion en bataille, charges à rangs serrés) ; la stratégie est pres- 
que nulle ; ce sont encore les Italiens qui ont créé cet art. La 
cavalerie espagnole est la plus mauvaise ; elle est trop légère, 
et soutient mal les charges ; on a essayé d'organiser des gens 
d'armes avec des mercenaires. 




308 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



L'infanterie a été transformée ou plutôt créée par les Suisses et 
les professionnels allemands (lansquenets) ; ils ont adopté Tarpae- 
ment et la tactique de l'antiquité. Ils sont munis d'une longue 
pique et se répartissent en compagnies composées de piquiers et 
de hallebardiers. A cette même époque, on commence à adopter 
l'arme à feu ; l'arquebuse à mèche est donnée à une partie des 
fantassins. Cette transformation se produit pendant les guerres 
d'Italie. Les souverains prennent alors à leur solde des régiments 
étrangers ; c'est surtout le système des rois de France. Plus tard» 
on essaie de constituer une infanterie avec des Français ; on crée, 
à l'imitation des Romains, des légions, origine des régiments ; 
mais cette modification est très lente. 

En Espagne, on a tenté d'avoir une bonne infanterie, en com- 
binant les notions nouvelles avec les traditions ibériques. D'a- 
bord, on fait des levées obligatoires dans les villes ; on crée un 
corps. En Italie, Gonsalve de Cordoue a réorganisé l'infanterie 
espagnole, qu'il réunit en régiments. Cette infanterie est triple : 
soldats armés de l'épée et de la rondache ; piquiers ; arquebu- 
siers. Charles-Quint affirme avoir gagné la bataille de Pavie 
grâce aux mèches de ses arquebusiers. L'infanterie devient, dès 
lors, presque le symbole de l'armée espagnole. Cependant les 
Suisses et les Allemands resteront encore des maîtres dans cet 
art. On les emploie dans les deux pays. Les armées n'ont pas de 
caractère nettement national. Par suite de la prédominance de 
la grosse cavalerie, la. guerre est surtout un engagement entre 
des masses d'hommes. Le roi ou le général qui ont les moyens 
de réunir une armée envahissent un pays jusqu'à ce qu'ils 
rencontrent l'armée adverse. La bataille se termine après un 
choc ; elle n'est d'ailleurs pas toujours décisive. Comme il est 
très coûteux d'entretenir des soldats, les armées ne tardent pas 
à se-débander. Les places fortes résistent ; les sièges sont rares, 
longs et souvent sans effet. 

Les souverains n'ont pas assez de ressources régulières pour 
satisfaire aux exigences d'une armée. Tous les grands Etats ont 
des déficits: les princes recourent à des expédients, dont quel- 
ques-uns deviendront le point de départ d'une institution. Les 
princes de la maison d'Autriche empruntent aux banquiers d'Al- 
lemagne et d'Italie ; les rois de France et d'Angleterre, aux bour- 
geois qui prennent des garanties sur la ville capitale. Ainsi 
commencent les rentes sur l'hôtel de ville de Paris et les ventes 
d'office. 

II. — Dans l'évolution générale de cette lutte, nous distingue- 
rons quatre périodes. 





LA. FRANCE ET L'AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE 



309 



1° De 1491 à 1515, le roi de France, le premier prêt, prend l'of- 
fensive ; il a achevé d'imposer son autorité à toute la nation ; il 
possède une cavalerie, ancienne et aristocratique, et une bonne 
artillerie. Charles VIII veut accomplir de grandes prouesses ; il 
conquiert d'abord le royaume de Naples (1494). Son successeur, 
Louis XII, descendant des Visconti, réclame le duché de Milan, 
sur les usurpateurs Sforza(i499). Les Italiens ne peuvent résis- 
ter seuls, mais ils demandent l'aide des autres princes et 
organisent des coalitions. 

La première coalition chasse Charles VIII de Naples ; la 
deuxième, plus générale, sous forme de guerre sainte, chasse 
Louis XII d'Italie et amène un retour d'invasion anglaise et la 
conquête du royaume de Navarre aux dépens du roi allié de la 
France. La tentative du roi de France aboutit donc à un échec 
complet, au profit du roi d'Espagne qui garde Naples et la Na- 
varre. 

2° 1515-1535. — Deux souverains jeunes sont en présence. 
François I er , le plus âgé, prend l'offensive (bataille de Marignan), 
conquiert encore une fois le Milanais (1515), se pose en protecteur 
de Charles d'Espagne, qu'il considère comme son vassal. Celui-ci 
est embarrassé par la multiplicité de ses domaines ; il a été élevé 
en Flandre \ il se pose d'abord en souverain des Pays-Bas et se 
laisse diriger par des seigneurs flamands. 

La rivalité commence à propos du titre d'empereur. François 
et Charles le désirent tous deux et envoient de l'argent aux prin- 
ces électeurs. François est bien vu du pape ; mais il fait peut-être 
peur aux Allemands. Les électeurs, sans doute intimidés par les 
éfhevalîers, choisissent Charles, chef de la maison d'Autriche, qui 
sera désormais supérieur en dignité à son rival. 

Le nouvel empereur possède des domaines très vastes, et pa- 
raît le plus fort ; mais il est gêné par l'ensemble même de tous 
ces territoires, qui ne communiquent entre eux que par mer ; en 
outre, il doit entretenir une armée dans chacun d'eux. Il a des 
ennemis très nombreux qui finiront par s'allier contre lui : 
France, princes luthériens, le sultan, les pirates barbaresques ; 
il n'a pas d'argent. 

Il y a,, d'abord, une période de paix, dont on se souviendra 
plus tard. 

Charles rencontre de grandes difficultés ; ses sujets de Castille 
ne le trouvent pas assez espagnol et veulent le retenir de force, 
mais il s'enfuit. Le mécontentement va jusqu'à une révolte ; les 
artisans des villes se soulèvent en Castille et à Valence, prennent 
pour chef un personnage romantique, Juan de Padilla. On a long- 




310 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



temps vu dans ce soulèvement un mouvement libéral. Les insur- 
gés sont écrasés par les seigneurs. Charles, toujours absent, com- 
prend la nécessité de ménager l'orgueil national des Espagnols 
et passe sept ans en Gastille. 

La guerre ne tarde pas à commencer, et, avec des interruptions, 
elle va durer quarante ans. Charles veut reprendre le Milanais et 
même la Bourgogne ; François I er convoite toujours Naples. Le 
premier est plus sérieux ; les ambassadeurs vénitiens le dépei- 
gnent comme attentif et obstiné. François est brave, brillant 
chevalier, grand causeur, toujours richement vêtu, grand chas- 
seur, toujours prêt à faire des promesses ; mais il ne songe qu'à 
s'amuser et n'aime pas à s'occuperdes affaires : il est prodigue et 
se laisse mener par des courtisans. 

François I er attend que Charles-Quint se soit tiré d'embarras 
pour l'attaquer à la fois en Italie et en Navarre. Ses généraux, 
Lesparre et Lautrec, frères d'une favorite, éprouvent des échecs 
continuels. Les Français sont repoussés hors de l'Italie. Le roi 
se brouille avec le connétable de Bourbon» veut en personne 
reprendre le Milanais et assiège Pavie ; une bataille est livrée; 
François combat en gentilhomme et se fait prendre (1525). 
Charles tient son adversaire prisonnier dans une tour de Ma- 
drid, puis, par un traité, il lui arrache la promesse de céder 
la Bourgogne. 

Inquiets de la puissance de Charles-Quint, les autres princes se 
coalisent avec l'aide du pape. L'armée de Charles envahit l'Ita- 
lie et, malgré des négociations, saccage Rome (1527). François I er 
s'est déjà adressé secrètement au sultan ; l'armée turque arrive 
devant Vienne (1529). Charles-Quint renonce à la Bourgogne, 
rend le Milanais à Sforza. La lutte s'arrête en 1529. Charles, cou- 
ronné empereur en 1530, paraît au faite de la gloire. 

3° 1535-1545. —La guerre reprend à la mort de Sforza. Charles 
s'empare du Milanais comme fief d'empire. Cette fois, Fran- 
çois I er s'allie ouvertement aux infidèles, d'abord au sultan, puis 
aux pirates d'Alger. Il se jette sur les pays frontières (Savoie, 
Nice, Piémont] ; Charles répond en envahissant la Provence. Le 
pape, inquiet des progrès de l'hérésie, obtient une réconciliation 
temporaire; mais les deux rivaux se brouillent, encore une fois, 
au sujet des provinces italiennes. 

Charles prépare une expédition contre les corsaires d'Alger ; 
François leur permet d'hiverner à Toulon. Charles essaie alors 
d'envahir la France par le nord de la Champagne; mais, sans ar- 
gent, menacé par les hérétiques, il conclut la paix en 1544. Fran- 
çois I er meurt en 1547. 




LA FRANCK ET l' AUTRICHE AU XVI e SIÈCLE 



311 



4° En 1550, Charles profite de l'accalmie pour écraser les prin- 
ces luthériens ; puis la guerre change de théâtre. Maurice de 
Saxe, au nom des princes, conclut une alliance avec le roi de 
France Henri II contre Charles-Quint. Les Français s'emparent 
des Trois Evêchés (1552). La guerre recommence en Allemagne. 
Charles veut reprendre Metz, mais il est repoussé. Dégoûté du 
pouvoir, il abdiqne Son successeur en Allemagne maintient la 
paix avec la France. 

La guerre reprend avec le roi d'Espagne, qui veut cependant la 
paix. Mais Henri II rompt la trêve, s'allie au pape Paul IV contre 
l'Espagne et l'Angleterre. Une expédition en Italie échoue ; les 
hostilités se livrent surtout dans le Nord (siège et bataille de 
Saint-Quentin, prise de Calais, 1559). La paix est signée à Cateau- 
Cambrésis, en 1559. 

Cette longue lutte a abouti à la victoire définitive de la maison 
d'Autriche en Italie. Le roi d'Espagne garde Naples, le Milanais, 
et domine dans la péninsule. Le roi de France est forcé d'aban- 
donner ses prétentions ; mais il a profité d'opérations accessoires 
pour fortifier la frontière de son royaume (Trois-Evêchés et 
Calais). 



C D. 



V 




La philosophie de Renouvier. 



Cours de M. 6. MILHAUD, 

Professeur à V Université de Montpellier. 



La Science de la morale. 

J'ai déjà fait allusion, dans ma première leçon, aux préoccu- 
pations morales, politiques et sociales de Renouvier avant 1850, 
et j'ai cité le Manuel républicain de Vhomme et du citoyen. 
C'est ce livre, vous vous le rappelez, qui causa, le 5 juillet 1848, la 
chute du ministère Garnot. Il faut lire, dans la nouvelle édition 
que vient d'en publier M. Thomas, le compte rendu de cette 
séance mémorable, et la réponse, toute vibrante d'indignation, 
que Renouvier adressa à la majorité de ce jour. (Préface de l'au- 
teur à la deuxième édition.) — « N'est-ce pas vivre de l'homme, 
leur crie- 1- il, que vivre de ce qui est toute sa vie, de ce sans quoi il 
manque de substance, n'engendre plus, s'étiole et meurt avec sa 
race?... Hommes d'Etat, qui vous efforcez de nous gouverner, si 
vous croyez en l'aveugle fatalité, si la force est votre dieu, le 
hasard votre loi, si l'homme vous semble fait pour suivre la 
morale de la baleine et du lion, l'état de la société doit vous 
sembler légitime autant que naturel. Mais, alors, cessez de nous 
vanter votre civilisation : ce n'est qu'un habit pailleté qui recou- 
vre la pourriture. Cachez-nous bien aussi ce grand mot de Répu- 
blique, puisque tout ici-bas sera toujours pour quelques-uns!... 
Ne me parlez plus de fraternité, de charité ; je vous répondrais: 
mensonge, hypocrisie I Ne me dites pas non plus que la liberté 
est bonne et qu'elle veut ces choses. Oui, la liberté est divine, 
mais non point la liberté seule, sans le cœur, sans la raison, sans 
l'ordre. Votre liberté pure est une idole que je nomme anarchie, 
et cette idole se nourrit de sang humain... » 

Mais revenons au Manuel lui-même que Renouvier avait rédigé 
quelques mois auparavant, dans toute l'illusion de ses espérances. 
Si Ton trouve déjà en germe dans ce livre quelques-uns des traits 
importants de ce qui sera la morale individuelle et sociale de 
Renouvier, il y a loin cependant du vague christianisme dont il 
est imprégné, et de l'optimisme simple et naïf dont il témoigne, 
à l'état d'esprit d'où sortira la Science de la morale. L'auteur du 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIE DE HENOUVIER 



313 



Manuel nous offre comme un résumé général des aspirations, 
des illusions, de la religiosité sentimentale des hommes de 
ce temps. Ce que Ton attend et ce que Ton souhaite de voir se 
réaliser, c'est la morale de Jésus : « Il est visible que nous 
sommes venus à ce point de l'histoire où toute conscience ré- 
clame, en secret du moins, l'application sociale de la doctrine du 
Christ (1). » — « Le temps est venu, dit-il ailleurs (2), où la 
morale, enseignée jusqu'ici dans les églises au nom de Jésus- 
Christ, doit entrer dans les assemblées des hommes qui font des 
gouvernements et des lois. » L'égoïsme doit disparaître et 
faire place à l'amour du prochain, lequel se confond avec l'amour 
de Dieu (3). L'homme doit être juste, et « la justice parfaite est 
le premier degré de la perfection; mais, après le premier, il 
y en a un second : c'est la parfaite fraternité (4) ». 

On peut juger par le parallèle de l'homme de justice et de 
l'homme d'amour, que j'ai cité dans ma dernière leçon, quel 
chemin a parcouru à cet égard l'esprit de Renouvier. La science 
de la morale sera elle-même tout entière fondée sur la justice. 

Le Manuel pose avant tout des devoirs, et il définit, d'ail- 
leurs le devoir, comme simple affirmation de la conscience et 
du cœur: « Le devoir est un acte ou une règle d'agir auxquels 
nous nous sentons obligés par la conscience ou par le cœur. » 
Les droits n'apparaissent qu'en second lieu, et se déduisent de 
l'existence des devoirs. La science delà morale supprimera cette 
distinction des deux moments où s'affirment les uns et les autre*: 
ils seront posés simultanément dans la relation réciproque 
qu'implique la justice. 

En ce qui concerne les préoccupations économiques et politi- 
ques, le Manuel contient déjà l'essentiel de ce que Renouvier dira 
toute sa vie, — soucieux de faire cesser les inégalités sociales et 
d'empêcher « les pauvres d'être Hévorés par les riches ». Mais, ici 
encore, une différence appréciable permettra de distinguer la 
Science de la morale du Manuel républicain. En 1848, Renouvier 
ne fait guère que refléter les idées de Fourier, de Proudhon et 
de Louis Blanc, en prêchant les avantages de l'association volon- 
taire, en dénonçant les vices du commerce et des intermédiaires 
entre la production et la consommation, entre le travail et le 
capital; en demandant à l'Etat de garantir le droit au travail 
et de concourir à son organisation.... Les mêmes idées, — avec 

(1) Préface de la 2 e édition (éd. Thomas), p. 58. 

(2) Manuel, p. 118. 

(3) Manuel, p. 166. 

(4) Manuel, p. 110. 




314 



REVUE DES COUKS ET CONFÉHICNCES 



quelque différence dans le rôle de l'Etat, qu'il amoindrira 
dans la Science de la morale, — vont se retrouver dans cet 
ouvrage ; mais, alors, tout aura sa place dans la philosophie 
du maître, et se trouvera rattaché à sa doctrine person- 
nelle. 



Après ces quelques remarques générales, j'aborde sans plus 
tarder la Science de la morale. Elle comprend deux parties : la 
morale pure, la morale appliquée. Mais cette distinction, qui n'a 
nullement le sens habituel, demande à être expliquée: c'est elle 
qui fait l'originalité propre de la morale de Renouvier. La pre- 
mière, la morale rationnelle ou la morale pure, est celle qui con- 
viendrait à Yétat de paix, c'est-à-dire à une société dont tous les 
membres s'acquitteraient les uns à l'égar.l des autres de toutes 
leurs obligations, où il n'y aurait nul désaccord entre ce que 
chacun attend des autres et ce qu'il reçoit d'eux, où, par consé- 
quent, il ne saurait y avoir aucun conflit entre le cœur et la rai- 
son et où seraient réalisées à la fois la justice et l'amour. La 
morale appliquée est celle qui convient à l'homme de l'expé- 
rience, à l'homme de l'histoire, aux sociétés telles qu'elles se 
trouvent constituées, avec le mal qui les pénètre, avec la guerre 
qui est l'état permanent, avec l'obligation pour chacun non pas 
seulement de remplir ses devoirs, mais aussi de se défendre. 
C'est la morale de Yétat de guerre, et c'est la .seule [pratiquement 
réalisable, l'autre restant comme un idéal qui permet à chaque 
instant de mesurer la distance où Ton est. 



Deux faits positifs suffisent à justifier le problème de la mora- 
lité : 1° l'homme est doué de raison, c'est-à-dire qu'il est capa- 
ble de réflexion, de comparaison, de jugement; 2° il se croit 
libre. Sur le point d'agir, il se trouve naturellement en présence 
de ce dilemme : cela est-il à faire ou à ne pas faire ? Dois-je faire 
ou ne pas faire? Je peux choisir : qu'est-ce qui vaut le mieux, 
qu'est-ce qui est le meilleur ? Au problème ainsi posé les religions 
et les philosophies ont répondu ; mais toutes ont subordonné 
leur réponse à des dogmes, ou à certaine métaphysique, ou à cer- 
taine cosmologie, tout au moins à certaine théorie. Seul, le 
criticisme peut essayer de présenter une morale vraiment indé- 
pendante, puisque, seul, il subordonne la raison théorélique à la 
raison pratique. 



* 

# # 



I 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



315 



La sphère élémentaire de la morale concerne l'individu supposé 
seul et séparé du inonde. Il sera guidé dans l'action par un inté- 
rêt plus grand, ou plus durable, ou d'une nature plus raisonnable, 
et sera amené à faire ainsi preuve d'une vertu ou raison pratique 
qui, envisagée plus particulièrement dans la volonté, s'appellera 
force; dans l'entendement, prudence ; par rapport aux sens, à 
l'imagination et aux passions, tempérance. Le devoir être ou 
devoir faire, d'après ce qui est conçu raisonnablement comme le 
meilleur, et est ainsi posé comme un idéal, constitue le devoir de 
l'agent envers lui-môme. On peut parler d'obligation, — non 
dans le sens ordinaire du mot, — mais pour traduire : 1° le sen- 
timent obscur qui nous porte à vouloir le perfectionnement de 
notre personne; 2* le jugement non analytique, mais synthé- 
tique, qui consiste an ce que, toutes les fois que la raison envi- 
sage une fin comme devant être atteinte en vertu de ses lois, elle 
l'envisage en même temps comme devant être recherchée par 
l'application de la volonté. On ne saurait parler de droit à l'égard 
de soi-même. 

Si nous replaçons l'homme en présence de la nature et des 
animaux, nous entrons dans la sphère moyenne de la morale. 

En respectant la nature, sauf à la modifier par le travail et en 
se montrant bon pour les animaux, l'agent se conformera à ses 
propres fins, à ses sentiments esthétiques, à sa sympathie natu- 
relle pour Tordre, la vie, la sensibilité, — à sa raison. Ici encore, 
il ne saurait être question de droits. 

Enfin remettons l'homme à côté de l'homme, et pénétrons 
dans le domaine propre de la morale, dans ce que Renouvier 
nomme la sphère supérieure. Considérons ensemble deux agents. 
Ils ont conscience d'un bien corn u un, dont la réalisation dépend 
de ce que chacun fera certaines choses attendues par l'autre ; et 
de ce seul fait se trouve formée tacitement une sorte d'associa- 
tion, où chacun doit quelque chose à l'autre : il y a par là, simul- 
tanément, droit ou crédit chez l'un, devoir ou débit chez l'autre. 
Ce droit et ce devoir unis composent la justice. 

Pour la première fois, l'agent tient compte ici d'autres fins que 
des siennes. L'autre est pour chacun des deux une fin en soi, non 
plus un moyen pour sa propre fin. L'obligation envers cet autre 
est, selon le m >t de Kant, ['obligation pratique suprême. Chacun 
respecte l'autre pour lui-même, et le droit à ce respect s'appelle 
dignité. Le sentiment de l'obligation de chacun des deux agents 
en vue du bien commun, — sans qu'on sache ou puisse savoir 
en quoi ce bien doit consister, — constitue, à lui seul, la condi- 
tion de la moralité. C'est la loi formelle de la conscience. 




316 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Les motifs d'action chez l'agent se généralisent en maximes; et, 
quand il s'agit de deux agents ensemble, on arrive à cette maxime 
générale, qui est proprement la loi : « Agis toujours de telle 
manière que la maxime applicable à ton acte puisse être érigée 
par ta conscience en loi qui te soit commune avec ton associé ». 
Si l'on multiplie indéfiniment le nombre des associés : « Agis 
toujours de manière que la maxime de ta conduite puisse être 
érigée par ta conscience en loi universelle, ou formulée en un acte 
de législation que tu puisses regarder comme la volonté de tout 
être raisonnable. » Ce principe constitue Yobligation catégorique. 
Renouvier l'applique, après Kant, aux trois cas du suicide, du 
mensonge fait dans l'intérêt du prochain, de l'oisiveté de celui 
qui croit pouvoir ne pas travailler, et montre que, chaque fois, la 
maxime universalisée est rejetée par la conscience. Il reproche à 
Kant de négliger ce rôle de la conscience et de sembler se rejeter 
sur une sorte d'ordre naturel, qui rappelle ici les vieilles méta- 
physiques. 

D'une manière plus générale, d'ailleurs, il signale les contradic- 
tions et les erreurs qui résultent chez Kant de ce qu'il n'a pas 
séparé l'état de paix et l'état de guerre (par exemple, il en arrive 
à justifier la contrainte dans une morale fondée sur la liberté î), 
et de ce qu'il a trop radicalement voulu séparer le devoir de toute 
* fin. N'est-il pas forcé cependant, pour que l'obligation ne soit 
pas vide, de rattacher le devoir à la propre perfection de l'agent 
et au bonheur d'autrui? En quoi Renouvier ne l'approuve qu'à 
moitié ; au lieu du « bonheur d'autrui », il aime mieux parler de 
l'association en vue du bonheur commun. 

Que deviennent les devoirs de bonté? A en croire Kant, il fau- 
drait distinguer les devoirs stricts et les devoirs larges. Les 
devoirs de bonté seraient alors rangés dans la deuxième catégo- 
rie ? De pareilles distinctions sont à supprimer, sans quoi nous 
ne faisons pas de science. Si l'on entend que l'homme doit culti- 
ver ses bons sentiments, soit, c'est alors d'un devoir envers soi- 
même qu'il s'agit. On peut encore parler de devoirs envers les 
autres, mais à la condition: 1° de voir dans ces autres leur 
nature sensible (souffrance physique ou morale) et non leur per- 
sonne ; 2° de subordonner les devoirs de bonté à ceux de justice, 
à l'égard desquels seuls les personnes ont un droit. 

En particulier, s'il s'agit du devoir d'assistance, — en général 
conforme à la justice, puisque c'est leur bien commun que les 
hommes ont en vue par elle, — il est pourtant un cas où la jus- 
tice elle-même le fait rejeter, A faut que chaque homme puisse 
se développer et exercer son activité en toute indépendance dans 




LA RHILOSOPHIK DE REKOUVJER 



317 



une certaine sphère, et, pour cela, qu'il dispose d'une propriété. 
Or ceux qui, par erreur ou par faiblesse, dissipent la leur n'ont 
pas de droits sur celle des autres. La bonté suppléera à la jus- 
tice dans la mesure où celle-ci le permettra. 

« Si l'empire suprême de la justice nous paraît dur, dit Renou- 
vier, c'est que nous ne remarquons pas assez combien il est 
nécessaire, combien la règle de la conduite humaine, la raison, 
est indispensable à la garantie, à la durée et à la bonne adminis- 
tration de nos biens, et que nous ne savons pas nous rendre 
compte des désordres qu'entraîne partout et toujours le senti- 
ment pris pour mobile exclusif des actes ; c'est aussi que nous ne 
sentons pas la beauté du juste, et que nous lui reprochons 
d'exclure les affections qu'il ne fait que régler, nous laissant 
tromper peut-être par l'hypocrisie de ceux qui couvrent leur 
insensibilité sous le manteau d'une froide et fausse raison. Si, 
enfin, l'empire de la justice nous semble insuffisant pour le 
bonheur des hommes, c'est que nous sommes malheureusement 
privés de ce spectacle que la terre n'a jamais contemplé... En 
réalité, ce monde où la raison commanderait serait un monde où 
la bonté, libre enfin des chaînes dont l'iniquité la charge de 
toutes parts, nous paraîtrait régner toute seule (1). » 

A la justice et à la loi morale doivent se subordonner tous ces 
mobiles que Kant a eu grand tort d'écarter du devoir, et que 
toutes les écoles ont reconnus, — sympathie, amour de nos sem- 
blables, intérêt, utilité, plaisir, utilité générale, sentiment de 
l'honneur, — tous éléments naturels, qu'il ne faut pas raécpn- 
naître et qui ont assurément leur rôle moral, à la condition de se 
mettre d'accord avec la justice. 

Mais laissons Renouvier s'attarder dans ses délicates analyses 
du mérite et de l'admiration, du beau et des effets moraux de 
l'art, puis dans sa discussion des sanctions de la morale; et 
descendons avec lui de ces régions pures dans l'humanité réelle, 
avec ses imperfections, ses vices, avec ses coutumes et ses lois 
injustes, avec la contrainte et la guerre. 



L'état réel de la société est celui où chacun apprécie ce qui lui 
«st dû autrement que ses semblables ne l'apprécient euxrmêoies, 
et où il est permis à chacun de douter de la bonne volonté des 
autres et de leur fidélité à remplir leurs obligations. Dès lors, 

(l) T. I, p. 164. 



II 




3tS 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



dans tous les groupements humains, on sent le besoin d'organiser 
la contrainte ; des pouvoirs s'instituent pour garantir par force 
le respect —non point du droit des hommes, tel qu'il a été défini 
dans la mora'e rationnelle pure, — mais d'un droit empirique, 
fait par l'histoire, et qui représente un effort pour assurer ua 
minimum de justice compatible avec les coutumes, les traditions 
et tout le mal qu'elles comportent nécessairement. 

Dès lors, aussi, la loi morale pure ne saurait plus être notre 
seul guide ; un principe vient s'y ajouter, qui tient compte de 
l'état de guerre, et qui est le droit de défense. 

L'homme a le droit de défense personnelle contre toute agres- 
sion, droit naturellement limité par le devoir de ne pas s'aban- 
donner à la passion, de choisir les moyens de défense les moins 
incompatibles avec l'ordre de moralité où la défense serait inu- 
tile, et de les combiner, autant que possible, à l'aide d'une entente 
avec ceux des associés qui ont des droits et des devoirs communs. 

La prudence, la tempérance, le courage, perdent forcément 
quelque chose de leur pureté. La prudence, par suite de la 
défiance à l'égard des autres, s'accompagne d'actes de défense 
qui seraient répréhensibles au point de vue de la morale ration- 
nelle ; la tempérance s'impose des limites pour ne pas choquer le 
milieu où l'on vit ; le courage et la force, qui s'exerçaient à l'état 
de paix contre nos propres passions, deviennent maintenant 
courage et force contre nos semblables, pour tuer. Enfin, ces 
vertus ont des excès à éviter dans les deux sens, comme l'a 
dit Aristote, ce qui serait tout à fait incompréhensible à l'état 
de paix. 

De même, à la suite d'une analyse des passions qui reprend et 
complète celle qu'il avait donnée dans la psychologie, Renouvier 
étudie la transformation des vertus et des vices passionnels par 
l'état de guerre. Après quoi il aborde, dans la dernière partie, 
les questions plus proprement sociales, économiques et politi- 
ques. 

D'une manière générale, les droits, à l'état de guerre, procèdent 
tous du principe de la défense. Les problèmes particuliers se 
résolvent en tenant compte des éléments suivants : 4° -morale 
pure ; 2° le principe de la défense ; 3° nécessité d'atténuer le 
conflit entre le bien idéal et les nécessités acquises. 

Ainsi, quand les déviations d'une société vont jusqu'à la sup- 
pression de toutes les libertés, jusqu'aux formes diverses de 
l'esclavage des corps ou de l'esclavage des âmes (intolérance), le 
droit de défense peut aller jusqu'à la révolte et la violence, 
mais en cas exceptionnel : les hommes ont, en effet, le devoir des 




LA PHILOSOPHIE DIS RENOUVlEH 



319 



ménagements et du choix des moyens les plus utiles, parce 
qu'ils sont tenus à quelque respect de la société, — qui, telle 
qu'elle est, conserve dans la guerre une part de paix, — pour 
ne pas s'exposer à des rnaux pires qu'elle n'en enferme. 

Ainsi encore, tous les détails du droit domestique, du droit 
économique, du droit politique, se règlent d'après les mêmes 
principes : « Rappel constant de l'idéal dans l'esprit, afin de 
prévenir les effets du relâchement forcé dans la pratique et de 
les réduire aux moindres proportions ; ferme volonté de réaliser 
ce qui est du reste possible de l'ordre de la raison ; consultation 
des moyens possibles ou utiles pour les fins désirées ; choix entre 
tous de ceux qui sont le plus propres à ramener l'ordre auquel il 
a été dérogé en fait (1). » 

A propos du droit économique, nous retrouvons quelques-unes 
des idées du Manuel républicain, présentées avec plus de préci- 
sion, et beaucoup moins de confiance en l'intervention de l'Etat. 
La propriété se justifie comme liée au développement de la per- 
sonne. Si l'origine historique a été condamnable, il y a prescrip- 
tion. On ne saurait songer à renverser d'un coup, par la violence, 
les inégalités sociales qui en résultent ; ce serait mauvais et ne 
réussirait pas. Il faut que la société garantisse à chacun, à défaut 
de propriété, le droit au travail ; ce sera rendu possible en parti- 
culier par rétablissement de Timpôt progressif, qui servira à 
assurer une meilleure répartition de la propriété. Quant aux 
salaires, on ne peut compter sur l'Etat pour empêcher qu'ils ne 
se réduisent strictement aux besoins de l'ouvrier, et pour per- 
mettre à celui-ci de tirer de son travail un revenu destiné à lui 
constituer aussi une propriété, ce qui serait naturel dans la 
société idéale. Il vaut mieux s'en remettre à la liberté, à l'initia- 
tive individuelle, qui sera surtout efficace sous forme d'associa- 
tions volontaires. « La plupart des systèmes qu'on appelle socia- 
listes, dit Renouvier, sont des combinaisons de la vérité pure 
avec une erreur énorme et ne peuvent ni s'essayer, ni seule- 
ment se proposer à la pratique, par des moyens d'autorité, sans 
amener aussitôt de grands troubles et finalement une rétrogra- 
dation sociale. Au contraire, cette liberté, qui, dans l'état actuel 
des choses, semble n'être que la liberté de la lutte et sur laquelle 
pèse la responsabilité visible de tant de maux, qui n'apporte en 
théorie qu'une simple faculté, sans moyens propres, intrinsèques, 
de se diriger et de réaliser des biens quelconques, renferme 
cependant la méthode unique de toutes les réformes possibles. 

(tj T. I, p. 585. 




320 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



La liberté est grosse de tous les biens non moins que de tous 
les maux (1)... » 

Je ne suivrai pas Renouvier dans tous les problèmes que sou- 
lève le droit politique (formes de gouyernement, régime repré- 
sentatif, principe des majorités, etc.). Je noterai seulement, à 
propos de la pénalité, quelques jugements intéressants: l'una- 
nimité des juges ou du jury devrait être exigée pour toute 
condamnation. Il faut supprimer la peine de mort. La condamna- 
tion ne doit, en aucun cas, avoir en vue l'expiation, l'amélioration 
de l'homme par la peine ; celle-ci doit être seulement répression, 
réparation. 

Après le droit politique, vient le droit extrasocial, c'est-à-dire 
le droit de la guerre. Dans l'étude des conflits entre particuliers, 
je relève en passant ce qui touche à la politesse. Les vertus 
qu'elle supposerait, en tant qu'un produit de la bonté unie au 
respect, étant le plus souvent absentes dans notre société, la poli- 
tesse se réduit, en somme, ordinairement à une sorte de men- 
songe destiné à maintenir la paix. Le mensonge peut être 
permis, comme arme de défense contre l'injustice, mais dans 
ce cas seulement. Sauf peut-être unè exception très rare, 
Renouvier rejette avec énergie le mensonge que Ton prétend 
justifier par l'intérêt de la personne à qui l'on ment. 

En ce |qui concerne les nations, c'est-à-dire entre ces groupes 
de volontés et de personnes qui se sont rapprochées, abstraction 
faite de la variété des races, des langues, etc., Renouvier invo- 
que les mêmes règles qu'à propos des individus. Il condamne 
sans restriction toute guerre agressive, y compris surtout celles 
que l'on couvre du prétexte hypocrite de civilisation, — et n'ad- 
met comme légitime que la guerre défensive. Si une grande 
nation, comme la France, donnait l'exemple de se renfermer 
Strictement désormais, dans la défensive, et si cet exemple était 
suivi, pourrions-nous pas concevoir bientôt une fédération des 
Etats, prélude d'une paix perpétuelle? — C'est là un idéal qui 
dépasse les conditions empiriques de la réalité et de l'histoire. 
La paix du monde n'est possible que quand la justice parfaite 
régnera à l'intérieur des Etats, et cela n'aura lieu que quand les 
individus qui les composent la feront eux-mêmes régner dans 
leur cœur : « Ces vues optimistes... font dépendre la paix géné- 
rale de la volonté de quelques personnes, et supposent cette 
Volonté persévérante à travers les changements intérieurs des 
Etats. Mais les gouvernants ne sont pas, en général, capables des 

(i)T. II, p. 196. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



32L 



vertus dont les gouvernés n'ont point en eux profondément les 
éléments. Ceux-là, outre qu'ils participent aux plus injustes 
passions des nations qu'ils conduisent, sont dominés par d'autres 
qui leur sont particulières, ont un orgueil et des ambitions pro- 
pres et se dirigent par la raison d'Etal, qui est le contraire delà 
morale et du droit, par conséquent de la paix (1)... » Les idées 
de justice, de travail et de paix ont encore à conquérir le monde. 
Si ce pouvait être chose faite, la paix régnerait d'elle-même. 



L'ouvrage se termine par quelques considérations sur le pro- 
grès. 

Pour l'humanité dans l'individu, comme pour l'humanité dans 
le corps social, la marque du progrès, c'est la mesure de liberté 
ou d'autonomie employée et respectée ; la mesure de liberté non 
exercée ou perdue est le critère de la décadence. Ainsi entendu, 
le progrès des sociétés est-il continu ? Suit-il la marche régu- 
lière qu'on lui attribue ? — Non, et la preuve, c'est que le Moyen 
Age a été une période de décadence par rapport à l'antiquité 
républicaine. C'est là une thèse que Renouvier s'efforce d'établir 
avec la plus grande énergie contre les écoles historiques du 
xix e siècle, issues du saint-simonisme, qui, en réaction contre les 
théories révolutionnaires, ont grandi le rôle du Moyen Age dans 
la marche de l'humanité. La transformation de l'esclavage en 
servage, qui en elle-même réalisait un progrès, n'a pas été due à 
une volonté réfléchie et à un principe moral, mais au régime 
spécial où était descendu l'empire romain, et à l'adaptation toute 
naturelle du servage aux mœurs des Barbares. Et, en tout cas, 
elle allait coïncider pour bien des siècles avec le total abandon 
des pensées de liberté et cie revendication de liberté.pour tous 
les hommes... « En soi, le sentiment de l'idéal de bonté fut un 
progrès sur les mœurs antiques. Il ne semble pas douteux que 
l'enseignement de l'Eglise ait en cela travaillé efficacement à 
l'amélioration du cœur humain. D'ailleurs, de ce que Ton nie 
qu'il y ait progrès dans le passage d'une époque à une autre, on 
n'est point obligé d'y contester tous les progrès assignables, non 
plus que de les envisager tous quand on adopte l'affirmation 
contraire. Mais, en tant que l'idéal de bonté se substitua à l'idéal 
de justice, ce fut une rétrogradation essentielle qui renferme tout 
le sens, l'esprit et l'explication du Moyen Age, et qui eût été 

(1) T. II, p. 473. 

72 



Digitized by 



322 



REVUE DES COUltS ET CONFLUENCES 



poussée au dernier degré imaginable, suivant ce que l'on voit 
chez les nations bouddhistes, sans la conservation latente et qui 
parut longtemps presque désespérée, des principes de dignité et 
de liberté. C'est que la justice est la grande, Tunique sauvegarde, 
et que la bonté n'est qu'une passion, sujette aux altérations et 
au plus complet renversement là où manqué la raison (1)... » 

Le progrès ne se réalise pas de lui-même. C'est aux hommes à 
le réaliser par la liberté, qui doit être à la fois le moyen et le but 
des agents raisonnables. Il ne s'agit plus, d'ailleurs, de la liberté 
problématique, dont le sentiment seul avait servi à Renouvier jus- 
qu'ici, mais de la liberté profonde et vraie, en laquelle il rappelle 
toutes ses raisons de croire. « La liberté, fondement de lajustice 
et même de la raison, l'autorité partant de la personne, allant à 
la personne libre, toutes les vérités, tous les biens moraux posant 
sur la personne, et l'établissement des relations sociales légiti- 
mes demandé aux libres décisions de la personne, voilà la fin et 
le moyen du progrès de tous les agents raisonnables, l'origine 
de l'essence du devoir de chacun. C'est la conclusion et la pro- 
fession de foi de ce livre (2). » Renouvier aurait pu dire que c'est 
là la conclusion et la profession de foi de toute sa philosophie. 



Quelle impression donne la Science de la morale ? Celle 
d'une œuvre originale, personnelle, doublement intéressante par 
l'effort théorique de maintenir la morale pure, et même d'en 
chercher un fondement, en même temps que par la préoccupation 
de tenir compte de toutes les réalités historiques ; par son carac- 
tère d'étude de philosophie traditionnelle en même temps que 
par l'écho que nous y trouvons de toutes les grandes questions 
politiques, économiques, sociales, que peuvent de moins en 
moins éluder les hommes de notre temps. 

La morale théorique prétend, comme le néocriticisme en géné- 
ral d'ailleurs, se rattacher à Kant. C'est peut-être cette affirma- 
tion et le désir de la justifier depuis les premières pages du pre- 
mier Essai de critique générale, en dépit des divergences les plus 
profondes, qui nuit le plus à la Science de la morale. Et, de fait, 
on n'y trouve plus vraiment que la terminologie du maître. Sous 
les mots qui traduisaient ce qu'il y avait d'absolu, d'incondition- 
nel, de catégorique, dans la pensée kantienne, qui voulaient si ra- 
vi) T. Il, p. 505. 
(2) T. II, p. 565. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



323 



dicalement séparer le monde de la moralité de celui delà nature, 
des affections, de l'expérience, sous ces mêmes mois employés 
par Renouvier, nous avons bien delà peine à ne pas sentir tout 
autre chose. La primauté de la raison pratique ne supprime plus 
la notion plus ou moins claire d'un bien à poursuivre, soit qu'il 
s'agisse de l'agent isolé, soit qu'il s'agisse d'un bien commun à 
plusieurs individus vivant en société. Renouvier n'ose même 
pas garder, pour le moment au moins, le mot impératif. Il 
relient, il est vrai, celui d'obligation ; mais, en réalité, par toutes 
ses concessions aux morales empiriques, il donne l'impression 
de s'en éloigner beaucoup moins par le fond de ses idées que 
par son langage. C'est là la source des contradictions que 
M. Fouillée a fort justement signalées. Mais c'est aussi peut- 
être ce qui donne à la morale de Renouvier, en dépit de ses 
propres affirmations, plus d'intérêt et plus d'actualité. 

L'opposition de l'état de guerre à l'état de paix, comme de ia 
seule réalité à l'utopie, fournit dans la morale appliquée une mé- 
thode claire et fort séduisante. N'a-t-elle pas ses dangers cepen- 
dant ? Si, par exemple, des formules telles que celles-ci : « On ne 
doit pas la justice aux injustes, la tolérance aux intolérants », 
passent dans la pratique des faits, ne peut-il y avoir prétexte aux 
pires injustices ? Je ne peux m'empêcher d'être troublé à la lec- 
ture de ces lignes qui visent l'état de guerre de deux partis reli- 
gieux : « Si l'un des deux se fonde sur les vraies notions morales 
et sociales, que l'autre nie, celui-là possède la conscience vraie 
dont le second n'a que l'apparence : il a donc et il a seul un droit 
réel et un devoir réel d'inlolérancê, qui se confondent avec le 
droit et le devoir de conserver et de défendre les premiers prin- 
cipes et intérêts de la personne et de la société (1). » Mais je sais 
bien que le problème n'est pas simple, et, somme toute, la morale 
appliquée de Renouvier reste un des efforts les plus intéressants 
que je connaisse pour sortir de l'absolu, sans renoncer à un idéal 
moral, et pour reconnaître toute la complexité de la vie sociale^ 
tout en essayant d'y faire pénétrer plus de raison et plus de 
justice. 

G. M. 

(1) T. I, p. 528. 



Digitized by 



La science et l'ascèse 

chez saint Jérôme. 



Far M. P. DE LABRIOLLE, 

Professeur à V Université de Fribourg (Suisse). 



Saint Jérôme (1) a eu, parmi les principaux représentants de la 
pensée chrétienne au iv e siècle, une destinée particulière. En un 
temps où déjà les dignités ecclésiastiques assuraient par elles- 
mêmes une influence et un prestige, il ne fut ni évêque, comme 
saint Hilaire, saint Augustin et saint Ambroise, ni archevêque, 
comme saint Basile, ni patriarche, comme saint Jean Ghysostome. 
Il faillit être pape, il est vrai : lui-même nous apprend que, lors de 
son séjour à Rome, l'étroite intimité qui le liait au pape Damase 
l'avait désigné à tous les regards comme son successeur éven- 
tuel (2). Une cabale Técarta du pontificat, et nous pouvons croire 
qu'il s'en consola sans peine, puisqu'il conservait sa chère 
liberté. Il avait accepté le sacerdoce, mais à une condition- 
expresse, c'est qu'il pourrait rester moine et dégagé de tout lien 
avec la vie du siècle (3). Il s'affranchit également de toute obli- 

(1) -A 1 heure actuelle, l'étude la plus complète sur saint Jérôme est encore 
celle de Otto Zbckler [Hierony mus, sein Lébenund Wirken, Gotha, 1865). L'ex- 
cellent travail de Grûtzmacher, Hieronymus, dans les Studien zur Gesch. d. 
Theol. u. der Kirche, Leipzig, 1901, n'étudie la vie de Jérôme que jusqu'en 
386. La deuxième partie n'est pas encore publiée. — On peut négliger entière- 
ment Edw. Cutts, Saint Jérôme, Londres, 1818, et G. Martin, Life of S. Jérôme, 
Londres 1888. Ce sont deux ouvrages de vulgarisation (le premier, très som- 
maire), qui reposent en grande partie sur l'étude si vivante d'Am. Thierry, 
Saint Jérôme, la société chrétienne à Rome et V émigration romaine en Terre- 
Sainte, 1876, 3 e éd. — Très limpide et fort agréable à lire, le Saint Jérôme du 
PèreLargent (Paris, 2 e éd., 1898) n'est assurément pas l'ouvrage le plus so- 
lide ni le plus complet du distingué critique. L'article relatif à Jérôme^dans 
la Gesch. der rom. Litt. de Schanz, VIII, 4, 1 (1904), p. 387-430, fournit un très 
précieux instrument de recherches. Je renvoie pour les citations à la Palrolo- 
gie de Migne 

(2) 11 s'agit ici du second séjour de Jérôme à Rome, de 382 à 385. 1) prêtait 
son aide au pape Damase spécialement pour les réponses aux consultations 
des synodes d'Occident et d'Orient, tâche à laquelle sa connaissance des lan- 
gues le rendait tout à fait propre (cf. Ep. 123, 10 ; P. L. xxn, 1052'. Il dit, 
dans l'Ep. 45 (P. L. xxn, 481). « Antequam domum sanctae Paulae nossem, 
totius in me urbis sludia consonabanl. Omnium pene judicio dignus summa 
sacerdotio decernebar, » etc.. 

(3) Contra Joh. Jerosolym. c. 41, P. L. xxm, 411. 



Digitized by 




LA SCIENCE ET L'ASCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME 



gation liturgique. Célébra-t-il la messe le jour de son ordination, 
la chose est incertaine ; nous voyons, en tous cas, que plus tard, 
en des occasions assez pressantes, il trouvait des excuses pour 
ne pas la dire (1). — Que, dans ces abstentions, il entrât beaucoup 
d'humilité, c'est le crédit qu'il faut lui faire ; mais on y aperçoit 
aussi une volonté bien nette d'éliminer de sa vie tout ce qui en 
aurait entamé, infructueusement à son gré, la complète indé- 
pendance. 

Il n'eut pas non plus, comme les grands pasteurs dont j'ai rap- 
pelé les noms, de vastes auditoires pour y éprouver la force de sa 
parole (2). Nous avons des homélies de saint Jérôme : on en a re- 
trouvé un certain nombre en ces dernières années (3). Mais ce 
sont des allocutions toutes familières, sans aucune prétention, 
qu'il adressait à ses moines, à huis clos, dans le monastère de 
Bethléem. Elles n'ont pas atteint le public chrétien, à propre- 
ment parler. 

En sorte que cet homme qui fut, pendant près de quarante ans, 
une des lumières de la chrétienté (4) et qui modela tant d'âmes 
selon son propre idéal, a dû toute son influence à ses qualités 
d'homme de pensée et, plus encore, à ses initiatives d'homme 
d'action. Privée d'adjuvants extérieurs, chez lui la personnalité 
a tout fait. Essayons de la décrire, en empruntant aux œuvres de 
Jérôme de quoi la faire apparaître sous son jour véritable. 



Il me semble, tout d'abord, que saint Jérôme a réalisé, plus 
qu'aucun Père de l'Eglise, le type du savant. Ce que les siècles 

(1) Ep. 51 Epiphanii ad Johannem Jerosolym. c. I, P. L. xxu, 518 : « Cum 
enim vidissem, quia multitudo sanctomm fratrum in monasterio consistent et 
sancti Presbyteri Hieronymus et Vincentius, pr opter verecundiam et humili- 
taiem, nollent débita nomini suo exercere sacrificia et laborare in hac parte 
ministerii, quae Christianorum praecipua salus est. . . » 

(2) Il termine ainsi la lettre 112 (P. L xxu, 931) où il discute, non sans 
mauvaise humeur, les objections qu'Augustin lui avait faites au sujet de 
certaines interprétations : « Je te demande de ne plus appeler en champ 
clos un vieillard, qui est depuis longtemps un vétéran et qui maintenant se 
repose... A toi qui es jeune d'instruire les peuples et d'enrichir Rome des 
fruits nouveaux de l'Afrique. Pour moi, il me suffit de chuchoter dans un coin 
de monastère avec ce qu'il y a de pluschétif en fait d'auditeur et de lecteur. » 

(3) Cf. Dom Morin, Anecdota Maredsolana, lit , 2 (1897) : et pour la caracté- 
ristique de ces homélies : Dom Morin, dans la Revue d'Histoire et de Littér. 
relig., I (1896), p. 393, et surtout p. 418-430. L'auteur a brièvement raconté 
l'histoire de sa découverte dans la Revue d Histoire Ecclésiastique, t. 1.(1900), 
p. 75 et 78. 

(4) « Per totum orbem legitur. » Sulpice Sévère, Dial. I, 8 ; P. L. xx, 189. j 




326 



RbVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



chrétiens ont le plus admiré en lui, ce n'est ni sa vigueur de po- 
lémiste, ni sa logique de dialecticien, ni son art d'épislolier; c'est 
sa science. Elle a frappé d'étonnement ses contemporains et elle 
est demeurée le trait caracléristique de sa physionomie pour les 
âges suivants (1). Qu'il suffise de citer un seul témoignage, qui 
émane d'un homme fort érudit lui-même et peu facile à conten- 
ter, Toratorien Richard Simon : « On peut dire qu'il a eu, plus que 
tous les autres Pères, les qualités nécessaires pour biea interpré- 
ter l'Ecriture sainte, parce qu'il savait l'hébreu, le chaldéen, 
le grec et le latin. Il n'avait pas seulement lu et examiné les ver- 
sions grecques qui étaient dans les Hexaples d'Origène, mais il 
avait de plus conféré souvent avec les plus savants Juifs de son 
temps, et il ne faisait presque rien sur l'Ecriture qu'il ne les eût 
consultés auparavant... Il n'y a point douleur qui nous puisse 
instruire plus à fond de la critique des Livres saints que les 
ouvrages de ce Père » (2). 

Ce qu'il convient d'entendre par ce mot de « science », quand 
il s'agit de saint Jérôme, Richard Simon vient de l'indiquer par- 
tiellement. C'est tout d'abord la connaissance des langues. Jérôme, 
se munit tardivement, et non sans douloureux efforts, de ces ins- 
truments indispensables à la lâche exégétique qu'il méditait. Au 
dire de Rufin (3) qui l'avait bien connu, car il demeura longtemps 
lié avec lui d'une étroite amitié que les luîtes dogmatiques à pro- 
pos d'Origène finirent par empoisonner, Jérôme n'apprit le grec 
qu'après son passage à la vie ascétique, alors qu'il avait environ 
25 âns (4). Il se forma à la langue hébraïque, quelques années 
plus tard, dans le désert de Chalcis. Elle fut pour lui la plus sévère 
pénitence : « Laissant là, raconte-l-il (5), les trait singénieux de 
Quintilien, les fleuves d'éloquence qu'épanche Cicéron, la gravité 
de Fronton et la douceur de Pline, je commençai à apprendre 
l'alphabet hébreu et à étudier une langue aux mots gutturaux et 
haletants (6). Ce que j'ai dépensé d'efforts, ce que j'ai souffert de 
difficultés, combien de fois, désespéré, j'ai interrompu l'étude 
qu'un désir obstiné de savoir me faisait ensuite reprendre, seul 

(1) Les textes essentiels sont réunis dans Schanz, Gesch. der rom. Lilter. 
iv, i, p. 449. 

(2) Histoire critique du Vieux Testament, I. 111, ch. ix. 

(3) Contra Hieron., n, 9. P. L. xxi, 590 cf. Grùtzmacher, Hieron., p 125. 

(4) Probablement davantage. On manque de données précises pour la nais- 
sance de Jérôme. Les vraisemblances sont pour 340-350. (Voir la discussion 
de Grùtzmacher, op. cit. p. 45 50.) 11 parait s'être résolu à la vie ascétique 
vers 373 (ibid.,p. 43). 

(5) Ep. 125, 12 ; P. L. xxn, 1079. 

(6) Stridentia anhelantiaque verba. 




LA SCIENCE ET I/aSCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME 



327 



je puis l'attester, moi qui ai tant peiné et, avec moi, ceux qui par- 
tageaient alors ma vie. Et je rends grâces à Dieu de ce que d une 
semence si amère, je recueille maintenant de doux fruits. » Enfin, 
il se refit écolier sur le tard (1) pour traduire du chaldaïque les 
livres de Job et de Judith et pour commenter le livre de Daniel, 
dont une partie (2) a été écrite en cette langue. 

S'il s'imposait pareil labeur, c'est que, de bonne heure, une 
évidence s'était imposée à son esprit. Toute recherche critique 
relative aux livres saints ne devait reposer ni sur les textes latins, 
tous plus ou moins fautifs, ni même sur le texts grec des 
Septante, souvent infidèle (3), mais sur le texte primitif, sur Yhe- 
braica veri'as (4). Voilà ce que nul avant lui, du moins parmi les 
Occidentaux, n'avait si nettement vu et réalisé, et Jérôme n'était 
pas sans concevoir de cette priorité quelque légitime orgueil, en 
même temps qu'il était heureux de pouvoir ainsi déposséder les 
Juifs du privilège, dont ils se targuaient, de conserver seuls la 
parole divine en sa teneur authentique (5). Quelles cjameurs 
souleva sa tentative, si honorable cependant pour la science ca- 
tholique ; de quelles acerbes critiques Ton accabla ce judaïsant, 
qui prétendait corriger des fautes rendues vénérables par le 
temps, c'est ce que je n'entreprendrai point de raconter (6). 
Jérôme tint bon contre les scrupules des timorés et les déni- 
grements des jaloux. Et il y eut du mérite; car, s'il lui était aisé 
de dédaigner les « aboiements » de ses détracteurs, comment 
ne pas s'émouvoir, quand on invoquait contre lui la majesté 
de la tradition et le bien des âmes? 

Un autre aspect del'érudition de saint Jérôme, c'est la somme 

(1) Coepi rursus esse discipulus chaldaicus, P. L u xxvm, 1359. Il s'aida, 
au moins au début, d'un rabbin qui lui traduisait de vive voix le chaldaïque 
en hébreu, et Jérôme transposait à mesure en latin. Cf. Praef. in libr. Tob. 
P. L. xxix, 25. De son propre aveu, il le sut toujours assez imparfaitement (P. L. 
xxvm, 1359). Au surplus, qu'il y ait eu des lacunes dans la science linguisti- 
que de saint Jérôme, c'est ce dont il serait assez puéril de s'étonner. Voy. 
pour le grec, Grûtzmacher, op. cit., p. 126, n. 1 ; pour l'hébreu et les autres 
dialectes sémitiques, Zockler, op. cit., p. 344 et s. 

(2) Daniel, n, 4 ; vn, 28. 

(3) Il rappelle, non sans quelque ironie, la légende des Septante, enfermés 
chacun dans une cellule, et en sortant avec 70 versions identiques. Cf. Prœf. 
in Pent., P. L. xxvm, 181. 

(4) C'était, selon lui, l'unique moyen d'éviter bien des bévues, qu'il se donne 
le malin plaisir de relever chez ses prédécesseurs en exégèse. Vy. YEp. 20 à 
Damase (P. L. xxu, 376), où il note une fausse interprétation de saint Hilaire 
sur le mot Osanna, etc.. 

(5) Préf. de Jos., P. L. xxm, 506. 

(6) Le récit de ces incidents a été résumé par le P. Lagrange,dans le Bulle- 
tin de Littér. ecclés.de Toulouse, 1899, p. 3 et s. 




328 



HEVUB DES COURS ET CONFLUENCES 



considérable de renseignements positifs, dont il a formé la sub- 
structure de ses commentaires. Les travaux d'exégèse sur l'Ecri- 
ture constituent la part de beaucoup la plus importante de 
l'œuvre de Jérôme. Ils occupent (avec les traductions) huit tomes 
et demi sur dix dans la Patrologie de Migne. C'est là son occupa- 
tion la plus chère (1), celle à laquelle il revenait avec le plus de 
joie, dès qu'il pouvait arracher quelques instants de liberté à ses 
visiteurs ou à ses correspondants. Certes, tout n'est point parfait 
dans ces paraphrases. Jérôme a toujours travaillé trop vite, non 
par négligence, mais par surcroît d'occupations, et un peu aussi 
par trop vive ardeur naturelle. A bien des reprises, il en fait lui- 
même l'aveu, en s'excusant sur telle et telle circonstance qui l'a 
contraint de précipiter sa rédaction (2). — Il serait donc aisé d'y 
relever des contre-sens sur les auteurs qu'il utilise (3), une pro- 
lixité qui confine au bavardage (4), et surtout d'y critiquer les 
transcriptions un peu servîtes qu'il fait de ses devanciers, prin- 
cipalement d'Origène, son maître préféré (5). 
■ Mais ce qu'en revanche on ne saurait trop louer chez Jérôme, 
c'est sa préoccupation vraiment scientifique de faire comprendre 
les textes qu'il prétendait expliquer en les entourant de tous les 
renseignements philologiques, géographiques, chronologiques, 
susceptibles de les élucider. Cen'était point, sauf de rares excep- 
tions (6), ce genre d'exégèse qui était en faveur de son temps. 
On préférait bien davantage l'exégèse allégorique, laquelle, par- 
tant de ce principe que le texte sacré recèle un sens mystérieux 
quela lettre voile bien plus qu'elle ne l'exprime, s'appliquait à 
l'en dégager, fût-ce au prix des interprétations les plus fanlai- 

(1) Cf. Comm. in Ephes., Prol. P. L. xxvi, 467. 

(2) Voyez Comm. in Agg. f c. II, P. L. xxv, 1416; Comm. in Abd., P. L. 
xxv, 1117 ; Comm. in Zacâar., P. L. xxv, 1417 ; Comm. t in Amos, P. L. xxv, 
1057; Comm. in Ephes. L. P. xxvi, 477 ; Comm. in Math., P. L. xxvi, 20 ; 
Prœf. in Librum Judith, P. L. xxix, 40, etc. Je note ici qu'on pourrait étendre 
l'observation à d'autres ouvrages de Jérôme. Ainsi le Contra Vigilantium 
fut dicté en une nuit (Cf. § 17, P. L xxm, 368). La longue lettre sur la mort 
de Marcelle ne lui prit pas davantage (Gf Ep., 127, 14 ; P. L. xxu, 1095). Et 
il appelle lui-même sa traduction de la Chronique dEusèbe une œuvre 
« tumultuaire », Prœf. in Libr. n, P. L. xxvn, 225. 

(3) Quelques exemples sont cités dans Luebek, Hieronymus quos noverit 
scriptores et ex quibus hauserit, Lipske, 1872, p. 21. Cf. aussi Zôckler, 
op. cit. p. 368, 35. 

(4) « Dicto quodcumque in buccam venerit », P. L. xxvi, 400. 

(5) De son temps déjà, ses ennemis lui reprochaient de l'avoir copié à 
l'excès. Cf. Comm. in Mich. h, 1 ; P. L. xxv, 1189. 

(6) Par exemple, TAmbrosiaster (Cf. Realenc. f. prot. Theol. (I 3 , p. 441) et 
quelques tenants de l'école d'Antioche. 





LA SCIENCE ET ï/aSCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME 



329 



sistes (1). La mode était si forte que Jérôme lui-môme n'a pu s'y 
soustraire (2). Elle offrait, d'ailleurs, une si commode ressource 
pour éluder les sens « difficiles » que la lettre de la Bible offre çà 
et là ! Au moins eu a-t-il aperçu et signalé le péril, qui est de 
substituer au sens naturel des textes un sens symbolique, dont 
presque rien ne limite l'arbitraire. Et il a eu ce grand mérite 
d'associer d'ordinaire à ce jeu un peu puéril, où la vanité trouvait 
son compte (3), des enquêtes moins flatteuses pour l'imagination, 
mais autrement fécondes pour la pleine intelligence du passé. 

De là ses travaux lexicographiques et topographiques sur les 
Ecritures; de là aussi tant de consultations dont sa correspon- 
dance est pleine et qui, toutes, ont pour objet de faciliter à ceux 
qui l'interrogeaient la compréhension complète et approfondie 
des Ecritures (4). 

Voilà par où Jérôme, quels qu'aient pu âtre les vices de sa 
méthode, s'est acquis un droit certain au titre de savant. Et, par 
bien d'autres traits, il évoque en notre esprit le souvenir des plus 
fameux érudits de la Renaissance. Il est l'homme qui, dès sa 
prime jeunesse (5), se constitue à grands frais et à gi^nd' 
peine une bibliothèque, devenue plus tard magnifique ; qui, 

(1) « L'allégorie est la méthode ou le procédé qui consiste à découvrir des 
rapports de ressemblance entre un texte et des idées qui lui sont entière- 
ment étrangères, et à si bien les rapprocher que le texte apparaît comme le 
véhicule de ces idées et le voile dont elles s'enveloppent. C'est l'art par 
excellence des analogies». E. de Faye, Clément d'Alexandrie, Paris, 1898, 
p. 114. 

(2) Son idéal eût même été, à ce qu'il paraît de mêler les deux genres 
d'interprétations, l'historique et l'allégorique « quasi inter saxa et scopulos, 
sic in'er hisloriam et allegoriam orationis cursum flectere » (Comm. in Naum 
g 2, P. L. xxv, 1243), ou encore deles superposer :« Unde post historiée veiHta- 
tem, spiritualiter accipienda sunt omnia » {Comm. in Isaiam, Prsef., P. L. 
xxiv, 20). Mais il semble aussi qu'il ait considéré comme la marque d'un pro- 
grès intellectuel de pouvoir passer de l'allégorique à l'historique. Cf. ce 
qu'il dit à propos du premier essai de commentaire qu'il avait rédigé, tout 
jeune homme, sur le prophète Abdias, P. L. xxv, 1097. 

(3) 11 y avait, en effet, une forte tentation pour l'allégoriste d'admirer comme 
profondes, comme divines, ses propres subtilités. Jérôme Ta bien vu i 
Prœf. I. V. t Comm. in Isaiam, P. L. xxiv, 158. « Origenem loquor et Euse- 
bium Pamphili, quorum aller liberis allegoriœ spatii evagalur et interpretatis 
nominibus singulorum 1 ingenium suum facit Ecclesi^: sackamenta ». 

- (4) Vg. Ep. 29, P. L. xxu, 435. il est dit dans l'Ecriture: a L'enfant Samuel 
servait devant le Seigneur, ceint d'un ephod bad. » Qu était-ce que 1 ephod 
bad? Une ceinture, un encensoir, un vêtement spécial? Telle est la question 
que Jérôme discute pour Marcella, sa correspondante, etc. etc. 

(5) Cf. ép. 22, § 30 ; P. L. xxu, 416. «... Bibliotheca quam mihi Romœ summo 
studio et labore confeceram. » Le contexte prouve qu'il s'agit de son premier 
séjour à Rome, vers 353. 




330 



KKVUK DES COURS ET CONFÉRENCES 



au risque de se donner l'air d'un agité, passe plus de la 
moitié de sa vie en voyages : en 353 à Rome, puis à Trêves, puis 
à Aquilée, en 374 à Antioche, dans le désert de Chalcis, en 381 
à Constantinople, de 382 à 385 à Rome encore, en 385 de nouveau 
à Antioche, à Jérusalem, en Egypte, jusqu'à ce qu'enfin, vers le 
soir de sa vie, il trouve, non pas la paix, car son âme ardente 
ne la connut jamais, mais un peu de repos matériel dans sa 
cellule de Bethléem. L'objet de toutes ces pe'régrinations n'était 
point de satisfaire une curiosité inquiète, mais de connaître les 
principaux foyers de la science ou de la foi catholiques, et d'y 
faire son butin auprès des hommes les plus célèbres de l'épo- 
que (1). — Ses lettres portent les traces de la même activité 
intellectuelle: ce sont des demandes de livres, des questions ou 
plus souvent des réponses sur l'interprétation de tel passage, 
la qualité de telle version, la préférence à donner à tel commen- 
taire. « Toujours à lire, toujours à composer, écrit un de ses 
contemporains, Sulpice Sévère, qui passa six mois près de lui 
à Bethléem, il n'a de repos ni jour ni nuit -.s'il ne lit pas, il 
écrifcfâ) ». Et voilà par quel labeur, par quel commerce assidu, 
avec les doctes de son temps, saint Jérôme s'est formé sa vaste 
érudition, tout entière orientée vers l'Ecriture, vers le déchiffre- 
ment de la parole divine. 



Il est toutefois incontestable qu'en se donnant ainsi à l'étude, 
Saint Jérôme avait aussi une autre raison, plus personnelle et 
plus intime. Il trouvait dans le travail une mortification et un 
divertissement, au sens où Pascal a pris le mot : c'est-à-dire un 
moyen de se détourner de penser à soi et d'étouffer la végétation 
malsaine qui germe en une âme inoccupée ou trop attentive à 
s'écouter elle-même. C'est également à ce titre qu'il le recom- 
mandait (3). En un mot, le travail était pour lui une forme d'ascé- 

(1) Apollinarius de Laodicée, à Antioche ; Grégoire de Nazianze et Grégoire 
de Nysse, à Constantinople ; Damase, à Rome ; Didyme l'Aveugle, à Alexan- 
drie, etc. Cf. Comm. in Ephes. P. L. xxvi, 469. « Non quod ab adolescentia, 
aut légère unquam, aut doctos viros ea quae nesciebam interrogare cessave- 
rim... j> Ses voyages aux pays bibliques furent aussi inspirés par son désir 
de voir de ses yeux les contrées où était née sa foi. [Ad Domnionem et Roga- 
tian. in Librum Parai. Prœf. P. L. xxix, 423.) « C'est lui qui a écrit ces 
mots : « Discendi studio peregrinationes instilutœ sunl ». 

(2) Dial. 1, 9, P. L. xx, 189. 

(3) V. g. Ep. 125 ad Rusticum, 12 ; P. L. xxn, 1079: ce Nevagetur perniciosis 
cogitationibus mens, et instar fornicantis Jérusalem, omni transeunti divai'icçt 
pedes suos. j> 





LA SClENCIS ET 1,'àSCÈSE CliEZ SAINT JÉHÔME 



331 



tisme. Et nous arrivons, ici, je crois, à la tendance la plus pro- 
fonde de l'âme de Jérôme, à celle qui domine et se subordonne 
toutes les autres. 

C'est un fait certain que Jérôme a craint le monde (1) et qu'il 
n'a cessé de conseiller à ceux qu'il aimait le plus de s'en exiler. 
Comme il arrive souvent à ceux qui, après une période de dissi- 
pation, se résolvent à une vie plus stricte, Jérôme avait gardé dans 
son cœur tout à la fois l'aiguillon et le remords de son passé de 
jeune homme (2). Et il en avait emporté cette conviction que les 
dangers qu'offre la vie sont tels que, fatalement, les âmes fragiles, 
c'est-à-dire à peu près toutes les âmes, doivent y succomber, si 
elles ne mettent entre les tentations et elles une barrière presque 
infranchissable. 

Telle est la source principale de son ascétisme ; et voilà pour- 
quoi, sans faire de la vie religieuse une obligation absolue, il Ta 
constamment préconisée comme la meilleure, comme celle qui 
offre le plus de sécurité morale. Qu'irait provoqué ainsi d'ardentes 
colères, il ne faut pas s'en étonner ; car, pour relever davantage 
son idéal monastique, il ne craignait point d'appesantir ses iro- 
nies les plus .décourageantes sur la vie séculière et surtout sur le 
mariage. Non point qu'il le condamnât en soi : ce faisant, il eût 
été hérétique (3) ; mais il ne craignait pas d'en décrire, d'en exa- 
gérer les tracas, afin de dégoûler les vierges de tenter l'expé- 
rience, les veuves de la renouveler. Humeurs moroses du mari, 
criailleries des enfants,infidélités des domestiques, et bien d'autres 
misères encore, sans compter le divorce au bout, voilà sous quelles 
couleurs il dépeignait l'union conjugale, pour mieux précipiter 
les âmes dans le renoncement (4). Ses lettres, j'aurai bientôt à le 
redire, sontpleines d'exhortations de ce genre, désobligeantes par- 
Ci) Voir le Contra Vigilantium, 16, P. L. xxm, 367. 

(2) Très caractéristique à ce point de vue est le récit de ses tentations dans 
le désert de Ghalcis : Ep. 22, 7 ; P. L. xxn, 398. Il aima la vieillesse pour 
l'apaisement qu'elle lui apporta. Cf. Comm. in Amos, 1. Il, P. L. xxv, 1023. 

(3) Cf. Héfélé, Histoire des Conciles, trad. Delarc, t. I, p 633 ; t. Il, p. 171 
et 175. 

(4) V.g. Adv. Helvidium, I, 20, P. L. xxm, 214.11 y a dans toutes ces satires 
beaucoup de réminiscences de Tertullien. Jérôme appelait aussi à la rescousse 
l'exégèse la plus « sollicitée ». Il remarquait, par exemple, qu'il est écrit î 
« Croissez et multipliez, remplissez la terre. » La terre, vous entendez bien ? 
C'est par le mariage que la terre se remplit, — le ciel par la virginité ! — Il 
observe que, dans le texte hébreu de la Genèse, l'Ecriture, après l'œuvre de 5 
jours sur 6, prononce cette parole : «Et Dieu vit que c'était bon », tandis 
qu'elle la supprime absolument après l'œuvre du second jour , donnant à en- 
tendre que le nombre 2 n'est pas bon, parce qu'il rompt l'unité, — parce 
qu'il préfigure l'union conjugale ! Voir Contra Jovin., I, 16, P. L. xxm, 246. 




332 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



fois à force d'insistance sur des périls dont il grossit l'image jus- 
qu'à les rendre apocalyptiques. 

Mais je préfère m'attacher à une série d'opuscules moins connus, 
où il proposait à ses lecteurs la biographie sommaire de quelques- 
uns des pins remarquables représentants du monachisme. Je 
parle de la Vie de Paul (1), de la Vie de Malchus (2) et de la Vie 
d Hilarion (3), qui coopèrent si puissamment à la propagande 
dont il se constituait l'agent infatigable. 

Déjà les légendes de ces pieux personnages étaient populaires, 
tout au moins dans les contrées où ils avaient vécu (4). Jérôme 
se contenta de les reprendre, en Içur prêtant le charme d'un style 
très simple à dessein (5) et en recomposant fort habilement l'at- 
mosphère de merveilleux dont l'imagination des foules enve- 
loppait les anachorètes. Il fit ainsi de véritables petits romans 
historiques, amusants comme des contes de fées, mais tout autre- 
ment profitables à la conscience par les leçons morales qui s'en 
dégageaient. Cela commençait effectivement comme un conte de 
Perrault: « Il y avait, une fois, un vieillard nommé Malchus...» : 
et l'on voyait alors les aventures extraordinaires de jeunes 
hommes qui, dégoûtés du monde, ou chassés par la persécution, 
s'élaient réfugiés dans le désert. Le cadre habituel de la scène, Jé- 
rôme l'esquisse en quelques traits, toujours les mêmes :unegrotte 
qui sert de cellule à l'ermite, une source où il étanche sa soif, un 
palmier dont les feuilles entrelacées lui fournissent un vêtement 
sommaire (6). Là, il montre les solitaires se livrant aux macéra- 
tions les plus dures pour mortifier leur chair et dégager leur âme 
des suggestions viles. C'est ainsi que, de 21 à 27 ans, Hilarion, le 
fondateur du monachisme en Palestine ne mangea, les trois pre- 

(1) Ecrite entre 374 et 319. Jérôme utilisa une Vie d'Antoine par Athanase, 
laquelle avait été déjà traduite en latin. (Cf. Vita Pauli, P. L. xxiii,18, et Ba- 
tiffol, Littér. gr., p. 252.) 

(2) Jérôme connut le solitaire, lors d'un séjour qu'il fit, tout jeune homme, 
auprès de son ami Evagrius, à Maronia, en Syrie. Cf. Vita Malchi 2, P. L. 
xxiii, 55. 

(3) Hilarion était mort en 371. Saint Jérôme s'aida d'une lettre oùEpiphane, 
évêque de Salamine, avait loué le solitaire. Cf. Vita Hilarionis, Prologus, 
P. L. xxiii, 29. — Ces deux Vies, de Malchus et d Hilarion, furent composée» 
entre 386 et 391. 

(4) Au témoignage de Jérôme, en Epidaure et dans les régions voisines, les 
mères racontaient à leurs enfants les prodiges accomplis par Hilarion. 
{Vita Hilar. 40 ; P. L. xxiii, 5.) 

(5) Cf. Ep. 10, 3; P. L. xxu, 344: «... Propter simpliciores quosque, multum 
in dejiciendo sermone laboravimus ». 

(6) Cf. Vita Pauli § 5, P. L, xxiii, 12 ; § 12, P. L. xxiii, 26 ; Vita Hilarionis 
§ 31, P. L. xxiii, 46 ; § 43, P. L. xxm, 53. 




LA. SCIENCE ET L'ASCÈSE CfllïZ SAINT JÉHÔME 



333 



mières années, qu'un demi-setier de lentilles détrempées dans de 
l'eau froide, et les trois années suivantes, du pain tout sec avec 
de l'eau et du sel ; de 27 à 30 ans, il se sustenta avec des herbes 
sauvages et les racines crues de certains arbustes. De 31 à 35 ans, 
il prit pour nourriture six onces de pain d'orge et quelques herbes 
peu cuites et sans huile. Mais la maladie le contraignit à ajouter 
tout de même un peu d'huile à son frugal régime, qu'il prolon- 
gea tel quel jusqu'à 63 ans. Puis, sentant ses forces décliner, il 
pensa qu'un vieillard a moins de besoins qu'un jeune homme : de 
64 à 80 ans, il se retrancha donc le pain. Son boire et son manger 
pesaient alors 5 onces à peine. 11 passa de la sorte le reste de sa 
vie (1). — Ces pratiques d'abstinence lui valaient une grande re- 
nommée et aussi un pouvoir spécial sur les êtres de la création. 
En tuant en lui toutes les convoitises matérielles, il s'était rendu 
maître de la matière et il l'asservissait à sa loi. Non seulement il 
exorcisait,les possédés et guérissait les malades ; mais les animaux, 
les éléments même lui étaient soumis. A son ordre, le démon sor- 
tit du corps d'un chameau qui en était tout écumant et tout 
furieux (2). 11 contraignit un boa àmonler sur un bûcher et à s'y 
laisser brûler (3). Et, en trois signes de croix, il fit rentrer dans 
son lit la mer qu'un cataclysme avait projetée hors de ses li- 
mites (4). 

L'histoire de Paul et d'Antoine (5) comporte le même mélange 
de réalité (6) et de poétisation plus ou moins fantastique. 

Or donc, depuis 113 ans, Paul vivait en Thébaïde, dans une 
grolte, ancien repaire de faux monnayeurs, quand Antoine, adonné 
lui-même à la vie ascétique, est averti par une vision que dans 
le désert habite un ermite bien plus parfait que lui et qu'il lui faut 
l'aller trouver. Antoine se dispose à obéira cet appel. Soudain 
il aperçoit un petit homme, front cornu, nez crochu, pieds de 
chèvre : c'est un délégué des satyres et des faunes, qui vient, au 
nom de ses pareils, reconnaître devant Antoine la souveraineté du 
Dieu des chrétiens et solliciter pour eux les prières de l'anachorète. 
On est tenté d'abord d'attribuer à ce récit une valeur symbolique: 

(1) Vita Hitarionis, § 11, P. L. xxm, 32. 

(2) Vita Hitarionis, § 23, P. L. xxm, 41. 

(3) Ibid. § 39, P. L. xxm, 50. 

(4) Ibid. § 40, P. L. xxm, 51. 

(5) Il y avait un petit dissentiment entre hagiographes au sujet de ces deux 
solitaires. Lequel des deux avait été l'initiateur de la vie érémitique ? Beau- 
coup attribuaient cet honneur à Antoine, mais Jérôme en tenait pour 
•Paul, et il le marque nettement dans sa préface. 

(6) D'ailleurs.fort difficile à démêler. Cf. Grùtzmacher, op. cit., p. 160-163. 




334 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



les êtres fantastiques dont la mythologie avait peuplé les bois 
et les campagnes, venant discipliner sous le joug de la foi leur 
pétulance irréfrénée : mais non 1 Voici que Jérôme croit devoir 
nous rapporter, à cette occasion, qu'au temps de Constantin un 
monstre tout semblable fut amené vivant à Alexandrie ; il y 
mourut, mais on le sala pour le transporter à Antioche où l'em- 
pereur put le voir (1). 

Antoine arrive donc près de Paul, le saint vieillard à qui, 
chaque jour, des corbeaux apportent sa nourriture. 11 s'édifie 
quelque temps au contact de ses vertus : puis, Paul, sentant sa 
fin venir et désireux d'en épargner le spectacle à Antoine, prie 
celui-ci d'aller chercher pour l'ensevelir le manteau que lui 
donna jadis Tévêque Athanase. Quand Antoine revient, Paul est 
mort. Accablé de douleur, Antoine se sent à peine le courage de 
mettre le corps en terre, mais voici que deux lions sortent du 
désert et creusent une fosse avec leurs griffes : cela fait, ils vont 
à Antoine et lui lèchent les pieds comme pour lui demander sa 
bénédiction. 

Je me suis un peu attardé à ces légendes. Point n'est besoin 
d'ajouter que, dans la pensée de Jérôme, elles n'avaient pas pour 
fin unique de divertir. Elles se coordonnaient, quoique avec un 
peu plus de liberté capricieuse, à son apostolat. Jérôme n'ignorait 
pas que, dans toutes les grandes choses, il entre un peu de rêve 
et de chimère. Qui sait si l'étrangeté même de ces lointaines his- 
toires, en remuant les imaginations, n'a point été le prélude de 
quelque Tocation généreuse? En tous cas, l'intention édifiante 
y eat fortement marquée çà et là. C'est ainsi que la Vie de Paul 
aboutit à un parallèle entre le mensonge des joies mondaines et 
la félicité tout autrement féconde de la vie érémitique ou monas- 
tique. Les moines eux-mêmes recueillaient d'utiles leçons dans 
la vie de ce Malchus, qui s'était retiré du monde, puis en avait 
eu la nostalgie, avait voulu y rentrer et s'était exposé ainsi à des 
mésaventures tragiques, dont Jérôme détaille les péripéties. 

On peut dire que par ces vies de solitaires, dont le succès fut 
considérable, Jérôme a renouvelé la littérature hagiographique. 
Bien longtemps les actes des martyrs, l'héroïsme des « témoins » 
de la foi, en avaient constitué le fond ; mais l'ère sarîglante était 
close. C'était maintenant le combat, non moins âpre, de l'homme 

(1) Jérôme est tellement soucieux de convaincre qu'il ne peut s'empêcher 
d'intervenir, çà et là, dans le récit, pour fournir le certificat de son expé- 
rience. Déjà, au chap. vi (P. L. xxm, 21), il avait attesté « Jésus et les saints 
anges » que, si les mortifications de Paul paraissent impossibles à quelques» 
uns, il en a vu de ses yeux, lui Jérôme, d'aussi surprenantes. 




LA SCIENCE ET i/àSCÈSE CHEZ SAINT JÉRÔME 335 

contre lui-même, dont il fallait proposer l'exemple à la piété des 
fidèles. Désormais la vie des saints, leurs travaux, leurs gestes, 
seront l'aliment des âmes religieuses, le roman honnête dont elles 
auront le droit de se ravir, puisqu'en même temps elles s'y 
épureront (1). 

(A suivre.) 

P. DE LABRIOLLE. 

(1) Pour la première forme de cette littérature de mirabilia, cf. Batififol, 
Littér. grecque, p. 250-258. A lire, parmi les Latins, les Dialogues de Sulpice 
Sévère, P. L. xx, 183 et s. 



Digitized by 



Ouvrage signalé. 



Victor Hugo à Guernesey, Souvenirs personnels, par 
Paul Stapfer, doyen honoraire de la Faculté des lettres de Bor- 
deaux, ouvrage orné de nombreuses reproductions de photogra- 
phies inédites et de fac-similés d'autographes, 1 vol. in-12, 3 fr. 50. 

Société française d'Imprimerie et de Librairie (ancienne Librairie 
Lecène, Oudin et O), 15, rue de Cluny, Paris. 

Écrits avec une liberté de critique que l'auteur ne tient pas 
pour incompatible avec l'admiration, ces Souvenirs personnels sur 
Victor Hugo à Guernesey sont une contribution indispen- 
sable à la connaissance du poète aussi bien que de l'homme. On 
les lira avec autant d agrément que de profit, s' « il est bon de 
savoir mille détails sur Victor Hugo », si « les tenir de M. Paul 
Stapfer les rend excellents », comme le disait le Mercure de 
France, quand ce volume parut en articles dans la. Revue de Paris, 
et s'ils nous sont « contés avec une bonhomie charmante ». 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 



Treizième Annek (*- série, N° 25 $7 Avril 1906 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DBS 

COURS ET CONFÉRENCES 

Directeur : N. FILOZ 



Le roman français au XVII e siècle. 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 

Pràfesseur au Collège de France. 



Forme de 1* « Astrée ». — Vers et prose rythmée. — La 
famille d'Urfé et les origines de sa fortune. 

Avant d'étudier les origipes de la fortune et de la gloire des 
d'Urfé, nous pouvons dire un mot de la forme de VAstrée, que 
Ton n'a jamais bien définie. — Ce n'est point, à coup sûr, une 
tragi-comédie, malgré les affirmations de Baro dans sa préface de 
la cinquième partie: « Je sais que M. d'Urfé... avait l'intention de 
faire une tragi-comédie en cinq actes, de douze scènes chacun ». 
Il est probable que l'intention de d'Urfé resta toujours à l'état 
d'intention. D'ordinaire, et avec raison, VAstrée est regardée 
comme un roman: elle est peut-être aussi une épopée, si l'on en 
juge par son sujet, où les aventures lointaines et périlleuses ne 
manquent pas, et surtout par le genre particulier de style que le 
poète a choisi. Honoré d'Urfé a mêlé dans son roman la prose et 
les vers. Les vers étant les moins nombreux, la critique a, jusqu'à 
présent, affecté de ne point les voir ou de les considérer comme 
de simples hors-d'œuvre : or il est possible que d'Urfé ait voulu 
en faire une des parties essentielles de VAstrée, qui serait une 
sorte de roman pastoral et héroïque. Quant à la prose, elle est 
rythmée et poétique, non pas seulement à la rencontre, en quel- 
ques endroits isolés, mais fréquemment et en application de 

73 



Digitized by 



338 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



certaines théories. D'Urfé avait, d'ailleurs, un modèle qui semble 
être le premier chez nous, et qu'il sut imiter et surpasser, Jean 
Le Maire de Belges, auteur d'un roman dont nous avons autrefois 
parlé : Les Illustrations des Gaules et les Singutaritez de Troie. 
Bien qu'on ait écrit sur le style et sur la langue de nombreux 
traités -de critique, on n'a guère étudié ce genre de la prose 
rythmée, dans lequel ont excellé, depuis Jean Le Maire, Honoré 
d'Urfé, Fénelon et Chateaubriand, et d'aulres encore dônt la 
série n'est pas interrompue actuellement. Il convient peut-être 
de nous y arrêter en cette circonstance. 

Chacun, sans doute, connaît Télêmaque, chacun connaît les 
Martyrs: au point de vue du style, on peut dire qu'ils dérivent de 
YAstrée. Dans ces deux ouvrages plus qu'ailleurs, la phrase de 
Fénelon et de Chateaubriand est harmonieuse et chantante, pliée 
à un rythme très poétique, d'un grand effet musical. La préface des 
Martyrs nous apprend les idées de Chateaubriand sur ce chapitre: 

« On demande, écrit-il, s'il peut y avoir des poèmes en prose, 
question qui, au fond, pourrait bien n'être qu'une disputedemots. 

« Aristote, dont les jugements sont des lois, dit positivement 
que l'épopée peut être écrite en prose ou en vers... Denys d Hali- 
carnasse, dont l'autorité est également respectée, dit : « Il est 
possible qu'un discours en prose ressemble à un beau poème ou 
à de doux vers ; un poème et des chants lyriques peuvent ressem- 
bler à une prose oratoire. » Le même auteur cite des vers char- 
mants de Simonide sur Danaé, et il ajoute : « Les vers paraissent 
tout à fait semblables à une belle prose ».. Le siècle de Louis XIV, 
nourri de l'antiquité, paraît avoir adopté le même sentiment 
sur l'épopée en prose. Lorsque Je Télêmaque parut, on ne fit 
aucune difficulté de lui donner le nom de poème... Boileau le 
compare à ["Odyssée, et appelle Fénelon un poète... : « M. de Cam- 
brai, dit-il, me paraît beaucoup meilleur poète que théologien. »... 
L'abbé de Chantérac, écrivant au cardinal Gabrieli, s'exprime de 
la sorte : « Notre prélat avait autrefois composé cet ouvrage, en 
suivant le même plan qu'Homère dans son Iliade et son Odyssée y 
ou Virgile dans son Enéide. Ce livre pourrait être regardé comme 
un poème. L'auteur a voulu lui donner le charme et Vharmonie 
du style poétique ». Enfin, écoutons Fénelon lui-même: «Pour 
Télêmaque, c'est une narration fabuleuse en forme de poème 
épique... », etc.. 

L'opinion de Chateaubriand est formelle, comme celle des 
auteurs dont il cite les textes. Sans doute, il préfère « vingt 
beaux vers d'Homère ou de Virgile » à toutes les proses du 
monde; mais il existe une prose poétique très belle, qui sera 




i/ <( ASTRÉE » 



339 



celle des Martyrs. On a pu remarquer, d'ailleurs, que, dans sou 
étude critique, il ne fait point mention de YAstrée. Ce n'est point 
une raison suffisante d'affirmer qu'il ne la connaissait pas, et sa 
mère lout au moins avait dû lui en parler, elle qui avait lu 
les romans du xvn e siècle et savait par cœur le Grand Cyrus. 

Le succès des Martyrs suscita des imitateurs, parmi lesquels se 
distinguent Lamennais (Paroles d'un Croyant), et Aloysius Ber- 
trand, l'auteur trop ignoré peut-être de Gaspard de la Nuit ; puis 
Quinet, chez qui est évidente l'imitation du poème en prose de 
Chateaubriand, mais surtout Maurice de Guérin : le Centaure et 
la Bacchante sont admirables à ce point de vue. Aujourd'hui 
encore, le mouvement se continue, et, après Renan r dans la 
Prière sur V Acropole, après Baudelaire, nous aurions à nommer 
d'autres écrivains, tels qu'Anatole France, dans plusieurs 
ouvrages, Laforgue, ou Jules Tellier, dont l'œuvre la plus carac- 
térisée, les Reliques, n'a pas été rééditée. — Tous ces écrivains 
sont des poètes, bien qu'ils écrivent en prose : leur style opère 
la liaison de la prose et de la poésie. Et si nous en avons parlé, 
dans une digression un peu longue, mais non tout à fait inutile, 
c'était pour montrer que d'Urfé a été leur précurseur. 

De lointaines velléités le guidèrent dans le choix de sa forme, 
lorsqu'il entreprit son roman de YAstrée. Il avait composé déjà 
JSijlvanire ou la Morte vive, dont nous donnerons une aulre fois 
le résumé : la préface de confidences littéraires qui, au début 
de l'ouvrage, suit la dédicace à la Reine-Mère, nous apprend 
qu'il voulut essayer d'introduire, dans notre littérature, les vers 
blancs non rimés, que les Italiens appellent versi sciolti. Il y a 
sans doute une différence entre le vers blanc et la prose poé- 
tique ; mais cette tentative d'Honoré d'Urfé nous indique claire- 
ment son désir de faire des innovations. Elle n'a, d'ailleurs, pas 
été complètement infructueuse, puisque le vers blanc a été 
dans la suite employé par Molière et par d'autres écrivains. 
Cependant nous sommes obligés de constater que la critique, au 
xix e siècle, a presque délaissé les œuvres de d'Urfé, YAstrée 
elle-même. C'est à peine si Sainte-Beuve, dans les Lundis, y fait 
deux ou trois allusions de circonstance; et, de nos jours, non 
seulement on n'a publié aucun travail approfondi sur YAstrée, mais 
encore a-l-on une tendance à considérer Le Sage comme le pre- 
mier romancier français. Les seules études de critique littéraire 
à mentionner sur ce sujet sont les suivantes : une leçon entière 
de Saint-Marc Girardin dans son Cours de Littérature ; — une 
leçon professée au Collège de France par M. de Loménie, vers 
1856, et qui parut dans la Revue des Deux-Mondes de 1857 ; — 




340 



KE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



huit bonnes pages de M. Morillot, au tome IV de La Littérature 
de Petit de Julleville ; — et, enfin, une trentaine de pages de 
M. Le Breton, dans son livre Le Roman au XVII e siècle. 



Abordons, dès maintenant, l'histoire de la famille des d'Urfé, à 
laquelle l'érudition a consacré un assez grand nombre de tra- 
vaux. Nous avons, en effet : d'Auguste Bernard (1839) : Les d'Urfé, 
souvenirs historiques et littéraires du Forez au XVI e et au 
XVII e siècle; de M. Bonafous (thèse, 1846): Etudes sur VAstrée 
et sur Honoré d'Urfé ; et, en outre, des études publiées dans des 
revues locales par des érudits foréziens. L'abbé Reure, en parti- 
culier, a entrepris des recherches méthodiques qui ont déjà 
produit d'excellents fruits. Il n'a pas encore écrit d'ouvrage 
général sur la famille d'Honoré o^Urfé, sur Honoré lui-même et 
la famille de sa femme ; mais il a publié plusieurs études et 
brochures à propos de ses découvertes dans les archives du châ- 
teau de Châteaumorand. En compulsant des documents variés, 
surtout des papiers de famille et des actes de procédure^ il est 
parvenu à établir la vérité sur certains points très obscurs ; et, 
pour prendre un exemple, il a prouvé d'une manière certaine que 
d'Urfé n'avait pas vécu séparé de sa femme. Quant au livre de 
M. Germa sur VAstrée, sa composition et son influence (1904), 
il n'est pas au courant des derniers travaux et manque trop sou- 
vent de recherches originales. — Que dire, enfin, d'un travail 
paru il y a trois ans, qui publie des lettres originales d'Honoré 
d'Urfé ? Il doit être cité sous diverses réserves ; les bizarreries 
qu'il renferme nous forcent à nous demander si les textes n'ont 
pas été parfois modifiés ou accrus. (L'acte de naissance d'un pré- 
tendu enfant naturel d'Honoré a été complètement transformé.) 

Le château d'Urfé, — qu'il ne faut pas confondre avec la Bâtie 
d'Urfé, — était situé près de Noirélab'e, dans le canton de Saint- 
Just, entre les communes deSaint-Romain-d'Urfé et Saint-Marcel- 
d'Urfé, au nord de Montbrison. Il n'en reste, aujourd'hui, que des 
ruines. La famille d'Urfé s'est toujours attribué une origine 
allemande, plus précisément souabe, et, dans Tune des préfaces 
de VAstrée, l'auteur y fait allusion. Le nom, à ce qu'il semble, 
après avoir été d'Ulphé, serait devenu d'Urfé, à partir de l'un des 
membres les plus illustres de la maison, Pierre IL Mais le premier 
nom patronymique, très différent des précédents, fut Raimby ou 
Reiby : celui d'Urfé, qui seul subsista postérieurement, désignait 
sans doute une propriété ou uu domaine. 




L' « ASTRÉE » 



341 



Les grandes maisons féodales de la région forézienne disparu- 
rent successivement, lorsque, au xiv e siècle, après l'extinction de 
la seconde race des comtes du Forez, le comté alla se perdre 
dans l'immense apanage des ducs de Bourbon. Ceux-ci, presque 
étrangers au pays, éprouvèrent naturellement le besoin d'y avoir 
un représentant sûr et fidèle, et c'est ainsi que Guichard d'Urfé, 
déjà ami et confident du duc Louis II, devint bailli du Forez: 
charge considérable, qui resta dans la famille à partir de 1408. 
Les d'Urfé prirent une part active et importante aux luttes du 
xv e siècle ; ils demeurèrent célèbres, et quand les ducs de Bourbon 
s'éteignirent en la personne du connétable, tué sous les murs de 
Rome en 1525, ils devinrent, sous le litre de baillis du Forez, les 
véritables comtes du pays. Ils obtinrent bientôt de nombreux pri- 
vilèges. Alors toute une série d'hommes illustres se succéda dans 
cette famille, depuis Claude jusqu'à Honoré, après qui, brusque- 
ment, vint la décadence. Le père de Claude même jouit en son 
temps d'une grande réputation et d'une faveur non médiocre à la 
cour de France : c'était un gros personnage, chevalier de l'ordre 
de Saint-Michel, de la Toison d'or et du Saint-Sépulcre, et, de 
plus, conseiller et chambellan de Charles VIII, puis de Louis XII, 
puis de François I er . Il fut encore grand écuyer de France et de 
Bretagne, et fonda le couvent des Cordeliers de la Bastie. Il est 
question de lui dans VAstrée. 

Mais son fils Claude est le plus digne de mémoire des ancê- 
tres d'Honoré. Il était né le 24 février 1501. Il épousa Jeanne de 
Balsac, devint bailli du Forez sous François I er , et, sous Henri II, 
chevalier de l'ordre, gentilhomme ordinaire de sa chambre, et 
son chambellan. Il représenta la France au concile de Trente, fut 
ambassadeur près le Saint-Siège de 1549 à 1553, sous les papes 
Paul III et Jules III, enfin gouverneur du dauphin, le futur 
François II, époux de Marie Stuart. Il mourut en 1558. — Ami 
des lettres et des arts, il employa ses loisirs à construire la 
Bastie et à orner ce château de statues, de bustes et de livres. La 
Bastie subsiste, mais sa riche parure artistique a presque entiè- 
rement disparu. Les œuvres d'art qui s'y trouvaient ont enrichi 
des collections, principalement américaines; plus favorisés du 
sort, les manuscrits et livres précieux ont été en partie recueillis 
par la Bibliothèque Nationale : le plus curieux de tous est peut- 
être un manuscrit du procès de Jeanne d'Arc. — On sait d'autre 
part qu'il y avait, à la Bastie, une statue de sphinx avec 
cette étrange devise, renouvelée de l'Antiquité, qui a longtemps 
excité les curiosités : Sphingem habe domi. Il était alors 
d'usage, dans les grandes familles, de choisir une devise de 




342 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



forme quelque peu énigmatique, et Claude d'Urfé s'était con- 
formé à l'usage. « Aie chez toi un sphinx», cela pouvait signifier 
dans sa pensée : garde en toi quelque chose de secret, de mysté- 
rieux, — et être comme un symbole de son caractère, à l'occa- 
sion impénétrable. — Claude laissa trois fils, Jacques, Claude, 
Antoine, et Une fille, Louise. 

Jacques épousa, en 1559, Renée de Savoie, comtesse souve- 
raine de Tendes, fille aînée de Claude de Savoie, amiral des mers 
du Levant, gouverneur et lieutenant général du roi en Provence, 
et de dame Marie de Chabanes. Ainsi fut acquise aux d'Urfé la 
possession de propriétés très étendues en Bugey et en Savoie. De 
plus, Renée descendait de la maison de Lascaris, et, à partir de 
ce moment, la famille d'Urfé put se vanter de descendre, — sui- 
vant l'expression de son historien, — « des empereurs grecs 
de Nicée, qui avaient tenu l'empire d'Andrinople, de Trébîzonde 
et de Constantinople. » -r- De ce mariage naquirent six fils : 
Anne, Claude, Jacques, Christophle, Honoré et Antoine; et. six 
filles : Françoise, Marguerite, Madeleine, Gabrielle, Catherine et 
Diane. Sur ces douze enfants, Anne et Antoine sont les seuls 
qui nous intéressent, indépendamment d'Honoré, parce quils 
gardèrent avec ce dernier des relations très suivies. Nous par- 
lerons d'eux un peu plus tard. 

Une visite de Renée à son frère, qui habitait Marseille, fut 
la cause tout à fait accidentelle de la naissance d'Honoré dans 
cette ville. Il fut baptisé dans l'église des Accoules. Voici le texte 
^de son acte de baptême, qui suffit à montrer quelles puissantes 
alliances avait la famille d'Urfé. Le il février 1567 (le jour même 
de la naissance), « par moy, soussigné, a esté baplizé Honoré, 
fils de noble prince et magnifique seigneur d'Urfé, et de Madame, 
très puissante princesse de Savoye, mariés. Son parrain est le 
magnifique seigneur et prince Monseigneur Honoré de Savoye, 
comte de Tende, lieutenant pour le roy en tout ce pays de 
Provence, tant par mer que par terre, chevalier de Tordre du 
Roy, et Monseigneur Antoine Escalin des Aymars, baron de La 
Garde et chevalier de l'ordre du Roy, général des galères du 
dit seigneur. 



M. Bonafous publia cet acte dès 4846, dès qu'il l'eut découvert 
dans les archives de Marseille. — M. de Gériii-Ricard Ta publié 
de nouveau, en 1898, dans le Bulletin historique et philologique. 

Si Honoré d'Urfé naquit à Marseille, il n'y fit pas un long sé- 
jour. On le ramena sans tarder dans le Forez, et il paraît certain 



« Signé: J. Pena, vie. » 




I,' « ASTRÉE )) 



343 



que son enfance se passa au château de la Bastie. En tout cas, 
les souvenirs abondants qu'il rapporte dans ses œuvres suffi- 
raient à le démontrer : qu'on relise, à ce propos, les préfaces 
qui ouvrent chaque partie de VAstrée, surtout celle qui est 
adressée au Lignon. Il n'est pas surprenant que d'Urfé ait donné 
dans ses écrits une place importante à la pastorale, si son en- 
fance et sa jeunesse s'écoulèrent au milieu des champs, des trou- 
peaux et des bergers; et, sachant que la région forézienne était 
alors riche en ruines romaines et autres, nous ne serons pas 
surpris, lorsque, ici ou là, il nous parlera de temples et de 
monuments anciens. 

Enfin, c'est en vivant à la Bastie que, de très bonne heure, 
Honoré d'Urfé dut connaître sa future femme, Diane de Chàteau- 
morand. La famille de Ghateaumorand était, en effet, voisine de 
la famille d'Urfé, et des relations naturelles, presque nécessaires, 
s'étaient rapidement établies de l'une à l'autre. Dans le temps des 
guerres religieuses, il y eut bien quelque froideur entre elles, 
moins toutefois qu'on ne l'a dit : les Chateaumorand étaient pro- 
testants, et les d'Urfé catholiques. Cela n'empêche que l'unique 
héritière des premiers épousera succcessivement Anne et Ho- 
noré d'Urfé, après s'être convertie au catholicisme. L'histoire 
curieuse et indispensable dé ce double mariage fera l'objet de 
notre prochaine leçon. 

A. R. 



Digitized by 



Les orateurs attiques. 



Cours de M. ALFRED CftOISET, 

Professeur à V Université de Paris. 



Thucydide ; sa philosophie de l'histoire. 



J'ai essayé de vous montrer, la dernière fois, comment N 
Thucydide, sans être orateur, pouvait être étudié avec les ora- 
teurs attiques, à cause de l'influence qu'il avait exercée sur eux. 
Cette inûuence tient d'abord à la forme de son histoire : c'est lui, 
en effet, qui a composé les premiers discours politiques, et, dans 
son œuvre, on trouverait en grand nombre des modèles de ce 
genre de discours. Ensuite et surtout, cette influence se fait 
sentir par l'action qu'il a exercée sur la pensée grecque, sur 
les orateurs, qui sont les éducateurs du peuple et lui trans- 
mettent les idées empruntées à tous les penseurs, à Thucydide 
en particulier. 

Nous avons vu quelles étaient les idées nouvelles, qui, intro- 
duites par Thucydide, devinrent par la suite des lieux communs. 
L'idée essentielle est celle-ci : Thucydide a transporté dans le do- 
maine des sciences morales et humaines celte conception, cette 
méthode scientifique, qui, appliquée depuis 150 ans aux sciences 
de la nature, commençait à se préciser et à devenir très forte. 
C'est pour la première fois avec Thucydide que les conclusions 
générales sur la nécessité des phénomènes naturels entrent dans 
le domaine des sciences humaines et sont appliquées par un 
historien philosophe. 

Nous avons commencé à examiner en quoi consistait celte 
nouveauté. Pour Thucydide, les lois humaines sont permanentes, 
et de tous les temps. Le passé de la Grèce se dépouille du mer- 
veilleux qui est extra-humain ou supra-humain ; la ve'rité doit 
être distinguée de ce qui est légendaire ou mythique. Dans l'étude 
des faits relatifs au passé, Thucydide apporte donc un esprit 
complètement détaché de la légende. Quand il en vient à étudier 
les faits contemporains, il élimine soigneusement tout ce qui fait 
l'objet principal des poètes grecs ses contemporains : les appari- 
tions de dieux, les oracles, les prodiges, en un mot cette inter--* 
vention incessante de la divinité dans les choses humaines. Ainsi 




THUCYDIDE 



345 



Thucydide élimine tout ce qui est pure imagination, pour voir les 
faits tels quils sont. 

Mais il y a une autre innovation, beaucoup plus importante, 
dans Thucydide. Pendant très longtemps, les historiens grecs 
se sont peu préoccupés de rechercher les causes des événe- 
ments qu'ils racontaient. Leurs histoires ne sont rien de plus 
que des chroniques, où sont contées les vieilles et poétiques 
légendes du pa*sé grec. Ils sont uniquement soucieux de pré- 
senter un ouvrage agréable et capable de séduire l'imagination. 

Nous remarquons déjà un progrès, lorsqu'Hérodote eut l'idée 
que l'histoire n'était pas seulement un tableau de faits frappants 
et désordonnés; mais que, sous ce désordre apparent, il devait y 
avoir une unité, une loi, et que le rôle de l'historien devait être 
de chercher comment certains faits sortent d'autres événements 
qui eu sont les causes. On pourrait me demander, à ce propos, 
où est la différence entre Hérodote et Thucydide ; la voici: quand 
Hérodote cherche celte explication, cette philosophie de l'his- 
toire, il s'empresse de la demander à la religion, telle que la 
comprennent les poètes penseurs, Pindare, Eschyle, qui sont 
profondément préoccupés du mystère des choses ; ils sont aussi 
très soucieux de la moralité et de la nécessité de concevoir la 
divinité plus parfaite que l'homme: c'est pourquoi ils cherchent, 
dans un dessein de punition ou de récompense, la raison dernière 
du mouvement incessant des phénomènes historiques. De là 
vient l'explication si poétique d'Hérodote : la loi suprême qui 
gouverne les affaires humaines est la Némésis. En quoi consiste 
cette Némésis? — A l'origine du monde, les dieux et les hommes 
sont nés de la même mère, et cette mère fut la Terre. Ils se sont 
partagé le monde; mais ce partage s'est fait d'une façon très 
inégale. Aux dieux est échu le bonheur, un bonheur inaltérable, 
sans misères, sans fatigues, bonheur sans nuages, toujours 
serein et insouciant, avec une toute-puissance devant laquelle 
les obstacles n'existent pas. Les hommes ont été relégués dans 
une condition inférieure, ils ont eu les souffrances pour héri- 
tage, les misères de toute sorte, les calamités, les maladies : 
en proie à d'innombrables fléaux durant toute leur vie, ils n'ont 
jamais un moment de joie pure ni de complète félicité. Telle 
est la loi de partage. La loi morale suprême est pour l'homme 
de respecter cette barrière de la Némésis qui est fondée sur 
la nature des choses, de ne pas s'élever au-dessus de cette 
condition qui lui a été faite par les dieux, de ne pas se laisser 
aller à l'orgueil : c'est cet orgueil qui lui fait croire qu'il est 
un dieu, lui aussi; c'est lui qui a entraîné à leur perte les hé- 




346 



KËVUE DES COURS ET CONFLUENCES 



ros légendaires; dans leur ambition téméraire, ils n 1 ont même 
pas respecté l'Olympe. 

En ce qui concerne cette loi de partage, cette Némésis, dont 
Hérodote, parmi tant d'autres, s'est fait l'interprète, nous rencon- 
trons une question fort intéressante à. étudier. C'est celle-ci : y a- 
4>il pour ces dieux un idéal moral ? La réponse est affirmative, si 
Ton considère uniquement l'opinion des poètes qui ont écrit au 
commencement du v e siècle : alors, en effet, la notion d'une loi mo- 
rale est devenue tellement forte dans la conscience des penseurs, 
-qu'ils se disent que les dieux, pour être vraiment dieux, devaient 
-être moraux, plus purs, plus grands que les hommes. Mais c'est h 
une idée relativement récente. Quand on relit les poèmes homé- 
riques, on s'aperçoit que la morale est faite pour les hommes, non 
pour les dieux, qui sont tout-puissants et d'une condition supé- 
rieure à celle des rois. Or les rois eux-mêmes peuvent déjà se per- 
mettre une foule de choses qui sont interdites au commun des 
mortels. On pourrait trouver éparses dans V Odyssée une foule d'ob- 
servations sur ce caprice des rois. Ces fantaisies royales, le poète 
ne se croit pas autorisé à les juger, et nous sentons bien qu'il les 
trouve toutes naturelles et presque légitimes. C'est que les rois 
ne sont pas des hommes comme les autres ; i's sont semblables 
aux héros légendaires, qui participent, dans une certaine mesure, 
de la divinité. Si Ton ne peut porter un jugement sur la moralité 
■des actes accomplis par les rois, a plus forte raison quand il s'agira 
des dieux : ils sont au-dessus des rois, et par conséquent infi- 
niment au-dessus des hommes et de la morale qui ne convient 
qu'à la chétive humanité. En effet, si fou regarde l'ensemble des 
poésies homériques, on n'est pas sans s'apercevoir que les dieux 
y sont moins raisonnables et moins moraux que les hommes. Saus 
doute, on peut dire que les légendes où les dieux sont peints avec 
-ces traits, sont dés légendes naturalistes et que le poète a simple- 
ment voulu tracer un tableau de la réalité, où les dieux eux- 
mêmes, et non plus des hommes, seraient les personnages et les 
acteurs. Mais il est facile de noter un certain nombre de récits, 
qui sont des développements fictifs, de pure imagination; or, 
dans ces récits, les dieux se disputent, se battent, se portent 
■aux pires violences, aux pires excès, se laissant toujours aller 
aux caprices de leur volonté toute-puissante: jamais ils ne sont 
enchaînés par la préoccupation de ce qui est juste, moral. Cela 
revient à dire qu'Homère et les poètes primitifs de la Grèce, 
lorsqu'ils veulent se représenter leurs dieux, se les représentent 
comme des êtres violents et amoraux, parce qu'ils sont tout- 
puissants. 




THUCYDIDE 



347 



Donc cette idée de moralité, qui a fini par paraître si indispen- 
sable aux penseurs de la Grèce, si inséparable d'une intelligence 
vraiment haute, avait d'abord été tout à fait étrangère aux poè- 
tes primitifs. A l'origine, elle s'est formée dans la société civile, 
dans la cité : lorsque les hommes sont devenus égaux, ils se sont 
trouvés dans l'obligation d'établir des droits, des lois. C'est alors 
que se sont développés les sentiments de justice, de liberté, et 
cette idée, si nouvelle, que ceux qui n'obéissent pas à ces lois ne 
sont pas des hommes, mais des sauvages De là est venue la con- 
ception du Cyclope : c'est un être isolé du reste des hommes, 
qui agit selon son caprice, selon sa volonté du moment, selon son 
sentiment ou son besoin, il n'obéit à rien au monde ; ce n'est pas 
un homme, mais un sauvage, un monstre, parce qu'il n'a pas de 
cité. Cette idée, par une sorte de répercussion, a été transportée 
du monde humain dans tout le monde divin. Elle a présidé à la 
création des mystères, qui sont des initiations où apparaît déjà 
une préoccupation de morale religieuse, la notion de dieux qui 
récompensent les hommes vertueux et punissent les coupables. 

Après cette digression un peu longue, mais qui m'a paru néces- 
saire pour bien faire entendre ce qu'était la Némésis des Anciens, 
demandons-nous ce que pouvait faire un homme de tradition 
comme Hérodote pour introduire de Tordre dans son histoire et 
pour expliquer la masse confuse et désordonnée des événements. 
Sans être philosophe, il ne laisse pas d'être un esprit cultivé. 
Traditionnaliste et religieux, il e&t amené presque fatalement à 
mettre dans son Histoire cette philosophie de la Némésis, mais 
préalablement purifiée et enrichie de toutes les idées morales qui 
s'étaient accumulées, durant plusieurs siècles, autour du noyau 
primitif. Pour Hérodote, la loi suprême de l'histoire est que les 
hommes sont récompensés ou punis suivant que leurs actions 
sont conformes ou non à la suprême loi du monde, la loi de la 
modération. TvwOt asaoxov, telle était l'inscription qui se trouvait 
gravée sur le fronton du temple de Delphes : 0 homme, connais 
ta condition, sache que tu n'es qu'un homme et non pas un 
dieu, sache que, si ta conduile n'est pas celle qui convient 
à un homme, si tes désirs s'élèvent trop haut, tu t'exposes à 
la vengeance des dieux. Telle est aussi l'épigraphe que l'on 
pourrait mettre en tête du livre d'Hérodote. Selon lui, la rai- 
son dernière qui explique la décadence ou la chute des nations, 
c'est que leurs despotes se sont laissé aller à l'SSptç, et n'ont su ni 
rester dans la modération ni contenir leur ambition démesurée ; 
les défaites qu'ils ont subies s'expliquent parle châtiment que les 
dieux ont voulu infliger à leur ambition. Cette loi, qui est si sim- 




348 



HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



pie et si commode pour èclaireir tant de mystères, Hérodote Ta 
appliquée partout dans son Histoire. C'est peut-être la raison 
pour laquelle cette histoire est si religieuse, si grave, et ressem- 
ble tant à un chant de Solon, à une tragédie d'Eschyle. Et ne 
croit-on pas, en effet, assister à une tragédie, lorsqu'on voit suc- 
cessivement s'effondrer l'empire des Mèdes, celui des Perses et 
tant d'autres, qui ont voulu échapper à la loi universelle de la 
modération ? 

L'histoire ainsi entendue devient une sorte de morale en action. 
Hérodote croit que c'est là l'explication dernière. Sans doute, il y 
a une foule d'autres causes, qui peuvent expliquer les événe- 
ments : le courage, l'habileté, le nombre: mais ce ne sont là que 
des explications secondaires, et non l'explication dernière qui est 
celle-ci : certains peuples ont dépassé la modération, ils ont été 
punis par les défaites* et par la ruine , les autres ont été pieux, 
ont conformé leur conduite à la loi universelle de laNémésis, se 
sont contentés de défendre leur territoire sans attaquer celui de 
leurs voisins : la victoire a été leur récompense. 

Voilà dans quel état Thucydide trouve la philosophie de l'his- 
toire. La première chose qu'il fait, et il le déclare lui-même à 
maintes reprises, c'est d'écarter résolument cette explication 
finaliste, où n'intervient que la question de savoir si les actions 
sont conformes à la loi parfaitement hypothétique de la Némésis. 
Est-ce à dire que Thucydide nie la puissance de la morale et soit 
immoral comme à plaisir ? Nullement. Il ne croit pas que la mo- 
rale soit une chose négligeable, et qu'il soit indifférent pour une 
cité d'avoir des citoyens modérés ou non. Il considère, au con- 
traire, la morale comme une condition indispensable de la force. 
Il l'envisage d'un point de vue lout humain et la croit nécessaire 
à la bonne santé d'une nation. 11 ne pense pas que ce soit, comme 
on l'a cru avant lui, une force mystérieuse. Cette idée, qu'il a ex- 
primée plusieurs fois dans son œuvre avec beaucoup de force, est 
lout à fait neuve en son temps. Dans un passage, en particulier, 
de son livre V, il s'explique sur ce point avec une netteté parfaite : 
nous y trouvons, en un court résumé de quelques pages, toute sa 
philosophie de l'histoire. Il met en scène et fait parler, dans un 
discours dialogué, les délégués de la petite ville de Mélos et ceux 
d'Athènes. Voici la situation : les Athéniens exigent des Méliens 
une soumission absolue ; ceux-ci leur résistent. De ce choc des 
volontés résulte un discours étrange, qui, par endroits, est pres- 
que scolastique. 

Ce sont, d'abord, les Athéniens qui indiquent la proposition 
que Thucydide va entreprendre de démontrer : « Il faut se tenir 




V 



THUCYDIDE 



349 



dans les limites du possible, et partir d'un principe universelle- 
ment admis : c'est que, dans les affaires humaines, on se règle 
sur la justice, quand, de part et d'autre, on en sent la nécessité, 
mais que les forts exercent la puissance et que les faibles la 
subissent. » Un peu plus loin, les Méliens se chargent eux-mêmes 
de poser la question sur le terrain où Hérodote la posait : « Nous 
savons que le sorl des armes est sujet à bien des retours, qui ne 
se règlent pas sur les forces relatives. » Telles sont les deux 
thèses en présence : celle d'Hérodote soutenue par les Méliens, 
d'après laquelle les succès ne sont pas toujours du côté de la 
force ; celle de Thucydide, soutenue par les Athéniens, suivant 
laquelle la force l'emporte toujours. 

Les Athéniens mettent d'abord les Méliens en garde contre de 
vaines et trompeuses espérances qui abusent trop facilement le 
commun des hommes: « L'espérance soutient les hommes dans le 
péril. Unie à la force, elle peut nuire sans ruiner ; mais, quand 
elle porte à risquer le tout pour le tout, car elle est de sa nature 
mauvaise ménagère, les revers n'ont pas plutôt fait connaître les 
pièges où elle entraîne, qu'il ne reste plus aucun moyen de s'en 
garantir. Faibles comme vous l'êtes et placés dans la position la 
plus critique, ne vous laissez pas séduire par cette dangereuse 
illusion. N'imitez pas le commun des hommes, qui, pouvant 
encore se sauver par les voies humaines, lorsque, dans leur dé- 
tresse, les appuis visibles leur échappent, ont recours aux invisi- 
bles, à la divination, aux oracles et à d'autres pratiques analogues, 
qui, jointes à l'espérance, les perdent sans retour. » 

Les Méliens ne sont nullement persuadés ; ils croient que la 
protection divine ne saurait leur faire défaut. Toutefois, ils ont 
soin d'ajouter que la protection plus positive de Lacédémone 
leur est assurée, estimant peut-être celle des dieux insuffisante : 
<( Nous aussi, n'en doutez pas, nous croyons difficile d'entrer en 
lutte avec votre puissance et votre fortune ; il faudrait pour cela 
des armes moins inégales. Toutefois, pour ce qui est delà fortune, 
nous plaçons notre confiance dans la faveur divine, car notre 
cause est juste et la vôtre ne Test pas ; et, pour ce qui est de 
uos forces, l'infériorité en sera compensée par l'alliance des Lacé- 
démoniens, alliance qui nous est assurée par la communauté 
d'origine et par un sentiment d'honneur. Notre assurance n'est 
donc pas si mal fondée. » 

Ce sont les vieilles maximes conventionnelles que les Méliens 
ont invoquées. Ils sont profondément pénétrés de cette grande 
loi de la Némésis; ils croient que les dieux leur donneront la vic- 
toire pour récompense, parce qu'ils sont modérés et que leurs 




350 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



adversaires se laissent emporter à une folié ambition et à des 
désirs immodérés. Nous sommes des hommes purs, disent-ils: 
la faveur des dieux sera donc pour nous. Mais ils semblent dou- 
ter de cette faveur même, puisqu'ils invoquent, en plus du 
secours divin, des espérances humaines et positives. 

Le.s Athéniens se moquent intérieurement d'une confiance si 
exagérée et si frivole ; néanmoins, ils veulent bien condescendre 
àdiscuter, mêmesur ce point, avec les Méliens et leur montrer que 
les secours divins ne manqueront pas non plufe à Athènes : « Nous 
né craignons pas, disent-ils, que la protection divine nous man- 
que ; car nous ne recherchons ni ne faisons rien de contraire aux 
sentiments religieux ou aux prétentions humaines. Nous esti- 
mons que, par une nécessité de la nature, les dieux, selon les 
conjectures, et les hommes, comme on le sait pertinemment, ont 
une égale tendance à dominer, ceux-là dans Tordre des idées, 
ceux-ci dans le cercle des réalités. Cette loi, ce n'est pas nous qui 
l'avons faite ni appliquée les premiers ; nous l'avons trouvée éta- 
blie, et, après nous, elle subsistera à tout jamais. Nous ne faisons 
qu'en user, bien convaincus qu'à notre place ni vous ni personne 
n'agirait autrement. Ainsi, pour la faveur divine, nous n'avons 
aucun motif de nous en croire déshérités. » 

Pour les délégués athéniens, c'est donc la force qui remporte 
toujours et partout, même dans le monde divin. Seulement, ils 
font une réserve, ou plutôt une distinction, qui nous laisse péné- 
trer dans les idées de Thucydide. En ce qui concerne le monde 
divin, nous ne pouvons former que des conjectures, des supposi- 
tions; nous sommes obligés de nous en tenir à l'opinion, à cette 
opinion si variable et si incertaine qui est créée par les poètes. 
Ce serait donc une chose ridicule que de se laisser emporter à de 
frivoles espérances, dont la réalité «st très incertaine, puisqu'elle 
ne repose que sur une Soja, une opinion. Au contraire, quand il 
s'agit du monde humain, nous savons par expérience que c'est la 
force qui .toujours a finalement le dessus, c'est une vérité bien 
établie, indubitable, àX^ôeta. En conséquence, les espérance» 
fondées sur une telle vérité seront solides, certaines. 

Ainsi Thucydide ne reconnaît en histoire qu'une loi, la loi de la 
force, qui est l'explication dernière de tous les événements. Par 
suite, on aurait tort de lui reprocher d'avoir donné une place si 
étendue à un discours politique de celte importance. Si quelqu'un 
s'étonnait de cette digression apparente chez un historien qui ne 
sort jamais de son sujet et ne s'occupe que des événements, soit 
pour les raconter, soit surtout pour les expliquer, il serait facile 
de lui montrer que Thucydide ne s'est jamais moins écarté 



Digitized by 



THUCYDIDE 351 

de son sujet, bien plus, que ce discours est le centre môme de 
son œuvre : car c'est toute sa philosophie de l'histoire qui s'y 
trouve condensée. 

D'ailleurs, si c'est Thucydide qui, en son temps, a exprimé 
avec le plus de netteté cette idée de la force souveraine partout, 
il n'est pas le seul à avoir indiqué cette loi. Nous la trouvons 
chez Pindare lui-même, qui rapporte souvent les vieilles légen- 
des, mais qui réforme quelquefois les croyances religieuses. Il 
a écrit cette phrase caractéristique : « La loi qui règne sur 
toutes choses, c'est que le plus fort l'emporte. » Et, quand on 
replace cette phrase dans le passage d'où elle est tirée, on s'a- 
perçoit qu'elle s'applique plutôt au monde divin qu'au monde 
humain. Par conséquent, c'était une idée qui était devenue cou- 
rante même chez les poètes. Thucydide la reprend pour l'ex- 
primer avec plus de précision : il y ajoute ce mot, S6£a ; les poètes 
prétendent que le monde divin est lui aussi gouverné par la 
force, mais ce n'est qu'une opinion, une conjecture, et non pas 
une certitude ; car nul ne peut savoir ce qui se passe chez les 
dieux. Il est donc dangereux de se fier à n'importe quelle opinion, 
en ce qui concerne les dieux, et, en particulier, à cette loi de 
sainteté, d'après laquelle les dieux puniraient les peuples qui 
dépasseut les bornes permises de l'ambition. 

Ce dialogue, que Thucydide a placé au centre de son livre, est 
d'une importance capitale, à cause du jour qu'il projette sur toute 
la philosophie de son Histoire. Il est préoccupé, avant tout, par la 
recherche des causes vraies, certaines, réelles et palpables, aux- 
quelles tout se ramène. Le but de I historien est de trouver 
quelles sont ces forces qui créent les puissances supérieures. La 
morale n'en est pas exclue ; mais ce n'est pas, comme on se plai- 
sait à le croire avant lui, uue force mystérieuse, c'est une force 
qui agit de la même manière que les autres, et qui est tout aussi 
positive : c'est une force non pas divine, mais humaine. 

Voilà la philosophie de Thucydide, telle qu'elle est exposée 
dans le dialogue entre les Méliens et les Athéniens : c'est la 
même philosophie qui ressort de la lecture de tout son livre. 

P. B. 



Digitized by 



Les poètes français du temps 



de la Révolution. 



Goura de M. ÉMILE FAGDET, 



Professeur à V Université de Paris, 



Boucher (suite et fin). 



Les mois de Janvier et de Février ne nous retiendront pas très 
longtemps; car, si Janvier est encore assez bon, Février est déci- 
dément un peu faible et sent la fatigue d'un long travail très 
obstinément poursuivi. 

Roucher commence par nous parler des tristes réflexions 
qu'inspire le retour de la nouvelle année, lieu commun dont il 
aurait certainement pu se dispenser. Là-dessus, sans transition, 
et même avec une lacune qu'il laisse apparente, je ne sais trop 
pourquoi, Roucher passe à Rousseau. Pourquoi cela? Roucher 
n'en a pas donné la raison, et je ne puis la deviner. Rousseau 
est né en juin, mort en juillet. Il aurait été mieux placé, il 
me semble, au début du poème. Au lieu de s'adresser au soleil, 
Roucher aurait dû, en commençant cet ouvrage sur l'évolution 
des mois, invoquer Rousseau, l'amant de la nature. — Vient 
ensuite un développement sur les beautés que l'hiver offre aux 
regards des artistes, avec une digression sur l'hiver de 1709 ; 
enfin, il y est question des pays du Nord, de la Laponie et de la 
Scandinavie. C'est, eu somme, un de ces chants dont il n'y a rien 
à dire, ni en bien, ni en mal. 

Voici le pèlerinage au tombeau de Rousseau ; c'est une des 
parties les plus belles du poème, avec un peu de déclamation, 
comme toujours : 



Où repose un grand homme, un dieu vient habiter. 
Tu me l'as fait sentir, j'ose t'en attester, 
Ile des Peupliers ; toi, qui m'as vu descendre, 
Te demandant Rousseau dont tu gardes la cendre. 
Oh ! comme à ton aspect s'émurent tous mes sens I 
Quelle douleur muette étouffa mes accents ! 
Combien je vénérai, combien me parut sainte 
L'ombre des verts rameaux qui bordent ton enceinte ! 
Cette île était un temple ; et, de mes tristes yeux, 
Tandis que s'échappaient des pleurs religieux, 
Rousseau, je crus, penché sur ton urne paisible, 




ROUCHER 



353 



Sentir de la vertu la présence invisible. 

Je crus ouïr ta voix : du fond de ton cercueil, 

Ta voix de l'amitié m'offrait le doux accueil. 



N'oubliez pas que Roucher, soit générosité de cœur, — ce que je 
crois, soit habileté, et alors l'habileté est encore courageuse, 
— a souscrit à la fameuse statue de Voltaire confiée à Pigalle 
par M me de Necker et cachée aujourd'hui dans un recoin de 
l'Institut. 

Le passage sur les beautés de l'hiver est un bel exemple de 
difficulté vaincue. Peindre le printemps ou l'été n'est pas difficile, 
mais peindre l'hiver est d'un art plus délicat. Vous vous rappelez 
le joli mot de d'Alembert, rapporté par Sainte-Beuve : « On a fait 
des traités sur Y Amitié et sur la Vieillesse; on n'a pas besoin 
d'en faire, et la nature se charge d'en faire, sur la Jeunesse et sur 
l'Amour. » De même, le printemps se peint tout seul : pour l'hi- 
ver, c'est autre chose : 



Si je parcours des bois la sauvage étendue, 
" La glacé à leurs rameaux rayonne suspendue ; 
Je vois, dans le cristal de ces prismes brillants, 
Se jouer du soleil les feux étincelants. 
Je me crois transporté sur ces rives lointaines, 
Où l'or pur enrichit le sable des fontaines : 
Partout le diamant s'offre à mon regard surpris, 
Et la terre se peint des couleurs de l'Iris. 
Belles, ces jours piquants vous servent mieux encore. 
D'un incarnat plus vif votre teint se décore, 
Votre regard s'enflamme ; il nous parle d'amour : 
11 donne aux doux plaisirs le signal du retour. 



C'est d'un style agréable, fin et gracieux, du meilleur 
xvm e siècle. 

Le chant XII, je vous l'ai dit, est extrêmement faible. Roucher 
se félicite d'approcher du but; il a couru un long chemin et res- 
sent un peu de fatigue. Il n'en décrit pas moins la débâcle des 
glaciers, les inondations ; puis il songe aux plaisirs de l'hiver, 
parle naturellement de Terpsichore ; puis, très rapidement et 
d'une allure assez agréable, il fait une espèce de palinodie : c'est 
aux champs qu'est le vrai bonheur, même en hiver ; c'est le 
moment où les paysans prennent un peu de repos ; ici, il place la 
description d'un mariage champêtre, qui est agréable, sans rien 
de particulièrement remarquable. L'épilogue, très brusque, nous 
laisse croire que, pour une raison ou pour une autre, Roucher a 
tourné court et abandonné son poème. Il vient de parler de la 
rumeur belliqueuse qui se fait entendre des Pyrénées à la Volga, 
et il termine par ces vers : 



74 




354 



REVUK DES COURS ET CONFÉRENCES 



Et moi, durant ces jours d'injustice et de guerre, 
Oubliant tous ces rois qui désolaient la terre, 
Heureux, je célébrais l'heureuse paix des champs : 
Elle avait tout mon cœur. Les vœux les plus touchants 
Attendrissaient pour elle et ma voix et ma lyre ; 
Echo les entendit, Echo peut les redire. 
Ah 1 jusques à la mort puissé-je conserver 
Cet amour d'un bonheur si facile à trouver ! 



Des autres poèmes de Roucher je ne connais que Mgr Jules Léo- 
pold, duc de Brunswick- Lunebourg , mort en 1786 en portant se- 
cours aux victimes des inondations de l'Oder. Après une très 
longue et très pénible entrée en matière, dans laquelle le poète 
exprime son désir d'aller voir les lieux où son héros a trouvé la 
mort, il passe au récit de l'accident; ses vers sont plats et 
boursouflés. Il n'y a qu'à regretter que Roucher ait cru devoir 
écrire ce poème. Je ne vous en lirai rien. J'aime mieux vous faire 
un résumé des défauts et des qualités de ce poète, que les histo- 
riens de la littérature n'ont pas toujours placé à son rang, que 
moi-même j'estime davantage, depuis que je l'ai lu à haute voix 
devant vous. 

Roucher est emphatique, il ne sait pas être simple. Les beau- 
tés, je ne dis pas de la négligence, car je n'y ai jamais cru, mais 
de la simplicité, du style uni, de l'élégance sans affectation et 
simple, ces beautés-là, il ne les connaît pas, et c'est ce qui fait 
qu'on Ta soupçonné quelquefois de n'être pas sincère, de s'exci- 
ter, de s'entraîner. Certes, il faut tenir compte de son origine : 
le méridional est naturellement un peu hyperbolique. Il faut 
donc « faire la soustraction» et dire que, bien qu'emphatique, 
Roucher peut être sincère. Le lorrain Saint-Lambert avait le 
défaut contraire : il était plutôt sec. 

Cette emphase se retrouve dans un défaut un peu analogue, qui 
est la déclamation philosophique. Le bon Roucher, par convic- 
tion sans doute, à coup sûr par manque de goût, accepte tous les 
lieux communs philosophiques de l'époque et les sème avec une 
complaisance et une copiosité vraiment fatigantes, avec un man- 
que de discernement tout à fait désobligeant. Voyez, par exem- 
ple, le lieu commun sur les habitants des campagnes et les su- 
perstitions dont iis vivent. Il y a au moins cinq ou six passages 
de Roucher sur cette idée, qu'il aurait pu se contenter d'indi- 
quer une fois. Tout le dix-huitième siècle a cru que les r eligions 
n'étaient autre chose que des inventions d'hommes adroits, des- 
tinées à retenir la foule dans le devoir et dans la pratique des 
vertus utiles. Rien ne plaît davantage à certains lecteurs, qui 
sont surtout historiens et cherchent dans un auteur les mœurs, 




ROLCUEK 



355 



les idées, les préjugés et les erreurs d'un temps ; mais le critique 
proprement dit, qui étudie une œuvre d'art, est fatigué, quand 
ces documents, si précieux pour l'historien, se multiplient un peu 
trop sous une plume légèrement inhabile. 

Un autre défaut de Roucher a été signalé par Laharpe avec 
beaucoup d'âpreté, et le sera par moi avec plus d'indulgence, 
mais doit être relevé. 

Roucher n'a pas le génie de l'enchaînement et de la suite : il 
procède toujours par digressions, par morceaux séparés, qu'il a 
recousus comme il a pu avec des transitions toujours pénibles. Je 
tte^vous citerai qu'un exemple, qui est, à la vérité, fort amusant; et, 
si je le cite, ce n'est pas parce qu'il est amusant, mais parce qu'il 
est tout à fait caractéristique de la manière de Roucher. Je vous 
en ai déjà donné comme un avant-goût en vous faisant le som- 
maire du chant V, Il est évident que Roucher avait écrit, pour ce 
chant-là, un morceau sur la pêche à la baleine et un autre sur 
Beauvais et Jeanne Hachette. Ces deux sujets n'ont aucune ana- 
logie, et pourtant Roucher veut les introduire dans le même 
chant. Quelle transition pourra-Uil bien trouver? Il Ta trouvée 
pourtant, et il faut avouer qu'elle est extraordinaire. Je vais 
vous promener dans ce labyrinthe, en vous conduisant avec le (il 
d'Ariane. De la baleine, Roucher passe aux baleines, et, de là, 
aux baleines de corsets ; il proteste contre l'usage du corset : 

Mais ces fanons grossiers, qui retiendraient captive 
Et l'aimable jeunesse et l'enfance plaintive, 
Ah ! rendez à la mer ce butin malheureux : 
Nous n'avons su que trop, par un art désastreux, 
En former des prisons où notre extravagance 
D une taille naissante enchaînait l'élégance. 
Barbares ennemis de nos propres enfants, 
Ainsi nous attristions l'aurore de leurs ans. 
Pouvaient-ils déployer dans leurs dures entraves 
Cette aimable gaité, qui fuit loin des esclaves? 
Insensés! nous pensions leur prêter des appâts ; 
Et, pour les embellir, nous hâtions leur trépas ! 

Là-dessus, Roucher songe à Rousseau, qui a interdit l'usage du 
corset : 

Et vous qui, désormais, 

Verrez en liberté vos jeunes charmes croître, 
Belles, pardonnez-lui, si, trop sage peut-être, 
Il borna votre gloire, et, d'une austère main, 
De la célébrité vous ferma le chemin... 

Ainsi Rousseau, ennemi du corset, a droit à la reconnaissance des 
femmes; il y a droit bien qu il ait dit du mal d'elles, en leur 



Digitized by 



356 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



défendant d'être des femmes savantes et des femmes auteurs : ce 
contre quoi Roucher proteste ; car, pour lui, les femmes sont ca- 
pables d'acquérir de la gloire, exemple Jeanne Hachette..., et 
nous voilà ainsi à Beauvais! 

J'ai choisi cet exemple comme étant le comble du mauvais 
goût ; mais il faut avouer qu'on en trouverait beaucoup d'autres, 
moins bizarres peut-être, mais aussi peu naturels. 

En outre, Rojicher aime les périphrases obscures, entortillées 
et prétentieuses; comme c'est un de ces défauts qui renaissent 
toujours, il ne faut pas craindre de le signaler. 

Roucher parle quelque part 



On trouverait, au dix-huitième siècle, vingt périphrases au moins 
destinées à désigner ce « vorace animal ». 

Ailleurs, il est question des abeilles; Roucher sait très bien que 
la véritable reine de la fuche, c'est la mère, la seule qui p< nde et 
qui ait pour ainsi dire le dépôt des générations successives. 
Pour exprimer cette idée, il va chercher le tour suivant : 



De même encore, quand il s'agit de l'huître. Les poètes mo- 
dernes disent tout simplement l'huître ; écoutez Roucher : 



L'amour pénètre encor de sa féconde haleine 

Le peuple que des eaux nourrit l'immense plaine. 

Le poisson, dont le toit borde le lit des mers, 

S'ouvre, et, deux fois le jour, reçoit les flots amers ; 

Qui sur un roc mousseux, sa demeure chérie, 

Tel que les végétaux vivant sans industrie, 

Réunit toutefois le double sentiment 

Et d'épouse et d'époux, et d'amamte et d'amant, 

Entr'ouvrant aujourd'hui l'écaillé qui l'enferme, 

De sa postérité laisse échapper le germe. 



Cela signifie, tout simplement, que l'huître est hermaphrodite. 
Vous y êtes? Tant mieux pour vous, — a l'air de dire l'auteur. 

Roucher a aussi des platitudes en très grand nombre, et des 
préciosités qui rappellent Gentil-Bernard et Dorât, mais qui, chez 
lui, ont moins d'élégance et de grâce; voici, par exemple, une fin 
de couplet où il s'agit du ver, qui, après s'être fait un cocon, l'hu- 
mecte et l'ouvre, puis s'envole papillon : 



Du vorace animal qui s'engraisse de glands. 



L'abeille à qui son sexe a mérité le trône. 



De langueur accablé, quatre fois il s'endort; 
Mais, sorti quatre fois des ombres de la mort, 
Il reparaît, vêtu d'une robe nouvelle : 
Telle à chaque printemps, Myrthé renaît plus belle. 




ROUCHER 



357 



Il y a aussi, dans Roucher, des impropriétés assez fortes, que 
Laharpe a vertement relevées: «Dans sa première excursion, 
dit-il, l'auteur nous raconte ses étranges aventures, lorsqu'il 
voulut voir de près les cerfs. Son indiscrétion déplaît à l'un de 
ces animaux, dont il se trouve si près 



Le cerf n'avait pas, comme on voit, beaucoup de chemin à faire 
pour l'atteindre : du premier bond, il devait être sur lui. Cepen- 
dant voici la suite du récit : 



Le cirque est ici l'enceinte où sont rassemblés les cerfs et les 
biches, et le théâtre rie leurs amours. Ainsi Roucher est sorti 
de cette enceinte en fuyant devant le cerf, l'y a ramené de nou- 
veau, et a encore eu le temps de monter .triomphant sur un cor- 
mier: ce qui prouve qu'il court plus vite qu'un cerf, et qu'il 
grimpe comme un singe. Cette espèce de fiction me semble plus 
gasconne que poétique... » 

Tout le passage incriminé est, en effet, d'une parfaite impro- 
priété; mais je crois surprendre Laharpe en erreur volontaire 
sur ce souffle imprudent. En effet, en critique méchant, Laharpe 
prend les mots dans leur sens propre, et, pour lui, souffle égale 
respiration. Or Roucher veut dire qu'il a toussé; il a donc pu 
révéler sa présence au cerf sans être tout près de lui. Voilà le 
danger de la périphrase, et pourquoi il faut parler proprement, 
comme disaient les gens du xvn e siècle. 

Sur les très grandes qualités de Roucher, je n'ai pas à insister 
longuement. Il a un très bon fonds de science solide et très ac- 
tuelle. Laharpe lui reproche d'avoir, à plusieurs r éprises, dans 
son poème, rappelé les mythes solaires et considéré la mythologie 
comme une application des idées des anciens sur les révolutions 
du soleil. Loin de l'en blâmer, nous l'en féliciterons. Roucher a 
lu les ouvrages de Pluche, de Boulanger, etc.. et il a eu raisori. 
Les mythologues modernes, à la fin du xix e siècle, sont revenus 
de cette explication trop unitaire; mais, enfin, elle a été en hon- 



Au point de vue littéraire, Ruucher a le mérite d'avoir hasardé 
des coupes toutes modernes. Plus on va, plus on s'aperçoit que 
la coupe moderne remonte très haut : elle était usitée, mais très 



Qu'un souffle imprudent de sa bouche échappé 
Décèle sa présence au cerf. 



Soudaia il vole à moi; je me livre à la fuite ; 
Et bientôt, sur mes pas ramenant sa poursuite, 
Au cirque de nouveau je rentre le premier, 
Et, triomphant, m'élève au faîte d'un cormier. 



neur pendant cent cinquante ans. 




358 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



rare, au xvn e et au xvui e siècle. Savez-vous d'où elle vient? Car, 
enfin, il faut bieu rendre justice à ceux qui y ont droit. La coupe 
libre nous vient de Delille, qui, traduisant Virgile, dont les coupes 
sont très variées, s'esl efforcé de rendre ces effels-là. Ghénier 
surtout a songé à la risquer dans des œuvres originales ; mais, 
en même temps, Roucher s'en était parfaitement avisé: il avait 
fait la même observation et usé de la même pratique. Hugo a 
donc eu tort de dire : 



Ce grand niais a été disloqué longtemps avant 1830. 

Je ne vous dirai pas que Roucher a un très grand sens de la 
période poétique : vous l'avez constaté vous-mêmes, et c'est cela 
surtout que la lecture à haute voix m'a tout à fait révélé. Il aime 
la période musicale, qui se déroule avec nombre, avec harmonie 
et dans une juste proportion. Et, quand il arrive que son goût 
pour l'emphase et son sens de la période poétique s'unissent, et 
pour ainsi dire convergent, Roucher nous donne déjà quelque 
chose de ce qui sera plus, tard la période romantique. Or la vérita- 
ble originalité pour un poète, c'est d'avoir les qualités du siècle 
qui suivra. 

Roucher a encore tenté le renouvellement d'archaïsmes très 
savoureux. Une fois de plus, Laharpe fait preuve, à ce propos, de 
courte vue : « Les vieilles épithètes de nos vieux poêles sont 
aussi une des richesses que Roucher se glorifie de déterrer. Vous 
avez déjà vu les rocs neigeux ; vous verrez chez lui des tapis 
mousseux, des tonneaux vineux, des taureaux meuglants, elc. La 
mousse ne déplaît nullement dans une peinture champêtre, et 
mousseux au contraire n'est rien moins qu'agréable: il ne faut 
qu'un tact très commun pour en sentir la raison. Boileau a dit les 
campagnes vineuses des Bourguignons, mais dans un genre qui 
admet le familier, et je suis sûr qu'en aucun genre il n'aurait dit 
dos tonneaux vineux, qui est une espèce de baltologie du dernier 
ridicule. » 

Il ne faut pas blâmer Roucher d'avoir été curieux de vieux 
poètes; là aussi, il est précurseur, car une des bonnes idées du 
romantisme a été de renouveler la langue décolorée et desséchée 
du xviiie siècle, et de la renouveler par le néologisme sans doute, 
mais surtout par les archaïsmes intelligents : c'est sur ce point 
que porteront tous les efforts de Nodier, dé Courier el des autres 
romantiques. 



J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin. 



A. B. 




Les discours judiciaires de Gicéron. 



Cours de M. JULES MARTHA, 



Professeur à V Université de Paris. 



La préparation de l'affaire. 



Dans les leçons précédentes, et principalement dans les deux 
dernières, nous avons recherché à quelles considérations obéis- 
sait Cicéron dans le choix de ses clients. Nous avons vu que les 
raisons de son choix pouvaient se répartir dans deux classes 
principales : les raisons personnelles et les raisons politiques. 
Cicéron plaide, soit que l'amitié l'y pousse, ou la reconnais- 
sance, ou la simple vanité, ou un intérêt quelconque qui le tou- 
che, lui, uniquement ; soit encore que les circonstances politiques 
ou la volonté impérieuse d'un maître le lui ordonnent. 

Poursuivons, à présent, notre enquête, et, après avoir vu com- 
ment il choisit son affaire et son client, voyons comment il se 
comporte, à l'égard de ce client, comment il étudie la cause, 
comment il prépare son plaidoyer. 



Quintilien, dans son ouvrage de VInstilution oratoire, rempli 
qu'il est de réminiscences de Gicéron, admirateur qu'il est aussi 
du grand avocat des derniers temps de la République, se plaint 
des orateurs qui ne préparent point leurs causes. C'est que, pour 
lui comme pour Cicéron, l'éloquence est le fruit d'un travail 
constant et pénible, plutôt que d'une brillante improvisation. 

Sans doute, la faculté d'improviser, ex tempore dicendi facullas, 
est nécessaire à l'orateur: « Quiconque désespérera de l'acquérir, 
dit Quintilien dans son fameux X e livre, fera bien de renoncer à 
la profession d'avocat, et de tourner vers un autre but le talent 
d'écrire qu'il peut posséder... En effet, mille circonstances 
imprévues et subites peuvent forcer à plaider sur-le-champ... 
Qu'une de ces circonstances survienne dans une de ces causes 
qui intéressent, je ne dis pas un citoyen innocent, mais un ami, 
un proche, l'avocat restera-t-il muet quand son client implo- 
rera le secours de sa voix, soùs peine dépérir si cette voix ne 




360 



BEVUE DES COUHS ET CONFÉRENCES 



se fait entendre à l'instant même?... Que sera-ce, lorsqu'il 
faudra répliquer à un adversaire? Car, souvent, nous nous trom- 
pons dans nos conjectures, et tel point contre lequel nous avons 
écrit n'est plus celui que nous avons à réfuter ; toute la cause a 
changé de face... » (Instituiio oratpria, X, 7). Il faut donc être 
capable d'improviser. 

Mais, d'abord, cette improvisation est le fruit de l'étude et la 
plus ample récompense d'un long travail : « Maximus vero stu- 
diorum fructus est, et velul prœmium quoddam amplis simum longi 
laboris, ex tempore dicendi facilitas, (/rf., X, 7, au début.) » Pour 
l'acquérir, il faut s'habituer à préparer consciencieusement toutes 
ses causes, à parler sur des matières bien étudiées : la facilité 
naîtra de cette habitude. Voyez ce que dit Quintilien, un peu plus 
loin, dans le même chapitre: 

« Qui serait assez fou pour plaider une cause qu'il n'aurait 
point étudiée? Je sais que certains déclamateurs ont la misérable 
gloriole, perversa ambilio, de vouloir parler sans préparation, 
sur le premier sujet qu'on leur donne ; il en est même qui pous- 
sent la frivolité et la jactance jusqu'à demander par quel mot on 
veut qu'ils commencent. Mais, en se jouant ainsi de l'éloquence, 
l'éloquence se rit d'eux à son tour, et, en voulant passer pour 
habiles aux yeux des sots, ils ne passent que pour des sots aux 
yeux des habiles, qui slullis videri erttditi volunt, stulti eruditis 
judicantur. » 

Et, ailleurs, on voit Quintilien classer de la façon suivante les 
avocats qui ne préparent point leurs causes : ce sont d'abord les 
vieux praticiens, qui ont des développements tout prêts, des 
lieux communs tout faits, appropriés aux diverses catégories 
d'affaires, qu'ils servent aux juges, sans scrupule, et qu'ils ne 
cherchent pas à rajeunir et à renouveler, tant ils ont d'indiffé- 
rence. D'autres ne préparent rien par vanité pure : ils déclarent 
qu'ils auraient fort à faire, s'ils voulaient étudier en conscience 
les causes qu'on leur confie : ils en ont de si importantes et de si 
nombreuses ! Ce sont ceux qui, par un souci de réclame, veulent 
avoir l'air occupés, plus occupés surtout qu'ils ne sont en réalité. 
En troisième lieu viennent ceux qui, par coquetterie, font exprès 
de ne pas préparer, pour faire admirer du public leur talent d'im- 
provisation : ceux-là, nous les avons vus déjà caractérisés par 
Quintilien. dans la citation ci-dessus du livre X. Enfin, il y a les 
paresseux, ceux qui ne veulent pas se donner de mal, qui char- 
gent quelque secrétaire de préparer plus ou moins bien la cause 
à leur place, de rédiger un mémoire qu'ils liront ensuite eux- 
mêmes à l'audience, tout comme s'ils l'avaient écrit en personne. 




LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



361 



Or, au temps de Cicéron comme au temps de Quintilien, ces 
diverses catégories d'avocats existaient: il y avait les praticiens, 
qui plaidaient sans rien connaître de la cause, sans étudier au 
préalable le fond des affaires; vieux routiers, déclare Cicéron, 
veteratores, et vieux routiers braillards, robulœ. Voyez, par exem- 
ple, dans le Brutus, comme il s'en prend à leur manière (Brutus, 
§§ 180 et 226 ; comparer avec de Oratore, I, 46, 202, et Orator, 
15, 47). Après eux viennent les vaniteux, qui prétendent, comme 
il est dit dans le de Oratore, être surchargés de besogne et avoir 
besoin de « voler » d'une cause à une autre. Il y a aussi les co- 
quets, qui veulent passer pour des orateurs habiles et brillants, 

enfin les paresseux, qui, comme Hortensius, se préoccupent de 
moins en moins de leurs affaires, et préfèrent donner leurs soins 
^t leur peine aux poissons de leurs viviers plutôt qu'aux clients 
malheureux qui remettent leurs causes entre leurs mains (De 
Oratore, II, 24 sqq.). 

Or Cicéron n'appartient à aucune de ces quatre catégories 
d'avocals: il avait beaucoup d'affaires ; la liste des plaidoyers qui 
nous restent et les titres que nous avons des plaidoyers perdus 
suffisent à le prouver. Il avait beaucoup de facilité aussi : ses 
discours et ce que nous savons par ailleurs de son talent en sont 
un gage. Malgré ces dons heureux et la situation exceptionnelle 
qui lui valait tant de causes, Cicéron n'a jamais négligé de pré- 
parer les affaires qu'on lui soumettait. 

Retenons, en effet, son propre témoignage du Brutus. On sait 
qu'à la fin de cet ouvrage, il fait l'histoire de sa propre éduca- 
tion d'orateur et en vient, par conséquent, à parler çà et là non 
seulement de ses premières éludes et de ses exercices, mais 
aussi de ses premiers plaidoyers. V Ii nous déclare qu'après le pro 
Sex. Roscio, qu'il plaida avec un si grand succès (1) en l'année 80, 
il s'occupa d'une série de causes avec une telle ardeur qu'il y 
passait presque ses nuits : « Itaque prima causa poblica pro Sex. 
Roscio dicta tantum commendationis habuit, ut non ulla esset 
quse non digna nostro patrocinio videretur. Deinceps inde multœ, 
^quas nos diligenter elaboratas et tanquam elucubratas affereba- 
rnus. » (Brutus, 90, 312, fin.) Reportez-vous aussi à l'exorde du 
pro Quinctio, si intéressant au point de vue qui nous occupe : 
pour certaines raisons que Cicéron expose, il a élé obligé de 

(1) Sur ce succès, voyez encore VOrator, 30, 107. 




362 



REVUE DUS COURS ET CONFÉRENCES 



plaider un peu au pied levé ; or il s'excuse, en honnête avocat, 
de n'avoir pas eu le temps d'étudier l'affaire à fond. 

Il est vrai que les affirmations contenues dans ces textes 
peuvent, a bon droit, paraître suspectes. Encore convient-il 
d'observer que Cicéron se fait gloire de son zèle d'avocat dans 
un ouvrage destiné à la publication et publié en effet ; s'il avait 
menti, il aurait pu encourir des critiques, et la peur de ces criti- 
ques, à elle seule, a pu l'empêcher de mentir. Du reste, l'étude 
même de ses plaidoyers montre que Cicéron connaît toujours à 
fond les causes qu'il plaide : il est toujours plein de son sujet. 
Son discours est le résultat d'une préparation méthodique et 
intense; il n'est pas jusqu'aux détails les plus menus, jusqu'aux 
dessous les plus cachés de l'affaire qui ne lui soient connus et 
dont, à l'occasion, il ne sache tirer profit. Il y a donc lieu de 
rechercher comment il a préparé ses causes. 

Cette tâche nous est singulièrement facilitée par l'ouvrage de 
rhétorique intitulé le de Oralore, qu'il composa vers la fin de sa 
vie. Il est facile de voir que, dans cet ouvrage, Cicéron ne nous 
donne pas des leçons de rhétorique d'après ses maîtres, mais 
qu'il résume les conclusions de son expérience personnelle. Les 
maximes qu'il y soutient sont ses propres habitudes, ses propres 
pratiques. Il les a mises à l'épreuve avant de les prêcher, et il ne 
les recommande pas aux futurs orateurs sur la seule foi de ses 
anciens maîtres. Mais, dira-t-on, ce n'est pas Cicéron, mais 
d'autres personnages qui prêchent ces maximes. 11 est vrai, en 
effet. Seulement, il convient de remarquer que c'est par pure 
fiction littéraire, par un procédé d'exposition renouvelé d'Aristote 
ou de Platon, qu'il met ces idées dans la bouche d'Antoine, de 
Crassus, de Q. Mucius Scaevola ou de G. Aurelius Cotta. En réalité, 
ses personnages sont, en quelque sorte, des incarnations de 
Cicéron; celui-ci leur fait dire moins ce qu'ils auraient dit que 
ce qu'il pensait lui-même. 

Voyons donc, autant que possible à l'aide de ce traité du de 
Oralore, comment Cicéron prépare sa cause. Nous distinguerons 
dans cette étude : 

1° La préparation générale de la cause ; 

2° La préparation spéciale du plaidoyer; 

3° La préparation de l'audience. 



1° La préparation générale de la cause. 

Naturellement, cette préparation varie suivant la nature de 




LES DISCOURS JUDICIAIRES DK CICÉRON 



36S 



l'affaire. Si l'avocat joue le rôle d'accusateur, son travail de pré- 
paration est plus compliqué et plus difficile que celui du défen- 
seur : voyez à ce sujet, par exemple, la peine que prend Gicéron 
lors de l'accusation de Verrès. Je vous ai résumé, la dernière fois, 
les faits essentiels du procès ; je n'y reviens pas et me contente 
de rappeler que Cicéron avait demandé un espace de temps de 
cent huit jours pour la préparation de l'affaire et pour l'enquête 
qu'il se proposait de mener sur les lieux, en Sicile même. Il y mit T 
il est vrai, moins de cent huit jours, mais ce fut à force de fati- 
gues et de surmenage. D'ailleurs, il n'arriva au bout de son en- 
quête qu'après cinquante jours de courses à travers le pays. C'est 
déjà là un chiffre respectable. — Lors même que l'avocat ne 
joue pas le rùU d'accusateur, sa tâche est longue et pénible ; 
celte longueur et cette difficulté varient, si l'affaire est une affaire 
de droit privé ou de droit criminel, s'il s'agit, par exemple, d'un 
mur mitoyen ou d'un crime. — Pour les causes criminelles elles- 
mêmes, le travail de préparation est de longueur variable : s'il 
est question d'un empoisonnement qui a eu lieu dans un tout 
petit village, la préparation est beaucoup moins absorbante 
que s'il est question du meurtre d'un personnage connu, d'un 
homme politique. Il est évident que le pro Cluentio n'a point 
occupé l'orateur au même point que le pro Milone. Si compliquée 
que soit une, affaire particulière, les dessous en sont toujours 
moins obscurs, les intérêis engagés y sont toujours plus faciles 
à démêler que dans un procès politique, intéressant la nation 
romaine tout entière. Mais la difficulté ne fait que varier en degré 
d'une cause à l'autre ; elle existe dans toutes, plus ou moins 
grande, cela est certain, cependant toujours réelle. Il faut donc, 
pour toute cause, une préparation générale. 

Comment procède donc Cicéron? Sa méthode est bien simple : 
il fait venir chez lui son clieut et il le prend à part dans une 
chambre, s'y enferme avec lui, pour qu'il ne soit pas intimidé. 
Là, il le fait parler et il l'interroge. Si le client est intelligent, 
son récit est clair et instructif pour l'avocat. Mais souvent, c'est 
un paysan, peu habitué à parler. Il raconte un roman, il remonte 
au déluge, et, reprenant ainsi les choses de très loin, il mêle à 
son récit des anecdotes, il fait des digressions. Même en ce cas, 
Cicéron tient pour utile de le laisser aller : il supporte tous ses 
commérage?, tous ses bavardages. A certains moments, le client 
a l'air de s'apaiser : alors Cicéron l'excite, lui fait des objections, 
feint de croire que son récit est mensonger, arrangé pour la 
circonstance. Pour se défendre, le client reprendson récit; piqué 
qu'il est par l'objection et par la défiance de l'avocat, il ajoute 




364 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de nouvelles preuves aux précédentes; il dit qu'il les avait 
oubliées tout à l'heure et il les met en valeur à présent, en les 
présentant sous le jour qui lui est le plus favorable {De Ora- 
tore, II, 24). 

Or qu'arrive-t-il, après cette conversation d'une heure ou de 
plusieurs heures, si pleine d'abandon et de passion? Il arrive 
que Cicéron connaît admirablement tous les éléments matériels 
de l'affaire. Quand il a fait ainsi parler son client sans témoins, 
pour qu'il puisse s'expliquer plus librement, quo liberius loqua- 
tur, et qu'il Ta forcé en quelque sorle à plaider sa cause propre, 
en plaidant lui-même la cause de la partie adverse, il se trouve 
avoir entre les mains tous les détails qui lui sont nécessaires 
pour la composition de son discours. Il connaît les faits, les per- 
sonnes qui, de près ou de loin se trouvent mêlées au procès, les 
témoins à charge ou à décharge qui sont susceptibles d'être 
produits; il connaît aussi toutes les pièces écrites, les contrats, 
et, s'il y a lieu, les livres de comptes du client*; bref, il sait tout 
ce qu'il a besoin de savoir. De plus, il connaît aussi les élé- 
ments moraux du procès : le client s'êst découvert à lui, au 
cours de la conversation, avec son caractère; il a dévoilé ses 
antécédents ; il a fait connaître sa famille, ses enfants, ses 
voisins, ses parents. Bref, il a fait devant Cicéron, inconsciem- 
ment, sans s'en douter, tout un petit tableau psychologique, 
dont l'avocat saura user au bon moment. 

Voilà la méthode que Cicéron recommande par la bouche 
d'Antoine, au livre 11 du de Oratore. C'est, comme on le voit, une 
méthode naturelle et fort simple. Si simple même, qu'on en 
arrive à se demander s'il y avait lieu de l'insérer dans un 
traité de rhétorique, mieux encore de s'en faire honneur et 
presque d'en tirer vanité. En réalité, la chose ne doit pas nous 
étonner autant que cela. A cette date, aucun avocat presque 
n'employait cette méthode. La plupart d'enlre eux arrivaient au 
forum au sortir des écoles de rhétorique : là, ils avaient appris, 
non pas à étudier psychologiquement une cause, mais à l'étu- 
dier en elle-même au seul point de vue oratoire, à voir les pro- 
cédés à employer parmi ceux qui étaient catalogués dans les 
manuels scolaires. Cicéron a une pratique bien différente, et 
c'est pour cela qu'il insiste sur l'utilité de sa méthode. Quinti- 
lien, à son tour et après lui, y insiste, aussi, et, dans son Insti- 
tution oratoire, il la recommande avec chaleur. 

2° La préparation spéciale du plaidoyer. 



Digitized by 



LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



365 



Il ne suffit pas d'avoir ainsi préparé l'affaire d'une manière gé- 
nérale. Ilfautmeltre en œuvre les différents éléments, matériels ou 
moraux, que l'entretien avec le client a révélés à Cicéron, c'est-à- 
dire préparer le discours lui-môme. Comment Cicéron s'y prend-il? 

Quand êon client est parti, il se retrouve en présence d'une 
foule énorme de faits, d'actes, de conventions, de contrats, de 
beaucoup d'histoires aussi et de beaucoup de bavardages. Tout 
cela forme un vérilable chaos. Le premier travail auquel il donne 
ses soins est, après avoir congédié le client dont il n'a plus que 
faire et après qu'il est demeuré seul dans son cabinet, de procéder 
à un triage, k cet effet, il se place successivement au point de vue 
de divers personnages et il se demande ce que chaque fait vaut 
aux yeux de chacun d'eux. « Quand le client s'est retiré, dit-il 
dans le de Oratore encore, au même chapitre (II, 24), je me charge 
de trois rôles différents, et, avec la plus rigoureuse impartialité, 
je me mets successivement à la place du défenseur, de la partie 
adverse, du juge. S'il se présente quelque moyen favorable aux 
intérêts de mon client, je m'y arrête et m'en empare ; j'écarte 
au contraire et je rejette tous ceux qui seraient plus nuisibles 
qu'utiles, qui locus est talis ut plus habeat adjumenti quam in- 
commodi, hune judico esse dicendum ; ubi plus mali quam boni 
reperio. id totum abjudico atque ejicio. » Voilà sa règle. 

Au point de vue de l'avocat, du défenseur, il y a des arguments 
inutiles ou nuisibles : ils sont à éliminer. D'autres sont propres à 
instruire, à charmer, à toucher (rfocere, delectare, permovere) : 
ceux-là, il faut les marquer d'un petit signe et les retenir. 

Mais l'adversaire, à son tour, aura regardé les mêmes faits, les 
mêmes pièces, et il les aura considérés sous un autre angle. Cela 
impose à l'avocat. la nécessité de se supposer un instant l'adver- 
saire, de se mettre à la place de l'accusateur. Certains arguments, 
qui lui paraissaient tout à l'heure probants et décisifs, lui parais- 
sent à présent dangereux ou tout au moins faciles à ruiner : il 
les écarte sans hésitation. 

Enfin, il examine au point de vue du juge les arguments qui 
ont résisté à cette double épreuve. Il se dit : si j'avais à juger, 
quel effet produiraient sur mon esprit ces faits ou ces pièces ? 
Ceux ou celles qui ne concourent pas à laisser dans l'âme des 
juges l'impression de solidité ou à faire naître en elle l'impression 
d'agrément, qui est le résultat d'un bon plaidoyer, doivent être 
délibérément laissés de côté. 

On voit quelle critique sérieuse et approfondie fait Cicéron des 
éléments divers de la cause. Le principe qui le guide dans ce 
triage est qu'il vaut mieux encore ne pas être utile que nuire, ne 




366 



REVUE DES COUKS ET CONFËltENCES 



pas prêter le flanc à l'objection de l'adversaire ou du juge que 
d'apporter des arguments forts en apparence et destinés bientôt 
à se retourner contre l'accusé. [De Oralore, II, 72.) 

Mais le travail de préparation ne s'arrête pas là. Après le 
triage éliminatoire, il faut procéder à la mise en œuvre de ce 
qu'on n'a pas éliminé. Comment «ranger ce résidu de faits 
caractéristiques et de preuves décisives? 

II y a là, d'abord, une question de composition Les avocats se 
reportaient d'ordinaire, pour l'arrangement de leurs discours, aux 
règles cataloguées avec soin dans les traités de rhétorique. listes 
appliquaient avec servilité et sans grande intelligence. C'étaient 
pour eux de simples procédés. Cicéron, sans doute, ne méprise 
pas ces règles qu'il avait apprises dans sa jeunesse, comme les 
autres; il en prend ce ô^u'il est légitime d'en garder.; il suit tou- 
jours certains principes de la rhétorique classique. Avant tout, il 
veut que le discours ait de l'unité et qu'il réponde, selon la termi- 
nologie scolastique, à 1' « étal de la cause », slatus causœ. Qu'en- 
tend il par là ? Il nous le dit dans les Topiques, au chapitre xxv : 
« La réfutation de l'accusation, par laquelle l'inculpation est 
repoussée, se nomme en grec axàat<;,et les Latins peuventl'appeler 
hiatus: c'est, en quelque sorte, le terrain sur lequel se pose la 
défense, quand elle s'apprête à repousser l'attaque, in quo 
primum insistit quasi ad repugnandum congressa defensio. Il s'agit 
donc de bien poser la question : < r, elle peut se poser de trois 
manières différentes. Voyez, à ce suje', le chapitre xxix des Par- 
iitions oratoires : 

« Il y a, dans toutes les causes, trois moyens généraux de dé- 
fense; et il faut en avoir au moins un, si l'on ne peut en avoir 
davantage. Car il faut, dans la défense, ou nier 1e fait qu'on nous 
reproche, ou, si on l'avoue, nier qu'il ait la gravité qu'on lui prêle, 
ou qu'il soit ce que l'adversaire prétend ; ou enfin, si vous ne pou- 
vez nier ni le fait, ni le caractère qu'on lui prête, il faut nier qu'il 
se soit passé comme on le dit, et soutenir que la conduite de l'ac- 
cusé est légitime ou du moins excusable. Ainsi le premier état de 
cause (status causœ) doit se traiter en quel fue sorte par conjecture, 
le second par une définition descriptive ou étymologique; le troi- 
sième par l'examen de ce qui est juste, droit, véritable, et de ce 
qui ne peut être condamné par un homme.. . Le premier moyen de 
l'accusé est donc la dénégation; le deuxième est la définition, par 
laquelle on prouve que l'adversaire met dans le mot ce qui n'existe 
pas dans le fait; la troisième est la justification, par laquelle, sans 
contester ni le fait ni la nature du fait, on soutient qu'il est légi- 
time... » Cicéron demande aux orateurs de choisir entre ces 




LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÊRON 



367 



trois « positions de la cause », et, pour son compte, il obéit à la 
prescription. 

Le status causse une fois choisi, les arguments viennent en 
foule à l'esprit de l'avocat. Il ne faut, parmi eux, prendre que les 
meilleurs: « Il se présente en effet, dit Cicéron par la bouche 
d'Antoine {de Oratore, II, 76), à ce moment, à notre esprit, une 
foule d'arguments qui paraissent propres àt servir notre cause; 
mais les uns sont si peu importants qu'ils ne méritent pas d'at- 
tention ; d'autres seraient de quelque utilité, mais ils offrent aussi 
des inconvénients, et l'avantage qu'on en peut tirer ne rachète- 
rait pas le mal qu'ils peuvent produire. Si les arguments vérita- 
blement utiles et solides sont en grand nombre, comme il arrive 
souvent, je pense qu'il faut faire un choix, et négliger ceux qui 
ont le moins de poids ou qui rentreraient dans d'autres plus 
importants. Pour moi, quand je rassemble les preuves d'une 
cause, j'ai pour habitude de les peser au lieu de les compter, 
eqvidem cum colligo argumenta causarum, non iam ea numerare 
soleo, quam expendere. » 

Ces arguments, dans quel ordre faut-il les disposer? Certains 
orateurs estimaient qu'on devait, dans un discours, arranger les 
preuves de telle façon qu'il y eût un crescendo dans la convic- 
tion : ils commençaient par les plus faibles et arrivaient insensi- 
blement aux plus fortes. Cicéron n'est pas de cet avis. Consultez 
sur ce point encore le de Oratore (II, 77); Antoine (c'est-à-dire 
Cicéron) dit : « Je n'approuve pas la méthode de commencer par 
les preuves les plus faibles... Il me semble, au contraire, qu'il im- 
porte beaucoup de répondre le plus t6t possible à l'ai tente des 
auditeurs. Si vous ne les satisfaites pas d'abord, vous rendez la 
suite de votre tâche beaucoup plus difficile, et la cause est en 
danger, lorsque les juges n'en ont pas une bonne opinion dès le 
début. Produisez donc, en premier lieu, les arguments les plus 
solides, pourvu toutefois que vous réserviez pour la fin ce que 
vous avez de plus frappant. Quant aux médiocres (car les mau- 
vais ne doivent trouver place nulle part), ils seront jetés dans la 
foule et se perdront dans le nombre. » 

Vient enfin rélocution. Sur ce point, Cicéron ne nous dit pas 
comment il procède. On ne peut affirmer ni qu'il écrive ni qu'il 
n'écrive pas. Probablement, il ne rédigeait pas à l'avance tous 
ses développements : il y aurait eu à cela un danger, et un danger 
grave: c'est qu'à l'audience il n'aurait plu* eu aucune liberté, il 
aurait été asservi à ses notes, ce qui aurait fatalement donné à son 
éloquence de la monotonie, en lui enlevant le mouvement et la 
verve. Dans le pro Cluentio, il raconte devant les juges les mésa- 




368 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



ventures arrivées à certains avocats, qui avaient trop soigneu- 
sement écrit dans leur cabinet les développements entiers de 
leurs discours. Cicéron s'en tenait pour son compte à une juste 
mesure : il devait écrire les morceaux pathétiques; ce sont les 
commentarii , dont nous avons parlé dans une de nos premières 
leçons. 



3° La préparation de l'audience. 

Chez nous, cette préparation n'existe pas pour l'avocat. Dans 
l'antiquité, au contraire, elle était de toute importance. Autour 
du tribunal, en effet, comme nous le verrons prochainement plus 
en détail, il y avait un public nombreux qui écoutait. L'avocat qui 
plaidait avait intérêt à le composer. Les juges étaient des per- 
sonnages éligibles, qui se laissaient influencer par les volontés 
des électeurs : si l'avocat avait soin de composer la corona d'élec- 
teurs amis, ceux-ci applaudissaient aux beaux passages et mani- 
festaient leur sympathie pour l'accusé : les juges pouvaient-ils, 
dans ce cas, rendre autre chose qu'une sentence d'acquittement ? 
Pouvaient-ils, par vertu, déplaire à des électeurs qui les épiaient 
et nuire ainsi de propos délibéré à leur propre ambition ? Cette 
corona avait tellement d'importance pour Cicéron, qu'il se 
trouvait intimidé le jour où il ne l'avait pas composée lui-même : 
c'est ce qui lui arriva à l'audience du pro Milone. Ce jour-là, au 
lieu des amis habituels, il y avait des soldats autour des balus- 
trades du tribunal, c'est-à-dire un public hostile, qui ôta à 
l'avocat tous ses moyens et qui fut la cause indirecte de la 
condamnation de Milon. 

Après l'auditoire, il faut préparer l'accusé: il importe qu'à 
l'audience il prenne un air désolé et pitoyable, qu'il paraisse en 
habits de deuil, lamentablement déchirés ; il faut aussi que sa 
femme, ses enfants, ses amis, l'assistent et prennent pour leur 
compte des visages de circonstance : à certains moments, il con- 
viendra que tout ce monde se mette à pleurer; or, il faut aupara- 
vant que l'avocat leur fasse la leçon et leur indique à quel signe 
ils reconnaîtront que le moment est venu d'impressionner les 
juges par leurs larmes. Enfin, il faut styler aussi les témoins qu'on 
fera déposer; il faut qu'ils sachent dans quel ordre ils se succé- 
deront et aussi ce qu'il conviendra qu'ils disent, ce qu'il convien- 
dra qu'ils taisent. Or, il appartient à l'avocat de les initier à ce 
rôle. 

Ce n'est pas tout encore. L'avocat doit préparer pour l'audience 




LES DISCOURS JUDICIAIRES DE CICÉRON 



369 



même toute une comédie de pathétique. Ou a, dans les discours 
de Cicéron, des preuves nombreuses qu'il y donne ses soins per- 
sonnellement. Dans le pro Cluentio, par exemple, à un moment 
donné, il pleure sur les malheurs de l'accusé. Mais, pour que 
l'effet ne fût pas manqué, il fallait absolument qu'au même ins- 
tant l'accusé pleurât de son côté sur lui-même ; il était bon aussi 
que ses amis éclatassent en sanglots. Cicéron s'écrie alors : 
« Levez-vous! généreux amis ! » Cette parole était le signal con- 
venu à l'avance pour pleurer. Il tenait à tous ces effets matériels 
et convenus, parce qu'ils portaient sur les juges, et il les pré- 
parait avec soin. 



Voilà tout ce qu'on peut deviner sur la préparation des plai- 
doyers, d'aprèé les discours mêmes et les traités de rhétorique 
de Cicéron. La prochaine fois, nous entrerons avec Torateu r 
dans l'enceinte du tribunal et nous l'y verrons à l'œuvre. 



# 



G. C. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 

Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 

Professeur à V Université de Paris. 



La quatrième Provinciale annonçait une série nouvelle. Des 
quatorze qui restent, les deux dernières marquent un retour aux 
discussions dogmatiques et doivent, par conséquent, être considé- 
rées à part. C'est donc un ensemble de douze lettres, formant un 
faisceau solide, que nous avons à étudier. Mais, si Ton y regarde 
de près, on s'aperçoit qu'une nouvelle subdivision s'impose : à 
partir de la onzième, elles ne sont plus adressées à un ami de 
province; ce ne sont plus, à proprement parler, des Provinciales. 
Les destinataires, ce sont les jésuites en général, et, plus particu- 
lièrement, le P. Ànnat, confesseur de Louis XIV. Autre différence : 
jusqu'à la dixième, il était question du récit de conférences ficti- 
ves faites chez les jésuites; or le bon Père est assez rudement 
congédié à la fin de la dixième lettre ; lui parti, le ton change. 
Dans les six lettres que nous mettons ainsi à part, Pascal 
semble parler pour lui seul, il suit tranquillement le plan qu'il 
s'est tracé. La onzième, au contraire, dès les premières lignes, 
suppose la connaissance de réponses faites aux lettres anté- 
rieures; elle est essentiellement une contre-réplique. Nous nous 
occuperons donc, aujourd'hui, des lettres qui portent les numéros 
5 à 10 inclus, écrites du 20 mars au 10 août 1656. 

Notons d'abord — c'est une répétition voulue — que ce sont 
des pamphlets, et que, si nous ne les considérons pas comme 
telles, nous ne pourrons pas les comprendre. Or un pamphlet 
ou, si vous voulez, une collection de pamphlets n'arrivera jamais 
à constituer un traité dogmatique en forme, une réfutation mé- 
thodique et complète d'un système quelconque. Pascal, attaquant 
les jésuites, ne pouvait pas être complet; lui reprocher de n'avoir 
pas tout dit, de manquer d'impartialité, ce serait une plaisanterie, 
sinon une niaiserie. Veut-on apprécier la différence qui sépare 
une Provinciale d'une réfutation dogmatique ? Il suffit de consi- 
dérer La morale des Jésuites, extraite fidèlement de leurs livres 



Suite de l'examen des « Provinciales ». 





LES « PROVINCIALES » 



371 



(1667) par un docteur de Sorbonne, qui n'est autre que le docteur 
Perrault, le frère des Perrault que tout le monde connaît. L'ou- 
vrage comprend trois livres : le premier traite des principes du 
péché, que la théologie jésuite établit et entretient ; le second, des 
remèdes contre le péché, que cette même théologie abolit et 
altère ; le troisième, des devoirs particuliers à chaque profession, 
dont elle trouve moyen de nous dispenser. Et chaque livre se 
subdivise, à son tour, en plusieurs parties avec chapitres et sous- 
titres, etc.. Voilà une grosse machine de guerre, et c'est à elle 
que Sainte-Beuve pensait, lorsqu'il écrivait que « la Morale des 
Jésuites est aux Provinciales ce qu'est le Constitutionnel aux 
petits pamphlets de P.-L. Courier ». 

Un autre avantage du pamphlet, c'est que Fauteur, s'il a du 
talent, peut en faire une œuvre d'art. Si les jésuites avaient su 
lire les Provinciales, ils auraient vu tout de suite quel pouvait 
être leur auteur : ce style gai, vif, alerte n'était ni d'un prêtre ni 
d'un docteur, mais nécessairement d'un laïque et d'un écrivain 
de génie: seul, un homme supérieur pouvait s'adre6ser avec tant 
de confiance au juge souverain des œuvres d'art, au grand public. 
Les jésuites ont supposé, quelque temps, que les Provinciales 
étaient de Gomberville, comme si l'auteur de Polexandre et de tant 
de romans en cinq ou neuf volumes était capable de propager ces 
feuilles volantes, si fortes et pourtant si légères. Gomberville écri- 
vit à un de ses parents pour se disculper : en vérité, ce n'était 
pas nécessaire. 

S'il fallait chercher parmi les littérateurs, on aurait dû songer 
plutôt aux dramaturges de profession ; car les Provinciales sont, 
par essence, « une ample comédie à vingt actes divers ». Nos six 
lettres sont composées exactement de la même façon que les 
œuvres dramatiques, et nous allons y trouver une action et des 
caractères. 

Et d'abord une action, c'est-à-dire une marche d'un point à un 
autre. L'ensemble de ces six lettres forme bien un drame en 
six actes, avec une exposition, un nœud, un dénouement. 

Ce qui constitue l'exposition, c'est le tête-à-tête régulier de 
deux personnages, le jésuite et l'auteur des Lettres. Il y avait, dans 
les autres lettres, un troisième interlocuteur, celui que Montalte 
appelle son second; mais il disparaît au début de la cinquième 
lettre, où il joue, pour ainsi dire, le même rôle que la Nuit dans le 
prologue d Amphitryon ou la Piété dans celui d'Esther. Il dispa- 
raît parce qu'on n'a plus besoin de lui et aussi parce que son 
jansénisme militant, qui éclate à tout propos, amènerait trop tôt 
le dénouement que Pascal réserve soigneusement pour plus tard. 




372 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Après son départ, l'auteur va, suivant son conseil, trouver un bon 
casùiste delà Société. « C'est une de mes anciennes connaissances 
que je voulus renouveler exprès ; et, comme j'étais instruit de la 
manière dont il les fallait traiter, je n'eus pas de peine h le mettre 
en train. Il me fît d'abord mille caresses, car il m'aime toujours, 
et, après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps 
où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le 
jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai 
donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me 
faire violence ; mais, comme je continuais à me plaindre, il en fut 
touché et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en 
offrit, en effet, plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il 
s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir 
sans souper : « Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m'oblige souvent 
à faire collation à midi et à souper le soir. — Je suis bien aise, me 
répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans pé- 
ché : allez, vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que 
vous m'en croyiez, venez à la bibliothèque. » 

Tel est le début de la pièce ; nous connaissons les interlocu- 
teurs et le lieu de la scène. 

Le nœud, c'est la suite des péripéties destinées à tenir en 
éveil l'attention du spectateur : il craint, il espère, il aime, il 
hait, il est fortement intrigué, il se demande comment tout cela 
finira. Les péripéties sont, ici, admirablement ménagées. Vingt 
fois Montalte est sur le point d'éclater, car ce qu'il entend l'in- 
digne ;mais il se contient, il se laisse gronder, traiter de mauvais 
chronologiste. Sa soumission affectée encourage le bon Père, qui 
va de l'avant, et, de la sorte, les actes succèdent aux actes. Grâce 
à la puissance évocatrice de Pascal, nous voyons véritablement 
les hommes et les choses ; nous croyons être dans cette biblio- 
thèque, au milieu de ces livres poudreux. A chaque instant, ce 
sont des ruses pour faire en sorte que la comédie se prolonge : 
l'intérêt croît d'acte en acte, de scène en scène, comme l'exigent 
les préceptes des maîtres. C'est une gradation ascendante. 
Voyons plutôt les sommaires que Wendrock a placés en tête de 
chacune des lettres en question : 5 e lettre : le probabilisme dé- 
truit les péchés au profit des jésuites ; 6 e lettre : l'Evangile, les 
conciles et les papes annulés par les jésuites ; conséquences de 
leur doctrine en faveur des bénéficiers, des prêtres, des religieux 
et des domestiques ; 7 e lettre : il est permis de tuer pour la dé- 
fense de l'honneur et des biens ; 8 e lettre ; maximes relatives aux 
juges, aux usuriers, aux banqueroutiers ; 9 e lettre : facilités in- 
ventées par les jésuites pour éviter tous les péchés ; 10* lettre : 




LES « PROVINCIALES » 



373 



adoucissement qu'ils apportent au sacrement de la pénitence; 
l'amour de Dieu rendu inutile. 

Mais toute œuvre dramatique a nécessairement une conclusion, 
un dénouement. Le dénouement de la dixième lettre est abso- 
lument conforme aux prescriptions de l'art : « 0 mon père, lui dis- 
je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on 
ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre. — 
Ce n'est pas de moi-même, dit-il. — Je le sais bien, mon père, 
mais vous n'en avez point d'aversion ; et, bien loin de détester 
les auteurs de ces maximes, vous avez de l'estime pour eux. Ne 
craigaez-vous pas que votre consentement ne vous rende partici- 
pant de leur crime? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge 
« dignes de mort non seulement les auteurs des maux, mais 
aussi ceux qui y consentent? » Il s'emporte et finit par ces mots : 
« Ouvrez enfin les yeux, mon père ; et, si vous n'avez point été 
touché parles autres égarements de vos casuistes, que ces der- 
niers vous en retirent par leurs excès. Je le souhaite de tout mon 
cœur pour vous et pour tous vos pères; et je prie Dieu qu'il 
daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les 
a conduits jusqu'à de tels précipices, et qu'il remplisse de son 
amour ceux qui en osent dispenser les hommes. » Après quelques 
discours de cette sorte, je quittai le père, et je ne vois guère d'ap- 
parence d'y retourner. Mais n'y ayez pas de regret ; car, s'il 
était nécessaire de vous entretenir encore de leurs maximes, j'ai 
assez lu leurs livres pour pouvoir vous en dire à peu près autant 
de leur morale, et peut-être plus de leur politique, qu'il n'eût fait 
lui-même. » 

Il n'y avait plus qu'à dire, comme le comique latin : Plaudite, 
ou plutôt, car il y a de l'émotion dans ces dernières lignes : Iras- 
cimini et même Maledicite ! 

La peinture des caractères n'est pas moins admirable. Pascal 
n'a pas cru devoir chercher la variété. Il aurait pu faire interve- 
nir des personnages étrangers, comme M me la Maréchale de... 
et M me la Marquise de... ou encore tel ou tel père arrivant par 
hasard dans la bibliothèque, ou appelé pour résoudre un cas par- 
ticulièrement difficile. Pascal s'est interdit un tel procédé ; il a 
voulu concentrer tout l'intérêt sur deux personnages : l'auteur et 
son interlocuteur. 

Gardez-vous bien de confondre l'auteur avec Pascal. Louis de 
Montalte n'est pas Pascal. Pascal se donne un rôle, il se grime, 
en sorte que ses sentiments intimes ne nous sont pas révélés. 
Montalte, c'est un singulier mélange de simplicité apparente, de 
finesse et de ruse, à l'occasion de perfidie. Sous les dehors de la 




374 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



bonhomie et de la condescendance, il cache une haine impla- 
cable et môme une véritable cruauté. Il a cependant, aussi, une 
certaine modération et une délicatesse qui sent son gentil- 
homme. Dans ce duel à mort, point de coups de Jarnac. Pas 
une attaque contre les personnes ; il ne porte pas atteinte 
à la vie privée des jésuites, à leur honorabilité, à leur mora- 
lité ; il se contente d'allusions discrètes aux « ordures » des 
casuistes. Perrault ne se croira pas obligé à tant de réserve. 

Le jésuite est si admirablement représenté, qu'on se demande 
s'il n'a pas été peint d'après nature. Ne serait-ce pas ce parent de 
Périer, qui vint rue des Poiriers, à l'hôtel du Roi David, pour 
avertir Périer que son beau-frère était soupçonné d'être Fauteur 
des Provinciales ? Non, ce n'est pas un portrait, c'est un type, un 
caractère, comme Tartuffe, comme M. Jourdain. Le bon Père de 
Pascal, c'est le jésuite par excellence, non celui qui est dans les 
grandes charges ou dans les honneurs, à qui ses supérieurs ont 
confié la mission d'enseigner, de prêcher ou d'écrire. C'est le jé- 
suite plébéien, unus e multis, confiné à jamais dans les emplois 
subalternes. Il est niais d'une niaiserie béate ; il est heureux et 
fier d'être jésuite ; il ne changerait pas sa place pour celle de 
mousquetaire noir de Louis XIV ou de soldat du pape. Il est ce 
jésuite auquel pensait Voltaire, quand, dans son Dictionnaire 
philosophique, il rédigeait ainsi l'article Jésuite : « Jésuite, voyez 
Orgueil. » Il est rempli de respect non seulement pour ses supé- 
rieurs, mais encore pour le moindre des grimauds de la Com- 
pagnie qui ont imprimé quelque chose. Tout ce qui vient des 
jésuites est fait de main d'ouvrier. Aussi veut-il les faire con- 
naître à tous, pour que tous les admirent. Il est bonhomme au 
fond, mais incapable d'initiative ; c'est un instrument docile ou 
un écho fidèle, et, quand survient l'éclat final, vous avez pu voir 
qu'il se borne à risquer niaisement : « Ce n'est pas de moi- 
même. » Voilà tout ce qu'il trouve à dire. Il n'est ni suffoqué ni 
irrité de voir qu'il a été si longtemps bafoué et indignement 
amené à tomber dans un traquenard. C'est vraiment le type du 
moine subordonné, déprimé, annihilé par son obéissance cada- 
vérique à une règle impitoyable, et, par là même, d'autant plus 
dangereux. 

Que dire, enfin, des traits comiques ou tragiques destinés à 
provoquer le rire le plus franc, ou à faire naître en nous la 
colère, l'indignation, la pitié ? Ils sont semés à profusion : je 
vous signalerai, en particulier, l'histoire de Jean d'Alba, et l'ex- 
ception si plaisante, faite en faveur des jansénistes, au droit de 
tuer les calomniateurs. 




LES « PROVINCIALES » 



375 



Ainsi, grâce à la fantaisie du pamphlétaire, les Provinciales sont 
une œuvre dramatique dans toute la force du terme. 
Mais elles ne sont pas cela seulement. 

Pascal, s'attaquantà ce qu'il appelait la morale relâchée des jé- 
suites, ne se proposait pas delà juger avec impartialité, mais bien 
de la faire détester, comme antichrétienne, odieuse, franche- 
ment immorale. Il était donc obligé de citer des docteurs jésui- 
tes, ceux qu'il appelle les nouveaux casuisles. Mais ces docteurs 
sont légion. Nous voyons, à la fin de la Lettre F, que Diana en cite 
deux cent quatre-vingt-seize, « dont le plus ancien en est 
depuis quatre-vingts ans. » Et rappelez-vous , aussitôt après, 
cette interminable liste, qui fait dire à Monta lté, tout effrayé : 
« 0 mon père, tous ces gens-là étaient-ils des chrétiens? » C'est 
par centaines que Pascal aurait dû et pu étudier les casuis- 
tes; mais il n'y a pas songé : n'ayant que quelques jours pour as- 
sembler ses matériaux, les disposer avec ordre et les présenter 
sous une forme littéraire, il a fait flèche de tout bois. Dès la fin 
du xvi e siècle, on reprochait aux jésuites leurs doctrines de la 
probabilité, des équivoques, de la restriction mentale : Pascal a 
repris les arguments d'alors. 11 y a quelque chose déplus curieux, 
et qui nous fait songer à Molière prenant son bien partout où il 
le trouve, même chez Cyrano de Bergerac. L'archevêque de Ma- 
lines s'était vu contraint, en 1653-54, d'agir énergiquement contre 
les jésuites: il se plaignit amèrement aux cardinaux de l'Inqui- 
sition des théories jésuites sur le jeûne, les offices, la simonie, 
les parjures, etc.. Pascal, vous le savez, a reproduit ses exem- 
ples. Sur les 27 propositions que l'archevêque jugeait condamna- 
bles au premier chef, 12 ou 13 se retrouvent textuellement dans 
les Provinciales, celles-ci entre autres : il est permis de tuer un 
calomniateur, permis à un voleur de ne pas faire de restitution, 
permis d'accepter un duel et de tuer celui qui vous a provoqué. 
C'est le fond de l'argumentation de Pascal ; Pascal n'a donc pas 
mis des jours et des jours à compulser les écrits des docteurs. 

Et p >urtant, il y a quelque chose de nouveau dans les Provin- 
ciales ; l'auteur a fait une véritable trouvaille : il s'agit du per- 
sonnage qui va vivifier toutes nos Provinciales, d'un homme dont 
le nom va cesser d'être exclusivement un nom propre et va, tout 
comme celui de Tartuffe, donner naissance à des mots qui enri- 
chiront la langue. Ce jésuite inconnu jusqu'alors — il n'en est pas 
question une seule fois lors des polémiques de 1644 — c'est Esco- 
bar, non le Révérend Père ou le Père Escobar, mais Escobar tout 
court : c'est un ami, une vieille connaissance, et il faut à Pascal 
toute sa politesse pour ne pas l'appeler « compère Escobar » 




376 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Montalte dut être ravi de faire une si heureuse rencontre ; on 
peut en juger par la façon dont il présente Escobar au début de 
la Lettre V: « Je fus à la bibliothèque, et là, prenant un livre : 
« En voici la preuve, me dit le bon Père, et Dieu sait quelle ! 
C'est Escobar. — Qui est cet Escobar, lui dis-je, mon père? — 
Quoi ! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a 
compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos pères, sur 
quoi il fait, dans la préface, une « allégorie de ce livre à celui de 
Y Apocalypse qui était scellé de sept sceaux ? » etc. 

Pascal devait en être d'autant plus enchanté que c'était pour 
lui le casuiste idéal. Escobar n'était pas de ceux qu'on déplace 
péniblement, de ces énormes in-folio à couverture de bois ; il était 
d'un maniement on ne peut plus agréable. Aussi Pascal eut-il 
plus d'une fois recours à ce modeste in-8°, il le cite à tout propos, 
il lui fait même — car il aime à payer ses dettes — ce que nous 
appellerions en style moderne un petit bout de réclame... Voyez 
plutôt le P. S. de la Lettre VIII. Escobar, dont le nom rime acci- 
dentellement à Montufar, est aussi connu dès 1656 que Tartuffe 
dix ans plus tard, avec cette différence toutefois qu'Escobar est 
un homme en chair et en os, qui a soixante-sept ans en 1656, et 
qui vivra jusqu'en 1669. Ce fut le plus intrépide des compila- 
teurs : il a écrit plus de vingt volumes in-folio. C'était un honnête 
homme, au fond, et de mœurs très pures ; il fut très chagrin, 
quand il apprit, par la traduction de Nicole, quel genre de gloire 
Pascal lui avait dévolu. Il n'en continua pas moins à compiler 
avec une ardeur et une impudeur presque inconscientes... 

Mais ses alliés étaient bien désorientés : durant six mois, ils 
furent affolés, réduits à l'impuissance. La police ne réussissait ni 
à saisir l'audacieux Montalte, ni à arrêter la divulgation de leurs 
secrets. Enfin, au mois d'août, ils décidèrent de répliquer, et la 
onzième Provinciale va inaugurer une nouvelle phase de la 



lutte. 



A.B. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à l'Université de Paris, 



L'imagination novatrice. 



J'ai distingué, jusqu'à présent, deux sortes d'associations 
d'idées, qui s'opposent comme s'opposent la répétition et l'in- 
vention. La répétition et l'invention s'opposent logiquement 
comme deux contradictoires. Si les deux associations sont distin- 
guées par ces deux caractères, elles sont donc irréductibles Tune 
à l'autre. Il y a une association qui répète, une association qui 
invente. Il y a donc deux associations opposées, si tant est que 
l'idée générale d'association doive être conservée, ce qui est 
discutable, une fois que l'opposition a été montrée aussi radicale, 
aussi fondamentale. 

Une association, étant donné que nous conservons ce nom 
usuel, reproduit les contigus qui ont été déjà donnés; l'autre 
association brise les contiguïtés passées et, de leurs fragments, 
fait des touts nouveaux. Mais l'association de ressemblance est la 
moins originale des inventions. Elle fait des touts, dont les deux 
termes restent distincts pour la conscience ou pour l'esprit uni à 
la conscience. Les deux termes d'une association de ressemblance 
sont discriminés, à mesure qu'ils paraissent, c'est-à-dire qu'ils 
sont déclarés un et un par une sorte de jugement implicite. Leur 
analogie peut être reconnue, mais après coup. La plupart du 
temps, l'analogie ou la succession des analogies, c'est quelque 
chose qui passe inaperçu; la conscience subit cette succession 
sans la dominer, sans en connaître la nature ou le principe. Si 
l'association de ressemblance est une synthèse nouvelle, c'est 
une synthèse généralement méconnue. L'originalité de cette 
synthèse apparaît surtout dans ses résultats. Si l'on peut ratta- 
cher l'activité intellectuelle et ses œuvres à l'association de res- 
semblance comme à une source première, alors cette suite si 
riche de conséquences manifeste non seulement la fécondité de 
l'Association de ressemblance, mais sert aussi à faire bien voir 
ce qu'est ce premier terme de l'intelligence. L'intelligence est 




378 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



perpétuellement novatrice : son premier germe ne peut donc être 
qu'une innovation d'ailleurs très simple, très élémentaire. 

Montrons très brièvement sans anticiper sur une étude très 
laborieuse à faire, quelles sont les conséquences de l'association 
de ressemblance. Lorsque l'identité partielle ou totale des deux 
termes associés est aperçue, dégagée, et lorsque, dégagée, elle est 
l'objet d'une dénomination, elle est alors nommée par le verbe 
être, par la copule est. On peut soutenir, et je l'essaierai, que le 
jugement dont la formule est : A est B, n'est pas autre chose 
qu'une association de ressemblance connue comme telle. Lorsque 
les deux termes partiellement identiques, analogues, sont la ma- 
tière ou l'objet d'un jugement, alors ils sont encore deux, mais 
ils sont liés dans la pensée et dans le langage par le mot est. L'a- 
nalogie des deux termes est manifestée par le lien verbal. Tl y a 
deux termes et un jugement. La synthèse est alors évidente. A 
fortiori, lorsque les termes semblables, après avoir été plus d'une 
fois considérés ensemble, sont fondus en une idée générale, les 
termes semblables ne font alors plus qu'un seul terme, leur 
individualité ayant disparu. Le jugement et l'idée générale sont 
des associations de termes semblables et, de même, la loi ; mais 
celle-ci est une association entre des couples semblables de ter- 
mes différents. Dans l'expérience, les semblables étaient séparés; 
leur union est une œuvre originale de l'intelligence, c'est-à-dire 
de la conscience. Ce que nous disons de ces synthèses intellec- 
tuelles doit être dit de la synthèse plus simple qui lie les sembla- 
bles, £ans les fondre en un tout unique, sans être même reconnue 
en tant que synthèse ; l'association de ressemblance doit être 
proclamée une innovation. 

Mais l'imagination proprement dite, vulgairement appelée créa- 
trice, et que nous dirons novatrice, est une invention d'un degré 
supérieur. Sans doute, c'est une association moins féconde que 
l'association de ressemblance; car, si l'on étudie au complet 
l'imagination, on épuise la série de ses conséquences et ces 
conséquences ne diffèrent pas sensiblement de son acte le plus 
élémentaire. Ainsi, l'on peut et l'on doit étudier l'association de 
ressemblance en ajournant l'étude de ses conséquences, qui sont 
l'intelligence, tandis qu'on ne peut étudier l'invention sans 
étudier ses conséquences, qui se confondent avec elle. 

L'acte ou le fait d'imaginer constitue une seconde variété d'in- 
vention supérieure à la première. En effet, si dans le tout imaginé 
les éléments sont anciens, si l'ensemble seul est nouveau, s'il y a 
dans le fait d'imagination novatrice innovation par synthèse 
comme dans l'association de ressemblance, les éléments anciens 




l'imagination novatrice 



379^ 



forment un tout dont les éléments ne sont pas discriminés. Vous 
voyez que, par là, l'imagination a l'avantage sur l'association de 
ressemblance. Quand l'âme imagine, elle invente en sachant qu'elle 
invente. Elle est môme tellement frappée de ce fait qu'elle s'en 
étonne, et l'étonnement va souvent jusqu'à ridée de l'inspiration. 
N'ayant pas constaté en elle d'effort créateur et constatant qu'elle 
crée, l'àme croit que l'invention vient du dehors, qu'elle est ins- 
pirée. Cela ne fait que prouver cette vérité, à savoir que, dans le 
cas d'imagination, la conscience invente sans se dissimuler son 
originalité. 

Maintenant, analysons le fait avec précision, afin d'aboutir à une 
conclusion psychologique rigoureuse ; précisons ce qui se passe 
dans la conscience quand a lieu un acte d'imagination. On ne 
peut comprendre cet acte qu'en le rapprochant de l'association 
des idées et tout spécialement de l'association de ressemblance. 
Pour bien analyser le fait de l'imagination novatrice, prenons un 
exemple aussi simple que possible. Pour cela, il faut que le tout 
nouveau ne soit composé que de deux éléments. 

Cela a lieu parfois. Il y a peu d'années, on parla d'un tableau de 
Corot, chef-d'œuvre de la vieillesse du célèbre paysagiste, qui 
était mis en vente. Un critique d'art écrivait : « Ce tableau est une 
« merveille; mais comment Corot l'a-t-il fait? Ces arbres sont des 
« arbres de Ville-d'Avray; mais ce ciel n'est pas celui des envi- 
« rons de Paris, c'est un ciel d'Italie, un souvenir des premières 
« études de Corot. » Généralement les paysagistes sont très res- 
pectueux de la nature. Ils choisissent un coin de la nature, selon 
leur goût personnel; ils choisissent aussi le moment de la jour- 
née qui leur plaît; mais, une fois ces choix faits, ils respectent 
la nature. Ce tableau était une œuvre d'une exceptionnelle har- 
diesse. Donc nous pouvons supposer un paysage fait de deux élé- 
ments conservés dans la mémoire de l'artiste. 

Supposons donc que l'œuvre de l'artiste soit composée d'une 
rivière et d'un moulin sur cette rivière. Admettons que l'artiste 
ait imaginé un tableau dont les deux seuls éléments composants 
soient une rivière et un moulin, et qu'il ait fixé cette imagination 
sur la toile. Quelle est l'origine de cette création? Un jour, l'ar- 
tiste a vu une rivière (Ri) et à côté, sur cette rivière, un moulin 
(Mi). Un autre jour, il a vu une autre rivière (Ri) et un autre mou- 
lin (M2). Que pourra-t-il se passer ensuite dans sa conscience? 11 
peut se rappeler Ri et M t ensemble, et c'est là une association de 
contiguïté. Il n'y a là rien de nouveau. Mais il peut se faire qu'un 
jour, Ri étant présent à la conscience, cette image soit suivie de 
R2. C'est là une association de ressemblance, quelque chose de 




380 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



nouveau. La conscience a fait cette contiguïté nouvelle, qui n'é- 
tait pas dans la nature, en vertu (Tune loi qui lui est propre. 
Maintenant, autre chose peut se passer encore. Si, au lieu de se 
rappeler une rivière, puis une autre, ou un moulin, puis un autre, 
on se représente le premier groupe de la rivière et du moulin 
(Ri Mi), puis le second groupe (R2 M2), que faut-il penser de cette 
association? M2 est venu à la conscience comme contigu à R2, 
mais aussi comme analogue à Mr, de même pour R2; on peut 
aussi considérer l'ensemble de la première rivière et du premier 
moulin comme un tout et l'ensemble de R2 M2 comme un tout, et 
voir dans l'assemblage de ces quatre termes une association de 
ressemblance. Mais ce n'est pas encore là un acte d'imagination. 
Ce qui sera un acte d'imagination, ce sera la venue à la con- 
science de Ri avec M2 ou de R2 avec Mi, l'ensemble des deux ter- 
mes formant un tout cohérent. Voilà un acte d'imagination nova- 
trice. Deux fragments d'expérience séparés dans les expériences 
antérieures se rejoignent dans la conscience, bien que différents 
et quoiqu'ils n'aient pas été conligus. Il y a association, puisque 
nous pouvons noter ce fait comme nous avons noté les faits d'as- 
sociation de ressemblance et de contiguïté, mais c'est une asso- 
ciation d'une autre sorte ; en effet, à première vue, cette associa- 
tion ne s'explique ni par la contiguïté, puisque pour l'obtenir les 
contiguïtés passées ont dû être brisées, ni par la ressemblance, 
puisque les éléments réunis en un tout nouveau diffèrent l'un de 
l'autre. 

Mais, après avoir montré qu'il y là un mode d'association diffé- 
rent des deux premiers, il faut montrer qu'il n'est pas sans ana- 
logie avec chacun d'eux. Et tout d'abord, associer Ri et M2, c'est 
imiter la nature, c'est-à-dire l'expérience passée, c'est dissimuler 
les expériences qui ont passé par la conscience en se conformant 
à leurs lois générales. Dans l'acte d'imagination que nous venons 
de noter, la rivière et le moulin sont dans le même rapport vi- 
suel que les deux faits d'expérience antérieurs. Assurément, les 
deux termes Ri et M2 sont contigus pour la première fois dans 
la conscience, mais leur ensemble est tel qu'il est analogue aux 
deux autres touts, Ri Mi et R2 M2. L'imagination obéit aux 
lois de la nature ; elle ajoute à la nature en suivant ses lois. Co- 
rot, par exemple, a ajouté à la nature un paysage qu'elle n'avait 
pas su faire, mais qui est vraisemblable, c'est-à-dire conforme 
aux lois générales de la nature. 

Ici se présente ujie objection qui a sa valeur. Dans bien des 
cas, l'imagination s'affranchit des lois de la nature et crée les 
chimères. A cela il faut répondre que l'affranchissement, bien 



Digitized by 



l'imagination novatrice 



381 



que réel dans ces cas, est toujours relatif. On ne parle à l'imagi- 
nation d'autrui qu'en se soumeltant aux lois du réel. Il est permis 
à un fantôme de n'avoir pas de jambes, pourvu qu'il ait une tête. 
L'imagination, qui paraît déréglée, supprime ou ajoute, embellit 
ou enlaidit d'après la fin momentanée de l'artiste, mais suit les 
règles principales de la nature. Userait facile de compléter cette 
démonstration en parlant des imaginations les plus audacieuses 
des artistes anciens ou modernes. Je me borne à signaler une 
règle toujours suivie par les romanciers qui ont fait du fan- 
tastique. Ils prennent tout d'abord pied dans le réel. Ils font des 
descriptions minutieuses, puis, par des transitions insensibles, 
ils entraînent le lecteur dans la région du réve. C'est ainsi que 
Balzac a procédé dans Séraphita, roman d'abord réaliste, puis 
mystique ; — c'est ainsi que Mérimée, dans la Vénus d'ille, est 
descriptif et positif d'abord, puis fantastique. Le fabuleux, 
par ces romanciers, est habilement enchâssé dans le réel. Ainsi 
les exceptions confirment la règle. L'imagination simule l'expé- 
rience. Elle associe des éléments, qui dans l'espace et dans le 
temps sont hétérogènes, donc propres à être discriminés, selon 
des rapports analogues aux rapports ordinaires de contiguïté. 
Mais l'imagination diffère du souvenir en ce que le souvenir est 
presque toujours reconnu, tandis que l'œuvre d'invention ne Test 
presque jamais. Je dis « presque jamais » ; car on croit quelque- 
fois se souvenir, alors qu'en réalité on imagine. Mais ces souvenirs 
erronés sont l'exception. La conscience est constituée de telle 
façon que le jugement de reconnaissance s'applique quand il 
faut et ne s'applique pas quand il n'y a pas lieu ; heureusement, 
car autrement la vie de l'homme serait étrangement troublée. Si 
nous marchons dans la vie avec sûreté, c'est que la reconnais- 
sance joue normalement en nous presque toujours. 

J'ai montré le rapport de la troisième association, c'est-à-dire 
de l'imagination novatrice, avec l'association de contiguïté. Je 
vais maintenant montrer le rapport de l'imagination novatrice 
avec l'association de ressemblance. 

Supposons que, lors de la première expérience, Ri ait attiré 
mon attention d'une façon remarquable, tandis que Mi était à 
peine regardé- Supposons que, dans l'expérience suivante, ce soit 
au contraire le moulin qui ait attiré mon attention, tandis que la 
rivière était à peine regardée. Si, un jour, s'associent les deux 
couples, si cette association de ressemblance a lieu en moi, l'in- 
tensité des quatre termes Ri Mi R2 M2 ne sera pas la même ; les 
deux extrêmes seront beaucoup plus forts que les deux moyens ; 
ils auront une importance spéciale dans le souvenir, parce qu'ils 



Digitized 




382 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



ont eu une supériorité dans la perception. Un tel fait arrivera 
«très aisément dans une conscience, si les conditions qui le moti- 
vent, savoir l'inégalité de l'attention, ont eu lieu. Passons à la 
limite. Supposons que Mj et R2 figurent à peine dans la con- 
science et disparaissent après y avoir figuré fort peu. Alors l'asso- 
ciation qui se forme sera uniquement celle de Ri et Ma, et nous 
avons l'acte d'imagination créatrice. Que se passe-t-il au juste 
dans l'âme ? Le phénomène intermédiaire, décrit ici, est-il l'an- 
técédent nécessaire d'une imagination novatrice nette, comme se- 
rait l'association, nouvelle dans la conscience, d'une rivière sans 
son moulin avec un nouveau moulin sans sa rivière? Devons-nous 
considérer cet acte complexe de transition comme l'intermédiaire 
nécessaire dans la conscience, sans lequel il n'y aurait jamais 
d'imagination créatrice ? Je ne le crois pas. Il arrive très souvent 
que Minerve sorte tout armée du cerveau de Jupiter. Les artistes 
réunissent de nombreuses expériences et tout d'un coup ils 
trouvent du nouveau. Ainsi il arrive très souvent que Ton ima- 
gine d'emblée et que les ensembles paraissent tout faits dans la 
conscience sans préparation dont on ait conscience. Sans doute, 
il arrive quelquefois qu'on se souvient, en réfléchissant, d'avoir 
vu des objets réels analogues à ceux que l'on invente. Ainsi 
Ton se rassure, si l'on craint de s'être écarté du réel. La théorie 
classique de l'imagination soutient que, pour imaginer, l'esprit 
dissocie les faits complexes de l'expérience et se sert de leurs 
fragments pour composer des touts nouveaux. Mais, dans l'acte 
d'invention, nous n'avons pas conscience de ces opérations préli- 
minaires, et ierésultat seul apparaît, accompli, dans la conscience. 
Donc il est impossible de faire une théorie de l'imagination no- 
vatrice sans se résoudre à parler de l'inconscient. J'ai dit, l'an 
dernier, qu'il ne fallait invoquer l'inconscient que si Tony était 
contraint ; je crois qu'ici nous ne pouvons faire autrement. Les 
antécédents de l'acte d'invention sont inconscients. Pour que l'as- 
sociation de ces deux termes, Ri M2, ait lieu dans la conscience, 
il faut que les deux couples (Ri Mi), (R2 Ma), aient fusionné ou, 
au moins, se soient liés hors de la conscience. La liaison de ces 
deux expériences passées est la condition indispensable de la 
liaison des deux termes qui sont dans la conscience et dont l'un 
figure dans l'une des expériences, l'autre dans l'autre. L'as- 
sociation est donc inconsciente et la dissociation, si tant est 
qu'il y ait dissociation, l'est aussi. Toujours est-il qu'une asso- 
ciation secrète de ressemblance nous apparaît comme la raison 
de l'imagination novatrice. Un acte d'imagination novatrice a la 
même raison qu'une association de ressemblance ; c'est une 




l'imagination novatrice 



383 



association d'idées, qui a pour raison la similitude de deux en- 
sembles qui ont figuré dans la conscience passée. Il y a donc une 
association de ressemblance secrète, mais qui agit, qui se mani- 
feste par son résultat, produisant le couple Ri M2 qui seul 
figure dans la conscience. N'oublions pas que, outre les deux 
termes R et M, il y a le rapport de ces termes. 

Ce rapport, qui est, d'une manière générale, le même dans les 
deux expériences passées, est le lien de R et de M dans les deux 
expériences. L'imagination novatrice imite la nature : elle se 
conforme aux contiguïtés de l'expérience passée ; ce rapport peut 
être considéré comme un élément empruuté aux deux expérien- 
ces passées, aux deux dans ce qui leur est commun, à l'une et à 
l'autre dans les détails qui leur étaient spéciaux. Ce qui leur est 
commun, c'est que la rivière ne coule pas, dans l'expérience, par- 
dessus le moulin, mais à côté ou au-dessous ; il en est de même 
dans l'imagination. 

Je conclus donc : l'imagination novatrice est une troisième 
variété d'association. C'est une variété d'associalion que l'on ne 
peut comprendre que si l'on a bien compris les deux autres. Il 
y a des rapports plus extérieurs que réels, des rapports de 
forme et d'apparence entre l'imagination novatrice et l'associa- 
tion de contiguïté; il y a des rapports intimes entre l'imagina- 
tion novatrice et l'association de ressemblance. D'abord, c'est 
une association qui se fait, non qui se répète ; puis elle a pour 
raison une analogie partielle, comme l'association de ressem- 
blance. On peut dire que c'est une association de ressemblance 
où la similitude est dissimulée dans l'inconscience. En revan- 
che, c'est une invention qui ne s'ignore pas. Lorsque l'arliste 
imagine, ou même l'homme ordinaire, ils. disent qu'ils ont in- 
venté. Ils ont conscience du nouveau qu'ils produisent ; ils 
inventent et savent qu'ils inventent. 



V.H. 




Bibliographie 



Victor Hugo à Guernesey. Souvenirs personnels, par 
M. Paul Stapfer, doyen honoraire de la Faculté des lettres de 
Bordeaux, 1 vol. in-12, 250 p. Société française d'Imprimerie et 
de Librairie, 1905. 

On remerciera M. Stapfer d'avoir, pour notre instruction et 
notre agrément, réuni en volume les souvenirs qu'il avait 
publiés en article dans la Revue de Paris. 

Pour notre instruction : car c'est tout un Victor Hugo peu 
connu, qu'il nous présente là, le Victor Hugo intime tel qu'a pu 
l'observer et le décrire un lettré fervent, sans superstition, qui ne 
sait pas admirer « comme une brute », le Victor Hugo des con- 
versations familières qu'a écouté, interrogé, contredit, dans la 
mesure où cela était nécessaire pour l'exciter à causer davantage, 
un Eckermann intelligent. Les grandes et petites théories de 
Victor Hugo, ses jugements littéraires parfois déconcertants, ses 
beaux symboles et ses affirmations puériles, tout cela est très 
curieux à lire. Et M. Stapfer — qui ne s'oublie pas lui-môme — 
nous donne par surcroît sur sa propre carrière et sur son activité 
personnelle des détails nombreux. 

Pour notre agrément : car le mélange d'éloges et de critiques 
sournoises ou candides, la simplicité et la bonhomie du ton, la 
malice et la franchise des aveux, en font une très amusante lec- 
ture. M. Stapfer sait rendre la critique littéraire vivante et person - 
nelle : cela se lit comme s'il n'y avait pas là des idées et des ren- 
seignements ; et pourtant il y en a. 

Le volume est orné de nombreuses photographies inédites — de 
Victor Hugo, de ses parents, de ses amis — et de l'auteur lui- 
môme, et de la première œuvre de l'auteur, et des élèves guerne- 
siens de l'auteur. 



G. M. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année <*• Sine, 



No 26 



4 Mai 1906 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Si éloigné que je sois, d'ordinaire, d'établir des transitions 
entre les auteurs que nous examinons ensemble, pour celte fois, 
et uniquement parce qu'elle s'impose, il y en aura une dans 
la suite de nos études. Le versificateur si agréable que nous 
venons de quitter s était occupé d'une mythologie, pour ainsi 
dire, scientifique ; avec de Moustier, nous aurons affaire à une 
mythologie aussi différente que possible de celle de Roucher. 

Il existe peut-être dix manières de concevoir la mythologie; je 
ne songe ici qu'aux trois ou quatre principales, à celles du moins 
qui ont existé au temps même des Grecs et des Romains. 

La plus considérable, la plus large, la plus vaste, est celle qui 
considère les dieux du paganisme comme des personnifications-** 
et à peine des personnifications — des grandes forces de la nature. 
Ces forces, immenses, formidables, surtout redoutables quelque- 
fois, mais rarement bienfaisantes, toujours immorales ou amo- 
rales, sont symbolisées à nos yeux par des êtres plus ou moins 
semblables à l'homme. Nous les appelons des dieux; ils nous tien- 
nent perpétuellement sous leur puissance et sous leur menace: 
nous les adorons, nous les prions surtout avec terreur, avec peu % 



Directeur : N. FILOZ 



s 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 



Professeur à l'Université de Paris, 



De Moustier. 



76 




386 



REVUE DES COU 113 ET CONFÉRENCES 



de piété, peu d'amour et très peu d'espérance. Celte mythologie, 
qui symbolise les grandes forces de la nature dans des êtres qui 
participent encore de la nature des choses naturelles et un peu 
de la nature humaine, ne doutez pas qu'elle n'excite l'imagina- 
tion et qu'elle ne soit une source féconde de conceptions poéti- 
ques. Voulons-nous lui donner, un nom? Nous l'appellerons 
mythologie symbolique ou grande mythologie. Elle est préhisto- 
rique, au sens historique et aussi au sens littéraire, car déjà 
chez les plus anciens poètes, chez Homère et chez Hésiode, elle 
n'est pas représentée, elle ne laisse dans leurs poèmes que 
quelques traces : on voit bien que ce qui est, chez eux, des êtres 
humains se mêle à quelque chose qui est ultra-humain ; on sent 
bien, par exemple, que le Zeus d'Homère est surtout un être très 
personnel, très précis, ayant son caractère, sa complexion propre, 
ses vertus, surtout ses vices, un homme enfio, mais un homme 
supérieur ou, pour mieux dire, plus grand et plus puissant que 
les autres; mais on sent aussi que Zeus, c'est l'éther lumineux, 
vibrant, l'air qui enveloppe la terre, qui promène les nuages et 
qui de leur choc fait jaillir la foudre. Il y a donc encore, dans 
Homère, des traces de la mythologie symbolique ; mais on y trouve 
surtout de la mythologie anthropomorphiste. 

Celle-là, c'est celle des plus anciens poètes grecs, celle qui a 
pris le plus vaste développement littéraire et artistique. D'après 
elle, il existe des êtres très personnels, qui ne sont pas des 
forces de la nature, mais qui y participent ou plutôt les dirigent 
et en font ce qu'ils veulent. Assez semblables à des hommes, ils 
ont une puissance mal circonscrite et presque indéfinie; mais 
ils sont plus durables que les hommes, et, probablement, ils sont 
éternels. On les appelle les immortels, c'est-à-dire qu'ils ne sont 
pas soumis à la mort; mais sont-ils pour cela éternels ? La 
notion d'éternité n'est pas très familière àj'antiquité. On a comme 
une vague souvenance qu'il y avait, avant eux, d'autres dieux, 
qui existent encore, mais non plus en tant que dieux : ce sont, 
si j'ose dire, des dieux désaffectés. Quant à ceux que nous 
adorons et qui séjournent sur l'Olympe, ils sont seulement 
incorruptibles, non sujets à la déliquescence. Cette seconde 
manière de mythologie est celle de Sophocle, de Phidias, etc.. 

Il y en a une troisième, infiniment intéressante, quoique beau- 
coup plus terne, moins brillante, moins littéraire et moins poé- 
tique. C'est celle qui considère les dieux comme des êtres supé- 
rieurs à l'homme et vivant au-dessus de lui, mais comme 
d'anciens hommes qui ont été déifiés et immortalisés, qui sont 
adorés dans la mémoire pieuse de l'humanité, pour avoir été ses 



Digitized 



DE MOUSTIER 



387 



bienfaiteurs. Ainsi il y a eu, historiquement, une reine très bonne 
«I très intelligente, qui a enseigné à ses sujets à cultiver leurs 
champs» Les hommes, pour lui témoigner leur reconnaissance, 
l'ont considérée comme une déesse : dans leur idée, elle avait si 
bien mérité d'eux qu'elle ne pouvait mourir, et ils lui ont assigné 
une demeure, quelque part, dans un séjour bienheureux, où sont, 
avec Cérès, Hercule, Bacchus et Triptolème, les fondateurs de 
cités et de civilisations. C'est ainsi qu'au temps de Plutarque on 
considérait les dieux : toute une philosophie mythologique s'est 
placée à ce point de vue, qui semble étroit aujourd'hui : il ne faut 
pas que les dieux soient des êtres immoraux, dont on raconte en 
souriant, comme Aristophane, des histoires scandaleuses qui 
font monter le rouge au front. Le meilleur moyen de les purifier, 
c'est de les considérer comme des bienfaiteurs de l'humanité. 

Nous voyons ainsi les dieux se rapprocher peu à peu de 
l'homme : aussi éloignés de lui que possible dans la conception 
primitive de la mythologie, ils sont devenus par la suite des 
hommes supérieurs, ressemblant aux hommes proprement dits, 
mais d'une autre essence, d'une autre race, d'une autre sub- 
stance intime. Avec la troisième conception, l'anthropomor- 
phisme gagne encore du terrain sur le naturalisme. 

Cela veut dire que les religions primitives ne sont pas du tout 
pénétrées de morale. L'homme nu, pauvre, écrasé par les forces 
de la nature, adore autour de lui des dieux presque méchants, 
étrangers à toute notion morale, qui ne songent qu'à le meurtrir 
et n'ont pour lui qu'un demi-sourire de pitié plutôt que d'affec- 
tion. A mesure que la morale se constitue, les religions doivent 
s'en pénétrer, si elles veulent n'être ni oubliées, ni méprisées, 
ni écartées. Les dieux deviennent de plus en plus des hommes, 
et des hommes qui sont parmi les mieux doués et les meilleurs : 
et nous arrivons ainsi à l'extrême, ou plutôt presque à l'extrême 
terminaison de la mythologie antique ; car, enfin, il y en a une 
quatrième espèce. 

Celle-là fleurissait à la fin de l'antiquité grecque et latine : 
puérile, mesquine et anecdotique, c'est la mythologie des gens qui 
ne croient plus aux dieux, et qui considèrent ces grands dieux 
antiques à la manière des gens du xvi e et du xvn e siècle. Pour eux, 
la mythologie est une pure invention, les dieux ont été créés de 
toutes pièces par les poètes eux-mêmes, alors qu'en réalité le 
poète n'est qu'un homme de grande imagination, qui recueille la 
mythologie qu'il trouve autour de lui et derrière lui, et qui sait 
lui donner la puissance et l'éclat. Quand on en est àcroire, comme 
Ronsard et comme Boileau, que les dieux sont « éclos du cerveau 



Digitized by Google 



388 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



des poètes », qu'il s'est trouvé, un jour, un Homère pour créer un 
Zeus ou un Héraclès, cela mène à leur donner un caractère très 
mesquin, à les traiter comme de simples inventions artistiques, à 
les faire descendre de la hauteur des statues de Phidias à l'aspect 
extérieur de bibelots. Une mythologie bibelotesque et anecdo- 
tique, une mythologie de sujets de pendules, de naïades et de 
petites nymphes qui ont l'air de grisettes, une mythologie de 
bijoux et de joujoux, voilà ce qu'est devenue la conception des 
premiers mythologues. L'Amour était autrefois un très grand et 
très puissant dieu, de la taille gigantesque d'Apollon et presque 
de Zeus. C'est déjà chez les Alexandrins le petit dieu malin, far- 
ceur, badin et perfide, le petit garçon qui a deux petites ailes sur 
le dos, de petites flèches, et sur les yeux un bandeau, bref le 
dieu bibelot. Cette mythologie est presque la seule qu'ait connue 
la Renaissance, à plus forte raison le xvn® siècle, qui, étant 
moins païen, devait traiter avec plus de légèreté encore et de 
badinage les dieux de l'antiquité. Un Ronsard est très chrétien, 
ultra-catholique même, mais, en même temps, très profondément 
humaniste; il se trouve, comme il arrive souvent, en présence de 
choses auxquelles il ne croit pas du tout, et auxquelles il croit 
un peu tout de même : aussi ne peut-il pas tout à fait prendre la 
mythologie par ses petits côtés. Mais un Boileau, un Santeuil, 
méprisent la mythologie, et ils en font en la méprisant : peut-on 
rêver un état d'esprit plus propice à la mythologie mesquine ? 
Aussi en font-ils par abstraction. Quand Boileau nous montre le 
Temps qui s'enfuit, une horloge à la main, il fait bien voir qu'il le 
traite comme une abstraction née d'hier. 

Cette dernière mythologie, petite et mesquine, qui a recours 
aux allégories et aux abstractions et traite les dieux par badi- 
nage, ne pouvait produire que des œuvres frivoles ; mais elle est 
intéressante, en ce qu'elle est une matière à esprit, à plaisanteries 
fines, à petites peintures délicates à la manière d'un Roucher. On 
peut s'y jouer avec infiniment de bonne grâce et de coquetterie. 
Le xviu e siècle était frivole, il aimait le joli et le maniéré : 
cette mythologie était la seule qu'il connût, il ne pouvait yen 
avoir de plus conforme à son caractère. 

Or cela est excellent, parce que la mythologie devait en mou- 
rir, et rien n'était plus désirable. En vérité, on en avait abusé. 
Un des crimes de Malherbe avait été de la maintenir. Ce réforma- 
teur très énergique avait comme seul objet la guerre à la littéra- 
ture artificielle. Il aimait avant tout le vrai, il permettait d'être 
grand, haut, sublime, à condition d'être vrai. S'il en est ainsi, il 
aurait dû détester et proscrire la mythologie, puisque rien n'est 




DE MOUSTIER 



389 



plus artificiel chez un peuple moderne et chrétien ; mais les meil- 
leurs réformateurs ne peuvent être logiques jusqu'au bout. La 
mythologie, dans ce temps-là, avait une telle place dans les 
esprits, elle enveloppait toute la poésie de telle sorte, qu'il était 
impossible de la proscrire, et que Malherbe, qu'on trouvait déjà 
trop sévère, eût été jugé antipoète, antiparnassien. Il faut recon- 
naître qu'il n'en a risqué que quelques esquisses : chez lui, le 
fond de la nature l'a emporté. 

Toujours est-il que la mythologie avait sévi pendant trois cents 
ans et plus. Elle était devenue d'une banalité effroyable ; on 
devait finir par s'en dégoûter, par sentir le besoin d'y renoncer, 
et c'est ce qu'ont fait les romantiques. 

C'est à une des formes de cette décadence que va nous faire 
assister l'examen des œuvres de Moustier. 

Je vous ai dit que Roucher écoutait les voix qui disaient de 
par le monde que toute la mythologie se rattachait au mythe 
solaire. Il remonte donc à la grande mythologie. Rien de tel chez 
de Moustier : il est le représentant caractéristique de la petite 
mythologie de boudoir, frivole, élégante, coquine et coquette. 

Charles-Albert de Moustier est né le 11 mars 1760, à Villers- 
Cotterets, et mort le 2 mars 1801. Comme la plupart des gens qui 
ont vécu pendant la période révolutionnaire, il a deux manières 
d'orthographier son nom. L'édition princeps des deux premiers 
livres de ses Lettres à Emilie sur la Mythologie est de M. de Mous- 
tier (1786). Après 1792, il signera Demoustier en un seul mot. 
On ne connaît presque rien de sa biographie. Il a mené une 
existence très sage, très retirée et /volontairement très obscure. 
Il vivait à la campagne. Avocat pendant quelque temps, il aimait 
assez, les vacances finies, revenir à ses travaux ; il le dit lui-même, 
en style élégant, à la fin de son premier livre : 



Le Sagittaire me rappelle 
Sous les étendards de Thémis ; 
Heureux si je puis être admis 
Dans le temple de l'Immortelle ! 
Heureux si je puis exhaler 
L'ardeur divine qui m'enflamme, 
Et du feu dont brûle mon âme 
Voir tous mes auditeurs brûler... 
Je vais, orateur-écolier, 
Suivre, applaudir, étudier 
Gerbier, Target et Démosthène. 
Quand je confesse à vos genoux 
Ma défaite et votre victoire, 
Que n'ai-je leur talent, et vous 
Le cœur de leur auditoire ! 




390 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Il semble avoir abandonné le barreau pour vivre une vie toute 
littéraire. Il a surtout écrit pour le théâtre. Il est l'auteur de trois 
comédies, qui ont eu, paraît-il, un grand succès. Vous savez que 
de ces pièces-là il n'est plus question, en général, au bout de dix 
ans, et, à la distance de cent vingt ans, je n'ai pas la moindre 
idée de ce que pouvaient être Le Conciliateur ou V Homme aimable 
(1791), Les Femmes (1795), La Tolérance morale et religieuse 
(1796). Ce dernier titre vous indique que de Moustier était parmi 
les républicains modérés. D'autres pièces de lui ont échoué pour- 
tant, entre autres Les trois Fils (1796). 

Pour notre compte, nous ne nous occuperons que des Lettres à 
Emilie sur la Mythologie. Il y aura peut-être aussi quelque chose 
à glaner dans ses Poésies diverses. 

Les Lettres à Emilie ont été imprimées trois fois, à ma connais- 
sance du moins. Les deux premières parties ont paru, en 1786, en 
un volume pas très riche et sans gravures, ce qui est lamentable 
pour un ouvrage mythologique. En 1788, furent publiées la troi- 
sième et la quatrième parties, et, en 1798, les deux dernières. Il 
ne semble pas qu'il en soit question dans les écrits du temps : 
Laharpe n'en parle pas, ni Augé, ni Suard. 

Ces Lettres à Emilie ont eu évidemment un très gros succès : 
elles ont pénétré dans les couches profondes du public, elles ont 
été presque populaires. 

Elles commencent, comme il est naturel, par une dédicace, et 
continuent par une préfaçe. Dans la dédicace, de Moustier s'a- 
dresse/ bien entendu, à une belle dame du nom d'Emilie. Le ton 
en est léger et badin, bien frivole en définitive : 



Echappé des fers de Thémis, 
Chez Pomone libre et tranquille, 
J'étais au sein de mes amis; 
Mais mon cœur était à la ville. 
J'éprouvais, durant ces beaux jours 
Filés par la mélancolie, 
Qu'il n'est avec vous, Emilie, 
Point de vacances en amours ; 
Et, pour calmer la violence 
Du feu qui brûlait dans mon sein, 
Je dessinais, en votre absence, 
Le portrait de mon médecin... 



Ces gens-là nous font sourire avec complaisance et sourire aussi 
de pitié : on les aime pour leur esprit, on regrette qu'ils le con- 
sacrent à de tels colifichets. 



Des amants tel est Je bonheur. 
L'amitié seule véritable 




DE M0UST1ER 



391 



Est l'histoire de notre cœur, 

Et l'amour n'en est que la fable. 

Ah ! de nos cœurs, depuis longtemps, 

Si vous aviez voulu m'en croire, 

Nous aurions, par nos sentiments, 

Mêlé la fable avec l'histoire... 

Si, par un arrêt, la Satire 

Dès le berceau vient à proscrire 

Ces enfants de la Liberté 

Qui vous ont déjà fait sourire 

Des traits de leur naïveté ; 

Loin que ce revers me confonde, 

Je dirai : L'Amour m'abusait ; 

J'ai cru, lorsque l'on vous plaisait, 

Qu'on devait plaire à tout le monde . 



Vers charmants, qui sont comme un geste, une courbette, une 
révérence. 

La préface est plus courte et un peu moins bonne ; chose cu- 
rieuse, c'est la dédicace qui est une préface et la préface qui est 
une dédicace. De Moustier dédie son livre aux femmes, en une 
petite pièce un peu lapidaire, un peu épigrammatique : 



Sexe aimable, qui protégez 

Les Talents, enfants du Génie, 

Et d'un regard donnez la vie 

Aux arts que vous encouragez ; 

Esprits heureux, qui mélangez 

La Toilette, la Politique, 

Les Vapeurs, la Métaphysique, 

Et la Morale et les Chansons.. . 

Daignez accueillir les Essais 

D'une Muse encore novice, 

Qui, d'un sourire ou d'un caprice, 

Attend sa chute ou son succès . .. 

Si vous trouvez dans ces Ecrits 

Ces traits, cette grâce ingénue, 

Cette fraîcheur de coloris 

Qui parent la Vérité nue, 

C'est à vous que je les ai pris, 

A vous que je les restitue ; 

Mais, si j'ai fait en vain l'effort 

D'apprendre chez vous l'art de plaire, 

Ce qui paraîtra bien plus fort, 

J'apprendrai celui de me taire. 



L'épigramme mêlée au compliment, c'est bien du xviu e siècle, 
plus aiguisé que fort, sans consistance sous les agréments exté- 
rieurs. C'est ce caractère qu'auront toutes les Lettres sur la 
Mythologie. Il ne sera pas sans intérêt de respirer ce vieux flacon 
de parfums un peu éventés, mais qui ont eu leur saveur. 



A. B. 




Histoire générale des temps modernes. 



Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS, 



Professeur à V Université de Paris. 



La contre-Réforme. 



De tous les événements qui dominent les soixante premières 
années du xvi* siècle, le plus considérable est la Réforme. Elle 
laisse les pays de l'Europe (occidentale surtout) dans une situa- 
tion instable, qui produit une profonde division en partis et 
aboutit à une crise extrêmement violente. Cette crise, qui durera 
jusqu'à la fin du siècle, prend, suivant les circonstances, les 
formes ou de persécutions, ou de révoltes et guerres intérieures, 
ou de conflits entre Etats. Nous assistons à une contre-révolu- 
tion; les idées nouvelles ont des partisans et des adversaires. 
Mais, avant d'aborder l'étude de cette période, il me paraît né- 
cessaire d'exposer les conditions générales de la contre-Réforme, 
et le gouvernement du chef de ce parti : le roi catholique. 

I. — Nous allons reprendre à la fin du concile de Trente. 

1° Le concile de Trente a été agité par des querelles de partis ; 
il a abouti plutôt par négociations entre le pape et les gouverne- 
ments que par délibérations. Mais ses décisions, une fois promul- 
guées, deviennent un texte sur lequel il n'y a plus de discussion, 
un règlement uniforme pour tous les pays restés catholiques ou 
qui le redeviendront. L'Eglise romaine, réorganisée à cette épo- 
que, n'a plus subi de modifications depuis trois siècles et demi ; 
elle est restée l'Eglise du concile de Trente. 

L'œuvre de ce célèbre concile est résumée dans ses décisions 
officielles. (Cf. Richter, Canons et décrets du concile de Trente, 
1853.) Nous trouvons d'abord ses canons, décisions sur le dogme, 
rendus sous la forme solennelle, et obligatoires sous peine 
d'hérésie. Viennent ensuite les décrets de réformation, obliga- 
toires, mais dépourvus de sanction, et qui, en fait, dépendent du 
gouvernement de chaque Etat. 

L'œuvre du concile est considérable; il a précisé tout ce qui, 
depuis le xvi e siècle, était discuté dans la doctrine, le culte, l'or- 




LA CONTRE-RÉFORMR 



393 



ganisation, la discipline. Il a établi un dogme uniforme dans tous 
les pays et pour tous les siècles suivants. 

Le concile a précisé la doctrine catholique, en condamnant 
toutes les revendications des Réformés. La profession de foi reste 
le « Symbole de Nicée * ; les sources de la foi sont la tradition et 
les Ecritures. On a énuméré tous les livres, y compris les apo- 
cryphes, sous la forme in veteri vulgata latina editione ; on a 
interdit d'imprimer quosvis libros de rébus sacris ; l'impression en 
langue vulgaire est donc prohibée. Sur les questions particu- 
lières controversées, péché originel, justification, sacrements, on 
s'en est tenu aux vieilles formules catholiques. Durant la pre- 
mière période, les Espagnols et les Italiens ont adopté un acte 
rédigé par Lainez. On conserve les sept sacrements, qui agissent 
ex opère operato ; la « Transsubstantiation » ; l'hostie reste 
sacrée ; le calice peut être refusé aux laïques ; toutes les messes 
doivent être dites en latin. Dans la confession, le prêtre est 
juge et donne l'absolution ; on reconnaît la doctrine du « Pur- 
gatoire ». 

En matière de culte, le concile maintient toutes les pratiques 
contestées ou abolies, comme conséquence du maintien de la 
« Tradition » : messes des morts, usage du latin, ornements 
d'autel, images, reliques, pèlerinages, indulgences, sans donner 
toutefois de décision dogmatique (dernière session). Ce sera le 
rôle des évêques de faire connaître ces questions aux fidèles. 
Ceux qui rejettent le cuite des saints et les reliques sont des 
impies. Cependant le concile ordonne d'écarter du culte toute 
superstition, etc. 

En organisation religieuse, le concile a défini les droits (pou- 
voirs) et devoirs des ecclésiastiques : le pape est le vicaire de 
Dieu et partant supérieur aux conciles; on réduit un peu ses pou- 
voirs fiscaux, mais il garde les annales, le droit de dispense ; il 
nomme les cardinaux, etc. L'évêque reste chef absolu dans son 
diocèse ; on restaure ou on accroît ses droits de justice ; on lui 
soumet le chapitre de la cathédrale, les moines errants et les 
abbés; il a pleins pouvoirs pour corriger les mœurs du clergé 
séculier et régulier. 

Le concile a précisé les règles de vie, pour les ecclésiastiques, 
de façon à les rendre plus efficaces; d'ailleurs, cette Reformatio 
reste l'œuvre principale du concile. On supprime ainsi les causes 
de désordres qui avaient fait scandale et avaient détaché les 
populations de l'Eglise ; on impose aux prêtres une tenue exté- 
rieure, on règle leur costume, leur vie, leurs allures ; on main- 
tient le célibat. L'évêque devra résider dans son diocèse, le 




394 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



visiter souvent. Au prêtre ou imposera, outre la résidence, 
Tobligation de prêcher (contre les hérétiques), d'enseigner la foi 
aux enfants. Pour être admis dans les ordres, il faudra avoir au 
moins quatorze ans. On crée une institution pour préparer les 
futurs prêtres.. 

Pour les laïcs, on établit les règles du mariage dans des for- 
mes solennelles (le mariage entre parenls est interdit jusqu'à un 
certain degré) ; on prohibe le duel, on ordonne le repos et le 
jeûne pour les jours de fêtes, etc. 

L'application de tous ces principes est complétée par des me- 
sures que le pape est chargé de prendre. On impose une profes- 
sion de foi à quiconque demandera un emploi d'église ; on refuse 
de.l'exiger pour les emplois laïques. 

C'est en 1566 qu'est établi le catéchisme romain pour les 
prêtres, qui ont l'obligation de l'enseigner aux enfants. Plus tard 
viendront le Breviarium romanum, 1568 ; et, pour rendre les rite 
uniformes, la Vulgata editio, 1590 (très défectueuse), rééditée en 
1592. 

L'Index mérite qu'on s'y arrête plus longtemps. Auparavant, 
on avait publié des listes de livres prohibés. (Cf. la Bulle In 
Cœna Domini.) Le plus solennel de ces Index est celui de Paul IV, 
qui énumère, dans Tordre alphabétique, les ouvrages défendus. 
Mais toutes ces prohibitions n'ont pas été observées en dehors 
de l'Italie. 

L'Index général a été publié par le pape (1564), puis Pie V 
crée une Congregatio lndicis, chargée de le tenir au courant. Il 
est interdit de conserver les livres condamnés, de les vendre ; 
mais on doit les livrer. Dans les pays catholiques, on arrive à 
empêcher de les lire. 

2° Ces décrets et ces mesures ont été décidés par l'autorité 
ecclésiastique (Pape et Concile), qui ordonne aux fidèles de les 
observer ; mais leur application dépend des princes, qui ont l'au- 
torité matérielle. Les canons, obligatoires, sous peine d'hérésie, 
sont acceptés sans résistance par les princes catholiques ; mais 
les décrets promulgués depuis le 1 er mai 1564 sont regardés 
comme de simples recommandations et ne deviennent exécu- 
toires qu'après l'assentiment de l'autorité. Tous ces décrets 
n'ont pas été admis, et, après l'histoire du Concile, il faudrait, 
pour être complet, faire l'histoire de l'adoption de ses décisions. 
Les Etats italiens, plus faibles, se soumettent sans protestation, 
ainsi que le Portugal et la Pologne ; les grands Etats résistent : 
Philippe II, lui-même, se réserve de modifier quelques décrets, 
suivant le droit du pays, et ne consent à les publier qu'en 1568. 




LA CONTRE-RÉFORME 



395 



En Allemagne, on les accepte; mais, par une loi d'empire, ils 
peuvent être revisés. Enfin, en France, où régnent toujours les 
doctrines gallicanes, on refuse de publier tous les décrets, puis 
on en rejette quelques-uns; seul, le clergé les accepte. 

On peut regarder comme un épisode de la Réforme catholique 
l'introduction des jésuites dans les différents pays. Leur chef 
Lainez a siégé au Concile comme général d'ordre, et y a joué un 
rôle considérable. En outre, par leurs établissements et leurs 
collèges, les jésuites contribuent à faire accepter les décrets et à 
réorganiser le culte et les habitudes de dévotion. Ils sont d'abord 
accueillis dans les Etats du Midi : en Portugal, ils deviennent 
familiers du roi ; en Espagne, ils rencontrent quelque opposition 
de la part des dominicains, mais gagnent l'appui de Philippe II. 
Nous trouvons, plus tard, des membres de cet ordre en Italie, 
dans l'Allemagne du Sud et en Autriche, sur le Rhin (à Cologne et 
à Trêves). C'est en France que les jésuites trouvent la résistance 
la plus énergique ; soutenus parl'évêque de Clermont, ils sont 
combattus par le Parlement et la Sorbonne, et n'entrent dans le 
royaume qu'à la condition de renoncer à leur nom et à leurs 
privilèges. 

La Réforme et la direction donnée à la vie religieuse par la 
Compagnie de Jésus ont eu des conséquences considérables. 
Le clergé catholique, jusque-là désorganisé, qui ne faisait rien 
pour retenir les fidèles et dont beaucoup de membres passaient 
au protestantisme, a, sur le modèle des jésuites, observé une dis- 
cipline stricte : les prêtres obéissent mieux à leurs supérieurs ; 
ils reçoivent au séminaire une éducation uniforme, prennent des 
manières plus modermes, plus correctes, plus polies (encore une 
innovation des jésuites). Désormais, le clergé travaillera à gagner 
les laïcs par le catéchisme, la prédication, la confession ; il 
surveillera leur conduite et leurs lectures ; son autorité morale 
grandira de plus en plus. 

3° Cette transformation ecclésiastique conduit à un boule- 
versement politique. Au xvi e siècle, les chrétiens sont encore 
hésitants et ne perdent pas l'espoir d'une réconciliation qui 
rétablirait ' l'Eglise universelle. Depuis l'établissement des 
Eglises réformées, depuis le Concile de Trente, il n'y a plus 
d'Eglise catholique, mais des Eglises ennemies, ayant chacune 
son organisation complète. La cause de cette scission dérive 
de la question pratique et essentielle du salut. Toutes les 
Eglises posent ce principe fondamental, qu'en dehors d'elles il 
n'y a point de salut. Les autres Eglises ne sont pas seulement 
inférieures, mais criminelles (Eglise du diable). Luther, Calvin, 




396 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Loyola envisagent la lutte comme une guerre entre Dieu et le 
diable. Dans ce combat, tousles chrétiens sont forcés de 
prendre parti, de pratiquer un culte, de s'exposer à être persé- 
cutés et damnés par les autres. Le monde chrétien se coupe 
en deux : groupe catholique, qui conserve son unité ; groupe 
réformé, composé d'Eglises différentes liées seulement contre 
l'ennemi commun. 

Dans chaque pays, chaque groupe est tenu d'imposer son orga- 
nisation à toute la société. La tolérance est un sentiment excep- 
tionnel professé par quelques isolés. Le prince a le devoir d'im- 
poser la vraie religion : c'est la persécution permanente. Quand 
une minorité veut se défendre, c'est la guerre (le calvinisme 
considère la résistance comme une obligation). Dans les régions 
où le prince est assez fort pour écraser les dissidents, il ne sub- 
siste plus qu'une seule Eglise. Dans celles où la minorité peut 
résister, l'opposition religieuse aboutit nécessairement à une 
révolte politique. 

Jusqu'au Concile, les nouvelles Eglises ont constamment gagné 
du terrain. Durant 40 ans, l'Eglise ancienne est restée sur la 
défensive, ne conservant que des pays où les réformés ont été 
exterminés isolément; mais, bientôt, elle reprend l'offensive ; la 
Compagnie de Jésus, qui conduit le mouvement, travaille à arrê- 
ter la Réforme et à reconquérir des territoires : c'est la contre- 
Réforme. 

Les contrées méridionales, seules, sont restées entièrement 
fidèles au catholicisme (en Italie, il a suffi de détruire quelques 
centres d'opposition, comme à Ferrare). En Allemagne, la contre- 
Réforme commence dans les pays des princes catholiques 
(Bavière), pendant que la Réforme luthérienne continue à gagner 
du terrain dans le Nord (les évêchés eux-mêmes adoptent les 
doctrines nouvelles). Il en est de même en Pologne, en Hongrie 
et en Bohême. Alors paraît une nouvelle forme de propagande ; 
des discussions sont organisées auprès des princes et devant une 
nombreuse assemblée; mais il n'y a pas de guerre. 

Au contraire, le conflit s'aggrave dans les trois pays occiden- 
taux : France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, et, dans chaque Etat, 
les partis s'allient avec l'étranger. La guerre prend parfois un 
caractère international, et le souverain le plus puissant, le roi 
d'Espagne, finit par apparaître comme le chef des catholiques. 

Pour exposer l'histoire de ces luttes, nous avons le choix 
entre deux méthodes. Nous pouvons étudier séparément les évé- 
nements de chaque pays, mais nous risquons de ne pas en voir 
nettement les causes, qui dépendent souvent de l'intervention 



% 




LA CONTRE-RÉFORME 



397 



d'un pays étranger. Nous pouvons aussi mener de front l'étude de 
la lutte dans tous les Etats, mais nous courons le danger de ne 
pas comprendre des circonstances propres à chaque région. Je 
vais essayer de combiner les deux procédés : j'étudierai chaque 
pays à part, jusqu'au moment où les relations internationales 
deviennent plus étroites (1580) ; puis je passerai en revue l'en- 
semble des événements compris entre 1580 et 1598 (contre- 
Réforme). Mais, auparavant, il me paraît bon d'exposer dans 
quelles conditions Philippe II devient le chef du parti catholi- 
que ; je vais donc faire l'histoire de l'Espagne jusqu'en 1580. 

II. — Sur Philippe II, nous sommes très bien renseignés. 
Une partie des archives secrètes est restée en France. Les 
notes des ambassadeurs étrangers à leur gouvernement ont été 
partiellement publiées dans des collections espagnoles; mais 
beaucoup de documents sont demeurés inédits ou ont été publiés 
sans ordre. Les meilleurs éditeurs sont encore des étrangers : les 
Belges, intéressés eux aussi à cette histoire (à propos des Pays- 
Bas), et les Vénitiens. L'histoire de Philippe II a été entiè- 
rement renouvelée ; il faut se défier des livres anciens. Forneron 
a écrit une histoire de Philippe II (4 vol., 1881), avec les 
dépêches des ambassadeurs ; mais, disciple de Mérimée, il a 
trop d'esprit, ne lit pas assez exactement et fait des construc- 
tions audacieuses. 

Dans Y Histoire générale, Mariejol s'étend sur les épisodes dra- 
matiques : révolte des Maures, don Carlos, conquête du Portugal, 
Antonio Perez, les Cortez ; il est très bref sur le gouvernement. 
C'est cette partie, trop sacrifiée, que je me propose de vous 
exposer aujourd'hui. 

1° Le portrait de Philippe II a été fait, maintes fois, par les am- 
bassadeurs : c'était un homme blond, aux yeux clairs, au teint 
blanc, pas du tout espagnol ; il était silencieux, timide, fuyait la 
société, mais il était aussi très appliqué, et travaillait parfois tout 
le jour. 

Philippe II a été, d'abord, très soumis à son père, qui Ta fait 
venir en Allemagne dans l'espoir de le voir élire empereur ; mais 
il s'est rendu antipathique aux princes. D'Allemagne, il est allé 
en Angleterre, lors de son mariage avec lareine Mary Tudor, puis 
dans les Pays-Bas, pour soutenir la guerre contre la France ; il 
est enfin revenu en Castille, d'où il n'a plus voulu sortir ; car il 
détestait les voyages et avait peur du mal de mer (lors de son 
voyage aux Pays-Bas, son navire a sombré). En Espagne, il va 
d'un château à l'autre, malgré les railleries de don Carlos, et se 
fait bâtir une résidence dans un lieu désert, l'Escurial. A cette 




398 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



époque, il est devenu tout à fait castillan ; il s'entoure de Castil- 
lans, dont il est très aimé et dont il a pris la plupart des préjugés. 

2° Philippe II gouverne en souverain absolu, veut tout diriger 
de son cabinet et établit ainsi une monarchie centralisée. Il a 
devant lui une aristocratie, les Grands, qui détiennent de vastes 
domaines et d'immenses revenus; dix conseils chargés chacun 
d'un pays ou d'un service. Il respecte cette organisation ; mais, 
très défiant, il ne veut laisser aucune autorité à personne. Il 
n'emploie pas les Grands, sauf pour les missions d'apparat 
qui les forcent à se ruiner ; il laisse les conseils, auxquels 
il n'assiste pas, préparer seulement les affaires que lui seul 
décide. Très minutieux, il exige que tout se fasse par écrit; lui 
apporte-t-on un rapport, il le lit en entier, en corrige les fautes, 
en modifie les termes. Très lent, il ne parvient pas à tout lire 
et laisse les papiers s'accumuler. Il ne répond jamais du pre- 
mier coup, ce qui exaspère les ambassadeurs. 

Avec un tel système, Philippe II a non des ministres, mais des 
commis ; il ne travaille qu'avec des subalternes (quatre secrétaires 
d'Etat) et des favoris. Il s'imagine les employer comme instru- 
ments et, en fait, ne voit rien ; il n'est renseigné que par ses 
commis, qui agissent et lui présentent les choses à leur façon ; il 
dépend donc beaucoup plus d'eux qu'il ne croit. Jusqu'en 1579, 
il s'adresse à peu près aux mêmes hommes pour le conseiller : le 
favori Ruy Go mez, mort en 1572, puis sa veuve, son secrétaire 
Perez, enfin son confesseur. Ce personnel, qui se renouvelle sans 
se modifier, incline à maintenir l'Espagne en paix. 

La situalion de Philippe est très embarrassée ; il a la réputa- 
tion d'être très riche, grâce aux mines d'Amérique et aux revenus 
des Pays-Bas. C'est une illusion : l'Espagne est en réalité assez 
pauvre, ce qu'ont remarqué les Italiens dès Charles-Quint. Les 
possessions italiennes, exploitées parles gouverneurs et les fonc- 
tionnaires, rapportent peu. L'Aragon jouit d'une immunité à peu 
près complète (pour lever un impôt; il faut un vote des Cortès). 
L'impôt (dixième sur toute vente) écrase surtout la Castille. Les 
Corlès le votent sans résistance ; Philippe reçoit des pétitions, 
mais n'y répond pas. 

Les longues guerres ont déjà forcé Philippe à contracter des 
emprunts et partout à engager des revenus ; ce système est 
pratiqué déjà à l'arrivée du roi en Espagne, et, désormais, il ira 
en empirant. Après le soulèvement des Pays-Bas, une source de 
revenus disparaît, et il faut en plus payer l'armée. Jamais il n'y 
a eu d'équilibre entre les recettes et les dépenses ; dès 1574, Phi- 
lippe II a essayé de faire banqueroute. 





UNIVERS ît y \ 

LA CONTRE-RÉFORMK 



399 



La politique de Philippe II s'explique par son caractère et ses 
difficultés financières ; sa défiance le conduit à l'absolutisme ; il 
n'aime pas les entreprises hasardeuses, hésite devant les guerres, 
qu'il ne conduit jamais en personne ; très catholique, il a horreur 
de l'hérésie. 

Dès son établissement en Castille, il commence par exterminer 
les Réformés. On en a, en effet, découvert dans les grands centres 
(Séville) et à la cour (Valladolid) ; ils tiennent de$ réunions se- 
crètes (Cf. Mariejol, dans Y Histoire générale). On procède alors à 
un premier autodafé devant les princesses et le roi. Ces exécu- 
tions continuent avec l'aide de l'Inquisition. Plus tard, Philippe 
sera entraîné à prendre des mesures contre les Morisques de 
Grenade ; il les poussera à la révolte ; vaincus, les insurgés 
seront dispersés, vendus ou tués. 

Philippe travaille à achever l'unité religieuse de l'Espagne ; 
mais, vis-à-vis des États étrangers, il tient à la paix ; il ne fait 
que des guerres défensives: contre les pirates barbaresques, pour 
défendre les présides ; contre les Turcs, à la suite d'une ligue avec 
le pape, Venise, Gênes, etc. ; cette expédition n'aboutit guère qu'à 
la stérile victoire de Lépante (1572). Dans les Etats chrétiens, 
Philippe n'intervient que pour soutenir des révoltes (France et 
Angleterre). 

4° Cependant, quand il^a voulu conquérir le Portugal, le roi ca- 
tholique a dû changer de politique et partant de personnel ; c'est 
ce que nous verrons une autre fois. 



C. D. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Les six lettres sur la morale des jésuites, que nous avons étu- 
diées en dernier lieu, forment un tout bien complet ; elles se 
trouvent être la partie dramatique de cette œuvre si variée. Ce 
qui les a rendues possibles, c'est le silence prolongé, on pourrait 
dire obstiné, des jésuites. Ceux-ci, en effet, déconcertés, atterrés 
par la rapidité des coups, s'étaient tenus cois. Mais garder 
toujours le silence, c'eût été reconnaître le bien-fondé d'accu- 
sations si graves. 

Pascal était prêt à clore, avec la dixième lettre, la série de ses 
Philippique$< Il se demandait, pourtant, s'il ne serait pas contraint 
de continuer la lutte. Or qui pouvait l'y forcer, sinon les répli- 
ques et les protestations des jésuites? Voyez plutôt les dernières 
lignes de la dixième Provinciale : « Après quelques discours de 
cette sorte, je quittai le père et je ne vois guère d'apparence d'y 
retourner. Mais n'y ayez pas de regret ; car, s'il était nécessaire de 
vous entretenir encore de leurs maximes, j'ai assez lu leurs livres 
pour pouvoir vous en dire à peu près autant de leur morale, et 
peut-être plus de leur politique, qu'il n'eût fait lui-même. » Pascal 
semble n'être pas disposé à aller plus loin. Il eût très volontiers 
laissé les jésuites en repos, pour tourner d'un autre côté sa mer- 
veilleuse activité. Ce n'était pas qu'il regrettât le moins du monde 
ce qu'il avait fait : jamais il ne s'est repenti d'avoir écrit les Pro- 
vinciales ; il disait même, vers la fin de sa vie, que, « s'il était à 
les faire, il les ferait encore plus fortes ». Il est mort, on peut le 
dire de cet ascète, dans l'impénitence finale. 

Mais, en août 1656, il avait mieux à faire que de harceler des 
moines. Il s'était passé dans sa famille des événements sur les- 
quels nous reviendrons, et qui étaient de nature à le passionner 
autrement que la lutte contre les jésuites : il eût été ravi de pou- 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER 



Professeur à V Université de Paris. 



Suite de l'examen des « Provinciales ». 




LES « PROVINCIALES )> 



m 



voir s'occuper de sa nièce Marguerite Périer et de Charlotte de 
Roannez ; mais il n'en eut pas le loisir. Les jésuites lui répondi- 
rent, et lui-même dut répondre à ces réponses ; Nicole le dit ea 
propres termes en tête de l'édition de 1657 : « L'impudence des 
jésuites lui arracha, comme malgré lui, les huit dernières lettres/» 
Ce furent d'abord quelques essais timides, puis des réclama- 
tions plus directes, enfin des réfutations officielles, que l'auteur 
incriminé ne pouvait pas déclarer non avenues. C'est donc par la 
force des choses que Pascal va continuer son œuvre ; il va, comme 
nous dirions aujourd'hui, évoluer malgré lui, et inaugurer une 
nouvelle tactique. Mais il était coutumier du fait, rompu aux mé- 
tamorphoses : n'avait-il pas déjà fait preuve d'une étonnante sou- 
plesse ? Avec la quatrième Provinciale, nous l'avions vu dire adieu 
aux discussions théologiques sur la grâce suffisante et le pouvoir 
prochain, laisser de côté les questions relatives à la personne de 
M. Arnauld et des P; Lemoine et Nicolaï. Suivons donc, avec l'at- 
tention d'un contemporain de choix, d'un Gui-Patin ou d'un 
maréchal Fabert, les péripéties nouvelles de cette lutte vraiment 
mémorable. 

L'histoire des réponses dont les Provinciales ont été l'objet a 
été faite et refaite plusieurs fois ; mais les historiens n'ont fait 
entrer en ligne de compte que les répliques composées par les 
jésuites et réunies par eux en un recueil, dès 1657. Ils ont négligé 
ou ignoré celles qui ont paru avant les réponses officielles, en 
même temps qu'elles ou après elles. 

Lire dans leur nouveauté des chefs-d'œuvre comme les Provin- 
ciales et n'avoir pas la sotte prétention de les égaler, ce serait 
chose inouïe dans notre pays de France. Aussi, dès la première 
heure,s'est-il trouvé des folliculaires pour tenter l'aventure. Nous 
avons vu les deux billets plus ou moins authentiques, et que, 
pour ma part, je crois authentiques, l'un d'un académicien 
illustre, l'autre d'une dame du monde, que Pascal s'est chargé 
d'imprimer après la deuxième Provinciale, 

Au lendemain de la troisième parut dans l'éternel in-4° une 
Lettre écrite à un abbé par un Docteur sur le sujet des trois lettres 
écrites à un provincial. Cet opuscule doit être bien rare, car Louis- 
Adrien Le Paige ne l'avait pas rencontré dans son entier. Ce n'est 
pas ce qui s'appelle une réplique ou une réfutation. L'auteur, qui 
n'est ni jésuite ni docteur, plaide mollement en faveur de l'auteur 
des Lettres à un provincial, les circonstances atténuantes. 

Quelques semaines plus lard, entre le 20 mars et le 10 avril, 
paraît dans le même format une autre plaquette intitulée Réponse 
et remerciements d J un Provincial à M. E.A.A.B., etc., sur le sujet 



77 




402 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de ses lettres, et particulièrement de la cinquième, où sont indiquées 
plusieurs différences très considérables entre la morale des Docteurs 
casuistes de V Eglise catholique et celle des jansénistes. L'auteur 
inconnu esquisse quelques compliments sur le talent de Pascal, 
qu'il oppose à l'ennuyeuse lourdeur d'Arnauld. Puis il tourne 
court et juge qu'il a été fort imprudent de s'aventurer sur le ter- 
rain de la morale et de la casuistique. Il prétend prouver que la 
casuistique catholique — entendez jésuite — est admirable de 
tous points, et celle des jansénistes, abominable : tout ce que 
défendent les catholiques," les jansénistes le permettent sans le 
moindre scrupule : ils permettent de médire, de calomnier, de 
mentir « non seulement licitement, mais hardiment et glorieu- 
sement ». 

Ces quatre adverbes joints font admirablement ! 

A l'en croire, les jansénistes réduisent à néant les sacrements 
de pénitence et d'eucharistie, ils révèlent les confessions, se font 
remettre par les moribonds des sommes considérables sous pré- 
texte de restitutions; enfin, il y a à Port-Royal « une morale par 
laquelle on dispense les diacres, prêtres, curés et toutes sortes 
d'ecclésiastiques bénéficiers ou autres de porter la sotane et 
l'habit clérical » ; à la campagne, on leur permet de se servir d'un 
justaucorps de couleur grise ; en ville, des chapelains jansénistes 
se sont contentés de prendre la « sotane » pour dire la messe et 
se sont promenés sans scrupule en habit court tout le reste de la 
journée... Après la divulgation d'une pareille immoralité, l'auteur 
pense défaillir, et c'est à peine s'il retrouve assez de forces pour 
comiure : « Voilà une des raisons pour lesquelles les jansénistes 
se portent avec tant d'ardeur contre la morale des jésuites. » 

Le 25 avril parut une nouvelle réponse, intitulée Réponse aux 
Lettres à un Provincial publiées par le secrétaire du Port-Royal. 
L'auteur remercie le « secrétaire » du concours tout à fait ines- 
péré que sa raillerie apporte à la cause jésuite. Il prouve que les 
calvinistes sont dans le ravissement et conclut que Port-Royal et 
Genève sont d'accord. 

Après la huitième Provinciale, nous trouvons une Lettre écrite à 
une personne de condition sur le sujet de celles que les Jansénistes 
publient contre les Jésuites. Pascal y est traité de « gaillard qui 
confesse lui-même qu'il ne tient aucun rang dans l'Eglise ». 

Mentionnons encore deux opuscules datant de 1656. Le pre- 
mier est du prieur de Sainte-Foix, docteur en théologie, en réalité 
le P. Morel. Il a pour titre Eclaircissements de quelques difficultés 
morales louchant Vétal présent des Jansénistes. Il se préoccupe de 



Digitized by 



LES « PROVINCIALES » 



403 



résoudre quelques cas de conscience relatifs aux rapports que 
peuvent avoir avec les jansénistes les personnes des diverses con- 
ditions. Le P. Morel n'y va pas par quatre chemins : il parle des 
« faussetés, impiétés, ignominies, extravagances absurdes et fic- 
tions malicieuses » dont ces lettres sont remplies, et qui mérite- 
raient à Fauteur un châtiment exemplaire, potence ou bûcher. 

Le deuxième de ces opuscules est d'un écrivain qui s'était déjà 
signalé par son zèle antijanséniste. Le sieur de Marandé avait fait 
des efforts inouïs pour attirer l'attention sur lui. En 1644, il avait 
publié un gros ouvrage, Inconvénients d'état procédant du Jansé- 
nisme, dans lequel il faisait appel au bras séculier pour détruire 
cette effroyable peste. Il y avait inséré tout doucement, sans faire 
mine de rien, les Monita sécréta des jansénistes; qui. — chose 
curieuse — ont été publiés comme inédits en 1748, et republiés, 
toujours comme inédits, en 1865... En 1652, il fait paraître ses 
Considérations sur la retraite des Docteurs Jansénistes...., sur la 
protestation d'Arnauld et les lettres que celui-ci fait courir dans 
Paris. En mars 1656, le pauvre homme en était encore à croire 
que les Provinciales étaient d'Arnauld; il s'élève contre les 
t< bouffons » et les « raillards », appelle l'auteur « un mauvais 
garçon, un brave, un capitan, dont le sang bouillonne si fort 
qu'il ne peut se contenir dans son harnois » . 

Pascal a méprisé tous ces libellistes : 



Il se réservait pour le moment où la Compagnie ferait une ré- 
ponse officielle, qu'il n'aurait pas le droit de dédaigner. Dès la 
huitième Provinciale, il est évident que cette heure n'allait pas 
tarder à sonner. 

Alors parut un opuscule intitulé Lettre de Philarque à un ami 
sur le sujet des plaisantes lettres écrites à un Provincial. Il y est 
question du silence obstiné ou, si vous voulez, prudent, que gar- 
dent les jésuites, et Philarque constate que quelques-uns l'ap- 
prouvent et que d'autres le blâment. Il trouve que les Lettres au 
Provincial ne contiennent que des redites qui datent de 1644; il 
3es traite de « viande réchauffée » ou d' « habit retourné ». 
D'ailleurs, il ne croit pas sage de « se prendre aux cheveux et 
d'entrer en dispute avec un esprit bouffon ». Le silence des 
jésuites dénote une vertu consommée: cependant il doit prendre 
iîn. Philarque les y excite, en finissant, de toutes ses forces. 

Ainsi fut fait. Nous arrivons ainsi à la seconde série des 



Le Dieu, poursuivant sa carrière, 
Versait des torrents de lumière 
Sur ses obscurs blasphémateurs ! 




404 ' REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



réponses aux Provinciales, qui est beaucoup mieux connue, et 
sur laquelle nous glisserons plus rapidement. 

L'histoire de ces réponses fut faite dès le dix-septième siècle 
par Nicole, entête de l'édition de 1657, puis par un jésuite, le 
P. Daniel, en 1694. Ai-je besoin de vous dire que l'impartialité 
de ces deux auteurs est plus que problématique ? « Les jésuites, 
dit Nicole, voyant le tort que ces lettres leur faisaient de tous 
côtés, et que le silence l'augmentait, se crurent obligés d'y 
répondre, mais c'est à quoi ils se trouvèrent infiniment embar- 
rassés. Car il n'y a.'que deux questions à faire sur ce sujet. L'une, 
savoir si leurs casuistes ont enseigné ces opinions, et c'est une 
vérité de fait qui ne peut être désavouée ; l'autre, savoir si ces 
opinions ne sont pas impies et insoutenables, et c'est ce qui ne 
peut être révoqué en doute, tant ces égarements sont grossiers. 
Ainsi ils travaillèrent sans fruit et avec si peu de succès qu'ils 
ont laissé toutes leurs entreprises imparfaites. Car ils firent d'a- 
bord un écrit qu'ils appelèrent Première Réponse, mais il n'y en 
eut point de seconde. Ils produisirent de même la Première et la 
Seconde Lettre à Philarque, sans que la troisième ait suivi. Ils 
commencèrent depuis un plus long ouvrage, qu'ils appelèrent 
Impostures, dont ils promirent quatre parties ; mais, après en 
avoir produit la première, et quelque chose de la seconde, ils en 
sont demeurés là; et, enfin, le P. Annat étant venu le dernier 
au secours de ces Pères, a fait paraître son dernier livre qu'il 
appelle La bonne foy des Jansénistes, qui n'est qu'une redite et 
qui est sans doute la plus faible de toutes leurs productions : de 
sorte qu'il a été bien facile à l'auteur de ces lettres de se défen- 
dre ; et c'est ce qu'il fait sur les principaux points dans les lettres 
dont il me reste à parler. » 

Ce récit est exact, sauf sur un point : Nicole parle de lettres à 
Philarque, et je ne vois pas qu'il y en ait eu plusieurs. Quant à 
l'opuscule du P. Annat, il faut le réserver pour plus tard : il ne 
parut qu'en 1657, après la seizième Provinciale. 

Entendons, maintenant, l'autre cloche. Voici comment le P. 
Daniel, trente-huit ans après les Provinciales, alors que le temps 
aurait pu faire son œuvre d'apaisement, s'exprime sur ce sujet : 
« Ce ne fut pas seulement la difficulté de la matière et certaines 
apparences, dont ils surent se prévaloir, qui leur donnèrent tant 
d'avantage sur les jésuites. Ces Pères firent des réponses à la 
vérité assez solides, mais si plates et si mal tournées (je parle de 
celles qui parurent d'abord). Quelle comparaison entre une lettre 
de Pascal et la Première Réponse aux Lettres des Jansénistes ? Il 
prit par là sur eux une supériorité qui les lui fit regarder en 




LES (( PROVINCIALES » 



405 



moins de rien non plus comme des adversaires qu'il combattait, 
mais comme des gens terrassés qu'il accablait et qu'il écrasait. — 
Il est vrai, dit Eudoxe, que Port-Royal profita admirablement de 
ce faible. Mais est-il possible qu'en ce temps-là les Jésuites 
n'eussent personne qui pût écrire? — Ils avaient encore leur 
P. Le Moyne, répondit Cléandre, et je suis surpris de ce qu'ils 
ne l'opposèrent point à Pascal. Ce Père avait l'esprit beau et 
l'imagination agréable ; sa manière d'écrire était fleurie et 
brillante ; il avait môme de la réputation parmi les personnes 
polies, et le Manifeste apologétique qu'il fit, plusieurs années 
auparavant, contre le livre intitulé la Théologie morale des Jésuites, 
n'eut pas moins de vogue que son Etrille du Pégase janséniste. — 
Peut-être crut-on dans la société, reprit Eudoxe, qu'il ne pourrait 
pas aisément rattraper ce style de Pascal, si délicat et si aisé 
tout ensemble. Car c'est le défaut du P. Le Moyne de n'être pas 
assez naturel, de tourner et d'embellir tout ce qu'il dit, de vouloir 
avoir toujours de l'esprit et de ne s'exprimer jamais simplement 
Peut-être aussi que lui-même ne se sentit pas propre à ce com- 
bat, et qu'il ne voulut pas se commettre... » {Entretiens de 
Cléandre et d' Eudoxe, p. 77.) 

Ainsi le P. Daniel avoue que, chez les jésuites, il y avait, en 
1656, disette de bons écrivains. Nous pouvons donc ne pas insis- 
ter sur ces réponses des jésuites aux Provinciales et dire qu'elles 
sont suffisamment connues par les extraits qu'en a donnés Pascal. 
Deux mots, cependant, pour vous permettre d'en juger le fond et 
la forme. 

Les jésuites commencèrent par imiter les procédés de Pascal: 
ils lui empruntèrent son format in-4° et la forme épistolaire, du 
moins au début; mais leurs dispositions typographiques étaient 
loin d'être heureuses. La réponse à la quinzième Provinciale 
tient en huit pages, mais il y a soixante lignes à la page, si bien 
qu'on ne peut la lire sans de bonnes lunettes ou même sans une 
loupe. Les références, les citations, sont inscrites en manchette, 
en « broderie ». A coup sûr, ni M me de Sévigné, ni les belles 
dames du temps ne durent être tentées de lire ces feuilles impri- 
mées d'une façon si absurde. Ajoutez que le style en est d'une 
lourdeur et d'une platitude effroyables. Pour ce qui est du fond, 
si les réponses des jésuites avaient été péremptoires, quel 
besoin aurait eu le P. Pirot de publier, en 1657, sa grosse Apolo- 
gie des Casuistes? 11 s'est chargé de défendre l'honneur de la 
Compagnie, et il a attiré sur elle une tempête qui a failli la 
submerger. 

Laissons de côté ces fadaises, et venons-en à Pascal, que 




406 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



son rôle de pamphlétaire oblige à réfuter la prétendue réfutation 
de ces dix premières lettres. 

Au début de la onzième, il entre vivement en matière, il se 
défend devoir tourné en raillerie les choses saintes. La réfuta- 
tion est évidente. Mais les jésuites ont, du moins, gagné quelque 
chose : ils ont, comment dire ? obligé ou engagé Pascal à chan- 
ger de méthode. Il cesse de railler, il renonce à composer ses 
lettres à la façon des poètes comiques ; aux grâces légères de la 
comédie va succéder la véhémence des tragédies les plus subli- 
mes. Les jésuites se sont lourdement trompés, s'ils ont cru 
gagner au change. 

La douzième a pour objet de réfuter l'accusation de mensonge. 
Pascal procède avec son habileté accoutumée : il fait son choix, 
ménage ses effets : il parle d'abord des choses de moindre impor- 
tance et tient en réserve pour la fois prochaine la question de 
Thomicide. Cette douzième lettre est, à mon avis, la moins par- 
faite de tout le recueil ; les contemporains nous disent que le 
plan en avait été dressé par Nicole : avouons qu'on s'en aperçoit 
aisément. 

La treizième a été, elle aussi, revue et corrigée par Nicole ; 
mais le plan n'est pas de lui : elle est toute de Pascal, celle-là, et 
nous sommes assure's, dès le début, qu'il en sera de même de 
la quatorzième, car il les réunit dans son exorde. Après avoir 
repoussé du pied les calomnies dont il est l'objet, Pascal met à 
nu la politique des jésuites, la distinction qu'ils font entre la 
spéculation et la pratique : dans la spéculation, toutes les 
:audaces ; dans la pratique, attention! car il ne faut pas irriter 
les juges de ce monde. On peut être méchant avec Dieu : il est si 
bon qu'il pardonnera; mais il ne faut pas plaisanter avec le 
carcan et la prison... 

Même hauteur de vues dans la quatorzième : c'est un véritable 
chapitre sur la législation criminelle, qui a dû réjouir l'auteur 
de Y Esprit des Lois. 

Dans toutes ces lettres, pas une raillerie : la plaisanterie 
paraîtrait souverainement déplacée. 

Non moins éloquentes sont les deux lettres suivantes sur la 
calomnie. La seizième es! un peu longue. Pascal nous a dit pour- 
quoi, mais elle renferme d éclatantes beautés. Il ne s'agit plus, 
en effet, de calomnies banales, telles que pouvait en débiter un 
novice, ce sont de grosses, de belles calomnies, dignes des initiés, 
des profès des quatre vœux, contre Port-Royal, ses saintes filles 
et ses ecclésiastiques. 

Pascal revient ainsi à son point de départ, après un long 




LES « PROVINCIALES )) 



407 



détour. C'est de cette façon que se termine la série des Lettres 
que les Loyolistes auraient dû appeler les Jésuitiques. 

Il pouvait sembler qu'après la seizième le public, constitué 
comme juge, n'avait plus qu'à clore le débat. Elle est pourtant 
suivie d'une dix-septième et d'une dix-huitième lettres, très 
différentes des précédentes ; adressées au P. Annat, elles pré- 
sentent plus d'une analogie avec les lettres du début. 

C'est cette dernière évolution de Pascal pamphlétaire qui 
s'offre désormais à notre étude. 



A. B. 




La philosophie de Renouvier. 



Cours de M. G. MILHAUD, 



Professeur à V Université de Montpellier. 



La polémique. — Le problème du mal et la théorie des 
Trois Mondes. 

Après la Science de la Morale, la doctrine est arrêtée. Elle 
touche à toutes les questions théoriques et pratiques, et elle four- 
nit à toutes une solution précise et ferme. L'ambition de Renou- 
vier est alors de la répandre, d'en pénétrer les esprits, et, pour 
tous les besoins du cœur et de la raison, pour tous les problèmes 
que pose la vie des individus ou des sociétés, d'en faire désor- 
mais le fondement de toute croyance et de toute action. 

En 1867, il avait commencé, avec son ami Pillon, la publication 
de Y Année philosophique, que devaient bientôt interrompre les 
événements de 1870 (1). Au lendemain de la guerre, le désir des 
deux amis devient plus ardent encore d'apporter à notre malheu- 
reux pays le secours d'une philosophie qu'ils croyaient pouvoir 
mettre à l'épreuve de toutes les difficultés. Ce ne fut plus tous les 
ans, mais toutes les semaines, qu'ils voulurent parler au grand 
public, et ils fondèrent la Revue de critique philosophique, qui 
devait se compléter en 1878 par la Revue de critique religieuse. 

La variété des sujets traités par Renouvier dans ce journal est 
extrême : politique, religion, littérature, sans compter naturelle- 
ment tous les problèmes philosophiques, à propos desquels il re- 
prend l'exposé cent fois renouvelé de ses théories, en même 
temps qu'il discute et réfute avec vivacité, et parfois avec vio- 
lence, les systèmes qui s'y opposent. Le lecteur de la Revue peut, 
certes, s'éclairer sur tous les points de la doctrine ; mais ce n'est 
pas là, à mes yeux, ce qui fait le plus grand intérêt de cette col- 
lection. Après les Essais et après la Science de la Morale, les arti- 
cles plus proprement philosophiques ne font guère que répéter, 
sous des formes variées et à propos de mille occasions diverses, 

(1) L'Année philosophique devait reparaître en 1891, sous la direction de 
M. Pillon ; la publication continue. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



4<tè 



les thèses déjà connues. Ce qui est véritablement captivant, ce 
sont les innombrables études que Renouvier nous offre, au jour le 
jour, sur les questions d'ordre politique, religieux 'ou social. Il y 
apporte d'abord un très grand talent de polémiste: par la vigueur 
de son langage, par l'énergie de ses critiques, par le courage et 
la sincérité de toutes ses opinions, il apparaît comme le modèle 
idéal du journaliste. Mais, en outre, il a su pénétrer assez profon- 
dément dans les grands problèmes qui se posent, pour que, trente 
ans plus tard, ses articles semblent actuels et présentent, aujour- 
d'hui encore, le plus vivant intérêt. Voyez, par exemple, les études 
sur la liberté d'Enseignement, sur les Congrégations, sur l'Eglise 
catholique, sur la séparation des Eglises et de l'Etat. Voyez sa 
violente protestation, à propos de l'avancement du capitaine 
Garcin, — celui qui avait fusillé Millière sans aucun souci des 
formes légales ; voyez sa guerre sans merci contre le mensonge 
utile, contre l'hypocrisie, contre toute autorité extérieure qui 
détruit la liberté et annihile la personne humaine, et surtout 
•contre la raison d'Etat... On a publié récemment le Manuel répu- 
blicain de 48, et on a bien fait, mais je crois qu'il serait facile et 
plus opportun encore d'extraire de la Revue de critique philoso- 
phique, où elles dorment ensevelies au fond de quelques vieilles 
bibliothèques, et de réunir en volumes, destinés au grand pu- 
blic, toute une collection d'études de Renouvier qui, en dehors de 
l'intérêt historique qu'elles présentent malgré tout par les faits 
qui en sont l'occasion, offriraient aussi aux Français de 1905 une 
lecture très attachante et très utile. — D'une manière générale, en 
politique, la sympathie de Renouvier va aux républicains les 
plus avancés de son temps, mais en réalité il les dépasse : sauf 
qu'il rejette le collectivisme, comme contraire à ses yeux au libre 
-épanouissement de la personne humaine, et qu'il maintient la 
propriété individuelle, il est Irès près de ce que nous appellerions 
aujourd'hui les socialistes parlementaires. En matière religieuse, 
il lutte avec la même énergie contre l'Eglise catholique et contre 
l'athéisme. Il sera fidèle à cette attitude, quand il demandera, 
quoique indépendant de toute Eglise, d'être accompagné au 
-cimetière par un pasteur protestant. 



En même temps que paraît la Critique philosophique, Renou- 
vier publie, en J876, le très curieux ouvrage qui a pour titre 
Uchronie (ou utopie dans l'histoire). Préoccupé de sa lutte 
contre le fatalisme historique, à laquelle il a consacré le meilleur 




410 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de ses forces, il offre une esquisse du développement de la civili- 
sation européenne, « tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être », 
si seulement Marc-Aurèle avait eu la volonté de déshériter Com- 
mode au profit de Pertinax. 

En 1886, YEsguisse d'une classification systématique des doc- 
trines philosophiques nous donne une histoire totale de la pensée 
philosophique ramenée aux oppositions fondamentales : chose- 
idée, fini-infini, nécessité-liberté, évidence-croyance, etc., qui, 
parle choix décisif de l'un des deux termes, permettent de définir 
le néocriticisme par rapport aux autres doctrines. Une opposi- 
tion nouvelle doit ici nous arrêter, qui va, par ses conséquences, 
marquer un tournant dans la pensée de Renouvier : évolution- 
création. Certes, nous savons, depuis le premier Essai, que le néo- 
criticisme rejette comme contradictoire l'évolution du monde à 
travers un passé sans fin, et qu'un de ses postulats exigés par la loi 
du nombre est le commencement du monde. Mais Renouvier ne 
s'était pas prononcé sur la nature de ce commencement, et il avait 
nié la création : « S'il n'y a pas tout à fait contradiction, quant à la 
lettre, écrivait-il dans la Logique, à supposer que la représenta- 
tion dans une conscience donnée suscite la représentation dans 
une conscience qui n'est pas donnée, car ce serait bien là le fait 
de la création d'une conscience par une autre, il y a une étran- 
geté telle que, pour haut et traditionnel qu'un tel dogme paraisse 
(encore n'est-il pas antique), on ne peut que le qualifier de fan- 
taisie illustre et gigantesque. L'origine en est facile à démêler 
dans ce même effort d'abstraction poussée à l'absolu quia produit 
les dogmes de l'unité pure, de la simplicité absolue et de l'infi- 
nité actuelle. La création est l'acte de la plus que puissance (1).» 
D'autre part, si la croyance en Dieu était posée dans les premiers 
Essais, au nom de la raison pratique, Renouvier avait placé au 
delà de la limite de la connaissance la question de l'unité ou de 
la pluralité de Dieu. L 1 Esquisse d'une classification systématique 
des doctrines, ainsi que l'histoire de sa pensée qui termine le 
second volume, nous font assister à son évolution définitive sur 
ces deux questions. Il a longuement réfléchi à la relation cau- 
sale, s'est habitué à rapprocher la causalité créatrice de nos actes 
libres, et surtout a cru comprendre que «les lois générales et 
harmoniques établissant les rapports uniformes des phénomènes 
et la communication des consciences, — impliquent l'unité d'une 
conscience qui conçoit cette harmonie et la réalise ». Désormais, 
il entendra sous le nom de Dieu une personne, réalisant la per- 

(i) Logique) 2* édition, t. III, p. 233. 




LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



411 



fection de la bonté et de la justice ainsi que la toute-puissance, 
et ayant créé l'harmonie qui, il l'a toujours dit, est un des aspects 
du monde. Il remarquait encore, dans la première édition du Troi- 
sième Essai, pour différencier sa Monadologie de celle de Leibniz, 
qu'il rejetait le caractère préétabli de l'harmonie universelle ; cette 
distinction cessera maintenant, et la deuxième édition du Troisième 
Essai (1892) corrigera sur ce point les affirmations premières. 

Mais cette attitude nouvelle place Renouvier en présence d'un 
problème redoutable, qui a préoccupé les théologiens de tous les 
temps: je veux parler du problème du mal. Si un Dieu parfaite- 
ment bon et parfaitement juste a créé le monde, comment expli- 
quer le mal, le mal moral et le mal physique? — L'objection 
n'effraie plus Renouvier dès 1886, comme nous pouvons en 
juger par la netteté delà position qu'il prend à l'égard de la 
création. On peut même deviner aux réflexions qu'on lit dans 
YEsquisse quel sera le genre de solution qu'il donnera à cette dif- 
ficulté. — « Sur l'existence du mal, peu de mots suffisent ici. Pour 
démontrer qu'elle est incompatible avec l'hypothèse du Créa- 
teur bon et tout-puissant, il faudrait prouver ou qu'il n'y a pas 
d'agents libres dans le monde, ou que la liberté des agents n'ex- 
plique pas le mal, ou enfin que la création des agents libres est 
un acte contraire à la sagesse et à la bonté du Créateur (i)... » Et 
on ne démontre point cela. « Le postulat de la liberté se présente 
immédiatement pour répondre à la question de l'origine du mal» 
et ne peut pas ne pas se présenter. Nous savons, de connaissance 
directe, que le libre arbitre est une origine du mal, l'origine du 
mal appelé moral. Nous ne savons pas comment le mal moral a 
été l'antécédent et la cause première et formelle du mal physi- 
que...; mais nous ne sommes pas obligés de le savoir, ni tenus de 
formuler sur ce sujet des hypothèses pour lesquelles trop de pro- 
fondes données nous manquent ; et il suffit que nous apparaisse 
une probabilité morale, en principe, de ces sortes d'hypothèses 
qui ne paraissent gratuites qu'en voulant se préciser, pour que 
nous soyons fondés à ramener, en notre postulat, toutes les espè- 
ces du mal à l'unité de celle-là, dont l'essence intime et la raison 
d'être nous est parfaitement connue (2). » Ainsi l'attitude de Re- 
nouvier, à ce moment, est déjà la suivante : Dieu a créé les êtres 
libres ; la liberté a été l'origine du mal moral, et ce mal moral 
a produit le mal physique, d'où toutes les désharmonies maté- 
rielles et morales dont ce monde nous offre le spectacle. 

(1) Esquisse, t. 1, p. 223. 

(2) Esquisse, t. II, p. 291. 





412 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



¥ ¥ 



Mais, le premier pas franchi au delà des limites qui avaient été 
primitivement assignées à la connaissance, Renouvier se sentira 
de plus en plus attiré vers les grands problèmes de la personna- 
lité divine, de la création, du mal et des fins dernières de la créa- 
ture humaine. Et, peu à peu, ces problèmes viendront au premier 
plan dans sa pensée, qui se revêtira d'un caractère de plus en 
plus religieux. Je laisserai de côté les publications nombreuses 
qui ne font, sous des formes diverses, que reproduire la doctrine 
telle qu'elle était modifiée après VEsquisse, ainsi que les Etudes 
historiques, impossibles à résumer d'ailleurs, et écrites dans l'es- 
prit que faisait déjà connaître la première édition du Quatrième 
Essai; et je m'arrêterai seulement aux ouvrages qui caracté- 
risent le mieux l'attitude dernière de Renouvier, la Nouvelle 
Monadologie et le Per sonna lisme. 

Quand on ouvre la Nouvelle Monadologie (1), on est frappé de ce 
que le ton a décidément changé; il ressemble prodigieusement 
à celui du spiritualisme classique, quand ce n'est pas à celui de 
la théologie, et il faut ouvrir les yeux et y regarder à deux fois 
pour constater que l'essentiel de la doctrine subsiste. C'est ainsi 
qu'on trouve employés couramment le terme de substance, ainsi 
que les mots esprit, âme; que le problème du mal devient celui 
de la chute; que, dans l'explication du mal moral par la liberté, 
les passions et, en particulier, l'orgueil humain jouent un rôle 
de plus en plus marqué, comme si l'opposition chrétienne de la 
nature et de la vertu avait fini par pénétrer aussi dans la pensée 
de Renouvier. 

Quant au fond même de l'ouvrage, il témoigne^ de la part de 
son auteur, de deux préoccupations essentielles. D'une part, il 
veut donner à l'exposé complet de ses thèses le cadre de la mo- 
nadologie, — dont le Troisième Essai, à la suile des autres d'ail- 
leurs, avait arrêté dès longtemps les traits principaux, — comme 
s'il sentait lui-même le besoin de mettre à jour tout ce qu'il y 
avait de leibnitianisme plus ou moins latent dans sa philosophie, 
en dépit d'une déclaration fort ancienne, et qu'il prenait sans 
doute moins au sérieux à la fin de sa vie, d'après laquelle « il 
continuait Kant ». D'autre part se trouve accentuée dans ses 
grandes lignes, — comme elle avait été déjà préparée dans les 
Appendices qui terminent la deuxième édition du Troisième Essai 

(1) Publiée en 1899, en collaboration avec M. Prat. 




LA PHILOSOPHIE DE RKNOUVIER 



413 



(1892), — la théorie des Trois Mondes que le Personnalisme va 
complètement exposer. Résumons-la brièvement. 

Puisqu'un Dieu parfaitement bon et tout-puissapt a créé le 
monde, il n'a pu le créer que parfait; l'optimisme de Leibnitz 
d'après lequel le monde, tel qu'il est, aurait été pour le Créateur 
le meilleur possible, n'est pas soutenable. Seule est admissible, 
sauf à la dépouiller de ses éléments fabuleux, la doctrine symbo- 
lique du paradis primitif et du péché originel, et la théorie de 
Renouvter n'est autre chose que cette doctrine transformée en 
une hypothèse qu'il essaie de présenter comme positive. Les 
hommes ont été créés dans un élat tel, que la justice régnait tout 
naturellement, que la loi morale n'avait nul besoin d'être impé- 
rative, se présentant ,à l'entendement et à la volonté comme les 
lois logiques, et que la paix et la fraternité se trouvaient réali- 
sées. En outre, Dieu avait doué les hommes des connaissances 
nécessaires pour disposer de toutes les forces naturelles, et pour 
les adapter harmonieusement à leur existence. Gomment, par le 
jeu même de la liberté que Dieu a donnée aux personnes, la 
société des hommes s'est éloignée de cet état de paix pour 
entrer dans le mal moral, c'est ce qu'on peut comprendre par ce 
que Renouvier a dit bien des fois, quoique le problème ne fût 
pas d'abord posé tel qu'il l'est maintenant, depuis la première 
Introduction à la Philosophie analytique de l'Histoire. Ajoutez, 
comme je l'ai déjà fait observer, qu'il fait plus grande aujour- 
d'hui la part des passions, et notamment de Yorgueil de la vie, 
c'est-à-dire de « l'état d'àme de l'homme qui, enivré du sentiment 
de son moi, refuse de porterie joug de l'altruisme, même sous 
la forme de raison, et ne peut s'y soustraire qu'en pliant toute 
chose à son vouloir (1) ». Vous comprendrez que la passion anti- 
sociale ait pu se développer par la haine et par la guerre. Elle va dé- 
truire non pas seulement la société idéale de la création, mais la 
nature physique, d'abord parfaite elle aussi, du monde matériel. 

Et, en effet, ce n est pas seulement l'humanité morale qui nous 
donne aujourd'hui le spectacle du mal, ce sont aussi les déshar- 
monies de la nature. Les hommes souffrent et meurent. Les forces 
physiques que, par l'effort de la science, nous arrivons à dompter 
parfois, nous sont le plus souvent une gêne et un péril ; la loi de 
la gravitation nous fait un travail du plus simple mouvement de 
locomotion ; et nous avons sans cesse à nous ingénier pour parer 
aux ennuis et aux dangers qu'offrent les éléments. Il y a loin as- 
surément des conditions actuelles à celles qu'a pu seules réaliser 

(1) Personnalisme, p. 80. 




414 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



d'abord un Créateur tout bon et tout-puissant. Reste à savoir 
comment la déviation morale de la société humaine a pu aboutir 
à une telle altération de l'univers physique. 

L'astronomie, la mécanique et la physique sont d'accord pour 
faire remonter le système solaire, tel qu'il est aujourd'hui, à une 
nébuleuse primitive, formée d'une seule masse diffuse. Mais 
aucun système religieux, philosophique, scientifique, n'a pu rai- 
sonnablement, sans sacrifier le supérieur à l'inférieur, concilier 
avec la Création cette nébuleuse primitive et l'évolution dont elle 
est le point de départ. Tout s'éclaire, si l'on y voit les débris du 
monde antérieur qui fut vraiment celui de la Création. Par leurs 
connaissances et leur puissance, les premiers hommes peuvent se 
comparer aux Titans des mythologies anciennes. Nous ne sau- 
rions imaginer l'étendue de leurs moyens d'action ni la force de 
destruction dont ils disposaient. Renouvier nous Jes montre, 
d'abord vivant sur un globe unique, homogène, qui réalisait 
toutes les conditions d'harmonie réclamées par une vie parfaite, 
puis transformant peu à peu Tordre et les proportions des 
masses qu'ils déplacent, formant çà et là d'énormes accumula- 
tions de matière, changeant la nature de la gravitation, donnant 
lieu aux pires désordres en lançant de grandes masses sans 
combiner la force d'impulsion avec la loi d'attraction, et finale- 
ment faisant aboutir le monde primitif après une série de frac- 
tures, de chocs, d'explosions de toutes sortes, à ce gigantesque 
amas de débris qui constitua la nébuleuse solaire. 

L'existence première des hommes a pris fin en même temps. 
Mais les germes qui enveloppaient les monades humaines étaient 
immortels ; ils ont pu se trouver eux-mêmes à un état tel de divi- 
sion qu'ils ont ensuite bravé les plus énormes températures, et 
qu'ils ont] servi de point de départ au développement d'orga- 
nismes nouveaux, lesquels ont parcouru la série animale indi- 
quée par la science moderne, pour aboutir à la reconstitution 
des personnes humaines primitives (i), le même germe pouvant 
d'ailleurs reproduire un certain nombre de fois la même per- 
sonne. L'humanité terrestre ainsi constituée est celle à laquelle 
s'appliquent toutes les études historiques de Renouvier, qu'il 
reprend et résume une dernière fois, nous faisant assister à la 
formation des sociétés, des religions, des lois, au conflit de l'au- 
torité et de la liberté, à la guerre. Ce monde est celui du sen- 

(1) Renouvier s'est rallié à la théorie de la transformation des espèces et à 
la théorie cosmogonique de la nébuleuse, mais sans admettre plus qu'au- 
trefois le continu de l'évolution. 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIE DE RENOUVIER 



415 



timent du bien et de l'impuissance, de l'idée de justice et de 
l'injustice réalisée, « de Tordre incohérent des forces génératrices, 
et de leurs développements imparfaits sous l'empire de la mort ». 
— A Tissue de ce monde, Renouvier entrevoit celui pu se réalisera 
décidément « le règne des fins »,la justice, la paix, le bonheur 
suprême. La personne humaine y entrera, « après avoir tra- 
versé le séjour terrestre, connu toutes les conditions, désiré le 
bien, ressenti le mal en toutes ses espèces, et dans toute sa pro- 
fondeur en chacune, jusqu'à devenir par la réunion des diverses 
déterminations de son individualité, l'homme plein de l'expé- 
rience de l'humanité entière, et virtuellement pénétré de cette 
vérité, que l'injustice est le chemin de la mort, que la justice est 
la vie... 

a Au cours du rétablissement de la société universelle de ces 
hommes immortels, quels que soient les modes actuellement 
imprévoyables de leur naissance et de leur intégration organi- 
que, en harmonie avec les lois du monde parfait, ils viendront 
au jour pour se reconnaître en retrouvant la mémoire de leur 
vie passée, de leurs relations, des événements et de l'histoire 
de la terre et des terriens, tous ceux qui ont été liés par le sang, 
l'amitié, les idées et croyances communes ou contraires, la paix 
ou la guerre. Cette révélation par le souvenir et cette recon- 
naissance sont l'entrée du ciel, avec la contemplation des 
nouveaux deux et de la nouvelle terre, avec la libre expansion de 
la vie, le sûr maniement des forces dont les hommes n'avaient 
possédé depuis la chute qu'une connaissance superficielle, en 
partie douloureusement acquise, et l'usage toujours restreint et 
pénible. Voilà le ciel physique, mais le ciel du coeur est au- 
dessus. Nous sommes moins capables d'en prendre directement 
Tidée que d'en approcher le sentiment par voie de contraste, en 
songeant aux amours aveugles, inconstantes ou troublées, dont 
l'antagonisme des sexes et l'anarchie des relations sexuelles sont 
la cause en notre monde, et à nos vagues désirs, à nos volontés 
ignorantes, à nos fins manquées, ou que toujours tranche la mort, 
à l'impuissance de la personne mortelle de régir pour le bien 
son entourage et ses relations, et enfin, ce qui est le fond de 
tout, de se régir elle-même et de se satisfaire (1). » 

Il y a, dans ce livre du Personnalisme, plus que l'exposé d'une 
hypothèse ; il y a l'expression d'un sentiment religieux, qui, pour 
vouloir se dégager des dogmes confessionnels, n'en est pas moins 
ardent. Si vous en doutiez, reportez-vous à l'entretien dernier 

(1) P. 216 et 220. 



Digitized by 



416 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Où, quelques mois après avoir écrit ce livre, Renouvier disait 
ses espérances à son ami M. Prat. Par la sérénité confiante et 
tranquille qu'il lui donnait en face de la mort, ce grandiose 
roman des Trois Mondes s'illuminait d'une étincelle de vie et 
revêtait la plus haute consécration d'expérience dont soient 
capables les religions et les métaphysiques. 



Peu de temps après la mort de Renouvier, un comité s'est 
fondé pour lui élever un buste qui serait placé dans la cour de 
notre Université, à côté ou en face de celui d'Auguste Comte. 
Permettez-moi d'exprimer le vœu que nos concitoyens s'intéres- 
sent à cet acte de piété philosophique. 

Charles Renouvier, Auguste Comte ! Que d'efforts de pensée 
sincère, que d'idées fécondes, dont ces deux bustes, rapprochés 
Tun de l'autre, conserveront le souvenir! A ceux de nos jeunes 
gens qui, préoccupés de la conduite de la vie, tourneront vers eux 
leur regard inquiet, j'imagine que Comte et Renouvier parleront 
ainsi : «Vis pour autrui, dira l'un, celui des deux qui est athée. 
Soumets-toi, pour le bonheur de l'humanité, à l'ordre total, à 
Tordre extérieur du monde et de la nature, à Tordre social auquel 
aboutissent tous les siècles passés... Défie-toi de ton imagination 
et de ton orgueilleuse raison. Sache voir et connaître les réalités 
concrètes, positives, et les limites de ta connaissance et de ton 
action. Discipline ton esprit, comme ta personne. Dans tes con- 
ceptions de la vie et du progrès, ne néglige jamais le poids très 
lourd dont pèsent sur le présent et l'avenir les traditions de nos 
ancêtres. Quand tu jetteras les yeux sur le passé, abstiens-toi de 
tout jugement absolu, tiens compte du moment, des circons- 
tances, des nécessités sociales; ose distinguer la vérité d'hier et la 
vérité d'aujourd'hui ; la justice d'hier et la justice d'aujourd'hui; 
ne te hâte pas de condamner une institution, ou une nation, ou 
une époque, sans t'être rendu compte des conditions historiques 
de leur formation, et du rôle qu'elles ont joué dans l'évolution 
de Thumanité. Tout a contribué à préparer Tâge positif où tu as 
le bonheur de vivre, et où l'accord des esprits sur les lois mo- 
rales, politiques, sociales que proclamera la science, entraînera 
l'harmonie des cœurs... » 

Et Renouvier dira: « Développe ta personnalité, exerce ta vo- 
lonté, ton énergie. Prends garde de te réduire à un rouage 
inerte et passif dans la société, qui n'a de valeur que par les indi- 
vidus qui la composent. Aime tes semblables, mais sache que 



Digitized by 



LA PHILOSOPHIK Dtë REN0UV1ER 



417 



l'amour ne peut rien, ou même devient funeste là où manque la 
justice. Que le souci des réalités concrètes et positives n'empri- 
sonne pas ta pensée. Que le respect du passé et de l'histoire n'ar- 
rache pas l'idéal de ton âme. Garde- toi de jamais confondre le 
bien et le mal, le juste et l'injuste, le vrai et le faux. Ne t'incline 
devant aucune idole ; ne pense jamais qu'une institution ou une 
tradition quelconque tire du fait de son existence, et même des 
services qu'elle a pu rendre h une société corrompue, une sorte 
d'inviolabilité qui la soustraie à la libre critique de la raison. Ne 
crois pas surtout aux prétendues lois que suit l'humanité pour 
évoluer vers un progrès énigmatique qui se réaliserait de lui- 
môme. Il n'y aura de progrès que celui que tu feras ; il n'y aura 
de justice, de paix, de liberté, que celles que tu sauras con- 
quérir... » Voilà ce que diront, entre autres choses, Comte et 
Renouvier à ceux de nos étudiants qui seront assez sérieux pour 
solliciter leurs conseils. Et ce sera l'éducation parfaite que ce 
contact avec deux esprits si dissemblables, mais également pro- 
fonds. Ils représentent, l'un et l'autre, comme les deux aspects de 
toute pensée philosophique, au point que leurs tendances oppo- 
sées, en pénétrant ensemble dans l'âme de nos jeunes gens, con- 
courront à une conception plus riche, plus complexe, et par cela 
même plus vraie, de leurs devoirs. 



6. Milhaud. 




La science et l'ascèse 

chez saint Jérôme. 



Cours de H. P. de LABRIOLLE, 



Professeur à V Université de Fribourg (Suisse). 



II 



Ce que j'ai dit sur les tendances tout à la fois scientifiques et 
ascétiques de» saint Jérôme permet de conjecturer ce qu'il dut être 
comme directeur de conscience, quand il lui fut donné de guider 
vers une vie supérieure les âmes éprises de sainteté qui s'offrirent 
à sa maîtrise. La mémoire de Jérôme est liée indissolublement à 
celle des patriciennes romaines, dont il fut le conseiller et l'ami. 
Albina, Marcella, Asella, Fabiola, Principia, et plus encore peut- 
être Paula, ses filles, sa petite-fille (car Jérôme connut les deux 
générations dont Paula fut l'aïeule), voilà de quels noms la 
correspondance de Jérôme nous apporte l'écho, voilà dans 
quelles âmes il put contempler le reflet le plus fidèle de l'idéal 
qu'il portait dans son propre cœur. 

Antérieurement à la seconde venue de Jérôme à Rome, un cer- 
tain nombre de femmes romaines appartenant à la plus haute 
noblesse avaient accoutumé de se réunir chez l'une d'entre elles, 
Marcella, qui avait établi une sorte de conventicule dans son 
palais du mont Aventin. Elles avaient voulu se créer, au milieu de 
la ville encore à demi païenne et où les chrétiens eux-mêmes ne 
donnaient pas toujours l'exemple, une petite thébaïde où elles 
pussent librement s'entretenir des choses saintes, lirç les Ecri- 
tures, chanter les Psaumes. La perfection monastique hantait les 
rêves de la plupart d'entre elles (1). Saint Athanase, exilé par 
Constance d'Alexandrie à Rome, en 341, y avait fait connaître la 
discipline des monastères d'Egypte. Il avait même amené avec lui 
deux moines égyptiens, dont l'un tout au moins, nommé Isidore, 

(1) On lira, à ce propos, une page éloquente de Montalembert, dans les 
Moines d'Occident, 1, 144. Pour plus de détails, voir Grûtzmacher, op cit., 
p. 227, ou H. Mauersberg, Die An fange der askeiischen Bewegung im Abend- 
lande, OsnabrUck, 1897. 




SAINT JÉRÔME 



419 



se prêta à l'ardente omosité que provoquait le genre de vie des 
anachorètes (1). Les imaginations étaient donc familiarisées déjà 
avec les merveilleuses légendes arrivées ainsi d'Orient. Marcella, 
toute jeune fille (2), avait pu voir chez sa mère Athanase et ses 
compagnons, et elle avait gardé de leurs récits l'impression la 
plus vive. Elle n'était point la seule à en avoir goûté l'étrangeté 
si émouvante, et tout ce cénacle féminin était persuadé des mé- 
rites suréminents de la vie religieuse, dont il s'attachait,au milieu 
des tracas du monde, à imiter les austérités. 

Quand Jérôme arriva à Rome, en 382, il n'avait encore com- 
posé aucun de ses ouvrages, sauf la Vie de Paul; mais son 
activité épistolaire (3) l'avait déjà fait connaître comme un 
hebraïsant de première force. On savait de plus qu'il était l'ami 
du pape Damase et que, sur les questions d'ordre philologique, 
celui-ci le consultait volontiers. Enfin, ses lettres révélaient son 
prosélytisme pour la vie érémitique qu'il avait lui-même menée 
dans le désert de Chalcis et qu'il pouvait recommander en 
connaissance de cause. L'une d'elles, en particulier, adressée à 
un ami, Héliodore (4), qui avait d'abord songé à suivre Jérôme 
dans le désert, puis s'était ravisé, avait vivement frappé les 
esprits par son éloquence, très artificielle à notre gré, mais 
tout à fait dans le goût du temps (5). 

Aussi Jérôme fut-il accueilli avec enthousiasme dans le cercle 
féminin dont j'ai décrit les aspirations. Marcella voulut, à tout 
prix, lui donner l'hospitalité dans le palais du Mont Aventin. 
Jérôme se défendit d'abord; mais l'insistance de la veuve, et sur- 
tout ce qu'il découvrit chez elle de connaissances bibliques et 
d'exceptionnelle vertu, le décida finalement à accepter (6). 11 
devint dès lors, pendant les trois années qu'il passa à Rome, le 
centre et l'oracle des réunions de l'A ventin. — Entre les âmes qu'il 
était ainsi appelé à diriger et ses propres goûts, il y avait une 
sorte d'harmonie préétablie. Ces femmes, d'une culture tout à fait 

(1) C'est ce qui semble résulter du témoignage de Palladius, Hist. Lausiaca^ 
P. G. xxxiv, 1008. 

(2) Elle devait avoir alors environ seize ans. Toutefois, il est difficile de pré- 
ciser. Cf. Grutzmacher, op. cit., p. 227, n. i. — Jérôme, Ep. 127, 5 ; P. L. 
xxii, 1089. 

(3) Dix-huit lettres de notre recueil sont antérieures à 382. Cf. la liste 
dressée par Grutzmacher, op. cit., p. 99. 

(4) Ep. xiv ; P. L. xxn, 347. 

(5) Jérôme lui-même a reconnu, plus tard, que cette lettre déclamatoire 
était, au moins pour la forme, un jeu d'esprit où s'était complu son extrême 
jeunesse. Cf. Ep. t 52 ; P. L. xxn, 527. 

(6) Cf. Ep. 127, 7 ; P. L. xxn, 1091. 




420 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



supérieure, s'intéressaient passionnément aux étudesbibliques(l). 
Plusieurs d'entre elles, Marcella, Paula, Blésilla, Eustochium, 
savaient déjà l'hébreu ou rapprirent pour étudier les Ecritures 
et chanter les Psaumes dans la langue même où ils avaient été 
écrits (2). Elles furent pour Jérôme non pas seulement des élèves, 
mais des collaboratrices. Marcella, surtout, au témoignage de 
Jérôme, posait des questions si intelligentes qu'à elles seules 
elles devenaient instructives (3) ; et Jérôme publia un volume de 
lettres en réponse aux difficultés qu'elle lui soumettait. On s'y 
rend compte que, dans ce commerce intellectuel, la science 
gardait toute sa sévérité. Jérôme n'avait nul besoin de la vulga- 
riser ni de l'affadir. L'esprit ferme et précis de Marcella suivait 
aussi bien une controverse contre les Montanistes (4) qu'une ex- 
plication de tel passage scripturaire, où son avidité de tout com- 
prendre s'était aheurtée (5). L'influence de cette curiosité fémi- 
nine, qui prenait ici une forme si noble, se retrouve, on peut le 
dire, dans toute l'œuvre de saint Jérôme. Combien de fois ne se 
décida-t-il à se mettre au travail, pour traduire tel commentaire 
d'Origène, pour élucider telle partie des Ecritures, que parce que 
Marcella, Paula ou Eustochium l'y avaient sollicité (6) ! En leur 
dédiant un certain nombre de ses œuvres les plus arides (7), 
Jérôme put s'attirer la raillerie des sots (8); il ne faisait, en réa- 
lité, qu'acquitter une dette de gratitude envers celles qui en 
avaient été les inspiratrices. 

Mais les entretiens de saint Jérôme ne se bornent pas, auprès 
de ces femmes remarquables, aux sujets de science et d'exégèse. 

(1) Cf. Ep. 45, 2 ; P. L. xxn, 481. 

(2) Cf. Ep. 39, 1 ; P. L. xxn, 465. Il y dit de Blésilla défunte: «... In pau- 
cis non dicam mensibus, sed diebus, hebrœœ linguœ vicerat difficullates, ut 
indiscendis canendisgue P salmis, cum maire conlenderet. » Cf. YEp. 108, 26; 
P. L., xxu, 902 ; sur la mort de Paula: « Hebrœam linguam... discere voluit 
et consecuta est : ita ut Psalmos hebraice caneret, et sevmonem absque ulla 
latinœ linguœ proprietale personaret. Quod quidem usque hodie in sancta filia 
ejus Eustochio cernimus. » 

(3) Ep. 59, 1 ; P. L. xxn, 586 : « Magis nos provoces quœsiionibus ; et ior- 
pens otio ingenium, dura intemogas, doces. » Cf. Ep. 127, 7 ; P. L. xxn, 1091. 

(4) Vg. Ep. 41, P. L. xxn, 471. 

(5) Vg. Ep. 34, P. L. xxn, 448 ; Ep. 59, ibid. t 586 ; etc. 11 nous reste seize 
lettres exégétiques adressées à Marcella. 

(6) Cf. pour les homélies d'Origène, P. L. xxiv, 219; pour les commentaires 
d'Ezéchiel et d Isaïe, P. L. xxv, 76 ; xxiv, 17 ; pour le commentaire de l'Ec- 
clésiaste, P. L. xxiii, 1061 ; pour les Epltres de Paul, P. L. xxvi, 440. 

(7) Les commentaires sur Sophonia [P. L. xxv, 1337] ; sur Isaïe [xxiv, 
177] ; sur Ezéchiel [xxv, 15], sont adressés à Paula et à Eustochium. 

(8) Cf. Prœf. inSopàon. P. L. xxv, 1337 ; Rufin, Apol u, 7 ; P. L. xxi, 589: 
« Puellis quoque etmulierculis scribens... » 




SAINT JÉRÔME 



421 



Véritablement, il les dirigeait: c'est-à-dire que, traçant pour elles 
un certain type de vie, jugé le plus parfait, il les aidait à s'en 
rapprocher à travers les misères et les faiblesses de Tau jour le 
jour. A ce titre, il est le premier dans la lignée des saint François 
de Salles, des Bossuet et des Fénelon. « Gomme eux, il eut le pri- 
vilège d'être le confident des âmes les plus aristocratiques de son 
temps et de travailler sur une matière morale de haute qua- 
lité (1). » Mais il leur conseille des sacrifices, des abdications, bien 
plus rudes que n'en réclama jamais Fénelon de la Comtesse de 
Montberon ou Bossuet de Mm c de Luynes. La vraie vie religieuse, 
telle que la conçoit Jérôme, c'est le renoncement à toutes les joies, 
ce sont les jeûnes, les macérations, les larmes; c'est surtout le 
célibat, à la préservation duquel coopèrent tous les autres exer- 
cices ascétiques (2). On dirait, par moment, que l'esprit de Ter- 
tullien, violemment hostile à la nature et joyeux des retranche* 
ments qu'il lui impose, revit en Jérôme (3), tant il met de netteté 
énergique et de crudité* sans périphrase à prêcher les vertus 
qu'il aime. lia des formules, un peu brutales, qui ont causé bien 
du tracas à certains traducteurs, trop soucieux d'adoucir les as- 
pérités de leur texte. Ainsi Paula avait perdu Blésilla, une de ses 
filles. Son chagrin était affreux. Jérôme lui écrit pour la consoler. 
Il s'associe d'abord à sa peine, il vante les qualités de celle qui 
n'est plus ; mais, bientôt, il exhorte Paula à se ressaisir, à se re- 
dresser : « Nous excusons les larmes d'une mère, mais nous vou- 
lons des bornes dans la douleur. Si je songe que vous êtes mère, 
je ne vous fais pas un crime de vos pleurs; mais, si je songe que 
vous êtes chrétienne et religieuse, je dis que ces deux noms 
excluent celui de mère (4) ». Un éditeur de Lettres choisies de saint 
Jérôme, l'abbé Lagrange (5), lénifie, édulcore, délaye ainsi cette 

(1) Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IV* siècle, Paris, 
1895, p. 386. 11 y a, dans cet ouvrage, un chapitre sur saint Jérôme (p. 385- 
410), qui est (Tune rare délicatesse d'analyse morale. 

(2) « Non quod Deus universiiatis Creator et Dominus, intestinorum nostrorum 
rugitu et inanitate ventris, pulmonisque delectelur ardore ; sed quod aliter 
pudicitia tuta esse non possit. » Ep. 22, 11 ; P. L. xxn, 400 ; Cf. Ep. 54, 9 ; 
P. L. xxn, 554. 

(3) En fait, les traités de Tertullien relatifs à la morale des sexes ont 
exercé une forte influence sur la pensée de Jérôme. Cf. vg. Schultzen, Oie 
Benutzung der Schriften Tertullians De Monogamia und De Jejunio bei Hie- 
ronymus adversus Jovinianum t dans les Neue Jahrb. f. deutsche theol., 1894, 
p. 485-502. 

(4) « Ignoscimus matris lacrymis, sed modum quœrimus in* dolore. Si paren- 
tem cogito, non reprehendo quod plangis, si christianam et monacham, istis 
nominibus mater excluditur, » Ep. 39 ; P. L. xxn, 471. 

(5) Lettres choisies, 1870, p. 109. 




REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



phrase impérieuse : « Quand je songe que vous êles chrétienne et 
que vous avez embrassé la vie monastique, je voudrais, ô Paula,, 
que la chrétienne et que l'ascète consolassent un peu la mère... » 

Ces intransigeances de langage ne procèdent nullement d'un 
manque de sensibilité. Jérôme était capable, plus que personne, 
de dévouement, de tendresse. Ses lettres en font foi. — Mais ce 
qu'il y a chez lui d'excessif, de trop tendu et de trop peu nuancé, 
c'est, j'en suis convaincu, à sa formation première qu'il le doit. 
Jérôme avait passé par les écoles de rhétorique, comme tous les 
jeunes gens de bonne famille, sous l'Empire (1). Ce qu'on lui 
avait appris à aimer, c'étaient les traits brillants, les lieux com- 
muns développés pour eux-mêmes, la déclamation. De cette dis- 
cipline si peu réaliste, je veux dire si peu attentive à égaler 
les mots aux choses, Jérôme a gardé l'empreinte. Elle est plus 
sensible dans ses œuvres de jeunesse ; plus atténuée dans les 
œuvres de sa maturité ; mais, jamais, il n'a pu s'en déprendre. Il 
a renié la culture profane (2) : au fond, il a toujours eu pour elle 
une sourde complaisance. Il écrit plus souvent qu'on ne croirait 
avec des réminiscences qui lui arrivent par bouffées de sa jeunesse 
et qui se glissent inconsciemment sous sa plume. Je pourrais 
citer, à ce propos, un exemple typique. Villemain s'indignait 
fort d'un passage de la fameuse lettre de saint Jérôme à Hé- 
liodore : 

« Si, supposant à ta vocation, ton père se couche sur le seuil 
de ta porte pour te retenir, passe par-dessus ton père (per cal- 
catum perge patrem) » : « Férocité religieuse ! » s'écriait Ville- 
main (3). Eh ! non, Jérôme, en écrivant ces lignes, prouve la 
fidélité de sa mémoire beaucoup plus que le fanatisme de son 
cœur. Reportons-nous aux Controverses (4) de Sénèque le Père, 
qui nous a conservé comme un florilège de sententiœ des rhéteurs 
célèbres. Nous y retrouvons presque textuellement la phrase de 
Jérôme. Un père était supposé vouloir retenir à tout prix son fils 
partant pour le combat, et le rhéteur Latro lui avait prêté cette 
objurgation suprême : « Si tu veux sortir, foule aux pieds le 

(1) Cf. Grûtzmacher, op. cit., p. 113 et s. 

(2) C'est aiii9i qu'il s'appelle lui-même, avec une humilité où il entre peut- 
être quelque coquetterie, « un homme sans usage de la langue latine, à 
demi-grec, à demi-barbare. » Ep. 50, P. L. xxii, 513. 

11 dira ailleurs : « Qu'a de commun Horace avec le Psautier, Virgile avec 
les Evangiles, Cictëron avec l'Apôtre ? » Ep. 22 ; P. L. xxii, 416. (C'est, au sur- 
plus, un souvenir de Tertullien, De Prsesc 7 ; P. L. u, 23.) 

(3) Tableau de V éloquence chrétienne au JF« siècle, p. 329. 

(4) Controv. y i t 8, 15. 




SAINT JÉRÔME 



423 



corps de ton père (11/ ad hostem pervenias, patrem calca) ». Jérôme 
s'est souvenu du trait, et il l'a enchâssé dans son opuscule : ce 
n'est pas de la férocité, c'est de la rhétorique. 

Pour apprécier un écrivain ancien, fût-ce un Père de l'Eglise, 
il faut tenir compte de toutes ces choses. Les Pères ont presque 
tous été formés à la même école que les laïcs (1), et leur tour 
de pensée est déterminé littérairement par les mêmes influences. 
Et cela ne veut pas dire que Jérôme n'ait point cru à ses propres 
affirmations, mais simplement que la forme où il les a posées en 
exagère parfois le contenu essentiel. 

Au surplus, celles à qui il adressait ces rigoureux conseils ne 
devaient pas les trouver si inexorables. Déjà elles avaient abdiqué 
toutes les vanités dont il s'appliquait à leur montrer le néant (2). 
Il les confirmait dans une disposition acquise, plus qu'il ne leur 
imposait un changement de vie. C'étaient elles, plutôt, qui, tou- 
jours avides de surenchérir sur les sacrifices précédemment con- 
sentis, essayaient de dépasser leur guide dans la route pourtant 
bien rude où il les aidait à marcher (3). — Bientôt, il ne suffit 
plus à Paula et à sa fille Eustochium de s'être vouées à l'étude et 
à la prière : elles se résolurent à partir pour l'Orient (4). Jérôme 
venait de quitter Rome. Elles s'embarquèrent à leur tour, malgré 
les supplications de leur famille (5), emmenant quelques jeunes 
filles destinées, dans leur pensée, à former le noyau d'un monas- 
tère. Jérôme a raconté leur voyage (6). Elles visitèrent longue* 
ment la Palestine, l'Egypte, contemplèrent les lieux avec lesquels 
l'Ecriture les avait familiarisées d'avance. En 386, elles se 
fixèrent enfin à Bethléem. Paula employa ce qu'elle avait gardé 
de ses biens (7) à construire deux couvents, l'un pour hommes 

(1) Cf. l'article Schools, dans le Dictionary of Christian Antiquities, p. 1848. 

(2) Il n'y aurait guère d'exception à faire que pour cette mère et cette 
fille gauloises qu'il morigène dans VEp. 117 ; P. L. xxii, 953. 

(3) C'est ainsi que Jérôme voulut, sans y réussir, modérer les abstinences 
de Paula vieillie et malade. 11 appela à son aide l'évéque Epiphane (et non 
le pape Epiphane, comme le dit M. Thamin, op. cit., p. 393. Le titre de 
papa était aussi un qualificatif de pur respect. Cf. Audollent, Carthage ro- 
maine, Paris, 1905, p. 573, n. 4). Mais Epiphane ne fut pas plus heureux, et, 
loin de convertir Paula, il faillit se laisser endoctriner par elle. Ep. 108 ; 
P. L. xxn, 897. 

(4) Depuis longtemps déjà, ce voyage était décidé dans leur pensée. L'in- 
fluence de saint Epiphane et de Paulin d'Antioche avait préparé celle de 
Jérôme. Cf. Ep. 108, 6 ; P. L. xxn, 881. 

(5) Ep. 108, 6 ; ibid. 



(7) Jérôme coopéra aux dépenses dans la mesure de ses faibles ressources, 
en vendant les débris de son patrimoine familial. Ep. 66, 13 ; P. L. xxn, 647. 



(6) Ibid. 




424 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



dont Jérôme prit la direction, l'autre pour femmes qu'elle admi- 
nistra elle-même (1). Une hôtellerie à l'usage des pèlerins fut 
également bâtie. Alors commença la période la plus heureuse de 
la vie de Jérôme et de ses compagnes. Peu de temps après leur 
arrivée, celles-ci écrivaient à Marcella une lettre pleine de mysti- 
cisme et de tendresse, où se peint leur ravissement (2). Tout en 
veillant à la bonne économie du couvent, elles prenaient plaisir à 
s'abaisser aux plus humbles besognes, faisant les lampes, ba- 
layant les chambres, allumant les feux (3). — Jérôme voyait sou- 
vent ses amies ; il commentait pour elles les Ecritures et les 
chargeait de menues besognes qui l'aidaient dans ses travaux. 
C'est à Bethléem, dans cette cellule qu'il appelait son paradis, 
qu'il composa la plus grande partie de ses ouvrages (4). De plus, 
il avait ouvert une école à de jeunes garçons, auxquels il ensei- 
gnait la grammaire et commentait les auteurs classiques (5). Mais 
le meilleur de son temps était encore absorbé par le monastère : 
il apprenait à ces moines à copier les manuscrits, à cultiver la 
science, donnant ainsi le modèle de ces communautés laborieuses 
qui ont sauvé, au Moyen-Age, tant de débris de la civilisation 
antique. Ajoutez les visiteurs dont l'importunité était sans re- 
tenue ; les lettres qu'il expédiait sur tous les points de l'empire. 
Puis, après août 410, Rome ayant été prise et pillée par Alaric, 
il fallut hospitaliser quantité de fugitifs venus jusqu'en Palestine 
pour échapper aux Barbares. Jérôme leur ouvrit largement son 
asile, et plus d'un sans doute en profita qui l'avait jadis déchiré 
de ses médisances et de ses calomnies. 



Peu d'hommes, en effet, ont été plus aimés que Jérôme, mais 
peu d'hommes ont été plus haïs (6). Ses efforts pour répandre la 
vie ascétique avaient rencontré, à Rome même, la plus violente 

(1) Jusqu'à sa mort, en 404. Eustochium lui succéda. Jérôme survécut à 
l'une et à l'autre. 

(2) Ep. 46 ; P. L. xxn, 483. Elles suppliaient Marcella de venir les rejoindre. 
Marcella ne vint pas. Il y avait, chez elle, beaucoup plus d'indépendance et 
de sang-froid que chez ses amies. Celles-ci ne vivaient que par le sentiment : 
Marcella était, avant tout, une « intellectuelle ». 

(3) Ep. 66 ; P. L. xxii, 646. 

(4) En particulier, sa revision des Ecritures. Pour les différentes phases de 
ce travail, Cf. Schanz, op. cit., p. 408-413. 

(5) Cf. Rufin, Apol. n, 8 ; P. L. xxi, 592. 

(6) Sulpice Sévère, Dial. i, 9. P. L. xx, 189. « Oderunt eum hseretici quia 
eos impugnare non desinit : oderunt clerici, quia vitam eorum insectatur et 
criminat. Sed plane eum boni omnes admirantur et diligunt... » 




SAINT JÉaÔME 



425 



opposition, et non pas seulement parmi les laïcs (1). On ne lui 
épargna ni les insinuations équivoques ni les attaques directes. 
« Pourquoi s'occupait-il toujours des femmes, jamais des hom- 
mes? — Si les hommes m'interrogeaient sur l'Ecriture, répon- 
dait-il, je ne parlerais pas aux femmes (2). » Mais ce qui provo- 
quait le plus d'exaspération, c'était les traits piquants qu'il déco- 
chait à la société romaine. Il y avait, en Jérôme, l'étoffe d'un 
Juvénal: lui-même se comparait volontiers à Lucilius. Ses lettres 
sont pleines de portraits satiriques d'une verve extraordinaire. 
Un jour, c'était les mondaines qu'il dénonçait, « ces femmes qui 
barbouillent de vermillon et de je ne sais quels autres fards leurs 
joues et leurs yeux ; dont les faces de plâtre, défigurées par trop 
de blanc, font penser à des idoles; qui ne laissent pas échapper 
une larme involontaire, sans qu'elle creuse un sillon;... qui se 
construisent une tête avec les cheveux des autres et se fourbis- 
sent une tardive jeunesse par-dessus leurs rides séniles (3). » 
Une autre fois, c'étaient les fausses dévotes qui pâtissaient : « Une 
robe d'un brun sale, une ceinture grossière, des mains et des 
pieds malpropres... Mais l'estomac, qu'on ne voit pas, est gorgé 
de viandes (4). » Le clergé même n'était pas épargné. A certains 
ecclésiastiques coquets, frisés, parfumés, voltigeant, papillon- 
nant, prototypes des abbés galants du xvin e siècle, Jérôme réser- 
vait ses plus mordantes railleries. 

Une pareille humeur, dont ses amies cherchaient avec un 
demi-sourire à tempérer l'âcreté (5), devait fatalement dresser 
contre lui la coalition de tous ceux qu'il avait étrillés. Quand Blé- 
silla mourut, on accusa Jérôme de l'avoir tuée de jeûnes. La 
populace voulait l'assommer, et tous les moines avec lui par la 
même occasion (6). On devine aussi si les langues dardèrent leurs 
propos les plus vipérins contre l'école d'ascétisme dont Jérôme 
était le pédagogue spirituel. Aucune des nobles femmes de l'A- 
ventin ne fut épargnée. « Cruelle envie I s'écriait Jérôme... Sata- 
nique perfidie qui poursuit constamment les choses saintes ! 
Nulles Romaines n'ont fourni plus de fables à la ville que Paula et 
Mélanie, qui, méprisant leurs richesses, renonçant à ce qu'elles 
aimaient le plus, ont levé la croix du Seigneur comme un éten- 

(1) Voir VEp. 48 à Pammachius, P. L. xxn, 493. 

(2) « Si viri de ScriptuHs quœrerent, mulieribus non loquerer. » Ep. 65 ; 
P. L. xxn, 623. 

(3) Ep. 38,3; P. L. xxn, 464. 

(4) Ep. 22 ; P. L. xxn, 513. 

(5) Ep. 27, 2 ; P. L. xxn, 432. 

(6) Ep. 39, 5 ; P. L. xxn, 472. 




426 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



dard de piété! Si elles allaient aux bains, si elles faisaient leur 
choix de parfums, si elles considéraient leurs richesses et le veu- 
vage comme un moyen de luxe et de liberté, ce seraient alors de 
grandes, de saintes dames ! Mais, comme elles ne cherchent à être 
belles que sous le sac et la cendre;... on leur en veut apparemment 
de ne point se perdre avec la foule, aux applaudissements du 
public! — Encore, si c'étaient les païens qui fissent la guerre à ce 
genre de vie, si c'étaient les Juifs, elles auraient la consolation de 
ne point plaire à ceux à qui le Christ déplaît. Mais, ô honte ! ce 
sont des chrétiens, ou des gens qui s'intitulent ainsi, qui, négli- 
geant de s'occuper de ce qui se passe chez eux, oubliant la poutre 
de leur œil, cherchent une paille dans l'œil d'autrui. Ils déchirent 
de leurs propos une sainte résolution, et ils trouvent leur peine 
récompensée, si personne n'est plus vertueux, si Ton calomnie 
tout le monde, si les âmes périssent en foule, si les pécheurs sont 
multitude (1) ! » 

Tant que Je pape Damase vécut, Jérôme tint tête à l'orage. Mais, 
après la mort de son protecteur, tout appui lui fut retiré et il 
n'eut plus d'autre ressource que de quitter la « Babylone » (2) où 
il n'était pas permis d'être saint impunément. 

Dans toutes les luttes qui ont rempli sa vie, Jérôme a retrouvé 
les mêmes dons de polémiste, dont ses détracteurs romains 
avaient déjà fait l'épreuve. Il est terrible dans la discussion. Tout 
d'abord, en un temps où les disputes théologiques s'appuyaient 
plus encore sur des citations scripturaires que sur des raisons de 
raison, sa science biblique lui permet d'accabler son adversaire, 
que ce soit Vigilantius, Helvidius, Rufin ou Pélage, d'une nuée de 
textes sous lesquels celui-ci demeure enseveli (3). Puis il manie 
l'ironie comme une massue; il sait donner d'un système un ré- 
sumé burlesque qui, à lui seul, est déjà une réfutation (4). Il 
bouscule, injurie, pourfend ses adversaires (5) ; il leur reproche 

(1) Ep. xlv, 4 ; P. L. xxii, 481. 

(2) Ibid. 482. 

(3) Voy. avec quelle alacrité il fourbit en quelque sorte, au début de YAdv. 
Jovinianum (§ 4 ; P. L. xxm, 225), les armes diverses dont il va user contre 
Jovinien : « Sequar vestigia partitionis expositœ, et adversus singulas propo- 
sitions ejus, Scripturarum vel maxime nitar testirrioniis : ne querulus garriat 
se eloquentia magis quam veritate superatum. Quod si explevero, et illum 
utriusque instrumenti nube oppressero, assumam exempta sœcularis quoque 
litteraturœ, etc. t 

(4) Cf. C. Vigilantium, 2; P. L. xxm, 341. 

(5) Zôckeler, op. cit., p. 262, n. 3, a collectionné quelques-unes des épithètes 
que Jérôme prodigue à Rufln (Scorpius; Epicureus; intus Nero, foris Cato f 
etc.). 




SAINT JÉRÔME 



427 



leur mauvais style (1), leur pauvreté intellectuelle, et jusqu'à 
leur nom, sur lequel il ne dédaigne pas de faire des calem- 
bours (2). Tout cela, sans doute, c'est pour le plus grand bien de 
sa cause. Mais Jérôme trouve à satisfaire ainsi sa fougue un 
plaisir évident, peut-être un peu moins pur, et dont on soutien- 
drait malaisément qu'il fût désintéressé. 



J'ai cherché à donner une idée sommaire du rôle et de la per- 
sonnalité de saint Jérôme. J'en ai atténué le moins possible le 
magnifique relief, tout en me rendant compte que certains traits 
ont pu paraître singuliers à ceux qui conçoivent la sainteté sous 
un aspect un peu conventionnel de benoîte douceur. A ce prix. 
Jérôme serait un saint hors cadre. Son imagination ardente, ses 
passions fougueuses, quoique disciplinées, sa nature violente et 
éruptive, le rattachent de toutes parts à l'humanité réelle. Il est 
profondément humain. — Mais ce qu'il y a de plus remarquable 
chez lui, n'est-ce pas justement qu'avec ce tempérament tout im- 
pulsif, il ait subordonné constamment à une fin nettement définie 
l'activité multiple de sa vie ? Le bien de l'Eglise, voilà le but vers 
lequel ont convergé tous ses efforts. Il lui a rendu d'immenses 
services. Par sa revision de la Bible, il a unifié, il a fixé le texte 
où le peuple chrétien lit la parole divine. Par sa ferveur pour 
l'idéal ascétique, il a contribué plus que nul autre à préparer 
l'épanouissement monastique du Moyen-Age. Enfin, comme 
écrivain, il a enrichi tous les domaines de la littérature ecclé- 
siastique : exégèse, histoire littéraire, vie des saints, polémique, 
et même oraison funèbre ; — car certaines lettres (3) de lui sur 
ses amies défuntes ne peuvent être autrement nommées. Il s'est 
assuré ainsi la plus grande influence sur la littérature du Moyen- 
Age en Occident. Et, par une exceptionnelle fortune, ses dons 
de lettré et de savant lui conservèrent la même admiration 
auprès des hommes de la Renaissance (4). 

(1) Et, par là même, il trahit, sans le vouloir, sa constante préoccupation 
littéraire. Voy. Adv, Rufinum, i, 17 (P. L. xxm, 430) ; Contra Jovin. i, 1 (P. L. 
xxni, 221), etc. 

(2) Il avait baptisé Vigilanlius du nom de Dormitantius. P. L, xxiu, 355. — 
Gomme spécimen de sa verve copieuse et truculente, on peut lire la pérorai- 
son de i'Adv. Jovinianum, u, 36 et s. P. L. xxm, 349. 

(*)Ep. 23; 39; 60; 66; 75; 77 ; 108 ; 128. 

(4) Surtout Erasme,qui le préférait nettement à saint Augustin [Epist, v, i ; 
▼,26). 




428 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Il y a peut-être, parmi les Pères de 1 Eglise, des physionomies 
plus délicates, plus nuancées, plus fines, celle d'un Ambroise, par 
exemple; mais il n'y en a pas de plus vigoureuse, ni dont on en- 
trevoie mieux, après tant de siècles écoulés, à travers la lettre 
morte, la vie, l'expression et la flamme. 



Emile Faguet, Propos littéraires, 3 e série. 1 vol. in-12, 
382 p., Société française d'Imprimerie et de Librairie, 1905. 

On sait combien est infatigable M. Emile Faguet ; on sait aussi 
quel admirable analyste il est des idées morales et littéraires, 
quelle jouissance il paraît éprouver à reconstruire le système de 
ceux qu'il étudie et quelle jouissance on éprouve à le voir faire. 
On reconnaîtra toute son activité et toute la largeur de son esprit 
dans le présent volume. Etudes purement littéraires ; vues d'en- 
semble, comme le Tableau de la poésie française de 1600 à 1620 ; 
examen d'une œuvre et d'une influence, comme Le Malherbe de 
M. de Broglie on De Vinfluence de Balzac ; recherches minutieuses 
de détail, comme Les corrections de Flaubert ; notices biogra- 
phiques sur Renan, sur Tainê, sur Zo/a, toujours semblables par 
le talent et la netteté du jugement, toujours différentes par l'ap- 
titude de l'auteur à s'adapter aux sujets les plus divers ; essais 
pénétrants de philosophie, comme l'article sur Nietzsche :on trou- 
vera tout cela dans ce nouvel ouvrage. Et l'on y trouvera aussi 
cette souveraine « intelligence » qui paraît bien le mot juste et 
nécessaire pour caractériser entre toutes la critique littéraire de 
M. Faguet. 



P. de Labriolle. 



Bibliographie 



G. M. 




r 

Sujets de devoirs. 

i 

UNIVERSITÉ DE PARIS. 

PHILOSOPHIE. 

L'intelligence, comme la conscience elle-même, tend finalement 
à sa propre disparition, par cela môme qu'elle indique un trouble 
et qu'elle fournit le moyen d'y remédier. 

M. Lalanoe. 



II 

UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND 



Français. 

Agrégation. 

Etudier la seconde manière d'Alfred de Vigny dans la Maison 
du Bergery la Mort du Loup, le Mont des Oliviers. 

Licence. 

Examiner cette opinion d'André Chénier: « De toutes les nations 
d'Europe, les Français sont ceux qui aiment le moins la poésie et 
qui s'y connaissent le moins. » 

LATIN 

Licence. 
Thème. 

La Harpe, Lycée ou Cours de Littérature, 2 e partie, introduc- 
tion : «Quoiqu'on ait observé avec raison... dans Jes disputes 
de l'école. » 



Digitized by 



430 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Dissertation. 

Quid sibi voluerit Quintilianus enucleabiti», cum dixerit (De 
Inst. ora/., XII, 2, 6): « Haec exhortatio mea non eo pertinet ut 
esse oratorem philosophum velim, quando non alia vitae secta 
longius a civilibus officiis atque ab omni munere oratoris réces- 
sif;. » 

GREC 

Thème. 

L'antiquité est pleine de je ne sais combien d'histoires surpre- 
nantes et d'oracles, qu'on croit ne pouvoir attribuer qu'à des 
génies. Tout le monde sait ce qui arriva au pilote Thamus. Son 
vaisseau étant un soir vers de certaines îles de la mer Egée, le 
vent cessa tout à fait. Tous les gens du vaisseau étaient bien 
éveillés, la plupart même passaient le temps à boire les uns avec 
les autre?, lorsqu'on entendit tout à coup une voix qui venait des 
îles et qui appelait Thamus. Thamus se laissa appeler deux fois 
sans répondre ; mais, à la troisième, il répondit. La voix lui com- 
manda, quand il serait arrivé à un certain lieu, qu'il criât que le 
grand Pan était mort. Il n'y avait personne dans le navire qui ne 
fût saisi de frayeur et d'épouvante. On délibérait si Thamus devait 
obéir à la voix ; mais Thamus conclut que si, quand il serait arrivé 
au lieu marqué, il faisait assez de vent pour passer outre, il ne 
fallait rien dire ; mais que, si un calme les arrêtait là, il fallait 
s'acquitter de Tordre qu'il avait reçu. 

FONTENELLE. 

Philosophie. 

Unité et identité de la personne humaine. 

Histoire de la philosophie. 

Classification des sentiments d'après Bain. (Les Emotions et la 
Volonté, l re partie.) 

Histoire ancienne. 

L'édit de Milan; son caractère et ses conséquences histori- 
ques. 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



431 



Histoire du Moyen-Age. 

1° Les rapports entre l'empire byzantin et la monarchie 
franque à l'époque mérovingienne. 
2° La justice à l'époque mérovingienne. 

ANGLAIS 

Version. 

Jeremy Taylor : « A man is a bubble (said the greek proverb) », 
jusqu'à : « ... or quenched by the disorder of an ill placed 
humour ». 

Thème. 

Balzac, Les Chouans, édition Calmann-Lévy , page 268 : « Sembla- 
bles à des feux nuitamment allumés... et dissipa les brouillards 
qui déposèrent une rosée pleine d'oxyde sur les gazons », page 
269. 

Rédaction. 

Comment and explain W. Cowper's Unes : 

An idler is a watch that wants both hands 
As useless if it goes as when it stands. 



III 

UNIVERSITÉ DE NANCT 



Dissertation française. 

Agrégation de grammaire. 

De remploi des données de l'Evangile par Alfred de Vigny, 
dans le Mont des Oliviers. 

Version latine. 

Agrégation de grammaire. 
Tite Live, Livre XXIV, chap. 45. 

Depuis : « In ea castra... », jusqu'à : «... nocte clausum obser- 
vâbânt. » 



Digitized by 



Google 



432 



REVUE bES COURS ET CONFÉRENCES 



Dissertation française. 

Licence. 

Expliquez et commentez cette phrase de la préface de Phèdre, 
où Racine, faisant la part de ce qu'il doit à Euripide, dit: 

« Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phè- 
dre, je pourrais dire que je lui dois peut-êlre ce que j'ai mis de 
plus raisonnable sur le théâtre. » 

Philosophie. 

Licence. 

L'infini actuel est-il concevable, est-il possible ? 

Dissertation latine. 

Licence. 

Quid de senectute veteres et recentissimi scriptores senserint, 
inquiretis. 

Thème latin. 

Licence. 

La Fontaine, Préface des Fables, depuis : « Mais ce n'est pas 
tant par la forme que j'ai donnée à cet ouvrage... », jusqu'à: 
«... y a donné à Esope une place très honorable ». 

Thème grec. 

Licence. 

La Bruyère, Caractères, chapitre v, édition Servois, Rébelliau 
(page 134), depuis : « Je veux avoir mes coudées franches...», 
jusqu'à : «... à être fier ». 



Le Gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 



Digitized by 



Treizième Année {* série, N° 27 



11 Mai 1906 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Il n'y a — et je dirai presque : Dieu merci — aucun plan dans 
les Lettres à Emilie sur la Mythologie. Selon son humeur, de 
Moustier prend la plume et écrit une lettre sur tel ou tel dieu, 
sur telle ou telle déesse. Mais il ne manque jamais de commencer 
ses lettres par quelques mots aimables pour Emilie, ni de les finir 
par un madrigal. En dehors de ce cadre toujours maintenu et 
fidèlement observé, il n'y a aucune trace de composition. Aussi 
ne puis-je guère que feuilleter avec vous ces lettres légères et 
badines, production mondaine du temps le plus mondain qu'il 
y ait jamais eu. 

Voyons, par exemple, ce que de Moustier nous dit quelque 
part de l'âge d'or, lieu commun qui a servi de matière à tous 
les poètes, depuis Hésiode, en passant par Virgile et surtout 
Ovide. Ne vous attendez pas à être frappés d'admiration : 
« Tout le temps que Saturne passa en Ttalie fut appelé TAgç 



Directeur : N. t ILOZ 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 



Professeur à V Université de Paris. 



De Moustier (suite). 



d'Or. 



Siècles heureux de la simplicité, 
De l'innocence et de la bonhomie, 




434 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Où la Franchise et la noble Equité 



Avaient encore un temple en Normandie ; 
Où l'on disait toujours la vérité ; 
Où la Gascogne était inhabitée ; 
Où la beauté n'était jamais fardée ; 
Où l'on n'avait ni le lait virginal, 
Ni blanc, ni noir, ni rouge végétal ; 
Où, décemment, l'on n'était point volage ; 
Où chaque amant heureux était discret ; 
Où, sans écrin, ni bijoux, ni portrait, 
Du tendre objet que Ton idolâtrait, 
Au fond du cœur on conservait l'image ; 
Où la Concorde, et l'Hymen, et l'Amour, 
Paisiblement faisaient ménage ensemble. 
Siècles heureux, reviendrez-vous un jour? 
Le mal revient fort souvent, ce me semble : 
Le bien, lui seul, passe-t-il sans retour? » - 



Ces vers sont gracieux : le tour eu est joli ; l'épigramme, tou- 
jours facile, n'est pas mal jetée, avec le vrai geste, le geste non- 
chalant de l'homme qui n'y tient pas, et qui la donne sans s'aviser 
que c'est une épigramme. Il n'était peut-être pas mauvais de vous 
indiquer ce que devient ce lieu commun de l'âge d'or, au temps 
où Ton n'a plus du tout le sentiment du grand. Il devient un 
prétexte à badinage spirituel ; on fait un âge d'or tout composé 
de négatives : ne sachant plus peindre le bonheur, on indique 
successivement tout ce que l'âge d'or n'a pas connu : mensonge, 
coquetterie, infidélité en amour, discorde dans les ménages, etc. 
Cela est tout à fait caractéristique de l'impuissance à faire grand, 
à faire fort, en un mot, à faire vrai. 

De Moustier est amené, un jour, à parler des Olympiades; elles 
lui servent de prétexte à badinage galant, et même un peu vif, 
sans dépasser pourtant les mesures que j'ai coutume d'observer: 
« L'établissement des jeux Olympiques est attribué à cinq frères 
nommés Dactyles, mot qui désigne leur nombre et leur union. 
Ces jeux se célébraient tous les cinq ans ; et ces intervalles ont 
servi, durant plusieurs siècles, d'époques pour la chronologie. 



« Ainsi, au lieu de dire, comme aujourd'hui, l'an mil sept cent, 
etc.. on disait : la première, la seconde année de la vingtième, 
de la trentième Olympiade. Par exemple, j'aurais dit alors de 
vous : 



Par leurs fêtes, autrefois, 
Nos pères dataient leurs années, 
Comme je date mes journées 
Par celles où je vous vois. 




DE MOUSTIER 



435 



Votre jeune cœur murmura 

Dès sa première Olympiade ; 

A sa deuxième, il soupira ; 

Dans son cours, il tomba malade ; 

La fièvre enfin se déclara 

Le premier jour de la troisième : 

Mais l'Hymen, par un talisman 

Qu'au doigt il vous mettra lui-même, 

Doit vous guérir subitement 

Deux ans avant la quatrième. 

« Cela signifierait, en style moderne, cfue vous avez éprouvé à 
cinq ans le penchant ; à dix ans, le désir £à treize ans, le besoin ; 
à quinze ans, le tourment d'aimer, et que vous serez mariée à 
dix-huit ans. J'en souhaite autant à toutes vos contemporaines. » 

Ici, de Moustier jongle avec les dates, les années et les Olym- 
piades, comme un jongleur avec des boules. 

Argus lui a inspiré quelque chose d'un peu meilleur. Argus, 
vous le savez, est ce héros qui avait cent yeux et qui était par 
suite la représentation de tout ce qui aime à épier, donc de la 
jalousie dominatrice, inquiète et soupçonneuse : « Jupiter aimait 
Io, fille d'Inachus. Io n'était pas ingrate; Jupiter était fidèle. 
Cette fidélité-là. était une infidélité pour Junon. Furieuse, elle 
descend du Ciel, et s'approche furtivement de la retraite des 
amants ; mais Jupiter la prévient et change Io en vache. Junon, 
se doutant de la métamorphose, demande cette vache à son 
mari, qui la lui confie à regret, et la Reine en donne la garde à 
son fidèle Argus. 

Le sieur Argus avait cent yeux ; 

Leur secours lui fut inutile ; 

L'Amour en voit plus avec deux ^ 

Que la Jalousie avec mille. » 

Voilà la vraie épigramme, telle que Voltaire y réussit si bien. 

Le passage sur Iris est tout à fait du même genre, et je suis bien 
forcé de me répéter : d'une matière qui est grande ou belle, ou 
tout simplement charmante et exquise, ces gens-là ne savent tirer 
que de l'esprit : « J'oubliais de vous parler d'Iris, la messagère et 
la confidente de Junon. La déesse, contente de ses services, la 
transporta aux cieux. Elle lui donna des ailes, et la revêtit d'une 
robe violette, dont l'éclat trace dans l'air un sillon de lumière que 
Ton appelle r Arc-en-ciel. Ainsi, 

Vers la fin d'un beau jour, ou bien après l'orage, 

Lorsqu'il vous arrive de voir 
Un arc étincelant briller sur un nuage, 
N'en concevez jamais un sinistre présage ; 



Digitized by 



436 



REVUE DES COURS ET C >NFÉRENCES 



Dites -vous seulement : « C'est Iris qui voyage : 
Junon apparemment .donne à souper ce soir ». 



« Quant à vous, Emilie, soyez assurée que, 



Si vous étiez Iris, et si Dame Junon 
Par caprice, daignait me faire 

L'honneur de m'inviter à souper sans façon, 
J'oublierais l'invitation 
Pour inviter la Messagère. » 



Quelquefois, cependant, nous voyons un peu de sentiment se 
dissimuler sous l'esprit et percer à peine. Ainsi le mot d'Aréthuse 
est bien joli. Cérès est en train de chercher sa fille Proserpine 
enlevée par Pluton. Aréthuse l'aperçoit dans ses courses souter- 
raines, elle l'appelle et lui dit : « Rassurez-vous ; je connais le 
sujet de vos alarmes. Je suis Aréthuse, autrefois nymphe de 
Diane. Je raccompagnais sur les bords du fleuve Alphée ; celui-ci 
me vit et m'aima. J'étais jeune ; vous devinez que j'étais sensible. 
Alphée me poursuivait. Hélas! je le fuyais, comme on fuit ce qu'on 
aime... » — Le plus beau vers de de Moustier lui est ainsi 
échappé dans sa prose, où il se dissimule par une aimable pu- 
deur. — « Mais les dieux, protecteurs de la vertu, me chan- 
gèrent en fontaine pour me soustraire à ses poursuites. Que 
devint-il alors...? 



Ce qui veut dire, selon les uns, que la fontaine Aréthuse se versa 
dans le sein du fleuve Alphée, ou, selon les autres, qu'elle versa 
ses eaux dans le sein de la mer, où par un privilège particulier, 
elles ne se mêlèrent qu'à celles du fleuve Alphée. Le poète a jeté 
une espèce de voile sur sa pensée. 

La rencontre de Diane et de l'Athénienne est assez jolie comme 
tour de couplets : « Diane, au retour de la chasse, se reposait 
près de la ville d'Athènes, sur le bord d'un ruisseau. Elle y avait 
déposé son arc et son carquois, et s'occupait à relever les tresses 
de sa chevelure, lorsqu'elle aperçut une jeune fille qui chantait, 
en cueillant des fleurs : 



Furieux, il rentra dans ses grottes profondes ; 
Mais l'Amour dirigea la course de nos ondes ; 
Et plaignant mon Amant, permit, pour l'apaiser, 



A nos flots de se caresser... » 



La beauté d'un front sévère 
Ne peut pas toujours s'armer. 
L'on est faite pour aimer, 
Quand on est faite pour plaire. 




DE MOUSTIEK 



Avec les tendres propos 
Que la vanité méprise, 
Aux dépens de son repos, 
Le cœur se familiarise. 

Diane, avec mille appas, 
Tu dédaignes la tendresse ? 
Hélas ! quand on n'aime pas, 
A quoi sert d'être déesse ! » 

Diane se fait reconnaître à la jeune fille et lui raconte son his- 
toire, puis celle d'Endymion, où il y a deux vers si absolument 
délicieux et tellement en dehors de la manière ordinaire de de 
Moustier, que c'est comme un accident, et un très bel accident : 
« Aussitôt, je monte sur le char de la lune, saisis les rênes et 
parcours ainsi l'Univers, traînée par mes deux coursiers, noirs 
et blancs. Chaque nuit, leur course se ralentissait vers le sommet 
du mont Lathma. C'est là que je retrouvais mon cher Endymion. 
Alors, je descendais de mon char. 

Un nuage aux mortels dérobait mon absence. 

Au milieu de la nuit, dans ces vastes déserts, 

La Nature à l'Amour semblait prêter silence : 

Tout dormait; nos cœurs seuls veillaient dans l'univers. » 

C'est, en vérité, une heureuse surprise, quand, dans un poète 
qui est d'un certain temps, éclatent des vers qui sont d'une autre 
époque: ceux-là sont de La Fontaine, ou d'un romantique qui 
aurait le sens sinon du grand, du moins du spacieux et du vaste. 
Ce ne sont plus des colifichets menus, d'une élégance apprêtée ; 
ce sont des vers. Quand, selon la remarque d'Horace et de Vol- 
taire, en brisant le rythme des vers, çn retrouve disjecti membra 
poetœ, on peut être sûr que ce sont de beaux vers. C'est bien Le 
cas ici : nous avons une belle phrase de prose, nombreuse, 
harmonieuse, et cadencée, mise strictement en vers. On y trouve 
même une coupe toute romantique : 

Tout doi*mait ; nos cœurs seuls veillaient dans l'univers. 

Les vers inspirés par Latone sont moins beaux : ils sont tout 
à fait caractéristiques de ce genre de sensibilité, un peu facile, 
un peu factice aussi, qui s'émeut devant une mère berçant ou 
allaitant son enfant, et qui est bien celle de l'école de Greuze. Les 
deux pages sur Latone indiquent la date de l'ouvrage, autant que 
les deux vers de tout à l'heure l'indiquaient peu. Nous rentrons 
dans notre temps : « Epuisée par cette couche laborieuse (elle 
vient d'enfanter Diane et Apollon), Latone s'endormit : 



Digitized by 



438 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Après ces douloureux travaux, 
Pour la première fois, quand la beauté sommeille, 
Avec combien de sentiments nouveaux 
Son cœur agité se réveille ! 



Durant le repos de Latone, l'île de Délos se rapprocha du rivage, 
et la déesse, en s'éveillaut, se mit en chemin pour rejoindre son 
père Céos. 



Cependant, pour se soustraire aux fureurs jalouses de Junon, elle 
précipitait sa marche : ce qui échauffait un peu son lait. Arrivée 
en Lycie, auprès d'un marais, elle demanda de l'eau aux paysans 
qui travaillaient sur ses bords : ceux-ci refusèrent de lui en 
donner. Vous me direz: que n'en prenait-elle? Cela est vrai; 
mais une femme ne sait point pardonner un refus. 



Echappée, enfin, à la colère de Junon, Latone élevait paisiblement 
Apollon et Diane. Fière de reconnaître en eux le sang du maître 
du tonnerre, elle préférait ses enfants à ceux de tous les Princes 
voisins. Cet orgueil était bien naturel. En effet, 



Cela est joliment dit, sans rien de trop. Le madrigal de la fin est 
agréable; mais il n'y a décidément pas assez d'imprévu, d'inat- 
tendu, dans les madrigaux de de Moustier. 
Voici qui est d'un ton plus élevé. 

Après Latone, le poète passe à Apollon : « Je vais vous parler 
du fils de Latone, connu et adoré sous les noms d'Apollon, de 
Phébus et du Soleil. 



Dans ce trajet pénible et solitaire, 

Ses deux enfants étaient entre ses bras. 

Ce doux fardeau ne la fatiguait pas : 

L'on devient forte, alors qu'on devient mère. 



Aussi dit-on que la déesse 
En grenouilles les changea, 
Pour apprendre la politesse 



Aux messieurs de ce pays-là. 



Est-on jolie ^A l'âge de quinze ans 
L'on veut régner ; c'est là le bien suprême. 
Devient-on mère ? On a pour ses enfants 
La vanité qu'on avait pour soi-même. » 



11 en est de ce dieu comme de la Beauté : 
Sous mille noms divers qu'elle se renouvelle, 
Qu'elle soit sur le trône ou dans l'obscurité, 



On l'adore ; c'est toujours elle. 




DE MOUSTIER 



439 



« Apollon, dès son enfance, fut présenté à la cour céleste ; Jupi- 
ter le reconnut, Junon même l'accueillit. 11 sut ménager adroite 
ment cette faveur et devint le dieu de la lumière. 



« .... Vous savez qu'Apollon est le dieu des beaux-arts ; et c'est 
pour cette raison que la fable nous le représente sous la figure 
d'un jeune homme sans barbe. 



Il y a, là, plus que de l'esprit : il y aune explication de mythe, peu 
profonde sans doute ; ce n'est pas une explication vertigineuse 
d'un mythe colossal, c'est de la mythologie fine, un peu péné- 
trante, à la manière de La Fontaine. Ce n'est pas tant parce 
qu'Apollon est le dieu du Soleil qu'il a une jeunesse éternelle, 
mais parce qu'il représente le talent, le génie et Part ; voilà cje 
qu'aurait dit La Fontaine, et ce que dit de Mouslier. 

Apollon avait inventé la médecine. Cet art, qu'exerçait son fils 
Esculape, est un thème éternel de plaisanteries, et de Moustier 
s'est conformé à l'usage; voici comment il compare Esculape aux 
médecins de son temps : 



Il ne marchait point escorté 
D'un leste et brillant équipage ; 
Il ignorait le doux langage 
Des Beaux-fils de la Faculté ; 
Il parlait sans point, sans virgule : 
On comprenait ce qu'il disait ; 
Et, pour comble de ridicule, 
Presque toujours, il guérissait. 



Très joli, à cause de sa simplicité ; ce n'est ni torturé, ni tour- 
menté. — « Esculape fit plus, il ressuscita les morts ; mais ces 
prodiges lui coûtèrent la vie. On fit entendre à Jupiter qu'Escu- 
lape usurpait son pouvoir suprême, et le Roi des dieux le frappa 
de la foudre. 



Apollon conduisait ce cbar, 

Qui, du vaste sein d'Amphitrite, 
Lorsque je dois vous voir, sort toujours un peu tard, 
Et, lorsque je vous vois, y retourne un peu vite. 



Jupin est vieux ; son fils, de la jeunesse, 
Malgré le temps, a conservé les traits. 
Les rois, les dieux ont connu la vieillesse : 
Les talents seuls ne vieillissent jamais. » 



Sa colère se signala 
Par ce châtiment exemplaire. 
Nos docteurs, depuis ce temps-là, 
N'ont jamais eu peur du tonnerre. » 




440 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



G*«st la griffe du chat qui sort d'une patte de velours ; cela est 
tout à fait exquis. 

J'arrive à uû petit badinage, qui n'est joli que par le caprice des 
rimes et des coupes, et qui, trente ans plus lôt, aurait été intitulé 
Les Mais : 

Un jeune époux, qu'Amour enflamme, 

A sa moitié jure à jamais 

De lui rester fidèle ; mais 

Ariste est l'amant de sa femme : 

Ils n'ont qu'un cœur, ils n'ont qu'une âme ; 

Ariste l'idolâtre; mais 

La jeune Anette est sa voisine 

Elle est folle, vive, mutine, 

Du reste assez maussade-; mais 

Madame Ariste a mille attraits, 

Des yeux, une taille divine 

Que son époux admire ; mais 

La jeune Anette est sa voisine. 

Clymène avait, dans tous ses traits, 

Un charme, une grâce enfantine, 

Avec mille trésors secrets 

Qu'Apollon connaissait bien ; mais 

Castalie était sa voisine. 

Vous me direz que, quand la poésie en est là, elle est comparable 
à un homme qui fait des ricochets avec adresse : l'idée bondit 
sur le mot mais, puis file comme à la surface du flot, pour rebon- 
dir sur un autre mais. Que voulez-vous ? C'est à connaître. Nous 
avons affaire à un homme qui est assez divers, qui a de temps en 
temps l'esprit épigrammatique, de temps en temps l'esprit de 
madrigal, et aussi — et c'est là du Benserade — un jeu d'une 
dextérité sinon merveilleuse, du moins assez piquante. 

Son Pygmalion n'est que joli. Quelques années avant, Jean- 
Jacques Rousseau avait fait l'admirable chose que vous savez. — 
Galatée, se réveillant, se touche, élonnée de voir la lumière, et 
dit : Ceci est moi. Elle touche le socle sur lequel elle repose, et 
dit : Ceci n'est plus moi. Elle touche Pygmalion et dit: Ceci est 
encore moi. — Le bon de Moustier a su trouver des vers lestes, 
pimpants et joyeux : 

Ah ! si mon ciseau fidèle 
Pouvait rendre les appas 
Qu'on voit sur chaque modèle, 
Et ceux que Ton ne voit pas ; 
Sans voile représentée, 
Avec leurs proportions 
Que bientôt ma Galatée 
Ferait de Pygmalions !... 



Digitized by 



DE MOUSTIKR 



441 



Mais pourquoi ma voix légère, 
Unissant tant do beautés, 
Me fait-elle une chimère 
De tant de réalités ? 
Tandis que je les rassemble, 
Amour rit de mon travail ; 
Et j'abandonne l'ensemble 
Pour adorer le détail. 



Cela, c'est la chanson du dix-huitième siècle, sans refrain, la 
chanson de la toilette de la marquise, la chanson de onze heures 
du malin. 

Telle est la première partie des Lettres à iïmilie : vous voyez 
qu'elle renferme nombre de jolies choses. La seconde est déjà 
moins bonne, elle contient beaucoup plus de prose. Les quatre 
autres sont beaucoup plus faibles, avec cette particularité toute- 
fois que l'auteur se relève un peu vers la fin. On voit un homme 
qui a exploité le succès de son premier volume en publiant 
une suite et une seconde suite. 

Il y a pourtant, sur les Heures, des vers d'une solidité inac- 
coutumée chez de Moustier,qui et rappellent le style vigoureux et 
précis du Corneille des premières comédies. 

La rencontre de Vénus et d'Adonis approche beaucoup plus 
encore de la beauté. De Moustier a été frappé et peut-être ému de 
ce contraste de l'éternelle beauté féminine et d'une beauté mas- 
culine périssable et fragile ; Adonis, c'est le dieu frêle* qui meurt 
pour renaître, il est vrai, mais qui meurt ; c'est le dieu de l'Amour 
et de la Douleur, celui des grands élégiaques, de Tibulle, de 
Catulle et de Musset. «Là, un jeune favori de Diane faisait, depuis 
quelque temps, ses premières armes ; il avait les grâces de Diane 
elle-même. On l'eût pris pour son frère. Il n'était pas immortel ; 
mais il entrait dans cet âge brillant où la vie ressemble à l'immor- 
talité. En poursuivant les monstres des forêts, il aperçut Vénus, 
et s'arrêta. Cypris, étonnée, leva les yeux et ne les baissa plus. 



La tenez-vous, cette sonorité? N'est-ce pas celle des vers amou- 
reux de La Fontaine dans Climène, de Musset dans Une bonne 
fortune ? 



Le chasseur oublia son arc et son carquois. 
Vénus, du sein des pleurs, sentit naître un sourire. 
Ils se voyaient alors pour la première fois ; 
Mais ils semblaient avoir quelque chose à se dire. » 



Je ne lui dirai rien, j'irai tout simplement 
Me mettre à deux genoux par terre devant elle, 
Regarder dans ses yeux l'azur du firmament, 




412 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Et, pour toute faveur, la prier seulement 
De se laisser aimer d une amour immortelle. 



Rien de meilleur que cette extrême simplicité pour exprimer un 
sentiment profond. 

L'histoire de Vénus et d'Adonis se poursuit en prose, dans tous 
les sens de ce mot. Je ne vous arrêterai que sur le madrigal qui 
la termine. Adonis a rougi les buissons de son sang : « Cypris, 
après avoir rendu les derniers devoirs à son bien-aimé, songea 
elle-même à soigner ses blessures. En volant au secours d'Adonis, 
elle n'avait senti ni les rochers ni les ronces qui l'avaient déchi- 
rée. Les rosiers épineux étaient teints de son sang. Plusieurs 
gouttes jaillirent sur les roses ; et ces fleurs, qui jusqu'alors 
avaient été blanches, conservèrent depuis cet accident la couleur 
du sang de Vénus. 



Aussi moi, qui jamais n'obtins d'autre faveur, 

Qui jamais n'eus d'autre ressource 
Que de vous présenter quelquefois cette fleur ; 
Je crois, en la voyant briller sur votre cœur, 
Voir le sang de Vénus retourner à sa source. » 



Ici, non seulement le madrigal est joli; mais il a quelque chose 
de plus profondément senti qu'à l'ordinaire. 



A. B. 




Le roman français au XVII siècle. 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 



Professeur au Collège de France, 



Diane de Châteaumorand et Anne d'Urfé ; leur mariage et 
leur divorce. — Suite de la biographie d'Honoré d'Urfé. 

Diane de Châteaumorand naquit le 30 novembre de Tannée 
1561, à Châteaumorand, et, comme Honoré d'Urfé, grandit dans la 
région du Forez Sa famille était protestante; mais, vers 1574, 
lors de son premier mariage, elle se convertit au catholicisme. 
Très belle femme, et ne l'ignorant pas, elle avait la réputation 
d'être fière et même assez hautaine. D'après des témoignages 
qu'il ne faut sans doute pas prendre à la lettre, elle demeurait 
souvent enfermée, toujours masquée dans ses promenades, pour 
défendre la fraîcheur de son teint contre l'ardeur du soleil. On dit 
qu'elle se peignait le visage, pour ajouter à ses grâces naturelles. 

Vers 1574, elle épousa Anne d'Urfé, le frère aîné d'Honoré. 
Celui-ci avait passé sa jeunesse à la cour et aux armées. De plus, 
il avait été formé de bonne heure à la poésie par Loys Papon, 
prieur de Marcilly : il ne manquait point de talent, et il écrivit 
plusieurs ouvrages, surtout des vers. Son titre de bailli de Forez 
et sa richesse considérable lui valaient une influence très grande 
dans le pays. De là vint, sans doute, qu'il joua un rôle impor- 
tant pendant la Ligue, en qualité de lieutenant du duc de 
Nemours. Quoi qu'il en soit, nous savons par des documents 
authentiques qu'une séparation fut prononcée entre lui et sa 
femme, — ou plutôt une annulation de mariage, vers les années 
1598-1599. Nous possédons le rescrit rendu par le pape Clé- 
ment VIII, à la requête de Diane de Châteaumorand et non de son 
mari, renvoyant à l'Official de Lyon le procès d'annulation du 
mariage. En voici la teneur exacte, qui nous dispensera de com- 
mentaires très difficiles sur une question aussi délicate : « Notre 
très chère fille en Christ, Diane de Châteaumorand, du diocèse 
de Lyon, nous a exposé qu'à peine nubile, c'est-à-dire en l'âge 
de treize ans environ, elle fut donnée en mariage par ses parents 
à notre très cher Anne d'Urfé, marquis de Bagé, avec lequel 
elle cohabita pendant plusieurs années, sans qu'il Tait jamais 




444 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



connue : (ob impotentiam et frigiditatem ipsius Annae, nunquam 
carnaliter cognita fuit) — c'est pourquoi, ayant reconnu qu'il 
est incapable d'avoir lignée, et le mariage contracté avec ledit 
Anne n'ayant eu aucun effet, elle désire en faire déclarer légale- 
ment la nullité, et être autorisée à contracter mariage avec un 
autre... 

« Nous donc, ayant pouvoir,... autorisons... etc. 
« Donné à Rome aux ides J. 1598 » 

Indépendamment de cette pièce, dont la signification est claire, 
nous avons différents actes de la longue procédure qui s'accumula 
durant six ou sept ans en vue de cette espèce de divorce; — des 
rapports de médecins ou de chirurgiens datés du 20 avril et du 
18 mai 1599; — une deuxième requête de Diane à l'Oflicial, du 
2 avril 1599 également. Bref, le 18 mai de cette année-là, TOffi- 
cial de Lyon rendit sa sentence, en déclarant nul le mariage 
d'Anne d'Urfé et de Diane de Châteaumorand ; — et l'un et l'au- 
tre donnèrent leur consentement à ladite sentence (7 juillet). 

Dès lors, Anne se consacra définitivement à la littérature. II en- 
tra dans les ordres, fut doyen du chapitre de l'Eglise de Montbri- 
son, de 1604 à 1611, et redevint simple chanoine. Il mourut en 



Son professeur de poésie, LoysPapon, nous a laissé un Dis- 
cours sur la vie et les mœurs d'Anne d'Urfé (1596); il a écrit éga- 
lement quelques pages sur Honoré, et a tracé de lui et de Diane 
un éloge assez singulier. On en pourra juger par ce fragment: 
« H aima et honora singulièrement Diane, sa femme, comme une 
perle de son temps en élégance de perfections désirables aux da- 
mes d'honneur et fluide éloquence, aux discours de toute vertu. » 
Ainsi qu'il arrive souvent, l'élève surpassa le professeur et pro- 
duisit un assez grand nombre d'œuvres, des poésies pour la plu- 
part; en voici la liste sommaire : 

1° Diane, composée en 1573 (Anne avait alors dix-sept ans), en 
l'honneur de Diane ou de Carite. A Diane de Châteaumorand, sans 
doute, se rapportent les vers suivants, au commencement du livre: 



Cependant il ne faut pas oublier que Diane avait seulement douze 
ans ; il est vrai qu'elle fut mariée bientôt après, (le contrat 
avait été signé dès 1571) et il se peut qu'elle ait été aussi précoce 
que belle. 

2° La Hiéronyme, imitation de Torquato dont il ne reste rien 
aujourd'hui. 



1621. 



Je chante dans ces vers combien de passions 
J'ay souffert, en deux ans, par ses perfections. 




LES D'URFÉ 



445 



3° L'Hymne du Gentilhomme champêtre. 

Un gros manuscrit renferme les Œuvres poétiques, spirituelles 
et morales, parmi lesquelles on remarque : un Hymne au duc de 
Savoie, un Hymne de Sainte-Suzanne, dédié à Marguerite de 
Valois, les Sonnets de l'Honneste amour, la Description du pays 
de Forez, les Sonnets des misères de la France, des Epitaphes, 
des vers sur Carite, un Hymne des Anges qui fait songer à 
Milton, et une Philocarite, etc. 

Un autre frère d'Honoré, Antoine, né en 1571, fut écrivain. 
C'était le plus jeune des fils. Il étudia avec Honoré au collège de 
Tournon, devinl abbé de la Chaise-Dieu, et prieur de Montverdun 
(1592). Puis il fut élu évêque de Saint- Flour, mais ne reçut point 
la consécration. Partisan du duc de Nemours, il périt en 1594, 
tué probablement dans un combat de la Ligue. Il a laissé quel- 
ques ouvrages, peu considérables d'ailleurs, de tournure phi- 
losophique et morale : 

1° L Honneur, premier dialogue du Polémophile. Avec deux 
epistres appartenantes à ce traicté, Tune de la préférence des pla- 
toniciens aux autres philosophes, l'autre des degrés de perfec- 
tion. 

2° La Vaillance, second dialogue du Polémophile, dédié à 
Mgr le duc de Nemours. 

Outre cela, des « Epistres philosophiques » dédiées à Margue- 
rite de Valois, — et un Traité de la Beauté qu'acquiert l'esprit 
par les sciences. 



Vers 1580, Honoré d'Urfé, âgé de douze ou treize ans, entra 
dans l'ordre de Malte, « par force procédant du respect et révé- 
rence que ledit sieur portait à dame Renée de Savoye,sa mère. » 
On lui fit faire immédiatement une profession, tellement qu'il ne 
fit aucune année de probation préparatoire. (Et cela aura des 
conséquences pour son mariage, une vingtaine d'années plus 
tard.) Il alla peut-être à Malle ;-mais, en 1583, nous le trouvons 
élève au collège de Tournon, tenu par les Jésuites, dont il est le 
meilleur « littérateur » et où il compose son premier ouvrage; 
C'est un in-8° de 136 pages, intitulé : 

« La Triomphante entrée de très illustre dame Madame Magde- 
leine de la Rochefoucauld, épouse de hault et puissant seigneur 
Messire Just Loys de Tournon, seigneur et baron dudict lieu, 
comte de Roussillon, etc.. faicte en la ville et Université de Tour- 
non, le dimanche 24 avril 1583. A Lyon, par Jean Pillehotte, à 




446 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



l'enseigne de Jésus, 1583, avec permission. » L'auteur est Honoré 
d'Urfé, « chevalier de Malte ». 

On joua une Moresque où les frères d'Urfé remplirent un 
rôle. Il y avait en tout dix personnages, trois d'entre eux habillés 
en Maures noirs, « avec leurs hauis-baretins de satin rouge, vert 
« et jaune, passementez d'argent, de beau-tafetas rouge aux 
« franges d'or, leurs juppes volantes et chausses larges jusques 
« au lalon ; trois autres acteurs couverts de lierre, deux de 
« mousse, et deux de peau de chèvre, accoutrés en satyres, 
« pour signifier que, par le moyen de ce mariage, plusieurs de 
« différente volonté seraient reliés ensemble en bonne paix. 
« Chacun d'eux avait au bras gauche la targue peinte diver- 
« sèment avec des chiffres et devises belles et fort à propos; en 
« la main droite, ils portaient Tare coloré avec sa flèche de 
« même. » Tout le divertissement eut une forme champêtre et 
bocagère. Ajoutons que des danses complétèrent ces fêtes, qui 
durèrent quatre jours et furent suivies de deux jours de congé. 

Honoré d'Urfé, pour cette circonstance écrivit quelques fantaisies, 
notamment un « Dialogue dans le goût du temps entre la nymphe 
des eaux de Doux et le pont bâti sur ce torrent par les libéralités 
«du cardinal de Tournon » ; ce dialogue, il est vrai, on l'attribue 
quelquefois à son frère Christophe ; et c'est un prétexte de dire 
que les d'Urfé furent alors une famille de poètes ; mais il n'im- 
porte. — Honoré rentra bientôt à La Bastie, et .vécut cette vie 
dont il aime tant à évoquer les chers souvenirs en plusieurs en- 
droits de ses œuvres, surtout dans la Dédicace au Lignon, qui 
précède la 111 e partie de YAstrée. Il avait une figure très fine, des 
yeux très expressifs, élait fort bel homme et parfait cavalier. 
Son élégance et ses manières naturellement distinguées lui 
valurent sans doute plus d'un succès. Cependant il ne cessa 
point d'écrire. 

Il composa en l'honneur de M lle de la Roche-Turpin un petit 
poème intitulé le Triomphe d'Amour; et, en 1588, « à peine sorty 
■de ses estudes », il ébaucha le Sirène. 

Mais on est bien obligé de remarquer que l'amour, sous tous 
ses aspects et avec toutes ses nuances, tient, dès ce moment, 
une place importante dans les écrits d'Honoré. Il a aimé dans sa 
jeunesse, et les sentiments et les émotions qu'il prête à ses héros 
sont les sentiments et les émotions qu'il a lui-même éprouvés. Et 
<;e n'est pas là une hypothèse gratuite; — nous avons deux textes 
formels qui nous permettent de l'affirmer, et qui précisent les 
allusions relevées, antérieurement, dans les dédicaces de YAsirée, 
— deux lettres se rapportant également à ce roman, et où Honoré 




LES D'URFÉ 



447 



d'Urfé d'abord, puis Pasquier, échangent des confidences au 
sujet des personnages, de leurs actes et de leurs propos. (Œuvres 
de Pasquier, II, p. 531.) 



De Messire Honoré d'Urfé, comte de Chasteauneuf, à Pasquier : 

« Je vous eusse moy-même porté ce livre, qu'avez désiré de 
moy , si je n'eusse eu peur de rougir en le vous donnant. Que si me 
demandez d'où procède ceste honte, je vous diray que c'est de 
vous et de moy; ceste Bergère que je vous envoyé n'est véritable- 
ment que l'histoire de ma jeunesse, sous la personne de qui j'ay 
représenté les diverses passions, ou plustôt folies, qui m'ont 
tourmenté l'espace de cinq ou six ans. Et quoyque ces furieuses 
tempestes soient cessées et que, Dieu mercy, je jouisse à ceste 
heure d'autant de calme qu'autrefois j'ai été incapable d'en 
avoyr, si ne laissé-je d'appréhender qu'un si juste estimateur de 
toutes choses, comme est ce grand Pasquier, voyant le commen- 
cement de mon aage si agité de troubles et orages (pour ne pas 
dire un esprit plein de folie en sa jeunesse), ne passe un sinistre 
jugement de moy et de ce que je puis estre devenu. Car, si le 
Printemps donne cognoissance de i'arrière-saison, quel juge- 
ment sçauroit on faire par ce premier aage qui ne soit désavan- 
tageux pour celuy où je suis? Que si l'amitié prend sa principale 
et plus saine origine de la bonne opinion, n'est-ce pas une 
grande imprudence à moy de vous mettre devant les yeux le 
témoignage du peu que je vaux?» 

Or, voici comment le « grand » Pasquier répondit à l'auteur 
deYAstrée : 



Réponse de Pasquier au seigneur comte de Chasteauneuf : 

« Quoy ! vous n'avez donc pas voulu par vos mains me faire part 
de votre beau livre d'Astrée^ craignant que je ne vous visse rou- 
gir pour estre l'image de vos jeunes amours, que vous appeliez 
folies ? Prenez garde, je vous supplie, que, poussé d'un sage 
instincjL, ne l'ayez fait afin de ne me voir rougir le recevant. Car. 
je vous puis dire, comme chose très vraye, qu'à la première ou- 
verture du livre, lisant une infinité de beaux et riches traits sur 
la description de votre païs du ForestJ'ay esté surpris d'une 
telle sorte qu'aussitôt je me suis condamné de me blottir dans 
les Foresls et mes livres, et de mener une vie solitaire, comme 



Lettre IX. 



Lettre X. 




448 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Hermites, pour n'estreveus. Mes enfants, ai-je dit, il est mes- 
huy temps que sonnions la retraite ; nous sommes d'un autre 
monde : ce je ne sçay quoy qui donne la vie aux livres est terny 
dedans ma vieillesse, et a peu dire le temps qui court maintenant 
est revestu de tout autre pareure que le nostrè. Et me faisant de 
cette façon mon procès, et à mes livres, voicy le jugement que 
j'ay fait du vostre : premièrement, je trouve l'économie géné- 
rale d'une merveilleuse bienséance, car vous estant proposé de 
célébrer sous noms couverts plusieurs seigneurs, Dames et an- 
ciennes familles de vostre pais le Forest, avez fait entrer enjeu 
Nymphes, Bergers et Bergères, suject convenable aux bois et 
forests. Et au regard du particulier, qui concerne vos amours, 
en avez dextrement estalé l'histoire, que je veux allégoriser. Vous 
me direz, par ad venture, qu'en cecy il y aura du vieillard en moy. 
Si je l'ay faict, c'est une leçon que j'ay apprise de saint Paul, 
quand il nous enseigne que l'histoire d'Ismaël, né d'Abraham et 
de sa chambrière, représentoitle vieil Testament, et celle d'I- 
saac, enfant légitime, le nouveau. En l'histoire de vos amours 
je vois un Céladon (qui estes vous-même) démesurément esperdu 
en l'amour de la belle Astrée, se laisser emporter à la mercy de 
vostre fleuve Lignon, où après avoir beu beaucoup d'eaux, enfin 
par les ondes jetté sur le bord, est accueilly par la nymphe Ga- 
latée, qui donne ordre de le faire porter en sa cabane, où elle 
devient amoureuse de luy... » 



De 1589 à 1595, Honoré d'Urfé combattit dans les rangs des 
Ligueurs ; mais cela ne l'empêcha point de s'occuper de ses af- 
faires privées. On se rappelle que, par déférence et respect pour 
ses parents, il était entré dans Tordre de Malte, et avait fait une 
« profession » immédiate. 11 réclama contre un acte dont il 
n'était pas responsable, et en 1599, après de longues formalités 
et enquêtes (sentence définitive du 28 juin 1599), le pape Clé- 
ment VIII rédigea un rescrit relatif à la dispense et rétracta- 
tion des vœux d'Honoré. 

Vers 1593, Anned'Urfé se détacha de la Ligue et fit sa soumis- 
sion à Henri IV : il fut poussé à cet acte par son goût du repos, 
et son désir d'une vie calme et tranquille ; mais, aussitôt, Honoré 
lui succéda comme lieutenant du duc de Nemours, et, en cette 
qualité, assista à beaucoup de combats, de sièges, de prises de 
places. Au mois de février 1595, il fut fait prisonnier à Feurs : on 
l'enferma pendant un mois, et demi, et, dans la suite, il se plai- 



# 




£ES D'URFÉ 



449 



gnit amèrement de cette captivité. Il accusait ses ennemis d'avoir 
usé enversluide manœuvres déloyales, etde lui avoir tendu un guet- 
apens pour s'emparer de sa.personne ; de là peut-être son retard 
à se soumettre à la royauté de Henri IV. Peu de temps après, Ho- 
noré d'Urfé dut subir une captivité nouvelle, qui est demeurée 
mystérieuse. Il aurait été saisi par les soldats de Marguerite de 
Valois, et enfermé dans le château de cette dernière : alors il 
semble qu'un amour réciproque se forma entre la reine et le 
poète. Nous apprenons, en effet, par -la Dédicace des Epîtres 
morales, que d'Urfé les avait communiquées à la reine, et que 
la reine avait dû les inspirer en partie. 

Au sortir de sa captivité, Honoré se rendit en Savoie. IL fut 
témoin de la mort du duc de Nemours, qui s'était rendu à 
Turin auprès du connétable de Castille, pour l'engager à passer 
dans le Lyonnais avec une armée. D'Urfé, revenu en France, 
fut fait pour la troisième fois prisonnier et enfermé à Mont- 
brison. C'est alors que s'achevèrent les Epîtres morales : leur 
auteur étant tombé malade, son ami Favre, président de l'A- 
cadémie de Chambéry et personnage très influent dans cette 
ville, vint lui demander l'autorisation de les publier, dans le 
cas où il viendrait à mourir. Elles parurent ainfci en 1595. Dans 
la suite, Honoré publia comme complément les livres II et III, 
qui en firent un ouvrage digne d'intérêt. Les Epîtres constituent 
une sorte de traité de philosophie morale, comprenant l'éloge 
de la vertu et du stoïcisme. Elles sont adressées à Agathon, 
personnage fictif qui désigne probablement Favre, l'ami d'Ho- 
noré d'Urfé. Le style en est déjà remarquable. On peut citer, 
comme admirables, les pages relatives à la mort du duc de 
Nemours. Il y a, dans ce passage, quelque chose qui fait invo- 
lontairement songer au romantisme ; et Ton est obligé d'a- 
vouer que, par sa façon de comprendre et de peindre la nature 
grandiose et sauvage, Honoré d'Urfé est encore un précurseur. 



Après la soumission du Forez au roi, il se retira chez le duc 
de Savoie, son parent. Là il écrivit des poésies religieuses, des 
paraphrases diverses, notamment sur le Cantique des Cantiques. 
Surtout, il termina le Sirène, cette pièce qu'il avait ébauchée de- 
puis longtemps, et dont le premier livre est daté de Chambéry, 
le 20 novembre 1596 ; le deuxième, de Virieu, le 20 décembre 
de la même année. 

A ce moment-là, le mariage de son frère allait de moins en 



★ 



80 




450 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



moins bien : en 1598, l'annulation en fut prononcée, et, en 1599 t 
nous l'avons vu, Anne et Diane apportèrent leur consentement. 
C'est aussi le temps de la reprise de la Maurienne, où se distin- 
gua Honoré, qui devint gentilhomme de la chambre du duc de 
Savoie, puis capitaine des gardes. Il écrivit alors le premier livre 
de la Savoysiade (1599), poème épique qui devait comprendre neuf 
chants ou livres, et dont un long fragment a été publié dans les 
Délices de la poésie française de Rosse t. En 1600, il passe son con- 
trat de mariage avec Diane de Châteaumorand, qui avait cinq 
ans de plus que lui. Il est chambellan de Son Altesse le duc 
de Savoie colonel général de sa cavalerie et infanterie françaises. 
Il voyage beaucoup, habite successivement Virieu-le-Grand, 
Senoel, Turin, Châteaumorand, Montormentier, Paris, Lyon. 
Cependant il ne quitte jamais sa femme, et Ton se demande 
où prennent leurs arguments ceux qui prétendent qu'il en était 
séparé. En 1602, on vient l'arrêter comme suspect au roi et Taire 
chez lui de nouvelles perquisitions : pourquoi? C'est un point 
sur lequel la lumière n'a pas encore été faite. Il s'occupait déjà 
de YAstrée, et il venait de mettre la dernière main au Sirène, 
dont nous pouvons donner le résumé : 

Dans le royaume de Léon, dans la fraîche vallée de l'Ezla, 
vivait un berger du nom de Sirène, qui n'avait pu voir, sans en 
être vivement épris, les rares vertus et l'incomparable beauté de la 
bergère Diane. Tous deux s'étaient déclaré une tendresse mutuelle; 
ils espéraient un hymen prochain. Mais voilà que Sirène est 
obligé d'aller en Italie, de traverser la mer, pour garder les 
troupeaux de son maître sur les bords de l'Eridan. Pendant son 
absence, Diane est contrainte, par ses parents, d'épouser le ber- 
ger Délio. Sirène revient : on devine ce que furent, de part et 
d'autre, la tristesse et les regrets. 

On a dit souvent que d'Urfé, composant Sirène, s'était inspiré de 
la Diane de Montemayor. Or, sauf le cadre, il est impossible d'éta- 
blir un rapprochement continu entre les deux ouvrages. Tandis 
que l'héroïne de d'Urfé fait plier son amour devant le respect pa- 
ternel, la Diane de Montemayor, infidèle par jalousie, se marie non 
par devoir, mais par caprice. Ce qu'il faut, avant tout, voir dans le 
Sirène, ce sont les souvenirs personnels de la passion de d'Urfé. 

Sirène parut en 1606. En 1604, Honoré etDiane avaient eu l'idée, 
qui ne se réalisa point, de fonder à Moulins un Collège des 
Belles-Lettres. En 1604-1605, Honoré fit un pèlerinage à Lorette ; 
en 1605, puis en 1607, Honoré et Diane vinrent ensemble à Paris ; 
alors parut la première partie de YAstrée. Ils passèrent ensemble 
l'hiver de 1608 à Châteaumorand, et nous les trouvons tous deux 




LES D'URFÉ 



451 



en 1608 et en 1609 près Sa Majesté. Quand est publiée la deuxième 
partie du roman, Honoré est envoyé à Paris, de même de 1611. 
Mais retrouvait Diane à Châteaumorand ou à Virieu. D'où vient 
qu'on ait pu soutenir qu'ils avaient vécu constamment séparés ? 
— Les travaux récents de l'abbé Heure, qui nous exposent remploi 
de leur temps, année par année avec une grande précision, nous 
ont permis de rejeter cette hypothèse, ou mieux cette légende. 
C'est pour la détruire que nous sommes entrés dans des détails 
fastidieux en apparence, mais d'une évidente utilité. 



A. R. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



De l'invention psychique ; l'imagination novatrice (suite). 

Le concept d'association des idées est un concept mal fait, je 
l'ai dit et je pense l'avoir prouvé ; mais ne me suis-jepas contredit, 
lorsque, après avoir ainsi parlé de l'association des idées consi- 
dérée comme comprenant l'association de contiguïté et l'associa- 
tion de ressemblance, j'ai ensuite fait rentrer l'imagination nova- 
trice dans l'association des idées, comme une troisième sorte d'as- 
sociation? Je dois m'expliquer, tout d'abord, sur cette contra- 
diction apparente. 

Le concept d'association des idées est un concept mal fait, 
puisqu'il réunit sous un même nom des faits opposés ; mais il 
correspond à un certain aspect des faits psychiques, si on les 
considère tout au moins superficiellement. Par conséquent, il ne 
faut pas attacher une réelle valeur au terme d'association des 
idées ; mais il peut être commode de s'en servir, afin de grouper 
sous ce mot un certain nombre de phénomènes qui présentent des 
analogies ou superficielles ou profondes. En l'entendant ainsi, je 
crois bon de faire rentrer dans ce concept trois sortes de faits 
psychiques et non deux seulement. 

La troisième association, c'est l'imagination novatrice. J'ai 
montré qu'elle ressemble, à certains égards, à l'association de 
contiguïté, qu'elle ressemble, à d'autres égards, àl'association de 
ressemblance, et ces deux analogies m'ont paru suffisantes pour 
justifier le groupement dont j'ai parlé. Peut-être quelques éclair- 
cissements nouveaux sont-ils nécessaires cependant, sur ce 
point. 

Je vais me servir, une fois de plus, d'exemples schématiques. 
Une rivière, présente à la conscience, est suivie ou accompagnée, 
dans la conscience, d'un moulin à eau, son associé dans l'expé- 
rience: Ri Mi, voilà un genre d'association. La première rivière, 
présente à la conscience, est suivie, dans la conscience, d'une 
autre rivière analogue, et voilà un autre mode d'association : 
Ri Ra. Si maintenant Ri est suivi, dans la conscience, d'un moulin 




l'imagination novatrice 



453 



qui est l'associé d'une autre rivière dans l'expérience, je dis qu'il 
y a là encore une autre association : Ri M2. La rivière n° 1 provo- 
que l'apparition dans la conscience d'un élément empirique qui 
n'est pas son contigu normal, puisque ce n'est pas son contigu 
dans l'expérience passée, mais un contigu analogue. Il en résulte 
un tout nouveau ; mais c'est l'analogie entre le contigu normal et 
le contigu analogue qui provoque l'association. L'imagination 
novatrice est donc, on le voit, très rigoureusement assimilable à 
une association. 

Il m'arrivera de dire, tout simplement, une imagination ; voici 
pourquoi. Au xvn e siècle, ce terme d'imagination n'avait pas le 
même sens qu'aujourd'hui. On distinguait alors l'imagination re- 
productrice ou mémoire vive et l'imagination créatrice. Mais, peu 
à peu, on a cessé d'appeler imagination la reproduction des ima- 
ges anciennes, et ce qu'on appelle aujourd'hui un homme d'imagi- 
nation, c'est un homme qui invente. Par conséquent, le fait appelé 
dans les livres imagination créatrice doit être appelé imagina- 
tion novatrice, si l'on veut préciser, ou, tout simplement, imagi- 
nation. 

La thèse de la dernière leçon consistait à montrer l'imagination 
analogue à la première des deux associations et analogue, d'une 
autre manière, à la deuxième et peut-être plus profondément, 
parce qu'elle est, elle aussi, une nouveauté psychique, une inven- 
tion. Et lorsque j'ai voulu trouver au fait d'imagination une raison 
tout au moins provisoire, il a fallu que j'aie recours à l'association 
de ressemblance ; mais l'association de ressemblance, que nous 
avons pu trouver à la base de l'imagination, j'ai été obligé de la 
situer hors de la conscience. J'ai dit qu'il y avait analogie entre 
trois faits, dont les deux premiers ne sont pas dans la conscience : 
RiMi, R2M2, RiMa; mais le recours à l'inconscient, disaiS'je, une 
psychologie sévère ne le fait qu'en désespoir de cause. Donc, 
cette solution, je demande qu'on ne la considère que comme 
provisoire. Nous essaierons de trouver une autre solution qui 
ne prête pas à la même critique. 

Il y a encore un point sur lequel je dois insister, toujours pour 
confirmer la place que je confère à l'imagination dans l'ensemble 
des faits de conscience.. J'ai critiqué la théorie unitaire de l'asso- 
ciation ; j'ai dit et j'ai insisté sur ce point, parce que cette théorie 
est un obstacle à certaine thèse, des plus importantes en psycho- 
logie, que je suis en train d'établir. Mais la thèse unitaire com- 
battue ne s'appliquait qu'à l'association telle qu'elle figure dans 
les ouvrages classiques, c'est-à-dire à l'association composée de 
l'association de contiguïté et de l'association de ressemblance. 



Digitized by 



454 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Pour montrer que l'imagination est la troisième association des 
idées, il convient de montrer que la thèse unitaire pourrait lui 
être appliquée, sauf à montrer ensuite qu'elle ne peut lui être 
appliquée qu'à tort. 

Comment, en effet, la thèse unitaire explique-t-elle l'associa- 
tion de ressemblance ? 

Deux termes se suivent dans la conscience, qui se ressemblent : 
par exemple, un moulin et un autre moulin, Mi et M2. Ces termes 
se ressemblent et ils diffèrent, puisqu'ils sont deux. Ce qu'il y a 
de commun entre eux, l'idée générale de moulin (M), développe 
dans la conscience les éléments de Tordre de la contiguïté qui 
l'individualisent en Mi, puis ceux qui l'individualisent en M2. 
Lorsqu'un fait d'imagination se passe dans la conscience, ne 
pourrait-on pas soutenir qu'il sa passe quelque chose de sembla- 
ble? De même qu'il y a une sorte d'idée générale du moulin, il y 
aune idée générale du mbulin sur la rivière ou d'une rivière qui 
a en bordure ou à cheval sur son courant un moulin. Cette idée 
générale (RM) se compose de la rivière et du moulin et de leur 
rapport. Çe rapport n'est pas indifférent, c'est un certain rap- 
port, car la rivière ne passe jamais sur le moulin. Donc l'idée 
générale RM peut se développer de plusieurs façons, de façon à 
produire RiMi, et c'est là une association de contiguïté, — ou 
R2M2, et c'est encore là une association de contiguïté, — ou R1M1, 
R2 M2, et c'est alors une association de ressemblance ; mais elle 
peut aussi se développer en rattachant à la rivière Ri les caractè- 
res individuels de M2. Quant au rapport de M et de R, il pourra 
être emprunté soit à l'expérience de RiMi, soit à celle de R2M2. 
Mais, comme, dans l'un et l'autre cas, ce rapport risquerait 
<le s'adapter mal au terme emprunté à une autre expérience que 
lui-même, il vaut mieux supposer que ce rapport est emprunté, 
en parlie à la première expérience, en partie à la seconde 
expérience. 

Toujours est-il que la théorie unitaire peut essayer de s'empa- 
rer de l'imagination en reprenant le raisonnement qui lui a servi 
pour l'association de ressemblance, à la condition de le modifier 
quelque peu pour l'adapter à ce nouvel objet. Il est évident que le 
même principe qui a servi à expliquer l'association de ressem- 
blance peut servir à expliquer l'imagination. Ce principe, c'est 
toujours l'idée de ce qu'il y a de commun entre deux termes ana- 
logues. Le commun, c'est l'identique, et cela peut s'appeler aussi 
le général. Il y avait de l'identité partielle entre les faits passés 
(R 1 M 1 et R a M a ) qui ont servi de modèle au fait nouveau, et que je 
considère comme la cause inconsciente des faits nouveaux; le 




l'imagination novatrice 



455 



premier paysage et le second présentaient des éléments com- 
muns. Ce qu'il y a d'identique entre ces deux expériences passées, 
voilà le lien non seulement de ces expériences entre elles, mais 
aussi de ces expériences avec l'imagination présente. Si la tenta- 
tive de théorie faite par mes adversaires au sujet de l'association 
de ressemblance peut servir également pour la théorie de l'ima- 
gination, il me semble qu'on doit en conclure que l'imagination 
est une variété de l'association en général et en particulier de 
l'association de ressemblance. 

Mais cela ne veut pas dire que la théorie unitaire ait désormais 
une valeur psychologique sérieuse. L'objection faite à sa première 
application vaut, légèrement modifiée, contre la seconde. Du mo- 
ment que la raison du fait présentà la conscience, c'est RM, c'est- 
à-dire le moulin en général, la rivière en général et leur rapport en 
général, pourquoi RM, dira-t-on aux unitaires, condition secrète 
du fait de conscience, ne se détermine-t-il pas en R 1 M 1 , ou en 
R a M a . Pourquoi se détermine-t-ii en R 1 M 2 , association de con- 
tiguïté tout à fait inattendue, puisqu'elle n'est pas une copie de 
l'expérience ? On doit dire encore aux unitaires : pourquoi RM 
ne se détermine-t-il pas dans la conscience sous la forme com- 
plète : R^, — R 2 M 1? forme où figureraient les deux couples 
dont la réunion constituerait une association de ressemblance? 
Le même principe est invoqué par mes adversaires pour rendre 
compte de la répétition et de l'invention, et, dès lors, logiquement, 
il devrait rendre compte des deux modes de l'invention. Mieux 
vaudrait peut-être se contenter d'observer les faits; mais, si l'on 
veut les expliquer, il faudrait ne pas édifier une seule théorie 
pour expliquer trois faits bien distincts. De plus, le même, l'iden- 
tique, nous dit-on, rend compte de ces faits. Mais ce même, il 
faudrait nous le montrer, et on ne nous le montrera que s'il est 
conscient. Nous avons dit: « Le même est cause du même » ; nous 
avons employé cette raison explicative pour la répétition d'habi- 
tude, mais pourquoi ? Du moment qu'il s'agit de répétition, le 
même fait est plusieurs fois présent à la conscience à travers le 
temps, et le même est reconnu, quand il revient à la conscience 
une deuxième, une troisième fois. Dès lors, nous pouvons dire que 
la répétilion a pour condition le même. Cette condition, qui est 
l'habitude proprement dite, ce n'est qu'une puissance ou qu'un 
symbole ; elle est ce qui relie dans le temps les actes répétés et 
qui permet de croire à la répétition future d'un acte absent ; ces 
actes étant toujours les mêmes, leur condition a la même déter- 
mination qu'eux et elle participe à leur mêmeté. L'habitude, c'est- 
à-dire la puissance de répétition, a toute la détermination des 




456 REVUË DES COURS ET CONFÉRENCES 

actes qui Pont faite et des actes qui en résultent. Mais, s'il s'agit 
des deux sortes d'innovations, il ne se passe rien de semblable. 
Dans l'association de ressemblance, il y aune mêmeté qui fait 
l'analogie des deux termes qui se suivent, mais ce même est 
caché ; on ne voit pas ce qu'il y a d'identique entre les deux 
termes, ou, si on le voit, on ne le voit pas à part. Une réflexion 
postérieure pourra le dégager ; mais le même n'est pas actuel, 
puisqu'il est à dégager; il n'est pas tout fait dans la conscience. 
De même, dans l'imagination, ce qu'il convient d'appeler le 
même est caché ; s'il agit, il ne se montre pas, il est inconscient 
et, pour retrouver dans le passé les expériences qui ont fourni les 
matériaux de l'ensemble nouveau, il faut une étude. C'est à cette 
étude que procèdent les critiques d'art, quand ils cherchent la 
raison des œuvres d'art ; mais ce travail, l'artiste lui-même ne le 
fait pas ; s'il l'entreprend un jour, il trouvera la tâche pénible et 
fastidieuse et il renoncera vite à s'expliquer lui-même. En ré- 
sumé, dans la répétition, le même est la condition ou la raison 
du même, c'est presque une tautologie, puisqu'il y a répétition. 
Dans l'innovation, le même serait-il la raison de Vautre ? Cela est 
insoutenable, c'est là une contradiction. 

Donc ce n'est pas dans cette voie-qu'il faut chercherai l'on veut 
dissiper le mystère. Nous voulons diminuer l'étonnement que les 
faits d'imagination nous font éprouver quand nous les observons; 
mais nous ne voulons pas le supprimer, ce qui est d'ailleurs 
impossible. Nous sommes, en d'autres termes, à la recherche de 
lois aussi unificatrices que possible ; mais nous aurions tort de 
prétendre unifier ce qui est essentiellement divers. 

Lorsque j'ai fait la théorie de la répétition d'habitude, qui 
s'appelle parfois l'association de contiguïté, j'ai dû montrer 
quelles sont les conditions et les occasions d'une répétition de ce 
genre. Condition et occasion : le déterminisme du phénomène que 
Ton appelle association de contiguïté est fait de ces deux élé- 
ments, qui doivent collaborer pour que le fait ait une raison 
suffisante. Si nous voulons, maintenant, pousser aussi loin que 
possible la théorie de l'innovation, nous devons chercher et la 
condition et l'occasion de chacune des deux variétés de l'innova- 
tion. Cela est assez difficile, et, pour arriver au but, il faut partir 
de ce qui est acquis. Dans le cas présent, ce qui est acquis, c'est 
l'habitude, puissance de répétition sans changement, condition 
de la répétition exacte, de la reproduction. Voilà ce que nous 
connaissons ; c'est donc de là qu'il faut partir, pour des raisons 
de méthode. Donc je demande qu'on me fasse crédit jusqu'à 
nouvel ordre, qu'on ne me demande pas la condition et l'occasion 



Digitized by 



l'imagination novatrice 



457 



de l'association de ressemblance. Ce qui est plus facile à trouver, 
c'est la condition et l'occasion de l'imagination. Et, de ces quatre 
problèmes, le troisième est le plus facile à résoudre, parce que 
nous avons une donnée, l'habitude, qui nous servira de point de 
départ. 

C'est donc la condition de l'imagination que nous allons cher- 
cher. Le recours à l'inconscient, c'était, à vrai dire, à la On de la 
dernière leçon, non pas une solution désespérée, mais une solu- 
tion provisoire. J'espère trouver mieux en rapprochant la condi- 
tion et occasion de l'imagination des condition et occasion de 
l'association de contiguïté. Je vais montrer comment le même 
principe, qui sert de condition à l'association de contiguïté, sert, 
modifié, de condition à l'imagination. 

Un acte d'imagination, c'est, par exemple, une certaine rivière 
avec, à côté d'elle, un moulin qu'elle ne connaît pas dans la 
nature, mais qu'une autre rivière connaît. La raison cachée d'un 
pareil acte, dans la théorie examinée et critiquée tout à l'heure, 
s'appelait, selon ma notation, RM. Voilà quelque chose qui était 
au point de départ de la théorie combattue, mais que je puis 
retenir comme première ligne de la théorie que j'admets. Si nous 
cherchons la cause de R 1 M 4 , il est tout naturel de la considérer 
comme étant RM. D'autre part, si des faits seulement analogues 
apparaissent dans la conscience séparés par des intervalles de 
temps, ne doit-on pas dire qu'une forme d'habitude encore est la 
condition de ces répétitions imparfaites? Dans la vie consciente, 
nous avons un jour un certain acte complexe, un autre jour un 
autre acte complexe, non pas identique au premier, mais analogue, 
un troisième jour un autre acte complexe non pasidentique, mais 
analogue aux deux autres. N'y a-t-il pas lieu de dire que la con- 
dition de ces trois actes, c'est encore l'habitude? Mais cette habi- 
tude sera une forme d'habitude nouvelle, à laquelle il faudra 
donner un nom nouveau. C'est l'habitude spéciale (terme meilleur 
que celui d'habitude particulière), qui préside à la répétition sans 
changement. Mais, si la répétition avec changement a pour cause 
une habitude, ce sera une habitude générale, puisque ses effets 
forment un genre. C'est une habitude générale; car, dans cette 
condition, ne figure que ce qu'il y a de commun entre les trois 
actes successifs , c'est-à-dire ce qu'il y a de général. Voilà 
l'habitude générale : je dis qu'elle préside à l'imagination. 

La conscience dans laquelle il apparaît trois paysages, par 
exemple, à peu d'intervalles, c'est la conscience d'un homme qui 
imagine des paysages, qui a cette habitude, puissance dont les 
actes sont en partie identiques, en partie différents. Or, le fait 




458 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



d'imaginer n'est pas un fait exceptionnel ou sporadique : l'imagi- 
nation appartient à tout le monde. L'acte d'imagination est fré- 
quent, et les habitudes générales existent chez nous tous. 
D'ailleurs, si l'habitude générale n'est pas très connue, c'est par 
la faute des psychologues philosophes, qui l'ont négligée. Les 
théories de l'habitude visent presque uniquement l'habitude 
spéciale; mais l'habitude générale est très connue du vulgaire, 
et, sous le nom d'habitude, le vulgaire désigne tout autant les 
habitudes générales que les habitudes spéciales, peut-être 
même plus. 

J'indiquerai brièvement quelques exemples d'habitude géné- 
rales avant de terminer. Un pianiste, qui déchiffre sans hésiter 
un morceau nouveau, le fait en vertu d'habitudes générales des 
yeux et des doigts. Lui apporte-t-on une musique nouvelle, il la 
déchiffre et, pour le faire, invente des combinaisons de mouve- 
ments et de sons qui sont nouvelles pour lui. Plus il déchiffre et 
joue de morceaux différents, mieux il déchiffre et mieux il joue. 
— Qu'est-ce qu'un ouvrier intelligent et adroit dans son métier ? 
C'est un ouvrier qui a les habitudes générales de son métier et 
qui sait les appliquer dans les cas imprévus qui se présentent à 
lui. Mais tous les ouvriers ne sont pas intelligents et adroits. Il y 
a des ouvriers routiniers que le patron ne fait travailler qu'à 
l'atelier et auxquels il donne toujours le même ouvrage. Ceux que 
le patron envoie en ville, chez les particuliers, ce sont les 
ouvriers « débrouillards », c'est-à-dire ceux qui sauront inventer 
des combinaisons nouvelles d'images, puis de mouvements, pour 
résoudre des problèmes imprévus. Le machinisme, a-t-on dit, 
abaisse l'ouvrier, parce qu'il laisse son intelligence inoccupée, 
tandis que le travail en famille exige l'utilisation ingénieuse d'un 
outillage imparfait, pour lequel l'intelligence est nécessaire. . 

Je pourrais indiquer beaucoup d'autres exemples ; mais j'ai 
montré suffisamment qu'il n'y a pas que l'habitude spéciale, con- 
dition de la répétition sans changement ; il y a encore l'habitude 
générale, condition de la répétition avec changement, c'est-à-dire 
de l'imagination. 



V. H. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 

Professeur à V Université de Paris. 



Les deux dernières « Provinciales ». 

Les deux dernières lettres, qu'il nous reste à étudier, sont adres- 
sées non plus à un correspondant imaginaire, mais au R. P. An- 
nat, confesseur du roi, qui paraît incarner, aux yeux de Pascal, 
la Compagnie tout entière. Dès lors, il ne sera plus question de ses 
confrères, que Pascal avait traités de misérables, d'impies, de 
cruels et lâches persécuteurs. 

Pourquoi ce changement, plus soudain encore que le précé- 
dent ? Etait-ce fantaisie, caprice, besoin de varier? En aucune 
façon. C'est après mûre réflexion, ainsi qu'il convient à un logi- 
cien et à un géomètre, que Pascal a jugé opportun, nécessaire 
même, d agir de la sorte. Il s'est produit alors quelque chose 
d'analogue à ce qui arrivait parfois dans l'antiquité romaine. On 
décernait des dépouilles opimes au général en chef qui avait tué 
le général ennemi. Or, au milieu de la mêlée, Pascal a reconnu le 
chef des Jésuites, le confesseur de Louis XIV ; et, dès lors, il 
dédaigne, pour fondre sur lui seul, tous ses subalternes, les Ca- 
ramuel, les Escobar et les Lemoyne . 

Sait-on bien ce qu'était, au dix-septième siècle, un Jésuite con- 
fesseur du roi ? Au temps de Coton, le Jésuite était à la cour un 
otage qui répondait de la sagesse de la Société ; puis, comme on 
Pavait toujours sous la main, on l'avait vite transformé en un 
donneur d'absolution, auquel on avait recours quand le roi avait 
besoin d'être en état de grâce, pour exercer quelqu'une des pré* 
rogatives royales, telle que l'attouchement des écrouelles. Peu à 
peu, le confesseur avait pris une très grande importance ; à la 
fin du siècle, il était le chef du conseil de conscience, le ministre 
des cultes. Un P. La Chaise, un Le Tellier avait son appartement 
à Versailles, dans Paile droite du palais, à côté de la chapelle ; 
il donnait des audiences auxquelles on n'était admis qu'après 



Digitized by 



460 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



mille précautions ; il recevait successivement les évêques, les ar- 
chevêques et les cardinaux ; c'est lui qui détenait la feuille des 
bénéfices. Et comme, en raison de ses multiples fatigues, il avait 
besoin de repos, on lui avait donné une magnifique résidence : 
tout ce qui est aujourd'hui le vaste cimetière de l'Est appartenait 
au P. La Chaise: il avait là une fort jolie maison entourée de très 
beaux jardins, avec des bassins et des jets d'eau qui ne se tai- 
saient ni le jour ni la nuit, puis d'immenses potagers où tra- 
vaillaient d'innombrables jardiniers. (Voir la gravure d'Israël 
Silvestre.) 

En 1656, le confesseur du roi n'était pas le potentat que fut, 
après lui, La Chaise ou Le Tellier ; il n'eu était pas moins le chef 
incontesté de tous les Jésuites français, et tout ce qu'il disait — 
c'est un contemporain qui l'affirme — était considéré comme pa- 
role d'Evangile. Nous l'avons vu déjà défendre au jeune Louis XIV 
de rire en voyant, dans la septième Provinciale, pourquoi il 
n'était pas permis de tuer les Jansénistes. Au cours de la dix- 
huitième Lettre, Pascal va lui dire : « Vous que tout votre parti 
considère comme le chef et le premier moteur de tous ses con- 
seils, et qui savez le secret de toute cette conduite... » A Rome, 
à Paris, le P. François Annat s'était jeté dans la lutte avec une 
vivacité et une violence extrêmes. Il venait de publier des factums, 
agissant tantôt en diplomate, tantôt en pamphlétaire, tantôt en 
secret, tantôt en plein jour. 

On comprend qu'encouragé par le succès de ses Lettres et sûr 
de sa victoire, Pascal ait osé s'attaquer au Révérend Père con- 
fesseur. Quant au public, curieux mais désintéressé, sinon indif- 
férent, il avait sous les yeux un spectacle nouveau et digne 
d'attention. Mêlons-nous donc, encore une fois, à ce public 
d'élite, et voyons successivement pourquoi Annat crut devoir 
payer de sa personne à la fin de 1656, comment se produisit 
cette intervention et de quelle façon Pascal sut y répondre. 

On sait le succès prodigieux qu'avaient eu les Provinciales : dix 
mille exemplaires ne suffisaient pas à satisfaire l'avidité des lec- 
teurs, et cependant c'était une publication clandestine ; il y avait 
péril à écrire ces lettres, à les distribuer, à les lire même trop 
ostensiblement. Le grand public y prenait un plaisir infini, d'au- 
tant plus qu'il n'avait encore ni Bossuet ni Molière. Les Pari- 
siens, avec leur légèreté traditionnelle, admiraient surtout les 
qualités de formé, le charme infini du style, la vivacité des ri- 
postes, la maîtrise enfin du pamphlétaire. 

; Mais les provinciaux étaient des gens plus rassis, plus épais, 
auraient dit tes Parisiens : ils ne jugeaient pas les choses de la 




LES « PROVINCIALES )) 



461 



même façon qu'eux, ils s'attachaient plutôt au fond même. Ils 
firent à Pascal, de très bonne heure, un genre de succès qu'il 
n'aurait jamais osé rêver. 

A Rouen, les Provinciales furent lues avec plus de colère en- 
core que de plaisir : il s'y produisit un mouvement qui ne va 
pas tarder à se propager et à se généraliser. C'est un fait curieux, 
si l'on songe que Pascal a résidé à Rouen de 1640 à 1648, qu'il y 
fut converti en 1646 avec son père, ses deux sœurs et toute sa fa- 
mille, et qu'il y lut pour la première fois l'ouvrage de Jansénius 
Sur la Réforme de V Homme intérieur. Et pourtant ce n'est qu'une 
coïncidence, il n'y a rien là qui ressemble à une entente ou à un 
coup monté. Les Provinciales furent lues à Rouen avec d'autant 
plus d'intérêt qu'elles avaient, en quelque sorte, un attrait d'ac^ 
tualité : les Jésuites avaient, à Rouen, un collège très florissant, 
qui comptait déjà déux mille élèves du temps de Corneille (1620). 

La fameuse septième Lettre, qui est la clef de voûte de l'en- 
semble, venait à peine de paraître que Rouen était en ébullition 
& son sujet. Datée du 25 avril, elle fut connue à Rouen dans les 
premiers jours de mai. Or, le 30 mai 1656, un curé de Rouen fit 
des Provinciales le sujet d'une prédication enflammée. Il se nom- 
mait du Four, abbé d'Aulney, trésorier du chapitre et curé de 
la paroisse Saint-Maclou. Il n'était nullement suspect de Jansé- 
nisme, pas plus que.Parchevêque de Rouen, Harlay de Champval- 
lon, ni que ses nombreux confrères de la ville et du diocèse. Du 
Four prêcha en présence de l'archevêque, de huil cents curés ré- 
unis en conférence synodale, et d'un grand nombre de « person- 
nes de conditions ». Il crut devoir tonner contre la morale relâchée 
et les maximes abominables des Jésuites. Il ne nommait personne, 
et cependant il les accusait de troubler la hiérarchie et de cor- 
rompre la morale chrétienne. 

Le 2 juillet, après la huitième Provinciale etavantla neuvième, 
qui est du 9, nouvelle prédication du même du Four dans sa pa- 
roisse. Se croyant obligé de prendre des précautions oratoires, 
il déclara qu'il n'attaquait aucun ordre, aucune compagnie, mais 
qu'il était forcé de combattre en elles-mêmes des maximes qu'il 
jugeait abominables. Nous voyons alors intervenir le recteur 
du collège, Jésuite fameux par ses sermons à grand effet et ses 
pamphlets d'une violence inouïe, plus fameux encore par les més- 
aventures que lui attirèrent pamphlets et sermons. Jusque-là, il 
n'avait pas été cité, à ma connaissance du moins, dans les Pro- 
vinciales ; il est même probable qu'il fut désigné à l'attention de 
Pascal parles événements de Rouen. Mais il n'a rien perdu pour 
attendre. Jean Brisacier, né en 1603, allait devenir aussi célèbre 




462 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



qu'Escobar et Bauny. Envoyé à Rome par sa Compagnie, en 1644, 
pour obtenir du pape la condamnation du livre d'Aruauld Sur la 
fréquente Communion, |l avait échoué de la façon piteuse que 
vous savez, et résolu de se venger à l'occasion. Devenu recteur 
du collège de Blois, il fit un sermon très violent contre les Jansé- 
nistes. Ceux-ci y répondirent, ainsi que nous rapprennent les 
Mémoires relatifs à V Histoire ecclésiastique. De plus en plus animé, 
Brisacier publia un libelle, Le Jansénisme confondu, oii Saint-Cyran 
est traité de « monstre surhumain, illustre en extravagances...». 
Il prétendait qu'à Port-Royal on chercherait en vain une image 
de la Vierge et des Saints, qu'on n'y priait pas et que, probable- 
ment, les religieuses supprimaient une partie des offices; à l'en 
croire, la grande règle de Port-Royal était de mourir sans sacre- 
ments, afin d'imiter le délaissement de Jésus sur la croix, les 
Saintes Filles étaient des impénitentes, des désespérées, des 
vierges folies « et tout ce qu'il vous plaira». Digne précurseur de 
ce Jésuite de la fin du xix e siècle, qui, les entendant appeler 
« pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons », 
répondait : « orgueilleuses comme des démons, soit ; mais pures 
comme des anges est faux, car l'amour-propre conduit forcément 
Il l'amour sale ». On répondit à ces calomnies, et pourtant Pascal 
n'était pas encore là (1651). Ce fut Antoine Arnauld qui composa 
un gros opuscule : L Innocence et la Vertu défendues contre les ca~ 
lomnies, etc.. Une grande dame de Paris dénonça le pamphlet et 
le sermon, et Gondi, alors archevêque de Paris, prenant la dé- 
fense de « ses chères filles », censura publiquement Brisacier 
dans une lettre pastorale qui fut lue au prône de toutes les 
paroisses. Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut de taire non le 
nom du calomniateur, mais sa qualité de Jésuite. 

Brisacier avait bien mérité de la Compagnie, c'était un martyr 
de le bonne cause, il fallait le récompenser.On l'envoya à Rouen. 
En entendant parler de morale abominable, Brisacier, qui s'y 
connaissait, dressa l'oreille : il se crut visé directement, et réso- 
lut de protester d'une manière officielle. Il adressa une requête à 
l'archevêque, pleine d'outrages contre du Four, et désigna un ré- 
gent pour faire l'apologie des casuistes. C'était la guerre, mais 
une guerre de province à l'instar de la grande guerre de Paris, 
et il en résulta quelques écrits, pâles imitations, copies sans va- 
leur, des lettres de Montalte, où Montalte est cité à tout instant. 

Le clergé de Rouen prit fait et cause pour du Four et réclama 
de l'archevêque, dans un écrit public, la punition du recteur et du 
régent. Cette pétition, signée par vingt-huit curés, se place entre 
la onzième et la douzième Provinciale (28 août 1656). C'est une 




LES « PROVINCIALES » 



463 



véritable levée de boucliers, c'est le début d'une campagne qui 
devait aboutir à la défaite totale des casuistes. Nous avons là 
peut-être le chapitre le plus curieux de l'histoire littéraire des 
Provinciales. Voici, d'après un récit très naïf, comment les choses 
se sont passées : « Pour procéder mûrement en cette affaire et ne 
s'y pas engager mal à propos, ils délibérèrent dans une de leurs 
assemblées de consulter les livres d'où les Lettres Provinciales 
rapportent ces propositions, afin d'en faire des recueils et des 
extraits fidèles, et d'en demander la condamnation par des 
voies canoniques, si elles se trouvaient dans les casuistes, de 
quelque qualité et condition qu'ils fussent ; et, si elles ne s'y 
trouvaient pas, abandonner cette cause, et poursuivre en 
môme temps la censure des Lettres au Provincial, qui allé- 
guaient ces doctrines et qui en citaient les auteurs. Six d'entre 
eux furent nommés de la Compagnie pour s'employer à ce tra- 
vail. Ils y vaquèrent un mois entier avec toute la fidélité 
et l'exactitude possible. Ils cherchèrent les textes allégués. 
Ils les trouvèrent dans leurs originaux et dans leurs sources, 
mot pour mot comme ils étaient « cottés ». Ils en firent des 
extraits et rapportèrent le tout à leurs confrères dans une 
seconde assemblée, en laquelle, pour une plus grande précaution, 
il fut arrêté que ceux d'entre eux qui voudraient êlre plus éclair- 
cis sur ces matières se rendraient avec les députés en un lieu où 
étaient les livres, pour les consulter derechef, et en faire telles 
conférences qu'ils voudraient. Cet ordre fut gardé ; et, les cinq 
ou six jours suivants, il se trouva dix ou douze curés à la fois, 
qui firent encore la recherche des passages, qui les collationnèrent 
sur les auteurs, et en demeurèrent satisfaits... » (Septième écrit» 
des curés de Paris 1 § 3 et 4.) Tel fut, à Rouen, le résultat de la lec- 
ture des Provinciales. Les curés joignirent à leur requête une 
liste de trente-huit propositions jugées répréhensibles au pre- 
mier chef ; puis ils écrivirent aux curés de Paris, en leur de- 
mandant « de les assister de leurs conseils et d'intervenir avec 
eux pour la défense de l'Evangile ». Les curés de Paris acceptèrent 
d'autant plus volontiers qu'ils avaient déjà pris les devants, dé- 
cidés eux aussi à dénoncer la morale des casuistes à l'assemblée 
générale du clergé. Mais il n'y avait alors à Paris ni archevêque, 
ni grand vicaire. Aussi fût-ce seulement en novembre, les choses 
étant alors un peu raccommodées, que les démarches des curés 
purent enfin aboutir. 

La situation des Jésuites était donc bien mauvaise en 1656. Ce 
qui les exaspérait, c'est que la cause unique de toutes leurs 
avanies, c'était les Provinciales. Aussi, dans un de leurs factums, 




s 



464 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



intitulé Réponse d'un théologien aux propositions extraites des 
lettres des Jansénistes, affirmaient-ils que « les curés de Rouen 
serviraient beaucoup plus utilement le peuple en poursuivant la 
suppression des lettres scandaleuses que les Jansénistes pu- 
blient impunément depuis si longtemps contre l'honneur de la 
Sorbonne et de tous les théologiens ». Et voilà pourquoi le P. An- 
nal crut devoir intervenir en personne à la fin de 1656. 

Confesseur du roi, il se croyait le Général des Jésuites français 
et s'imaginait qu'il allait jeter dans la balance le sceptre et l'épée 
du monarque. Son entrée en campagne fut annoncée à grand 
bruit. Et d'abord, pour intimider les adversaires, il y eut redou- 
blement de surveillance, et grand déploiement de force : toute la 
police fut sur pied. On ne ménagea ni les descentes de justice, ni 
les perquisitions. Il fut même question de raser au niveau du sol 
la maison des Granges. Aussi fallut-il prendre de grandes pré- 
cautions pour la publication de la dix-septième Lettre, qui ne fut 
pas imprimée à Paris, les libraires ne voulant pas risquer la Bas- 



Cela fait, Annat lance un opuscule dont le titre à double en- 
tente lui semblait apparemment d'une ironie bien fine : La bonne 
foi des Jansénistes ou les Citations des auteurs recueillies dans les 
lettres que le secrétaire du Port- Royal a fait courir depuis Pâques 
(décembre 1656). L'argumentation du Père confesseur est bien 
simple, il reproche à Pascal d'avoir corrompu et altéré la doc- 
trine de Lessius et de Sanchès. Baudry d'Asson de Saint-Gilles lui 
répondit en l'accusant d'avoir menti impudemment dès le titre 
de son livre : en effet, il n'est question dans l'opuscule que des 
lettres antérieures à la dixième, et, par conséquent, à la fête de 
Pâques. Annat criait à l'hérésie, il ne dit pas autre chose du com- 
mencement jusqu'à la fin. L'année suivante, il y ajouta une ré- 
ponse à la dix-septième Provinciale, dont le dernier mot était; 
« Après tout, les Jansénistes sont des hérétiques». C'est l'épée 
de chevet du P. Annat, il ne semble pas pouvoir dire autre chose; 
ce cri d'hérésie ne nous rappelle-t-il pas le Tarte à la crème ou le 
Sans dot ? Cela répond à tout. Au fond, ce n'était pas si mal ima- 
giné; car le caractère essentiel du Janséniste de tous les temps, 
c'est justement la passion de l'orthodoxie: le Janséniste veut à 
tout prix rester dans l'Eglise romaine, sous la houlette du suc- 
cesseur de Pierre ; le traiter d'hérétique, c'est le blesser au cœur. 
Ainsi Annat suivait la politique traditionnelle de sa Compagnie. 
Créée et mise au monde pour combattre les hérétiques, elle a tou- 
jours accusé d'hérésie ceux qu'elle voulait combattre. Suivant le 
mot du P. Le Tellier, Annat n'a pas été assez sot, en 1656, pour 



tille. 




LES « PROVINCIALES )) 



465 



chercher à avoir autant d'esprit que Pascal. Il s'est contenté de 
crier à tue-tête : « Haro sur l'hérétique ! » 

Or songez aux conséquences d'une telle tactique. Ce qu'il disait 
tout haut dans ses factums, le confesseur le répétait à satiété 
dans l'ombre de son confessionnal : il imposait au roi, pour péni- 
tence de ses fredaines, l'extermination des hérétiques. Il ne di- 
sait pas autre chose dans le cabinet de la reine-mère, née au 
pays de l'Inquisition, pas autre chose non plus dans le Conseil 
de conscience : il faisait voir au roi très chrétien qu'il était tenu, 
par le serment du sacre, d'extirper l'hérésie du royaume de 
France. Il armait ainsi le bras séculier, préparait les exécutions 
de 1709. Si la mode du bûcher était passée en France, il restait 
du moins la Bastille et Vincennes, et les lettres de cachet, qui 
expédiaient les suspects au fond des proyinces. Arnauld faisait 
donc bien d& se cacher. Et Biaise Pascal, cet infirme, que serait- 
il devenu, si on l'avait soupçonné d'être l'auteur des Provin- 
ciales ? Il est bien probable qu'il serait mort au milieu des plus 
affreuses douleurs, dans un cachot de la Bastille. 

Tels sont les faits dont la connaissance était nécessaire pour 
lire avec fruit la dix-septième et la dix-huitième Provinciale. Le 
P. Annat prétendait que Pascal, comme un cerf harcelé par des 
chiens, avait été contraint de changer de système. Après ayoït 
fait le scolastique dans les quatre premières Lettres, voyant qu'il 
avançait peu, il avait passé à la morale des Jésuites, qui lui avait 
fourni matière à d'impudentes calomnies ; puis, chassé de ce 
champ par la conviction de ses erreurs, il avait fini par repassefc 
dans le domaine de la scolastique.Voyons donc cette dix-septième 
Provinciale. 

Cinquante jours s'étaient écoulés depuis la seizième, et des 
personnages très influents s'étaient interposés pour amener la 
paix religieuse. Les premières lignes de la dix-septième nous fout 
connaître au juste l'état d'esprit de Pascal : « Mon révérend 
Père, votre procédé m'avait fait croire que vous désiriez que 
nous demeurassions en repos départ et d'autre, et je m'y étais 
disposé. Mais vous avez, depuis, produit tant d'écrits en peu de 
temps qu'il paraît bien qu'une paix n'est guère assurée, quand 
elle dépend du silence des Jésuites... Vous dites que, « pour 
toute réponse à mes quinze lettres, il suffit de dire quinze fois 
que je suis hérétique, et qu'étant déclaré tel Je ne mérite aucune 
créance». Enfin, vous ne mettez pas mon apostasie en question, 
et vous la supposez comme un principe ferme, sur lequel tous 
bâtissez hardiment. C'est donc tout de bon, mon Père, que tous 
me traitez d'hérétique ; et c'est aussi tout de bon que je vais 



81 




466 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



vous y répondre. » Pascal allait donc déposer les armes : la 
perfidie des Je'suites l'oblige à les reprendre. 

Il se défend de l'accusation d'hérésie lancée contre lui, et dé- 
clare qu'il continuera la lutte, « car c'est un bien considérable de 
faire paraître l'innocence de tant de personnes calomniées ; c'en 
est un autre de montrer toujours les artifices de votre politique 
dans cette accusation ; mais celui que j'estime le plus est que 
j'apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scan- 
daleux que vous semez de tous côtés, que PEglise est divisée par 
une nouvelle hérésie. » C'est là un nouvel exemple de l'infinie 
variété que Pascal a su répandre dans ses Petites Lettres : celle-ci 
est composée à la manière d'un sermon. L'exorde, précédé d'un 
avant-propos, est suivi d'une démonstration en trois points. — 
1° Il est sûr que la grâce efficace n'a pas été condamnée, que tout 
se réduit à une question de fait. La question est posée avec une 
netteté admirable : c'est plaisir de suivre cet exposé qui est l'œu- 
vre d'un laïc et d'un logicien. — 2° Explication de la apolitique des 
Jésuites : « Votre principal intérêt dans cette dispute étant de rele- 
ver la grâce suffisante de votre Molina, vous ne le pouvez faire 
sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais, comme 
vous voyez celle-ci aujourd'hui autorisée à Rome, ne la pouvant 
combattre en elle-même, vous vous êtes avisés de l'attaquer, sans 
qu'on s'en aperçoive, sous le nom de doctrine de Jansénius. » — 
3° Tout le monde est d'accord sur ce fait, que la grâce efficace ne 
peut pas êlre condamnée ; il n'y a donc pas hérésie, mais simple 
divergence de vues sur une question de fait. 

À ce chef-d'œuvre de dialectique succède la dix-huitième Pro- 
vinciale, le 24 mars 1657. Elle prouve qu'il n'y a aucune hérésie 
dans l'Eglise ; que tout le monde condamne la doctrine que les 
Jésuites renferment dans le sens de Jansénius, et qu'ainsi tous les 
fidèles sont dans les mêmes sentiments sur la matière des cinq 
propositions. Elle marque la différence qu'il y a entre les disputes 
de droit et celles de fait, et montre que, dans les questions de 
fait, on doit plus s'en rapporter à ce qu'on voit qu'à aucune auto- 
rité humaine. « Laissez l'Eglise en paix, disait Pascal à la fin de 
la lettre, et je vous y laisserai de bon cœur. Mais, pendant que 
vous ne travaillerez qu'à y entretenir le trouble, ne doutez pas 
qu'il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés 
d'employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité. » 

Or Annat ne cessa pas de troubler l'Eglise, et pourtant Pascal 
. a laissé le confesseur en paix. Que s'était-il passé ? C'est ce que 
nous apprendra Tune de nos prochaines études. 

A. B. 



Digitized by 



Sujets de compositions. 



UNIVERSITÉ DE RENNES 



BACCALAURÉAT 



Philosophie (classique). 



1. Le déterminisme. — Exposer, en s'abstenant de les critiquer, 
les arguments principaux par lesquels on défend cette hypo- 
thèse. 

2. L'empirisme comme système philosophique. 

3. Les principes delà logique baconienne. 

4. Exposer la doctrine de Descartes sur la matière et sur la 
vie. 

5. La théorie kantienne du devoir. 

6. En quoi l'expérimentation est-elle supérieure comme mé- 
thode à Inobservation ? 



1. La méthode d'observation interne en psychologie : sa néces- 
sité ; ses limites. 

2. Montrer que toutes nos facultés sont soumises aux lois de 
l'habitude. 

3. Nature des émotions. 



1. Imaginer un plaidoyer en faveur de l'Ane, plus habile que 
celui que prononce ce pauvre animal dans les Animaux malades 
de la peste. 

2. Le retour de Rodrigue à la maison paternelle, après la mort 
du comte. Triomphe de don Diègue ; douleur et abattement de 
Rodrigue (narration). 

' 3. Que pensez-vous de ces deux vers : 



Philosophie (moderne). 



Composition française (moderne). 



« Le sage dit, selon les gens : 
« Vive le Roi ! Vive la Ligue i ? 




468 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Composition française (classique). 

1. On peut supposer que Cinna, après avoir joué le rôle que lui 
prête Corneille et s^étre vu accablé des reproches et du pardon 
d'Auguste, ne peut supporter le séjour de Rome et prend le parti 
de s'éloigner. — Imaginez une lettre, par laquelle il annonce et 
explique sa résolution à Emilie. 

2. Donner une idée des principales écoles historiques du xix e siè- 
cle ; montrer quelles en sont les origines,] les prédécesseurs, les 
méthodes, la manière, l'intérêt. 

3. Au rebours de tant d'élèves de sciences qui sont indifférents 
en matière de littérature, — comme certains élèves de lettres se 
piquent de dédain pour les sciences, — Pasteur faisait à la 
littérature une place à part. Il la regardait comme la directrice 
des idées générales. 

Qu'est-ce que cela veut dire, et qu'en pensez-vous? 

Composition en langue vivante. 

1. Description d'une ferme ; occupations des habitants. 

2. Un père, à table, raconte à ses enfants l'histoire du morceau 
de pain qu'As mangent. — Les candidats devront imaginer un 
dialogue. 

N Version allemande 

LE JOUR ET LA NUIT. 

Nacht und Tag stritten mit einander um den Vorzug ; der feu- 
rige, glànzende Knabe, Tag fing an zu streiten. « Arme, dunckle 
Mutter, sprach er, was hast du wie meine Sonne, wie meinen 
Himmel, wie meine Fluren, wie mein geschàftiges, rastloses Le- 
ben ? Ich erwecke, was du getôdtet hast, zum Gefûhl eines neuen 
Daseins ; was du erschlafftest, rege ich auf.. » — « Dankt man dir 
aber auch immer fur deine Aufregung ? sprach die bescheidne, 
verschleierte Nacht. Muss ich nicht erquicken was du ermattest ? 
und wie kann ich's anders als meistens durch die Vergessenheit 
deiner ? Ich hiugegen, die Mutter der Gôtter und Menschen, 
nehme ailes was ich erzeugte, mit seiner Zufriedenheit in 
meinen Schooss. 

Version latine. 

LE PHILOSOPHE SE CONTENTE DE PEU. 

Ad ea quae maia putantur quem philosophum non paratum 
videmus? Epicurus ipse de dolore certa habet quae sequatur ; 



Digitized by 



SUJETS DE COMPOSITIONS 



469 



cujus magnitudinem brevitate consolatur, longitudinem levi- 
tate. 

An Scythes Anacharsis potuit pro nihilo pecuniam ducere, nos- 
traies philosophi facere non potuerunt ? Illius enim epistola 
fertur bis verbis :« Anacharsis Hannoni salutera. Mihi amictui 
est Scythicum tegmen ; calceamentum, solorum callum; cubile, 
. terra; pulpamentum, famés ; lacté, caseo, carne vescor. Quare 
ut ad quietum me licet venias. Munera autem ista quibus es de- 
lectatus vel civibus tuis, vel Diis immortalibus dona. » 

Omnes fere philosophi omnium disciplinarum,nisi quos a recta 
ratione natura vitiosa detorsisset, eodem hoc animo esse po- 
tuerunt. 

Xenocrates, quum legati ab Alexandro quinquaginta ei talenta 
attulissent, abduxit eos ad cœnam in Academiam, apposuitque 
tantum quod satis esset,nullo apparatu.Quumpostridie rogarent 
eumcui numerari juberet : « Quid?vos hesterna, inquit, cœna- 
cula non intellexistis me peçunia non egere? » Quos quum tris- 
tiores vidisset, triginta minas accepit, ne aspernari régis libéra- 
litatem videretur. At vero Diogenes libçrius, ut cynicus, eidem 
Alexandro roganti ut diceret si quid opus esset : « Nunc quidem 
paululum, inquit, a sole. » Offecerat videlicet apricanti. Et hic 
quidem disputare soiebat quanto regera Persarum vita fortu- 
naque superaret : sibi nihil déesse, illi nihil satis unquam fore : 
se ejus voluptates non desiderare quibus nunquam illi satiari 
liceret, suas eum consequi nullo modo posse. 

Version grecque. 

'flYTjjavxo ouv oi, jxpaxtwxat, eî £va eXotvxo ap^ovxa, [lâXXov ^ iroXoapx^ aç 
oS(77j ç ôjvaaOat xôv sva ^pfjj6ai x<J> jxpaxeûfiaxt xat vuxxoç xaî f 4 (jièpa<;, xaî 
sf xi Ssot Xav6avetv, fjtaXXov av xpuTtxe<r6at, xal e? xi au ôéot <p64vstv, tÇxxov 
&v taxeptÇeiv ou fàpaiv Xoyov ôsïv itpôç àXX^Xouç, àXXà xo oo£av x(J> Ivî 
7C£pa(veaOat av xôv a ejmpoŒOev Jtpovov Ix tyjç vtxioTrçç y^F 17 ^ STtpaxxov 
xauxa oi ffxpaxTjYOÊ. 'Qç Se xauxa Stevoouvxo, Ixpa-Tiovxo Itzi xôv Sevoçwvxa. 
xal ol Xo^ayot ëXeyov itpoatovxeç auxtjp ôxt ^ jxpaxià ouxto y^ 7 ^* 1 * 61 xa * 
cSvotav ivôstxvu(jLevo<; £xaaxo<; IttsiOcV auxov Ô7ro<Txî)yat xt;v àp^njv.'O 8s Esvo- 
^>a»v xt[ 1 (jtlv s6ouXsxo xauxa vo[x(Çu>v xal xtqv xijitjv [istÇu> ouxcoç saox<J> 
Y^ve<T0at xat 7tpôç xoùç <p(Xou<; xaî etç xtjv ito'Xiv xotfvofia fxsTÇov à<p(Je<j6at 
a&xou, xu)(,ôv 2 8s xat àyaôoù xtvoç av at'xtoç xîi ffxpaxt? Y^'^at. T * F^v ^ 
xotauxa êvOufn^axa. èic^pev auxôv lniOufxeîv auxoxpaxopa Y£V£<r8at ap^ovxa. 
'Otcoxs 8' au èvôOfjtoTxo Sxt aôVjXov jxsv navxt àv6pa>7rq> 6'tctq xo fxsXXov £$et, 
8ta xouxo ôè xat xfvôV/oç s'y) xat x^v TtpostpYaajASVTQv 86£av aTro&aXsTv, 

\ . Opposé à ôtcoxs 8' a", plus bas. 

2. xo^ôv signiûe : le cas échéant, peut-être» 



Digitized by 




Version espagnole. 



El sol se habîa ocultado ya detrâs de los cerros que limitan la 
vista por la parte de Poniente, y habîa dejado el cielo, por todo 
aquel lado, tenido de carmin y de oro. Sobre los cerros que estân 
âespaldas del lugar, y aûn sobre el campanario, mientras que 
yacia en sombras todo el valle, daban aûn los rayos oblicuos del 
sol, reflejando esplendorosamente en la pulida superficie de las 
penas que coronan lacima de dichos cerros. Pocas y blancas nu- 
bes turbaban el limpioazul de la bôveda céleste, vagando â mer- 
ced de un viento manto, y arreboladas y luminosas con los 
reûejos del sol. La luna mostraba ya su rostro pâlido muy alto 
sobre elhorizonte, y algunos luceros erapezaban â columbrarse 
en la regiôn mâs obscura del éter y mâs apartada del disco solar. 



The English stood on the fa.il! ready for the French host, horse 
and foot, who were coming across from Telham to attack them. 
Àbout nine o'dock on Saturday morning they came near to the 
foot of the hill, and now began the great battle of Senlac or Has- 
tings. The Duke's army was in three parts. Alan and the Bretons 
had to attack on the left, to the west of the Abbey buil lings. Ro- 
ger de Montgomery with the French and Picards wero on the 
right, near where the railway station is now. Duke William him- 
self and the native Normans were in the midst, and they came 
right against the point of the hill which was crowned by the 
standard, where King Harold himself stood ready for them. 



Version anglaise. 



BATAILLE DE HASTINGS. 



E. A, Freeman. 




Sujets de devoirs 



UNIVERSITÉ DE RENNES. 



LICENCE ES LETTRES. 



Géographie. 



1, Les centres de l'industrie cotonnière en Europe. 

2. Climats méditerranéens et climats de moussons. Ressem- 
blances et différences. Conséquences sur la végétation et la vie 
humaine. 



1. Comparer les deux personnages d'Hernani et de Ruy Blas. 

2. Jugement de Malebranche sur Montaigne. 

3. Molière et la grande comédie de caractères ; ce que nous 
offrent encore d'actuel les pièces de cet ordre. 



1. Les idées litt : raires de La Fontaine, principalement sur la 
tragédie et la comédie (Psyché). 

2. La Querelle des anciens et des modernes, de 1687 à 1698 ; 
opinion de La Fontaine. 

3. Le caractère d'Alceste ; jugement de Rousseau. 

4. Voltaire critique littéraire dans le Siècle de Louis XIV. 

5. Lamennais, de 1830 à 1836; le socialisme chrétien. 

6. De Fhistoire dans le théâtre de V. Hugo. 

7. Les idées sociales de V. Hugo. 

8. La pensée philosophique de V. Hugo dans la Légende des 
Siècles. 

9. La poésie philosophique dans A. de Vigny. 

10. La question d'argent dans le théâtre d'Emile Augier. 



Dissertation française. 



Littérature française. 




472 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Histoire moderne. 

1. La Renaissance en Angleterre au xvi c siècle. 

2. La Constitution de Fan I. 

3. Les institutions politiques de la France, de 1815 à 1848. 

Histoire de la philosophie. 

1. Le mécanisme cartésien. 

2. Les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu. 

3. La morale de Descartes. 

4. La doctrine des modes finis chez Spinoza. 

Littérature latine. 

Dissertation. 

- Praefationem, quam desideramus, XII Cœsarum tu scribes ; in 
qua finges Suetonium de sua historise conscribendœ ratione 
breviter disserere. 

Version . 

Lr. V, 971-992. 

Thème. 

Fénelon, Fables: Les Abeilles et les Vers à soie, jusqu'à: 
« Cette parure si belle et si durable vaut bien du miel qui se 
corrompt bientôt », inclusivement. 

Dissertation. 
Éuclionem cum Harpagone comparabis. 

Vei*sion. 

Lr. V, 992-1003. 

Thème. 

Montesquieu, Lysimaque, depuis : « Un philosophe nommé Cal- 
Hsthène », jusqu'à : « ...et n'ayez point la cruauté d'y joindre 
encore les vôtres », inclusivement. 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



473 



Dissertation. 

De poetis et philosoptris graecis quos Vergilius, in compo- 
nendo VI libro, imitatus aut secutus est. 

Version. 

Lr. V, 1005-1026. 

Thème. 

La Bruyère, Discours à Messieurs de V 'Académie française, 
depuis : « Cet autre Tient après un homme loué, applaudi... »i 
jusqu'à : « Nommez, Messieurs, une vertu qui ne soit point la 
sienne », inclusivement. 

Dissertation. 

Quaeritur an jure dixerit Quintilianus : « Goncedamùs (quod 
« minime natura patitur) repertum esse aliquem malum virum 
« summe disertum : nihilo tamen minus oratorem eum negabo. » 
(Quint. XII, 1, 23.) 

Version. 

Lr. V, 1026-1047. 

Thème. 

Sainte-Beuve, Etude sur Virgile, depuis : « Entre Homère et Vir- 
gile, que de siècles... », jusqu'à : « ...qui corrigent beaucoup 
et n'improvisent jamais », inclusivement. 

Thème grec. 

1. Lorsqu'on vient demander à quelqu'un qui est dans cette 
disposition ce que c'est que le beau, et si, après qu'il a répondu 
ce qu'il entendait dire au législateur, le raisonnement le réfute et 
souvent et de diverses manières et Pamène à l'idée que rien n'est 
beau plutôt que laid ; si on fait de même pour le juste, le bien et 
tout ce qu'il honorait le plus, que penses-tu qu'il fera après cela 
du respect et de la soumission à l'idéal ? Et lorsqu'il ne le regar- 



Digitized by 



474 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



dera plus comme digne de considération ni à sa portée comme 
auparavant, lorsqu'il ne trouvera plus la vérité, vers quelle autre 
vie se tournera-t-il vraisemblablement, sinon vers celle qui le 
flatte. Il semblera devenir rebelle aux lois, de soumis qu'il était. 
Ne faut-il pas prendre bien des précautions pour qu'on ne goûte 
pas trop jeune à la dialectique ? 

2. Bossuet, Discours sur V Histoire universelle, III, 5 : « La Grèce 
était pleine de ces sentiments... l'exemple d'une hardiesse 
inouïe ». 

3. Je pense que tu n'oublies pas que les tout jeunes gens, quand 
ils goûtent pour la première fois aux raisonnements, s'en servent 
comme d'un jeu pour contredire sans cesse, et, imitant ceux qui 
les réfutent, se mettent eux à réfuter les autres, se plaisant comme 
de petits chiens à tirer et à déchirer avec leur raisonnement tous 
ceux qui les approchent. Après avoir réfuté bien des gens et avoir 
été réfutés par beaucoup, ils en arrivent bien vite à ne plus rien 
croire de ce qu'ils croyaient auparavant, et il en résulte qu'ils sont 
décriés par les autres, eux et la philosophie en général. A un 
âge plus avancé, on ne voudrait point avoir cette manie ; on imi- 
tera plutôt ceux qui veulent, en s'entretenant, découvrir la vérité 
que ceux qui s'amusent à contredire pour se divertir. 

Littérature anglaise. 

1. Version commune à l'agrégation, à la licence et au certi- 
ficat : Coleridge, Frost at Midnight, vv. 1-42. 

Dissertations. 
Agrégation. 

Fielding as a Novelist. 

Licence. 

The Essay ; its définition and history. 

Certificat. 

An analysis ofthe School for Scandai. 

2. Thème commun à l'agrégation, au certificat et à la licence : 
Corneille, Psyché, III, 3, 1-46. 



Digitized by 



sujets de devoirs 475 
Dissertations. 
Agrégation. 
Les Comédies de Congreve. 

Licence. 

Dryden's place in English Poetry. 

Certifiiat. 

An English Landscape. 

3. Version commune à l'agrégation, à la licence et au cer ti- 
ficat : Fieiding, Tom Jones, Bk. XII, ch. vin : « When this was 

happily accomplished he was prevailed upon to mention 

her surname ». 

Dissertations. 
Agrégation. 
Shakespeare as a Dramatic Artist. 

Certificat. 
The Gharacter of Parson Adams. 

Langue et littérature allemandes. 

1. Agrégation. 
Thème. 

Molière, Don Juan, acte I, scène 1 : « Quoi que puisse dire 
Aristote.. Hé, oui, sa qualité ». 

Version. 

Die Kûmtler, du début à : « Im Fleiss kann... » 

Dissertation. 

Ist der Chor in der Braut von Messina griechisch ? 



Digitized by 



476 REVUE DES COURS ET CONFÉRÉNCES 

Licence et certificat d'aptitude. 
Même thème et même version que pour l'agrégation. 

Dissertation. 

Martin Opjtz. 

2. Agrégation. 

Thème. — Don Juan : « Hé ! oui, sa qualité... Tu demeures sur- 
pris... ». 

Version. 

« Im Fleiss kann... ais der Erschaffende ». 

Dissertation. 

Das Klassiche und Romantische in Fausts zweitem Theil. 

Licence et certificat d'aptitude. 
Même thème et même version que pour l'agrégation. 

Dissertation. 
Die zweite schlesische Schule. 

3. Agrégation. 

Thème. — Bon Juan : « Tu demeures surpris... Quoi ! Tu veux 
qu'on se lie...! » 

Version. 

« Als der Erschaffende... ihr das Gleichmass ». 

Dissertation. 
Feuerbach's philosophie. 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



477 



Licence et certificat d'aptitude. 
Même thème et môme version que pour l'agrégation. 

Dissertation. 
Die Gegner der schlesischen Schule. 

Dissertation française. 

1. Etudier ces dçux vers d'Alfred de Vigny : « J'aime la majesté 
des souffrances humaines», et « Jetons l'œuvre à la mer,la mer 
des multitudes)) ; et montrer qu'on en peut dégager: 1° un prin- 
cipe d'inspiration littéraire ; 2° une doctrine de philosophie 
sociale. 

2. Rabelais, son œuvre, son influence. 

3. Emile Augier et fc la peinture des mœurs bourgeoises dans 
son théâtre. 

littérature latine. 

Dissertation* 
Phaedrum cum nostro Lfc Fontaine confères. 

Version. 

Horace, Odes, IV, 3. 

Thème. 

La Bruyère, Discours sur Théophraste, depuis : « Je n'estime 
pas que l'homme soit capable », jusqu'à : «... et les ramener à 
leurs devoirs par des choses qui soient de leur goût et de leur 
portée. » 

Dissertation. 

Inter horatiana libri IV carmina, qusenam tibi gratissima sunt ? 

Version* 

Horace, Odes, IV, 1. 

Thème. 

Boissière, La Religion romaine, t. I,chap. n, §2. Depuis :« Dès 
le vi e siècle, la décadence de la religion romaine était visible... » 



Digitized by 



478 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCÉS 



jusqu'à : « Chez Tes Romains, ceux qui venaient au secours de la 
religion en péril étaient surtout des patriotes zélés, ils ne se pi- 
quaient pas d'être des croyants sincères. » 

Dissertation philosophique. 

1. Le raisonnement au point de vue psychologique. Raisonne- 
ment du particulier au particulier, du particulier au général, du 
général au particulier (consulter Stuart Mill et Spencer). 

2. Les types moteur, auditif, visuel, par rapport aux représen- 
tations en général, par rapport au langage intérieur en parti- 
culier. Types mixtes. 

3. Causes principales des erreurs. 

Histoire moderne. 

1. Le développement économique de l'Angleterre au xvi e siècle. 

2. Les institutions politiques de la France dans la l re moitié du 
xvu e siècle. , 

3. La Constitution de 1793. 

Thème grec. 

1. S'il y avait chez les Grecs quelque tragédie qui, à ces ca- 
tastrophes où se renfermait le sombre génie d'Eschyle, à ces 
profonds développements de passions et de caractères, à ce jeu 
varié de situations, bientôt introduits par Sophocle, à cette 
expression naïve et pathétique dans laquelle, à son tour, excella 
Euripide, à tous ces caractères, enfin, que revêtit successivement 
l'artxles anciens, joignît encore la progression, la vivacité d'intérêt 
des modernes, une telle pièce devrait avoir été, soit jugement 
attentif, soit instinct réfléchi, proclamée le chef-d'œuvre de la 
scène athénienne. Cette pièce existe avec la rare réunion d'autant 
de mérites, avec un si glorieux renom, c'est Œdipe-Roi. La fata- 
lité, la liberté, ces deux ressorts du monde comme de la tragédie 
antique, y concourent à une œuvre commune, et de leur concert 
résulte la moralité du spectacle. 

Patin. 

2. Que l'historien soit sans crainte, incorruptible, libre, ami de 
la franchise et de la vérité, et, comme dit Fauteur comique, qu'il 
appelle les figues des figues et la barque une barque ; qu'il ne 
distribue ou n'épargne rien par haine ni par amitié, n'ayant ni 
honte ni timidité ; juge impartial, bienveillant pour tous, en 
observant de ne pas donner à l'un et à l'autre plus que le néces- 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



479 



saire ; étranger à son pays lorsqu'il est au milieu de ses livres, 
sans patrie, sans autre loi que celle qu'il s'impose, sans roi, ne 
cherchant pas ce que pensera tel ou tel, mais disant ce qui s'est 
passé. Comme nous avons donné comme but à la pensée de l'é- 
crivain la franchise et la vérité, de même le but principal de son 
langage est de montrer clairement le fait et de le mettre en lu- 
mière sans mots obscurs et hors d'usage, ni mots de carrefour et 
de taverne, mais de manière à ce que la plupart comprennent et 
que les gens instruits approuvent. 

Littérature anglaise. 

1. Thème. 

(Commun à l'agrégation, à la licence et au certificat.) 

Montaigne : Essais, I, 27 : « Au demourant, ce que nous appe- 
lons ordinairement amis et amitiés... la response de Blossius est 
telle quelle debvoit estre. » 

Dissertations. 
Agrégation. 

Appréciez The Fudge Family in Paris, et dites ce qui constitue 
pour vous l'intérêt véritable de ce livre ? 

Licence. 

English Synonyms. Their définition, use, species and sources. 
Advantages of the Study of Synonyms. 

Certificat. 

There is a wide différence between elementary knowledge and 
superficial knowledge » (Ruskin). 

2. Version. 

(Commune à l'agrégation, à la licence et au certificat.) 
Coleridge, France, I-II. 

Dissertations, 
Agrégation. 

G. Eliot's Style. 



Digitized by 



480 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

Licence. 

Même sujet que pour l'agrégation. 

Certificat . 

The Art of Translation. 



II 

UNIVERSITÉ DE PARIS 



Quelles sont, actuellement, les connaissances acquises qui 
permettent de poser le problème de la vie ? 

Lalande. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 



Digitized by 



Treizième Année (*• Série) 



N° 28 



18 Mai 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFÉKENCES 

Directeur : N. FILOZ 



Les orateurs attiques. 



Cours de M. ALFRED CROISET, 

Professeur à V Université de Paris. 



Thucydide ; sa philosophie de l'histoire (suite). 

Thucydide, nous l'avons vu, pour donner à l'histoire toute 
son utilité, pour qu'elle soit véritablement un enseignement, une 
acquisition pour les générations futures, se propose de recher- 
cher les causes des événements. Cette connaissance des causes, 
selon lui, pourra n'être pas inutile dans le présent et dans l'ave- 
nir, puisque ces causes sont toujours les mêmes. Il a d'abord 
éliminé les causes inexistantes, celles-là précisément qui, pour 
Hérodote, assurent le succès. Il n'estime pas que celui-là puisse 
l'emporter, qui a seulement pour lui le bon droit. Quand on veut 
expliquer la victoire d'un peuple sur un autre avec des raisons 
semblables, on ne donne qu'une explication tout à fait insuffi- 
sante, bien plus, une explication fausse ; car l'histoire n'est pas 
la morale. 

Quelles sont donc ces causes vraies, ces forces que l'homme 
d'Etat doit découvrir et connaître pour arriver à les diriger? Elles 
sont de plusieurs sortes, dit Thucydide; et les idées qu'il émet 
sont sans doute devenues banales aujourd'hui ; mais, au moment 
où Thucydide les a exprimées, elles étaient absolument neuves, 

82 



Digitized by 



482 



KEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Les premières causes vraies, selon Thucydide, sont d'une part 
les forces matérielles, le nombre des soldats et de3 vaisseaux, la 
quantité d'argent, el, d'autre part, la manière dont ces ressources 
peuvent être utilisées dans certaines circonstances données. A 
première vue, il semble que Thucydide ne fit pas une grande dé- 
couverte, le jour où il remarqua l'importance du nombre dans 
les combats. On trouve, en effet, dans les poèmes homériques, de 
nombreuses descriptions pittoresque?, qui nous font assister aux 
mêlées et nous font voir la foule des soldats qui combattent. Mais, 
dans ces descriptions poétiques, qui ont servi de modèles aux 
historiens antérieurs â Thucydide, le poète en réalité ne cherche 
pas une explication scientifique. Pourquoi donc montre-t-il les 
rangs pressés des Grecs? Parce que son imagination s'émeut en 
présence de ce spectacle : la Grèce coalisée luttant contre l'Asie; 
et aussi à cause de ce besoin naturel, instinctif, des imaginations 
jeunes, d'agrandir les choses, d'augmenter les nombres, de 
déformer la réalité. C'est justement le reproche que Thucydide 
adresse à cette vieille poésie épique, d'amplifier les choses jus- 
qu'à la légende. Dans Yliiade, nous ne trouvons donc rien qui 
puisse servir de modèle à Thucydide : c'est seulement le besoin 
de montrer de grands coups d'épée qui a poussé les poètes homé- 
riques à faire s'entre-choquer, dans leurs récits de batailles, des 
combattants aussi nombreux. 

Quand nous arrivons à Hérodote, nous trouvons non plus seu- 
lement de vagues allusions à la multitude des guerriers, mais 
déjà des énumérations de troupes. Il serait bien difficile de 
ne pas voir une imitation d'Homère dans ce dénombrement 
épique de toutes les nations qui composent l'armée de Xerxès : 
nous voyons successivement passer sous nos yeux les Perses, 
les Mèdes, et une foule bariolée d'autres peuples dont les uns sont 
civilisés et les autres encore plonge's dans la barbarie. C'est une 
énumération qui ne ressemble en rien à une explication scienti- 
fique : la curiosité du voyageur et du poète s'y donne libre 
carrière. Quand il nous indique, d'autre part, les forces des Grecs, 
il nous fait entrer dans le domaine du positif; car ces forces 
ne sont pas fabuleuses, comme celles des Perses, et leur 
évaluation n'appariient plus à la légende, mais à l'histoire. Il se 
produit là un phénomène singulier : autant Hérodote s'était 
appliqué à augmenter le nombre des Barbares, autant il a soin 
de montrer que les Grecs sont très peu nombreux. On sent 
visiblement chez l'historien le désir patriotique, poétique et 
chevaleresque, de -montrer la bravoure et la discipline accom- 
plissant des tours de force, de vrais miracles. C'est là le seul 




THUCYDIDE 



483 



sentiment qui explique l'exagération de ces chiffres, et ce n'est 
pas du tout le désir d'expliquer. Le point de vue de l'épopée 
est tout simplement retourné : en effet, chez Homère, les 
Grecs et les Troyens étaient également très nombreux. Chez 
Hérodote, l'armée des Perses est innombrable et les Grecs sont 
en très petit nombre. Rien de tout cela n'est scientifique y et 
ne dénote un point de vue analogue à celui de Thucydide. 

Il y a donc plus de nouveauté qu'il ne semble, au premier 
abord, dans le fait d'indiquer exactement le nombre d'hommes. 
La plupart des historiens qui viendront après Thucydide enfleront 
les chiffres, comme l'avaient fait les poètes et les historiens de 
l'époque antérieure. C'est là un travers dont Polybe se mo- 
quera plus tard, en tournant en dérision « ces historiens qui 
entassent dans une vallée d'Asie des centaines de milliers 
d'hommes, sans se rendre compte qu'ils n'auraient pu y trou- 
ver place ». — Thucydide, à l'inverse de tous ces historiens, 
ne se préoccupe pas de l'amplification, de la beauté légendaire ; 
il ne veut pas montrer, comme Hérodote, le mérite chevale- 
resque ; il se préoccupe uniquement de savoir comment c'est 
le nombre qui l'emporte. Un homme, qui voit dans le nom- 
bre un élément considérable de succès, a dû assister à de 
nombreuses batailles : et, en effet, Thucydide a longtemps fait 
la guerre. 

Mais, si le nombre joue un grand rôle dans les combats, ce qui 
joue un rôle non moindre, c'est la manière dont ces hommes peu- 
vent être utilisés, dont ils sont à la disposition de leur chef dans 
une circonstance donnée: c'est sur ces considérations que Thucy- 
dide insiste peut-être le plus, et elles font totalement défaut chez 
Hérodote. L'habileté de notre historien consiste h placer ses con- 
sidérations philosophiques dans des discours, et non pas au 
eours même du récit, procédé qui sentait encore l'épopée. 
Un des exemples les plus curieux de ce procédé est le discours 
que Thucydide lait tenir à Périclès, l'homme qui connaissait le 
mieux les ressources d'Athènes et de ses adversaires. Il s'agit 
•de montrer aux Athéniens que non seulement ils doivent 
faire la guerre aux Péloponésiens, mais encore que, dans cette 
guerre, ils ne leur seront pas inférieurs. Le discours que pro- 
nonce Périclès est un discours technique, militaire, écono- 
mique :« Quant à ce qui concerne cette guerre, dit-il, et les 
•ressources des deux partis, apprenez, par le détail que je vais 
vous faire, que nous n'aurons pas l'infériorité. Les Pélopo- 
nésiens ne possèdent ni richesses privées ni richesses pu- 
bliques; ils n'ont pas l'expérience des guerres longues et trans- 




484 



REVUE DES COURS fc.T CONFÉRENCES 



marines, parce que leurs luttes entre eux sont de courte durée 
à raison de leur pauvreté. De tels peuples ne peuvent ni équiper 
des flottes, ni expédier fréquemment des armées de terre... Ce 
sont les trésors amassés qui soutiennent la guerre, bien plus que 
les contributions forcées... Dans un seul combat, les Péloponé- 
siens et leurs alliés sont en état de faire tête au reste de la 
Grèce ; mais ils ne sauraient soutenir la guerre, contre une puis- 
sance qui la fait autrement qu'eux... Rien ne les arrêtera plus 
que le manque d'argent et le temps qu'ils mettront à s'en pro- 
curer ; or, à la guerre, les occasions n'attendent pas... Ils pour- 
ront bien, par des incursions, ravager une partie de nos terres, et 
provoquer des désertions; mais ils ne nous empêcheront pas de 
cingler contre leur territoire pour y élever des forls à notre tour, 
et de diriger contre eux cette marine qui fait notre force. L'ha- 
bitude de la mer nous assure plus d habileté sur terre que leur 
expérience continentale ne leur en donne pour la navigation. 
Quant à la science navale, il ne leur sera pas facile de l'acquérir. 
Vous-mêmes, qui vous y êtes appliqués depuis les guerres médi- 
ques, vous ne l'avez pas encore portée à sa perfection ; comment 
donc des peuples agricoles et nullement maritimes, qui, d'ailleurs, 
toujours maintenus en respect par nos escadres, n'auront pas la 
liberté de s'exercer, obtiendraient-ils quelque résultat?... Suppo- 
sons qu'ils mettent la main sur les trésors de Delphes et d'O- 
lympie, et qu'à l'aide d'une forte solde ils cherchent à débaucher 
nos matelots étrangers : si, nous embarquant, nous et nos métè- 
ques, nous n'étions pas capables de leur tenir tête, nous serions 
bien malheureux. C'est là un avantage qu'on ne saurait nous 
ravir; et puis, ce qui est capital, nous avons des pilotes citoyens, 
des équipages plus nombreux et meilleurs que n'en possède tout 
le reste de la Grèce ; sans compter qu'au moment du péril aucun 
étranger ne voudra, pour quelques jours de haute paye, se join- 
dre à eux, au risque de se voir exilé de son pays. 

« Telle me paraît être la situation des Péloponésiens ; la nôtre, 
loin de donner prise aux mêmes critiques, se trouve infiniment 
préférable. S'ils attaquent notre pays par terre, nous ferons 
voile contre le leur, et le ravage de î'Àttique entière sera plus que 
compensé par celui d'une partie du Péloponèse. Ils n'auront pas 
la ressource d'occuper un autre territoire sans combat, tandis 
que nous, nous possédons beaucoup de terres soit dans les îles,, 
soit sur le continent; car c'est une grande force que l'empire de 
la mer. Je vous le demande : si nous étions insulaires, quels 
peuples seraient plus inexpugnables que nous? Eh l bien, il faut 
nous rapprocher le plus possible de celte hypothèse, en aban- 




THUCYDIDE 



485 



donnant nos campagnes et nos habitations, pour nous borner à 
la défense de la mer et de notre ville. Ce qu'il faut déplorer, ce 
n'est la perte ni des maisons ni des terres, mais la perte des 
hommes; car ce ne sont point ces choses-là qui acquièrent les 
hommes, mais les hommes qui les acquièrent. » 

Ce sont là, comme on le voit, des considérations stratégiques 
d'une suprême précision et d'un caractère tout à fait nouveau. 
Dans un autre discours de Périclès, nous en trouvons d'autres 
plus nouvelles encore : les forces économiques, et non plus seu- 
lement stratégiques, y sont mises en première place. Nous les 
voyons intervenir, pour la première fois, dans la politique et dans 
Thistoire. Dans Hérodote, en effet, il semble que la guerre se 
fasse toute seule, et qu'on n'ait qu'à se battre, lorsqu'elle a été 
déclarée. La question des finances, qui aurait pu paraître terre à 
terre à Homère et à Hérodote, devient,aux yeux de Thucydide,une 
question essentielle. Selon lui, on ne peut soutenir une longue 
guerre, entretenir une marine, sans avoir beaucoup d'argent. 
C'est cela précisément qu'il fait dire à Périclès, dans un second 
discours prononcé au moment où, les hostilités étant engagées, 
les Lacédémoniens envahissent l'AMique. Le peuple, condamné à 
beaucoup de privations, resserré dan§ les murs d'Athènes, mur- 
mure et se plaint, quand il voit dans la plaine du haut des 
remparts la fumée des incendies. Au milieu du mécontentement 
général, c'est Périclès qu'on blâme. Il se justifie dans un discours 
que Thucydide rapporte en style indirect, parce qu'il doit exposer 
non pas des sentiments, mais des faits précis : 

« Périclès renouvela aux Athéniens, au sujet des affaires pré- 
sentes, les conseils qu'il leur avait déjà donnés. Il leur recom- 
manda de se préparer à la guerre ; de retirer tout ce qui était 
aux champs ; de ne pas sortir pour combattre, mais de se borner 
à la défense de la ville ; de tourner leurs soins vers ce qui faisait 
leur force, c'est-à-dire vers la marine, et de tenir en bride leurs 
alliés, qui, disait-il, sont la source de notre puissance par les 
subsides qu'ils nous fournissent ; or l'âme de la guerre, c'est l'in- 
telligence et l'argent. Il les exhorta, d'ailleurs, à avoir bonne 
espérance, puisque la ville percevait, année commune, six cents 
talents des tributs des alliés, non compris les autres revenus, et 
qu'elle avait en réserve dans l'Acropole six mille talents d'argent 
monnayé. Dans cette somme ne figuraient pas l'or et l'argent non 
monnayés, provenant des offrandes publiques ou particulières, les 
vases sacrés employés aux pompes et aux jeux, les dépouilles 
des Mèdes et autres objets analogues, formant ensemble une 
valeur de cinq cents talents au moins. Il ajouta que les temples 




486 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



avaient des richesses considérables dont on pourrait disposer ; 
qu'enfin, pour dernière ressource, on prendrait les ornements 
d'or de la déesse, dont la statue, à ce qu'il leur fit connaître, était 
couverte de quarante talents d'or fin qui pouvait se détacher. A 
ces motifs de confiance tirés de leurs richesses, Périclès joignit 
un tableau de leurs forces militaires. » 

Ainsi Périclès énumère les ressources financières d'Athènes, 
comme pourrait le faire un ministre des finances. Il est frappant 
de voir déjà, chez Thucydide, cette préoccupation toute moderne 
des ressources matérielles. Il les étudie sous tous leurs aspects: 
il suppute le nombre des soldats, des marins, leurs aptitudes 
particulières, et il estime que les ressources financières, plus que 
toutes les autres, sont un puissant levier de guerre, et que, grâce 
à elles, Athènes est incomparablement supérieure à ses ennemis. 

Ces considérations, les historiens postérieurs ne les ont pas 
toujours laissées à la place prépondérante où les avait mises 
Thucydide. Il est, en effet, parmi les historiens comme un isolé, 
et il faut aller jusqu'à Polybe pour retrouver un historien qui ait, 
autaht que lui, le souci des considérations positives, philosophi- 
ques. Mais toute cette science n'a pourtant pas été perdue, et 
cela me ramène précisément à cette question de l'éloquence 
attique, pour laquelle Thucydide a tant fait. Il a été l'éducateuï 
non pas des historiens, comme nous venons de le voir, mais des 
orateurs. Pour retrouver ce genre de considérations, cette 
manière concrète et positive d'envisager les questions, il n'est 
pas nécessaire d'aller bien loin. C'est ainsi que nous remarquons 
chez Démosthène, dans les Philippiques et dans les Olynthiennes, 
à côté des élans fougueux d'éloquence, la préoccupation patiente 
du détail précis, des moyens à mettre en œuvre pour atteindre 
tel ou tel but. Il indique lui-même, avec une certaine ironie, que 
ce qu'il demande est assez terre à terre : « C'est peu de chose, 
dit-il, mais c'est nécessaire ; ce ne sont plus des secours verbaux 
qu'il faut envoyer, mais des hommes, des trirèmes, des che- 
vaux » ; et il fait le compte des ressources d'Athènes. Au point de 
vue de l'éducation du peuple et des chefs du peuple, le rôle de 
Thucydide est de premier ordre. A partir de ce moment, ce genre 
d'études précises va tenir à Athènes une place prépondérante. 

Mais, selon Thucydide, il y a d'autres forces plus importantes 
peut-être que celles que nous avon8, jusqu'ici, passées en revue. 
A la guerre, dans la politique, il y a une force qui domine toutes 
les autres : c'est l'intelligence. Notre historien va s'appliquer 
à en montrer le rôle en expliquant les fautes commises, les 
idées justes qui ont triomphé. Il s'efforce de nous faire voir com- 




THUCYDIDE 



487 



ment le choix intelligent des moyens est, en politique, la pièce 
essentielle. Il n'y a pas d'historien chez qui l'obsession de l'in- 
telligence se soit manifestée avec une telle force, chez qui il ait 
été question aussi souvent de la pensée et de son rôle dans les 
affaires publiques. Certains passages de son histoire nous per- 
mettent de voir d'une façon précise ce qu'il entend par là. Ce 
qu'il appelle pensée, intelligence, c'est exactement cette clair- 
voyance de l'homme qui ne s'arrête pas à l'accidentel, à ce qui 
arrive par l'effet du hasard, qui ne se laisse pas abattre, quels 
que soient les événements, et qui reste prévoyant même s'il est 
malheureux. Thucydide ne croit pas qu'avec de la prudence et 
des ressources matérielles on soit toujours sûr du succès. Il se 
rend bien compte qu'il y a une pari d'imprévu : c'est ce qu'il 
appelle t'-tyji, Betov, ce qui dépend des dieux. Cette part d'in- 
certitude que l'on ne peut prévoir, ce sont les illogismes des 
choses humaines. Malgré tout, c'est une force énorme que l'in- 
telligence. Il estime taut la Y vt, W que, lorsque des gens sages 
ont échoué, il ne les blâme pas, et, quand un homme a réussi par 
hasard, non par dessein, il ne l'en loue pas. Un jour, Chios se 
révolte contre Athènes, à un moment où tout semblait se tourner 
contre les Athéniens. Sa révolte est réprimée, et Thucydide n'a 
pas un mot de blâme pour elle; voici, au contraire, comment il 
juge sa conduite : « A part les Lacédémoniens, les habitants de 
Chios sont, à ma connaissance, le seul peuple qui ait su allier la 
sagesse avec la prospérité. Plus leur ville prenait d'accroissement, 
plus ils cherchaient à y faire régner le bon ordre. S'ils paraissent 
avoir compromis leur sûreté par leur défection, il est juste de 
dire qu'ils ne s'y portèrent qu'après s'être ménagé l'appui d'auxi- 
liaires puissants et nombreux, et lorsque les Athéniens eux- 
mêmes, sous le coup de leur désastre de Sicile, ne firent plus 
mystère de leur situation désespérée. Ils tombèrent, il est vrai, 
dans un de ces mécomptes si fréquents dans la vie ; mais la 
même erreur fut partagée par bien d'autres, qui crurent égale- 
ment a la prochaine destruction de la puissance athénienne.» 
Rien ne ressemble moins à un blâme que celte appréciation; et, 
de même, rien ne ressemble moins à un éloge que, le jugement 
qu'il porte, dans un autre passage de son histoire, sur la conduite 
inconsidérée de Cléon. Le démagogue, voyant que les généraux 
athéniens ne parvenaient pas à s'emparer des Lacédémoniens qui 
occupaient l'île de Sphactérie, déclara qu'en vingt jours il aurait 
terminé cette expédition. Il fut aussitôt pris au m< t, et forcé par 
les lazzi de la foule d'accepter la conduite de l'expédition. Il part 
donc, et il arrive à Sphactérie juste à temps pour recueillir les 




488 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



lauriers qu'on lui avait préparés : les Lacédémoniens, qui étaient 
à bout de ressources, au moment où il arriva, furent bientôt 
obligés de se rendre. Voici comment Thucydide juge cet exploit 
de Gléon : « Ainsi fut accomplie, malgré son extravagance, la 
promesse de Cléon. » Il fallait être, en effet, un insensé pour 
promettre une chose qu'il n'était au pouvoir de personne 
d'annoncer d'une façon formelle. 

Mais, dans l'histoire de Thucydide, il y a un autre passage bien 
plus important et qui montre plus nettement encore quel cas 
il fait de l'intelligence en matière politique. C'est dans une dis- 
cussion qui s'engage entre Cléon et Diodote au sujet de Mitylène. 
Celte ville s'était révoltée pendant la guerre du Péloponèse : elle 
avait échoué, et les Athéniens, pour se venger de la peur qu'ils 
avaient eue, décidèrent de mettre à mort tous les Mityléniens. 
Déjà la trirème qui apportait Tordre d'exécution était partie; 
le lendemain, les Athéniens eurent des remords, se réunirent à 
nouveau pour statuer sur le sort de Mitylène, alors qu'il en était 
encore temps. C'est au cours de cette assemblée que s'engage 
entre Cléon et Diodote la discussion que nous allons rapporter. 
Cléon prend le premier la parole ; il est pour le parti de la 
rigueur; après de longues déclamations où se trahit sa violence, 
sa passion, il conclut ainsi : « Traitez les Mityléniens comme 
ils vous eussent traités vous-mêmes. Echappés au danger, ne 
vous montrez pas moins sensibles à l'outrage que les provo- 
cateurs. Pensez à la manière dont ils n'auraient pas manqué 
d'en user envers vous, s'ils eussent remporté la victoire, surtout 
ayant eu les premiers torts. Lorsqu'on attaque sans motif, on 
poursuit son adversaire à outrance, parce qu'il y aurait du 
danger à le laisser debout; car un ennemi gratuitement offensé 
est plus redoutable, s'il échappe, que celui envers qui les 
torts se balancent. Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes. 
Reportez-vous par la pensée à l'instant où vous étiez menacés. 
Songez qu'alors rien ne vous eût coûté pour les réduire. Rendez- 
leur la pareille, sans vous laisser apitoyer sur leur sort actuçl, et 
sans oublier le danger naguère suspendu sur vos têtes. Punis- 
sez-les comme ils le méritent; et, par leur exemple, faites voir 
clairement aux alliés que toute défection aura la mort pour 
salaire. » 

Ce n'est pas la raison, mais la passion qui parle par la bouche 
de Cléon, et Ton sent bien qu'il n'est pas le porte-parole de 
Thucydide. L'interprète de la pensée de l'historien, c'est Dio- 
dote, l'adversaire de Cléon, qui prend à son tour la parole. Son 
argumentation est remarquable. Il écarte d'abord noblement une 




THUCYDIDE 



489 



menace qui avait été proférée par Cléon : « Je serais curieux, 
disait le démagogue, de savoir qui osera me contredire et soute- 
nir que les crimes des Mityléniens nous sont utiles, ou nos revers 
préjudiciables - à nos alliés. Evidemment, à grand renfort de 
sophismes, il s'évertuera pour établir que ce qui a été voté ne 
Ta pas été ; ou, séduit par l'appât du gain, il essaiera, par un 
discours captieux, de vous faire prendre le change. » Et voici 
comment Diodote répond à cette insinuation,, à cette menace : 
« La pire espèce est celle des gens qui accusent leurs antagonis- 
tes de trafiquer de l'art de la parole. S'ils se bornaient à les taxer 
d'ineptie, la défaite ferait perdre la réputation d'habileté, non 
celle de probité; mais, devant le reproche de corruption, on a 
beau triompher, le soupçon reste ; et, si Ton succombe, on 
paraît à la fois dénué de talent et de vertu. Tout cela ne fait pas 
le compte de la république ; car la crainte la prive de ses conseil- 
lers. Les choses iraient bien mieux pour elle, si de tels" citoyens 
étaient de moins habiles orateurs; ils ne l'entraîneraient pas 
dans tant de fautes. Le bon citoyen n'use pas d'intimidation 
envers ses adverseires ; il lutte contre eux à armes égales et ne 
doit son triomphe qu'à la supériorité de ses avis. » 

Diodote entre ensuite dans le corps de la discussion, et il indi- 
que successivement les raisons qui ramènent à choisir le parti 
de la clémence plutôt que celui de la rigueur : « Si j'ai pris la 
parole au sujet des Mityléniens, ce n'est ni pour contredire ni 
pour accuser personne ; car, à considérer sagement les choses, 
ce n'est pas de leur sort qu'il s'agit, mais du meilleur parti à 
prendre pour nous-mêmes. Me fût-il démontré qu'ils sont coupa- 
bles au premier chef, ce ne serait pas pour moi une raison de 
conclure à la mort, si nous n'y trouvions pas notre avantage ; 
comme aussi je ne leur ferais grâce qu'en tant que le bien de 
l'Etat l'exigerait. J'estime que nous avons à délibérer sur l'avenir 
encore plus que sur le présent. Cléon soutient que la peine capi- 
tale sera utile dans la suite, parce qu'elle diminuera les défec- 
tions ; et moi, la considération de nos intérêts futurs me conduit 
à une conclusion diamétralement opposée. » 

Ainsi donc, si nous en croyons Diodole, il ne faut envisager 
dans cette affaire que l'intérêt d'Athènes. Ne pardonnons aux 
Mityléniens, dit-il, que si ce pardon peut nous être utile. Nulle 
part, il n'invoque dans son discours d'autres raisons que celle-là. 
Mais, quoi qu'il en dise, c'est aussi par générosité qu'il veut 
pardonner aux Mityléniens : il se défend d'être généreux, comme 
s'il s'agissait d'un crime. C'est, d'ailleurs, un des caractères de 
l'époque : on veut être exclusivement pratique, on se garde bien 




490 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de faire du sentiment, on le bannit des affaires comme une 
source d'erreurs, et, s'il arrive qu'on soit touché, on cache avec 
soin cette émotion. 

Nous ne rapporterons pas toute la suite du discours de Dio- 
dote ; nous arrêterons seulement notre attention sur quelques 
passages vraiment frappants. Il y en a un, entre autres, où nous 
voyons l'orateur préoccupéde l'intérêt qu'il pourrait y avoir pour 
Athènes à appliquer désormais une politique intelligente et clair- 
voyante. Cette politique sort tout naturellement des événements 
les plus récents, de cette affaire précisément avec les Mitylé- 
niens : « Considérez, dit Diodote, quelle énorme faute vous com- 
mettriez en suivant l'avis deCléon. Pour le moment, dans toutes 
les villes, le peuple a de la sympathie pour vous ; il ne se joint 
pas aux soulèvements des aristocrates, ou, s'il y est contraint, il 
ne tarde pas à se tourner contre ceux qui l'y ont poussé ; en 
sorte que vous avez un auxiliaire dans la population des villes 
que vous allez combattre. Mais, si vous frappez le peuple de 
Mitylène, qui n'a point trempé dans la rébellion, et qui n'a pas 
plus tôt eu des armes qu'il s'est empressé de vous ouvrir les 
portes, d'abord vous commettrez une injustice en immolant des 
bienfaiteurs, ensuite vous donnerez beau jeu aux aristocrates. 
Sitôt qu'ils voudront soulever un Etat, ils auront le peuple pour 
eux, parce que vous aurez montré que la même punition attend 
et les innocents et Jes coupables. Et quand le peuple serait 
coupable, encore faudrait-il fermer les yeux, afin de ne pas 
nous aliéner le seul allié qui nous reste. Enfin, je crois quil est 
beaucoup plus avantageux pour le maintien de notre empire 
d'endurer patiemment une offense que de frapper, avec toute la 
rigueur du droit, des hommes que nous devons épargner. » 

Je voudrais m'arrêter encore sur une idée développée dans le 
discours de Diodote ; après avoir été exprimée par Thucydide, 
elle paraissaitperdue pour les hommes, lorsque Beccaria la reprit 
au xvm e siècle et en fit le sujet de son Traité des délits et des 
peines : c'est cette idée que l'homme est détourné du crime non 
par la gravité d'une peine, mais par la certitude qu'il sera frappé. 
Voici le passage de Thucydide: « Il est naturel à tous les hommes 
de commettre des fautes, soit comme Etats, soit comme individus, 
et il n'y a pas de loi qui puisse y mettre obstacle. On a parcouru 
successivement toute l'échelle des peines, en les aggravant sans 
cesse pour se mettre en garde contre les malfaiteurs. Il est à 
croire qu'autrefois elles étaient plus douces pour les plus grands 
crimes ; mais, comme on les bravait, elles ont fini avec le 
temps par aboutir pour la plupart à la mort, et néanmoins on 




THUCYDIDE 



491 



brave la mort elle-même. Il faut donc trouver un meilleur sys- 
tème d'intimidation, ou convenir que la peine de mort est une 

barrière illusoire Plaçons notre sûreté, non dans la rigidité 

de nos lois, mais dans la vigilance de nos actes. Ce qu'il faudrait, 
ce n'est pas châtier avec rigueur , des hommes libres qui se 
révoltent, mais les garder avec rigueur avant leur rébellion, 
afin de leur en ôter jusqu'à la pensée. » 

C'est ainsi que les discours de Thucydide sont pleins de consi- 
dérations tout à fait intéressantes et originales. Pour notre 
historien, la grande affaire, en politique, a été de substituer à la 
passion, aux principes stricts d'une justice qui n'est que de la 
colère, de substituer l'intelligence qui ne choisit que le possible 
pour but et les moyens les plus appropriés pour atteindre cette 



fin. 



P. B. 



• 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER 



Professeur à V Université de Paris. 



Le génie et le caractère de Pascal pamphlétaire. 

La seconde Lettre au P. Annat devait être suivie d'une troi- 
sième. On a trouvé dans les papiers de Pascal quelques fragments 
de cette dix-neuvième Provinciale et, parmi eux, un avant-pro- 
pos complètement rédigé. Celte lettre promettait d'être bien vive 
et bien éloquente; car on lit, dans cet avant-propos, des phrases 
comme celle-ci : « Consolez-vous, mon Père ; ceuxquQ vous haïs- 
sez sont affligés... » Mais Pascal n'a pas cru devoir l'achever; 
nous verrons bientôt pourquoi. Avec la dix-huitième finit donc 
la série de ces Provinciales, qui, de janvier 1656 à mars 1657, 
eurent un si grand retentissement, transportèrent d'admiration 
les lecteurs instruits, soulevèrent contre les casuisles relâchés 
l'indignation des chrétiens et du clergé, et humilièrent si profon- 
dément les ennemis de Port-Royal. Il semble que notre rôle d'his- 
torien soit fini ou bien près de finir, et que nous n'ayons plus 
qu'à résumer les dix leçons précédentes, à conclure et à porter 
un jugement sur Pascal pamphlétaire avant de passer à Pascal 
apologiste. 

Mais nous n'en sommes pas encore là : nous aurons à recher- 
cher pourquoi la publication des Provinciales a élé brusquement 
interrompue, sans que l'auteur ait pris la peine de prévenir un 
public qui- lui était si fidèle, et quelles furent les conséquences 
immédiates d'une polémique si violente. Aujourd'hui, je voudrais 
jeter un coup d'œil rapide sur l'ensemble des dix-huit Provin- 
ciales, examiner ce que l'histoire littéraire en peut inférer et 
comment, après les avoir lues, on est amené à juger le génie et le 
caractère de Pascal. C'est une question délicate entre toutes, car 
si amis et ennemis sont d'accord pour reconnaître la désespérante 
perfection des Provinciales, il y a des divergences très profondes 
dès qu'il s'agit de juger l'auteur. 




LES « PROVINCIALES )) 



493 



Voyant que la dix-huitième Provinciale n'était pas suivie d'une 
dix-neuvième, le public français dut se résigner : il se résigna 
comme il se résignait, depuis l'échec de Pertharite, à ne plus 
voir Corneille sur la scène, comme il se résignera en 1677, lors- 
que la retraite de Racine lui fera désespérer de ne plus avoir à 
l'applaudir. Les recueils de 1657 prouvent du moins que, s'il 
était résigné, il n'était pas indifférent. A défaut de lettres nou- 
velles, on recueillait les anciennes, on les lisait, on les relisait, 
on les comparait entre elles. Certains lecteurs préféraient celles 
qui dénonçaient la morale relâchée des casuistes, la septième sur 
l'homicide, et la treizième qui en est la suite nécessaire. Ceux qui 
cherchaient le plaisir délicat du lettré accordaient leur préférence 
aux lettres qui ont un caractère dramatique, où Pascal a répandu 
tant de franche gaîté et de verve malicieuse. D'autres pouvaient 
leur préférer celles on Pascal ne rit plus, où il s'élève aux plus 
hauts sommets de l éloquence. Tous, enfin, étaient contraints 
d'admirer ce que Bossuet appelait « les grâces» des Provinciales. 
Ceux qui savent ce que c'est qu'une polémique de presse recon- 
naîtront que Pascal fit preuve d'une souplesse et d'une agilité 
merveilleuses. 

Annat et les jésuites se sont vantés d'avoir obligé Pascal à 
changer deux ou trois fois de système. Ils auraient pu aussi 
se vanter de l'avoir finalement réduit à garder le silence. La 
vérité est que Pascal n'avait pas de système préconçu : il n'a pas 
eu à l'origine un plan véritable ; il se proposait simplement de 
défendre Antoine Arnauld, puis de le venger après l'inique con- 
damnation delà Sorbonne en attaquant avec vivacité les auteurs 
de tous ses maux. Il était prêt à ta lutte, et il a fait librement 
ce qu'il voulait faire : poursuivre l'adversaire l'épée dans les reins, 
l'attaquer et le battre sur plusieurs champs de bataille. Les Pro- 
vinciales sont des pamphlets, qui ne peuvent pas, qui ne veulent 
pas être l'œuvre d'un lettré qui polit lentement ses phrases dans 
le silence de son cabinet \ ce sont des actes, ceux d'un lutteur 
qui combat pour ce qu'il croit être la justice et la vérité. 

Il est inutile d'insister sur la valeur littéraire des Provincia- 
les : tout a été dit, et nous ne pourrions que répéter. Nous avons 
mieux àu faire, si nous pouvons apporter quelque chose de nou- 
veau sur un sujet en apparence épuisé. 

Christine de Suède, alors à Rome, disait à l'abbé Charrier, 
mandataire du cardinal de Retz, qu'elle n'avait jamais rien vu de 
plus beau. Bossuet, en 1669, donnant des conseils au futur car- 
dinal de Bouillon, lui recommandait de lire et d'étudier les Pro- 
vinciales, «dont quelques-unes ont a une grande force et une exquise 




494 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



délicatesse ». Je ne résiste pas au plaisir de vous lire cette 
opinion de Charles Perrault, que je trouve au début du Premier 
Entretien de Cléandre et d'Eudoxe. C'est le P. Daniel qui parle ; 
il s'agit du second tome du Parallèle des Anciens et des Modernes, 
« oùil est parlé des Lettres Provinciales , et où tous les personnages 
du dialogue concourent à faire de ces Lettres le plus bel éloge 
qu'on ait jamais fait et qu'on puisse jamais faire d'un ouvrage ». 
Voici, en propres termes, ce que M. Perrault leur fait dire : « Le 
Président. Voilà donc Lucien et Cicéron que vous reconnaissez 
pour d'habiles gens en fait de Dialogues : quels hommes de ce 
siècle leur opposez-vous? — L'Abbé. Je pourrais leur opposer 
bien des auteurs qui excellent aujourd'hui dans ce genre d'écrire; 
mais je me conlenterai d'en faire paraître un seul sur les rangs. 
C'est l'illustre M. Pascal, avec ses dix-huit Lettres Provinciales. 
D'un million d'hommes qui les ont lues, on peut assurer qu'il 
n'y en a pas un qu'elles aient ennuyé un seul moment. — Le 
Chevalier. Je les ai lues plus de dix fois; el, malgré mon impa- 
tience naturelle, les plus longues ont toujours été celles qui 
m'ont plu davantage. — L'Abbé. Tout y est pureté dans le lan- 
gage, noblesse dans les pensées, solidité dans les raisonnements, 
finesse dans les- railleries ; et, partout, un agrément que Ton ne 
trouve guère ailleurs. — Le Président. J'avoue que ces lettres 
sont enjouées et divertissantes : mais voulez-vous faire entrer 
en comparaison dix-huit petits papiers volants avec les Dialogues 
de Platon, de Lucien et de Cicéron, qui font plusieurs gros vo- 
lumes? — L'Abbé. Le nombre et la grosseur des volumes n'y font 
rien. S'il y a plus de sel dans ces dix-huit Lettres que dans tous 
les dialogues de Platon ; plus de fine et de délicate raillerie que 
dans ceux de Lucien, mais une raillerie toujours pure et hon- 
nête ; s'il y a plus de force et plus d'art dans ces raisonnements 
que dans ceux de Cicéron; enfin, si l'art du dialogue s'y trouve 
tout entier, la petitesse de leur volume ne doit-elle pas plutôt 
leur être un sujet de louange que de reproche? Disons la vérité : 
nous n'avons rien de plus beau dans ce genre d'écrire. » 

Ne forçons point la note, n'affirmons pas avec Eudoxe que 
les Provinciales sont, comme Voltaire le dira d'Athalie, le chef- 
d'œuvre de l'esprit humain ; contentons-nous de reconnaître 
qu'elles ont fait de Pascal un des plus grands écrivains qui soient 
au monde. 

Faut-il en être étonné ? Non, si c'est bien ce même Pascal qui a 
dit quelque part, en parlant d'un ouvrage : « On est tout étonné 
et ravi, car on croyait lire un auteur, et on trouve un homme. » 
Mais quelle espèce d'homme était l'auteur des Provinciales ? 




LES « PROVINCIALES )) 



495 



A coup sûr, cet auteur anonyme était un honnête homme, 
c'est-à-dire, suivant la définition de Bussy-Rabutin, « un homme 
instruit et qui sait tout ». Il est impossible de prendre pour un 
cordelier ou pour un folliculaire de bas étage cet écrivain d'une 
délicatesse exquise, d'une urbanité parfaite et d'une suprême 
élégance. Pascal se croyait, sans doute, le droit de mépriser ses 
adversaires qu'il a traités de misérables, de cruels et lâches per- 
sécuteurs. Il a repoussé leurs calomnies, dévoilé leurs intrigues 
et leur politique secrète. Mais il n'est pas de ceux qui injurient 
leurs ennemis et leur imputent sans scrupule toutes sortes de 
lâchetés et de forfaits. Les griefs que tant d'autres polémistes 
ont accumulés contre les jésuites, vous les chercheriez en vain 
dans les Provinciales. Il n'a pas cherché à obtenir ce que nous 
appellerions un gros succès de scandale : il n'a rien dit de là vie 
privée de ses adversaires, rien sur leur théorie du tyrannicide ; 
il n'a pas voulu remuer ce que Bossuet appellera, en 1700, les 
«ordures des casuistes ». Et pourtant il lui eût été facile de les 
écraser sous la haine et le mépris public : il lui suffisait d'ouvrir 
à telle ou telle page l'Escobar in-8°. Il ne Ta pas voulu, parce 
qu'il professait le plus profond respect pour ses lecteurs et ses 
lectrices : « Son amour pour la pureté, nous dit sa sœur, était 
poussé jusqu'aux extrêmes limites. » Et, ici, je crois devoir vous 
montrer jusqu'où allait la réserve et la discrétion de Pascal, 
en établissant un parallèle entre lui et un R. P. jésuite, son con- 
temporain. 

On lit au cours de la seizième Provinciale : « Vous-même avez 
fait pendre en effigie votre propre P. Jarrige sur ce qu'il avait dit 
• la messe au temps où il était d'intelligence avec Genève. » Pascal 
fait voir qu'il connaissait ce Père, et témoigne que ses lecteurs 
le connaissaient également. Faisons donc connaissance, nous 
aussi, avec ce Père, et voyons ce qu'en dit Pierre Feller dans 
son Dictionnaire historique. D'après lui, ce jésuite français, né à 
Tulle, dans le Limousin, profès des quatre vœux et assez bon 
prédicateur, qtfilta son ordre en 1647 et se fit calviniste à La Ro- 
chelle. U se rendit de là en Hollande, où les Etats généraux lui 
■firent une pension. Cet apostat publia, peu après, un livre inti- 
tulé : Les Jésuites mis sur Véchafaud pour plusieurs crimes capi- 
taux par eux commis dans la province de Guyenne, qui est un des 
plus sanglants libelles qu'ait jamais enfantés la vengeance. En 
1650, il fut ramené à de meilleurs sentiments par un émissaire 
-de la Compagnie de Jésus, ambassadeur en Hollande. Rentré 
dans le giron de la Société, il fut admirablement accueilli par 
4es jésuites d'Anvers, publia une rétractation, et revint en France, 




496 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCÈS 



où il vécut en prêtre séculier jusqu'en 1670. Or il faut voir com- 
ment le P. Jarrige parle de ses confrères. On lit dans sa préface : 
« Je ne dis rien par conjecture, comme étranger, mais de science 
certaine, comme leur domestique. Mes accusations ne sont pas 
de quelques fautes médiocres : les crimes, desquels je les charge, 
sont dans l'excès, sinon que faire la fausse monnaie fut un crime 
léger et choquer la bonne fortune de son souverain soit une galan- 
terie. S'il vous plaît de délasser vos esprits dans la lecture de ce 
peu de pages, que je prends la hardiesse de vous présenter, vous 
y contemplerez avec horreur des Sodomites el des Gomorrhéens, 
et y verrez avec indignation des sujets dénaturés, qui font des 
feux de joie pour se réjouir de la calamité de leur Prince. Les 
cris lamentables d'une infinité de petits enfants qu'ils font périr 
pour contenter leur cruelle avarice, attendriront vos cœurs, et les 
temples violés par leurs iascivetés armeront votre zèle d'un saint 
courroux contre ces profanateurs sacrilèges. » Les noms des 
scélérats sont en toutes lettres et les accusations si graves qu'elles 
fournissaient matière à des procès criminels et pouvaient ame- 
ner la justice à pendre les accusés, à les rompre vifs ou à les 
brûler. — Jarrige n'a fait de son libelle qu'une rétractation très 
timide, en plaidant les circonstances atténuantes pour cet avor- 
ton, enfant de son ardeur de vengeance. Pascal n'a pas voulu 
aller chercher là un seul argument ; c'est une preuve manifeste 
de sa générosité, et déjà un préjugé en faveur de sa loyauté, 
dont il nous reste à parler. 

Trois questions se posent à ce sujet : — 1° À-t-il sciemment 
altéré les textes qu'il a cités et incriminés ? — 2° N'a-t-il pas outre- 
passé son droit en imputant à toute une Compagnie les théories • 
particulières à quelques individus, et n'a-t-il pas eu le tort 
grave d'omettre les casuistes étrangers à la Société, qui avaient 
émis des maximes analogues ? — 3° Ne le prenons-nous pas en 
flagrant délit d'« insincérité », lorsqu'il déclare qu'il n'est pas de 
Port-Royal? 

A la première question il est aisé de répondre'. Nous avons vu 
que, dès le mois de mai 1656, les curés de Rouen, puis ceux de 
Paris s'en étaient chargés : ils ont complété les Provinciales en 
donnant des références d'une exactitude mathématique. Si les 
réfutations émanant des jésuites avaient été péremptoires, à quoi 
bon Y Apologie du P. Pirot en 1657, et celle du P. Daniel en 1694? 
Et même alors, on n'avait donc pas invinciblement démontré la 
déloyauté de Pascal, puisqu'après deux cents ans l'abbé Maynard 
cherchait à rétablir sur de nouvelles bases, sans d'ailleurs pouvoir 
y parvenir ? — Pascal n'avait, du reste, pas grand mérite à être 




LES « PROVINCIALES » 



497 



loyal : la prudence la plus vulgaire exigeait qu'il fût dans ses 
citations d'une fidélité scrupuleuse. S'il y avait manqué, les hon- 
nêtes gens n'auraient pas continué à le lire. S'il était découvert, 
il s'exposait à de terribles représailles : le seul fait d'attaquer la 
Compagnie entraînait pour lui une détention perpétuelle dans 
un cachot infect de la Bastille. Certes, il y a quelques erreurs dans 
les Provinciales ; mais on n'y trouverait pas une altération grave, 
pas une falsification volontaire. Tous les historiens sont una- 
nimes à reconnaître l'entière bonne foi de Pascal. 

Quant à la seconde accusation, elle est encore moins solide, 
j'allais dire moins sérieuse. Pascal a été le premier à reconnaître 
qu'il y avait parmi les jésuites des directeurs sévères, des casuis- 
tes nullement relâchés. Il eût estimé profondément Bourdaloue. 
Lui-même a pris la peine de nous dire sa pensée au début de la 
cinquième Provinciale : « Le dessein des jésuites n'est pas de 
corrompre les mœurs ; mais ils n'ont pas aussi, pour unique but, 
de les réformer : ce serait une mauvaise politique. Voici quelle 
est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour 
croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion 
que leur crédit s'étende partout et qu'ils gouvernent toutes 
les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères 
sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils 
s'en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. 
Mais, comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein 
de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin 
d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison 
qu'ayant affaire à des personnes de toutes sortes de conditions et 
de nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuis- 
tes assortis à toute cette diversité. » — D'autre part, n'est-ce 
pas trop exiger d'uu pamphlétaire que de lui demander d'être le 
premier à plaider pour ses adversaires les circonstances atté- 
nuantes? Pamphlétaire il est, pamphlétaire il restera. Il est là 
pour attaquer les jésuites et non tel ou tel ordre religieux ; lui 
reprocher de n'avoir attaqué qu'eux, c'est dire qu'il n'a pas tou- 
jours été un juge équitable et bienveillant, c'est une vérité de 
M. de la Palisse. Le juge, c'était l'opinion publique, et Pascal 
avait mille fois raison, lorsqu'il cherchait à la prévenir en faveur 
de ses amis. Tout ce qu'on pouvait lui demander, c'était de ne pas 
recourir aux procédés indélicats et malhonnêtes, et nous savons 
qu'il se les est interdits avec une extrême sévérité. 

Reste le troisième grief : Pascal aurait parlé jésuiliquement, 
en disant qu'il n'était pas de Port Royal. Chose curieuse, cette 
accusation est toute moderne : il n'en est question ni au dix- 



83 




498 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



septième ni au dix-huitième siècle. L'abbé Maynard y fait très 
brièvement allusion dans sa réfutation des Provinciales. Mais 
c'est Sainte-Beuve qui, le premier, a adressé à Pascal ce reproche 
de mensonge : « Nous savons en quel sens il est vrai que Pascal 
n'était point de Port-Royal : il n'y demeurait pas au moment où 
il e'crivait toutes ses Lettres ; il n'y avait même fait que des sé- 
^ jours et des retraites momentanées. Il est très à croire pourtant 
que les deux premières furent écrites à Port-Royal-des-Champs, 
et que ce ne fut que pour les suivantes qu'il s'en vint loger rue 
des Poirées. 11 était, d'ailleurs, en relations journalières pour son 
travail avec ces Messieurs, qui lui fournissaient toutes sortes de 
notes et en conféraient avec lui... Pascal dînait et vivait en com- 
pagnie de ces Messieurs. S'il se croit donc en droit de soutenir 
qu'il n'est pas de Port-Royal à la lettre, s'il ajoute d'un ton d'as- 
surance qu'il est sans attachement, sans liaison, sans relation, cela 
ne se peut entendre, on l'avouera, qu'en un sens quelque peu 
jésuitique. Si toutes les Provinciales étaient vraies comme cette 
assèrlion-là, il ne faudrait pas trop s'étonner que de Maistre eût 
mis à côté du Menteur de Corneille ce qu'il appelle les Menteuses 
de Pascal. » Il est vrai que Sainte-Beuve, si ondoyant, si divers, 
ajoute, quelques pages plus loin, dans une toute petite note per- 
due dans un coin : « Pascal eut toujours, même dans sa liaison 
avec Port-Royal, une position à part, indépendante, qui tenait un 
peu à la conscience secrète de sa supériorité, à sa fierté native de 
génie, et aussi à ses habitudes antérieures d'homme du monde, 
d'honnête homme ; il restait le solitaire amateur par excellence. 
— Ceci peut corriger ce que nous avons dit précédemment; 
quand Pascal affirmait si haut qu'il n'était pas de Port- Royal, 
c'est qu'il sentait qu'à la rigueur il pouvait se passer d'en être. » 
(Port-Royal, i. 111.) 

Enfin M. Victor Giraud déclare que la bonne foi de Pascal est 
l'évidence même, mais qu'elle est en défaut lorsqu'il affirme ne 
pas être de Port-Royal. — Mais, alors, pourquoi cette déclaration 
réitérée? Qui obligeait l'anonyme à se découvrir ainsi et à donner 
sur lui des indications qu'on ne lui demandait pas ? Si Pascal a 
parlé par deux fois, c'est que sa déclaration lui paraissait oppor- 
tune, et qu'elle répondait à l'exacte vérité. Pour en saisir toute 
la portée, il faut connaître l'histoire de Port-Royal à cette date 
de 1656. 

L'année 1656 ouvre l'ère des persécutions contre Port-Royal. 
Il y avait à Port-Royal deux catégories de personnes, les Reli- 
gieuses et les Messieurs. Or, en 1656, c'est contre ceux-ci seuls 
qu'est dirigée la persécution ; les Religieuses ne sont pas inquié- 




LES (( PROVINCIALES » 



499 



tées, on ne cherche pas à leur enlever leurs élèves. Le chef des 
Messieurs, si le mot chef n'est pas déplacé dans une institution 
aussi républicaine, était Arnauld d'Andilly, personnage fort con- 
sidéré, très bien vu de la Reine-mère, à qui il envoyait des pêches 
de toute beauté. Les jésuites étaient convaincus que les Provin- 
ciales étaient écrites à Port-Royal, dans des conférences réglées, 
par un secrétaire tenant la plume et payé. En mars 1656, ils 
crurent que l'expulsion de tout le personnel arrêterait ou entra- 
verait la publication. Ils mirent tout en œuvre pour obtenir ce ré- 
sultat. D'Andilly s'efforça de conjurer ce malheur : il écrivit lettre 
sur lettre à la Reine-mère, au cardinal de Chevreuse, à l'évêque de 
Coutances. Il dut, pour éviter des descentes de justice, promettre 
que les locaux seraient évacués en huit jours. La police vint s'as- 
surer que les logements étaient vides ; le lieutenant civil ne 
trouva qu'une ou deux personnes qu'on avait laissées là pour 
garder la maison» Tout préoccupé d'imprimerie, il demanda à 
Tune d'elles où étaient les presses ; et le matois paysan, d'un air 
entendu, le mena droit au pressoir. 

Outre les Messieurs, il y avait à Port-Royal un confesseur, un 
médecin, un économe, un fermier, un jardinier, les sabotiers, les 
professeurs des petites écoles, et les solitaires qui avaient là 
leur domicile habituel. Or Pascal n'appartenait à aucun titre à ce 
groupe. Dire aux jésuites que l'auteur n'était pas de Port-Royal, 
c'était leur dire que l'auteur n'était ni Arnauld d'Andilly, ni Ni- 
cole, ni Singlin, ni Lancelot, ni Hamon. Cherchez ailleurs, sem- 
blait-il leur dire, parmi ceux qui n'ont aucune attache officielle 
avec Port-Royal. Et le fait d'y avoir séjourné en 1655, d'avoir 
pris part à des conférences philosophiques et religieuses, ne lui 
donnait pas le titre officiel de Port-Royaliste. Il n'y avait donc 
de la part de Pascal ni mensonge ni escobarderie à déclarer qu'il 
n'était pas de Port-Royal. 

Ainsi éclairées par les faits de l'histoire contemporaine, les 
Provinciales font honneur à la fois au caractère et au génie de 
Pascal. 



A. B. 




Les discours judiciaires de Cicéron, 



Cours de M. JULES MARTHA, 



Professeur à l'Université de Paris. 



Une audience à Rome. 



Dans la précédente leçon, j'ai tâché de vous montrer de quelle 
manière spéciale Cicéron préparait ses causes. Nous avons vu, en 
nous aidant la plupart du temps des textes du de Oratore, qu'il 
commençait par « confesser » son client, par lui tirer le plus 
d'aveux possible. Puis, à l'aide des documents rassemblés au 
cours de cette confession en lieu clos, il abordait une seconde 
phase de la préparation : l'examen même de tout ce que le client 
lui avait avoué et le triage consciencieux de toutes ses déclara- 
tions. En dernier lieu, nous avons vu Cicéron écrire certains 
développements de son discours, jeter pour le reste quelques 
notes sur le papier, et préparer enfin la « mise en scène » de 
l'audience. Le voilà donc armé pour le combat, pour employer 
une de ses expressions favorites. Il s'agit à présent de le suivre 
sur le champ de bataille, c'est-à-dire à l'audience, in acie. 

Mais, pour apprécier toutes ses manœuvres savantes, il faut 
avant tout se représenter ce champ de bataille où Cicéron va 
opérer. Il faut voir la disposition des lieux, imaginer l'état d'es- 
prit des personnages qui assistaient à la bataille comme specta- 
teurs ou qui y participaient comme combattants. Je vais donc 
m' efforcer de vous montrer, aujourd'hui, quelle était la physio- 
nomie matérielle et morale d'une audience romaine. 



Quand les anciens comparaient l'éloquence démonstrative des 
rhéteurs, — celle que nous appellerions aujourd'hui l'éloquence 
académique, — à l'éloquence judiciaire, ou délibérative, ils 
avaient l'habitude de dire que l'une s'exerçait dans un lieu clos, 
dans un gymnase, in palœstra, comme à l'ombre, et que 
l'autre, au contraire, se déployait en plein soleil, en pleine pous- 




CICÉRON AVOCAT 



501 



sière. Ces métaphores se retrouvent dans tous les écrits de cri- 
tique littéraire de Rome, dans Quintilien et dans le Dialogue 
des Orateurs de Tacite, aussi bien que dans les libri oratorii 
de Cicéron. C'est qu'en réalité ces métaphores n'étaient pas pure- 
ment des effets de style ; elles étaient, dans une certaine mesure, 
l'expression de la réalité. Ce qui caractérise, en effet, l'éloquence 
romaine, c'est avant tout qu'elle est une éloquence de plein 
air. 

L'audience judiciaire à Rome se tenait sur une place publique, 
appelée le Forum. Représentez-vous une cour à peu près trois 
fois grande comme la cour de la Sorbonne et vous en aurez assez 
exactement les dimensions. C'est sur cette place que toute la vie 
de Rome se concentre ; c'est vers cette place que toute la ville 
« descend » aux affaires, selon l'expression antique ; le Forum 
était, en effet, un peu en contre-bas. 

Cette place est d'abord un centre religieux. Autour d'elle se 
trouvent les sanctuaires de Rome, près du Palatin où était la 
Rome primitive, et du Capitole où est élevé le temple de Jupiter 
Capitolin. On y voit des temples nombreux, avec de vastes esca- 
liers qui conduisent jusqu'à la porte, où les oisifs s'asseyaient 
pour dormir ou pour jouer, et où les gens paisibles se réfugiaient 
les jours d'émeutes pour échapper aux émeutiers, maîtres de la 
place. Ces temples, n'étaient pas fermés : ils servaient à des céré- 
monies de toute espèce, et les fidèles, tout le long du jour, ne 
faisaient qu'entrer et sortir. C'était un va-et-vient perpétuel de 
processions, de serviteurs et de prêtres, de prêtresses aussi, 
car il y avait, parmi ces temples, le temple fameux de Vesta où 
se gardait éternellement le feu antique. On devine l'animation 
que tout cela donnait à la place. 

Déplus, le Forum était un centre politique. D'un côté s'élevait 
la Curie, c'est-à-dire la salle des séances du Sénat. Ces séances 
étaient nombreuses et les sénateurs n'y venaient pas seuls. Ils 
étaient toujours suivis d'un cortège imposant de licteurs et de 
clients. Comme ils étaient à Rome au nombre de 300, on jugera 
du mouvement que leurs allées et venues provoquaient dans la 
place. D'un autre côté, il y avait au Forum la tribune aux ha- 
rangues, les Rostres : c'était autour d'elle que se tenaient les 
assemblées du peuple, et naturellement les jours d'assemblée, le 
mouvement et la vie étaient centuplés au Forum. 

Mais, primitivement, celte place n'était ni un centre 
religieux, ni un centre politique : c'était un marché. Les 
paysans venaient vendre là les produits de leurs terres, leurs 
légumes, leurs bestiaux. Cette place avait donc, si l'on peut 




502 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



dire, uniquement un caractère commercial. D'ailleurs, on y 
vît s'installer très vite, et par la force même des choses, tout ce 
qui grouille d'ordinaire autour d'un marché : les changeurs, les 
banquiers y dressèrent leurs tables ; les prêteurs d'argent et les 
usuriers y fréquentèrent pour se livrer à leurs opérations. Le 
Forum ne tarda pas à se remplir de leurs tréteaux, de leurs bou- 
tiques. Puis vinrent les bijoutiers, les marchands de vêtements, 
les foulons; des gens de tous métiers s'installèrent autour de cette 
place, qui regorgeait de monde. Si bien que, lors même qu'elle 
fut devenue un centre religieux et politique, elle resta aussi 
un centre financier et commercial. 

D'un autre côté, comme il y avait toujours là une grande foule, 
le Forum devint un lieu de promenade et de rendez-vous pour 
les oisifs et les flâneurs. Les gens qui n'avaient rien à faire 
allaient au Forum. Voyez, par exemple, ce que nous en dit Horace 
dans ses Satires : c'était là. qu'on savait les dernières nouvelles, 
qu'on faisait de la politique, qu'on tramait même des intrigues. Au 
temps des guerres civiles, on y commentait les rapports relatifs 
à César et à Pompée ; chacun, eu se promenant, expliquait ses 
hypothèses et exerçait sa perspicacité sur les événements. A côté 
des politiques qui se réunissaient près des Rostres, il y avait les 
jeunes élégants qui venaient au Forum faire admirer leurs belles 
toges, bien blanches, bien lavées, arlistement drapées et plissées. 
On sait qu'Hortensius, le fameux avocat qui était le concurrent 
aristocratique de Cicéron, venait souvent se promener sur la 
place, dûment entouré d'un cortège de clients. Par suite, au Forum 
accouraient aussi toutes sortes de curieux, qui venaient « voir » 
ces élégants, des curieux des deux sexes, mais surtout de l'autre 
séxe. Enfin, il y avait les purs paresseux des villes méridionales, 
les « lazaroni », qui se couchaient de tout leur long sur les 
marches des basiliques ou sur les degrés des temples : ils s'y 
endormaient en plein soleil et y ronflaient tout à leur aise. 
D'autres préféraient jouer à la marelle, et l'on voit, aujourd'hui 
encore, sur certaines dalles les dessins de leurs jeux tracés sur la 
pierre. Il est inutile d'ajouter qu'au Forum, tout comme ailleurs, 
il y avait des voleurs qui profitaient de la foule pour faire de 
beaux coups : Horace y fait plusieurs fois allusion On voit, par 
ce petit tableau en raccourci, quelle vie intense toutes ces caté- 
gories de promeneurs devaient donner à la place. 

D'ailleurs, celte place, loin d'être close, n'était qu'un passage. 
Par le Forum, en effet, devaient passer toutes les processions 
religieuses, officielles ou particulières. Puis c'étaient, suivant 
les heures et les jours, des ouvriers, des hommes d'affaires, des 




G1CÉR0N AVOCAT 



503 



avocats, de grands personnages suivis de leurs clients. Quelque- 
fois même, on voyait traverser le Forum par les triomphateurs 
qui se rendaient par la Via Sacra au Capitole. Comme celte place 
était le point d'aboutissement de tous les chemins qui condui- 
saient hors de Rome, tous les enterrements devaient y passer, 
avant d'arriver à celle des « voies » romaines où le mort allait être 
enseveli. Or, ce n'était pas alors un cortège silencieux qu'un 
enterrement : si les pleureuses, malgré leurs cris et leurs gestes, 
faisaient peu de tapage, les trompettes en revanche s'acquittaient 
consciencieusement de leur tâche assourdissante. 

On devine donc, à l'aide de ces détails, toute l'animation, tout 
le mouvement qui régnait à Rome sur le Forum. Il y avait là, au 
cœur de la ville, la vie la plus intense qui se puisse imaginer. 
Ëh î bien, c'était dans ce milieu bruyant et mouvementé que se 
tenait l'audience romaine. Dans un coin de la place, en effet, se 
trouvait le comitium, où le préteur rendait primitivement la 
justice en se promenant, et où, plus tard, s'installèrent les tri- 
bunaux. 

Chez nous, la justice se rend, pour ainsi dire, dans un sanc- 
tuaire, dans une salle bien close, fermée à tous les bruits du de- 
hors. Quand on y entre, on a l'impression de se trouver tout à 
coup transporté dans un monde spécial : la procédure a par elle- 
même quelque chose de particulier ; le costume des avocats et 
des juges n'est pas celui de tout le monde ; la langue juridique 
qu'ils parlent est difficile à comprendre pour des profanes. H 
n'en est pas de même à Rome; la vie judiciaire s'y associe à la 
vie de tous les jours, à la vie publique. Le monde des tribunaux, 
juges, avocats, parties, assistants, est composé de gens lancés 
dans le tourbillon des affaires ; il n'a rien de fermé ni de spécial. 
C'est là une considération très importante, qu'il faut retenir pour 
bien comprendre le talent de Cicéron. Il ne parle pas en lieu clos; 
il traite son affaire, il prononce son discours « en pleine pous- 
sière », sous le soleil, au milieu d'un tapage infernal. Son élo- 
quence par suite est une éloquence appropriée à l'endroit où elle 
s'exerce : elle n'a rien d'académique, elle est apte à résister au 
bruit, à « porter » sur un public bruyant, remuant et passionné. 



Voilà donc le lieu de l'audience ; il nous reste à voir mainte- 
nant comment tout y est disposé en vue du jugement. 

Le coin du Forum appelé le comitium, est vide, sans con- 
structions. Le jour où une audience doit avoir lieu, on y élève des 




504 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



constructions en bois, toutes provisoires, à l'aide d'un matériel 
spécial, renfermé dans le vestibule de la Curie en temps ordi- 
naire. 

Il y a là, d'abord, des barrières de bois, analogues à celles qui 
servent à maintenir la « queue » à la porte de cerlains théâtres 
mo 'ernes. On les dispose en forme d'enceinte autour du comi- 
tium, et elles sont gardées par les viatores, sorte d'agents qui 
empêchent le public de les renverser ou de les escalader, et qui 
sont chargés en outre de faire circuler, quand un personnage 
important arrive et fait son entrée. 

Au fond de l'enceinte se trouve une estrade : c'est le tribunal. 
Au milieu est placée une chaise curule, destinée au président, 
c'est-à-dire au préteur ou, à défaut du préteur, à son suppléant. 
Des deux côtés, on voit des bancs sans dossiers, subsellia : là, 
viendront s'asseoir les jurés tirés au sort sur la liste des notables 
et appelés à juger ce jour-là. Enfin, tout autour, sont des bancs 
supplémentaires, pour les greffiers, les huissiers, bref, pour tout 
le personnel administratif du tribunal. 

Eu face du tribunal, à droite, se trouve l'accusateur, sur un 
banc, avec ses secrétaires (monitores) munis de notes, avec ses 
notarii ou sténographes, et, derrière, les témoins à charge qu'il 
produira tout à l'heure, les laudalores ou les advocati qui sont 
venus l'assister pour lui faire une politesse ou pour agir sur 
le tribunal par leur seule présence. Il est évident, en effet, que 
si, dans un procès quelconque, humble ou retentissant, le consul 
de l'année se rendait à l'audience en grand équipage, avec lic- 
teurs, clients, esclaves, revêtu de son costume, et s'il allait se 
placer derrière l'accusateur, il est évident, dis-je, que l'effet pro- 
duit sur l'esprit des juges devait être considérable. Il en était de 
même quand César, au temps de sa dictature, venait s'asseoir 
parmi les advocati d'un accusé. Sans rien dire, sans faiçe 
même un signe de téte, sa seule présence était un avertissement 
et comme une invitation à bien juger. 

A gauche, — toujours face au tribunal, — se plaçait l'accusé 
avec son défenseur, qui était accompagné, comme son adver- 
saire, de ses monitores et de ses notarii. Le client était en 
tenue du jour, c'est-à-dire mal peigné, avec des vêtements de 
deuil, entouré de toute sa famille en pareil costume, et d'une 
foule de témoins à décharge venus pour la circonstance de tous 
les points de l'Italie. Naturellement, de ce côté encore se trou- 
vaient des laudatores et des advocati, aussi nombreux, aussi 
influents, que ceux de l'accusateur. 

Tout cela faisait bien du monde. Ce n'est cependant pas 




CICÉRON AVOCAT 



505 



encore tout. A mesure que ces persouuages arrivaient avec leurs 
suites et leurs cortèges, on se pressait autour du comitium. 
La foute s'entassait autour des barrières, pleine de curiosité, 
avide de voir et d'entendre. Sans parler des amis des avocats, qui 
se mettaient aux premières places et constituaient une sorte de 
« claque » pour les orateurs, on voyait accourir autour du tribu- 
nal les politiciens, les promeneurs, les commerçants, les oisifs, 
les pick-pockets eux-mêmes, que nous avons vus tout à l'heure 
travailler, discuter, dormir ou jouer sur le Forum. Peu à peu, le 
long des barrières, le public devenait nombreux, allait et venait, 
restait un instant, s'en retournait, circulait à gauche et à droite, 
faisant un bruit constant. 

Enfin, quand tout le monde était installé à l'intérieur de l'en- 
ceinte, l'audience commençait. 

Immédiatement après la proclamation du héraut, les débats 
s'ouvrent. L'ordre de ces débats n'est pas le même à Rome que 
dans les audiences françaises modernes. D'abord, il n'y a pas ce 
que nous appelons l'interrogatoire de l'accusé. Dès que le héraut 
a achevé sa proclamation, le président du tribunal donne la 
parole à l'avocat qui reste chargé de l'accusation, et, quand celui- 
ci a terminé son discours, le président donne la parole au 
défenseur. Après les deux plaidoyers contradictoires vient 
l'audition des témoins. C'est l'adversaire qui les interroge et, 
comme on pense, il ne s'applique pas à en tirer des dépositions 
claires et exactes, mais à les troubler, à les prendre en faute, 
à les amener à des contradictions. Pendant l'audition des 
témoins, le défenseur d'ailleurs prend aussi la parole; il sur- 
veille les manœuvres de son adversaire, il lui adresse des re- 
proches, il signale ses procédés et engage avec lui une de ces 
disputes auxquelles les Lalins avaient donné le nom d'alter- 
cations. — Telles étaient les phases de l'audience : discours de 
l'accusateur, plaidoyer du défenseur, déposition des témoins et 
querelle des avocats. 

Il importe de bien retenir ces détails, qui nous permettront de 
juger, avec plus de bienveillance qu'on n'en montre d'ordinaire, 
les plaidoyers de Cicéron. On a souvent dit que ces plaidoyers ne 
nous apprenaient pas grand'chose sur les procès qui en sont l'ori- 
gine. Le reproche n'est fondé qu'en apparence ; car la prétendue 
lacune s'explique. Il faut considérer que les discours que nous 
avons de Cicéron sont, pour la plupart, des « défenses » (defen- 
siones) et qu'ils ont été prononcés en second lieu. Si l'avocat n'y 
insiste pas sur tous les points de la cause, s'il n'expose pas en 
détails tous les faits, c'est qu'il était inutile, sous peine de redite, 




506 



REVUE DES COURS BT C NFÉRËNCES 



de refaire un exposé déjà fait par l'accusateur. — On a souvent dit 
aussi qu'il manque bien des choses importantes dans les discours 
judiciaires de Cicéron, qu'on n'y trouve pas bien tous les argu- 
ments dont l'orateur aurait pu tirer parti. Cela est vrai encore; 
mais il est probable que, si Cicéron n'a pas fait valoir dans son 
plaidoyer des arguments de ce genre, il ne les a pas cependant 
complètement laissés de côté : il les réservait pour Yaltercatio, 
où nous savons que les avocats montraient tout leur savoir-faire 
et leurs qualités les plus brillantes. Or, nous n'avons pas ces 
«altercations », et c'est leur perte qui nous rend parfois injus- 
tes pour Cicéron. 



Je vous ai montré, jusqu'ici, l'organisation en quelque sorte 
matérielle d'une audience romaine. Voyons, maintenant, l'état 
d'esprit des gens qui y assistaient. 

Et d'abord, il ne faut pas nous attendre à trouver du côté du 
tribunal ni un sentiment bien profond de la sainteté de la justice, 
ni un sentiment de caste, d'honneur de corps. Les juges, comme 
vous savez, n'étaient pas, à Rome, des professionnels. Je vous 
ai montré, dans une de mes premières leçons de cette année, 
comment on les recrutait, et vous vous souvenez que leur prin- 
cipal caractère consistaità être des juges d'occasion. Le président 
est un personnage politique, que le hasard a mis momentanément 
sur la chaise curule placée au centre du tribunal : son unique 
souci est d'éviter de se compromettre, parce que son unique désir 
est d'arriver à une charge supérieure. Les juges sont des mem- 
bres de l'aristocratie, mal disposés par avance pour un accusé du 
peuple, ou des démocrates peu portés à acquitter un accusé pa- 
tricien. Tous ont donc des arrière-pensées politiques, et c'est avec 
ces dispositions qu'ils jugent. De plus ils se jalousent, ils s'es- 
pionnent. Enfin, ils ne sont pas très scrupuleux sur le chapitre de 
la corruption: on les achète facilement. Il y a un taux pour 
cela : leur valeur est de 40.000 à 100.000 sesterces, selon les 
temps. Il y a un fonctionnaire spécial, le divisor, sorte de répar- 
titeur, qui est chargé officieusement de les gagner au nom des 
accnsés. D'babitude, on achetait la moitié d'entre eux plus un, 
juste de quoi faire une majorité, et l'on raconte qu'un jour 
un noble romain se désolait d'acheté inutilement la moitié 
de ses juges plus deux. D'ailleurs, tout le monde les achetait, 
l'accusateur aussi bien que l'accusé. Ils recevaient ainsi de l'ar- 
gent des deux parties, ce qui, dans une certaine mesure» aurait 




C1CÉR0N AVOCAT 



507 



pu peut-être rétablir la balance égale; mais on les surveillait. 
Certains avocats retors, comme Hortensius, avaient parmi les 
jurés des gens qui leur étaient dévoués et qui regardaient 
attentivement si les juges achetés votaient bien dans le sens 
indiqué par l'acheteur. Nous trouvons dans le Pro Cluenlio tous 
les renseignements désirables à cet égard. 

Ces juges, d'ailleurs, sont aussi timides que corruptibles ; or, à 
juger impartialement, on ne risquait rien moins qu'un mauvais 
coup. Verrès disait : si vous n'êtes pas content de votre juge, vous 
pouvez vous ruer sur lui à coups de poings. Clodius, de son côté, 
resta longtemps maître des tribunaux grâce à des gladiateurs et 
à des émeutiers qui tombaient sur les jurés dont il était mécon- 
tent. Quand on ne risquait pas des coups, on risquait tout au 
moins de se faire des ennemis. Aussi la ressource suprême était- 
elle pour les juges de déclarer, à la fin des audiences, qu'ils n'a- 
vaient rien compris à l'aflaire : un non liquet était la conclusion, 
c'est-à-dire" la remise à une date ultérieure et par conséquent à 
d'autres jurés. On voit à quel point ces juges avaient le senti- 
ment de la responsabilité, ou plutôt la peur. 

Us avaient aussi la peur de l'ennui : c'était une chose peu amu- 
sante et peu attrayante que de siéger matin et soir, en plein été, 
au grand soleil, pendant quatre ou cinq heures de suite. Sans 
compter que certains procès duraient plusieurs jours : celui de 
Cornélius ne fut pas terminé avant le quatrième coucher du soleil. 
Qu'arrivait-il? Les juges se faisaient récuser, dès qu'ils avaient 
l'ombre d'un prétexte pour le leur permettre sans courir le risque 
d'une amende. Quand le prétexte n'était pas accepté, ils venaient 
au tribunal par force, de mauvaise grâce. En ce cas, pendant 
l'audience, ils pensaient à autre chose, ils causaient entre eux, ils 
s'étiraient, ils appelaient un esclave pour lui demander l'heure ; 
c'était le spectacle qu'ils offraient au public, au dire de Cicéron, 
toutes les fois qu'un mauvais avocat prenait la parole. 

De l'autre côté de la barre, comme nous disons aujourd'hui, 
nous avons l'accusé, les avocats, les témoins, tous agités de mou- 
vements divers et intéressés à l'affaire. Ceux-ci ne dorment pas, 
comme les juges ; ils ont un état d'âme contraire : ils sont passion- 
nés; leur désir est de faire triompher leur cause, et c'est de succès 
plutôt que de justice qu'ils sont épris. Enfin, derrière les bar- 
rières, il y a un public dont l'orateur doit tenir compte : ce qu'on 
appelle la corona a certains sentiments, certaines passions : elle 
se réserve le droit d'applaudir, de pousser des bravos, ou au con- 
traire de huer et de siffler. La connaissance de sa psychologie 
importe à l'avocat ; il y a là des éléments moraux à manier, des 




SOS 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sentiments à faire naître, des passions à exciter. S'il veut être 
applaudi, il doit s'appliquer à discerner tout cela. 



Vous voyez, par là, quel était l'aspect d'une audience à Rome, 
îl était très différent de celui de nos audiences d'aujourd'hui. 
L'avocat se trouvait en présence d'un public mêlé, complexe, pas- 
sionné en divers sens. C'était ce public qu'il s'agissait d'instruire, 
d'émouvoir et d'amuser. Nous verrons, dans les leçons suivantes, 
comment s'y prenait Citféron. 



* 



* ¥ 



G. C. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à l'Université de Paris. 



imagination novatrice (suite). 



Nous cherchons la condition psychologique de l'imagination. 
Cette condition, nous l'avons déjà nommée : c'est l'habitude 
générale, et, par quelques exemples, j'ai montré qu'il y a un 
genre d'habitude qui doit recevoir ce nom, et que c'est cette 
habitude générale qui semble être la condition de certaines com- 
binaisons nouvelles qui sont des imaginations. J'ai donné, entre 
autres, l'exemple du pianiste qui déchiffre pour la première fois 
un morceau de musique qu'il n'a jamais vu ni entendu, et qui 
ne peut le déchiffrer qu'à la condition d'avoir des habitudes géné- 
rales. Les habitudes générales sont donc la condition de l'imagi- 
nation novatrice. Cette imagination, c'est dans ses emplois les 
plus vulgaires que nous l'apercevons dans les exemples cités; 
mais c'est bien là dp. l'imagination, et l'imagination des artistes 
n'en diffère qu'en degré et en valeur. 

L'existence de l'habitude générale sera confirmée par un nou- 
vel ordre de considérations. L'habitude générale se manifeste 
dans l'acquisition même des habitudes spéciales. Si quelqu'un, 
qui apprend le piano, se contente d'apprendre successivement 
des morceaux différents, il les apprend de plus en plus aisément. 
L'aisance de plus en plus grande des différents actes nécessaires 
pour jouer une musique déterminée implique la formation et le 
progrès de Paptitude à jouer une musique quelconque, c'est-à- 
dire d'une habitude générale. De même, un acteur est un 
homme qui ne vise, à chaque moment de sa profession, que des 
habitudes spéciales. Il veut jouer son rôle du moment toujours 
bien, de la première à la dernière représentation ; mais, à force 
de jouer des pièces différentes, il acquiert ce qu'on appelle l'ha- 
bitude des planches, la diction, et tous les éléments de son 
art ; il acquiert quelques habitudes générales de parole, de mou- 
vement, de physionomie, qui lui serviront pour tous ses nou- 
veaux rôles, lui facilitant la parfaite possession de chacun d'eux. 




510 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



L'habitude générale profite des habitudes spéciales, et chaque 
habitude spéciale nouvelle profite des habitudes spéciales anté- 
rieures en ce qu'elles ont d'analogue ou de commun, c'est-à-dire 
de rtabitude générale qui s'est formée avec elles et par elles. De 
même eacece pour les hommes qu'on appelle des polyglottes. 
Un polyglotte et archéologue jadis célèbre, Schliemann,afait pré- 
céder son livre intitulé Ilies, cfom autobiographie curieuse, où 
il raconte comment il apprit le grec et <Pa&tre&l&ttgues ; appren- 
dre une langue alors qu'il en savait déjà deux ou trois, cela lui 
demandait quatre mois d'efforts ; puis, quand il sut quelque» 
langues de plus, trois mois seulement ; puis enfin, un mois. 
D'ailleurs, chacun sait que, quand on connaît l'allemand el le fran- 
çais, il est très facile d'apprendre l'anglais. Savoir une langue, 
c'est-à-dire savoir exprimer des idées dans une langue, c'est déjà 
une habitude générale, vu que la possession d'une langue permet 
de faire, à chaque instant, des combinaisons nouvelles de mots et 
des applications nouvelles des règles de la syntaxe. Néanmoins, 
l'habitude d'apprendre des langues est plus générale que l'habi- 
tude générale, mais relativement spéciale, qui consiste dans la 
possession et l'usage d'une langue déterminée. La possession 
d'une habitude spéciale facilite l'acquisition d'une seconde habi- 
tude spéciale du même ordre; la possession de deux habitudes 
spéciales facilite encore plus celle d'une troisième analogue aux 
deux premières, et ainsi de suite. Ainsi l'habitude générale a 
deux effets. Elle se manifeste dans la succession des habitudes 
spéciales analogues ; elle se manifeste aussi dans l'invention 
spontanée*, et c'est alors qu'elle doit être considérée comme la 
condition de l'imagination novatrice. Le fait que l'habitude géné- 
rale se manifeste dans l'acquisition des habitudes spéciales 
analogues nous sert seulement à établir son existence ; cette 
seconde puissance de l'habitude générale doit désormais être 
seule retenue ; car c'est la seule que puisse utiliser la théorie que 
nous élaborons. 

D'ailleurs, ces deux effets de l'habitude générale se mêlent 
souvent, et l'on constate dans les faits le passage de la première 
manifestation à la seconde, passage tantôt malheureux, tantôt 
heureux. 

Il arrive parfois à un polyglotte de mêler les langues qu'il a 
apprises ; il commencera une phrase en allemand, puis, ne trou- 
vant pas ses mots, la continuera en anglais, pour la finir peut- 
être en russe. Il aura fait ainsi une phrase composite, une phrase 
véritablement inventée, l'habitude générale ayant suppléé à 
l'imperfection des habitudes spéciales. Le résultat mérite peu 




l'imagination novatrice 



511 



d'estime, soit; mais il est imprévu, original : c'est une invention. 
Le cas d'un pianiste qui, ayant appris plusieurs morceaux, les 
sait mal et les entremêle dans son exécution, trompé par l'analo- 
gie passagère de certaines mesures, présentera, lui aussi, un 
résultat malheureux. Les deux résultats sont inesthétiques, 
fâcheux, sans valeur, assurément; mais le pianiste et le polyglotte 
inventent. 

Voici, maintenant, quelques exemples d'invention dans lesquels 
se manifeste l'habitude générale engendrée par des habitudes 
spéciales. On a remarqué que les acteurs, sur la fin de leur car- 
rière, deviennent volontiers auteurs dramatiques. L'acteur 
Samson a fait des comédies qu'on ne lit plus, qu'on ne joue plus, 
qui sont oubliées, tandis que son talent d'acteur est demeuré 
célèbre ; et son cas, dans cet art spécial, est loin d'être isolé. De 
même, la plupart des musiciens-exécutants, lorsqu'ils ont acquis 
une certaine réputation, tiennent à se faire applaudir comme 
compositeurs, sans toujours y réussir. Voici un dernier exemple : 
Schleyer, l'inventeur du volaptik, a inventé cette langue arti- 
ficielle, que l'espéranto a supplantée, mais* qui n'est pas sans 
mérite, et cela après avoir appris cinquante langues différentes. 
C'est parce qu'il avait appris beaucoup de langues qu'il s'est 
trouvé capable d'en inventer une nouvelle. Ayant acquis cin- 
quante habitudes relativement spéciales, il possédait une habi- 
tude linguistique générale, d'où est sortie l'invention du volapûk. 
Citons maintenant de grands artistes : tel fut Molière, qui trans- 
forma ses habitudes d'acteur en inspirations d'auteur dramatique ; 
tel fut Liszt, musicien merveilleux comme exécutant, et com- 
positeur de génie, bien qu'inégal. Ainsi, le passage d'une habi- 
tude générale impliquée dans des habitudes spéciales à des actes 
d'imagination novatrice qui en résultent et la révèlent, est tantôt 
malheureux, tantôt heureux dans ses effets, et l'invention du 
volapûk est un cas intermédiaire. Il reste pourtant vrai que les 
habitudes spéciales trop exercées, lorsque celui qui les possède 
est trop complaisant pour leurs actes, sont peu favorables à l'in- 
vention véritable, à celle qu'on loue et qui fait la gloire de ceux 
qui en sont doués. Le pianiste, exécutant correct, ou même brillant 
virtuose, est mal préparé à devenir compositeur original. 11 ne 
faut pas avoir trop d'habitudes spéciales pour que l'invention 
soit bien préparée, pour qu'elle soit facilitée et pour qu'elle soit 
heureuse. 

Quintilien, dans son Institutio oratoria, conseille à ses élèves 
d'apprendre beaucoup par cœur, d'apprendre surtout les dis- 
cours des orateurs anciens, de les réciter à haute voix dans une 




512 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



chambre bien close pour éviter les distractions, de les lire et 
relire à haute voix. C'est ainsi que Ton s'habitue, selon lui, à 
parler d'abondance, à improviser. On acquiert ainsi l'abondance 
des mots (copia verborum), qui seront prêts à sortir à l'ap- 
pel de la pensée, et qui s'organiseront sans peine en phrases 
longues et sonores. Qu'est-ce que ce conseil d'apprendre par 
cœur? Est-ce pour savoir ces discours toute la vie qu'on les 
apprend? Non. Quintilien veut qu'on puisse les réciter par cœur 
une ou deux fois, rien de plus. Il dit, en somme: apprenez, puis 
oubliez, car il s'agit de parler d abondance et non de savoir par 
cœur. C'est ainsi qu'on devenait orateur, c'est-à-dire beau par- 
leur, au temps de Quintilien, et je crois bien que si l'on faisait un 
manuel du poète, il faudrait reprendre, en mettant poésies au 
lieu de discours, les préceptes de Quintilien : lisez des poésies à 
haute voix et oubliez-les; ensuite, vous aurez dans l'esprit des 
images, des rimes et des formes de vers toutes prêtes. Un pro- 
verbe dit que l'on fabrique des orateurs et que Ton naît poète 
(fiunt oratores, nascuntur poetœ) ; cela est faux : les poètes savent 
qu'ils ne naissent - pas tels. Il n'y a pas de poésie sans habitudes 
acquises. 

Ainsi l'habitude générale peut épuiser sa vertu dans les habi- 
tudes particulières, dont elle est comme le genre ; elle peut ne 
manifester sa vertu que d'une façon très imparfaite dans des 
habitudes spéciales nouvelles, qui se greffent sur des habitudes 
spéciales antérieures ; elle peut aussi réserver sa fécondité pour 
l'invention. Pour l'habitude spéciale, pour la répétition, elle n'est 
qu'un auxiliaire. L'invention est son œuvre, son acte propre. 
Elle est la force secrète, la vertu intime de l'inventeur à tous les 
degrés, et, avant tout, de l'homme qu'on appelle ingénieux, c'est- 
à-dire de celui qui se montre inventeur dans les petites choses. 
L'habitude générale se révèle par l'ingéniosité ou t'adresse aussi 
bien que par les inventions de l'homme de génie ; elle se mani- 
feste parla production d'actes ou d'œuvres, qui se suivent dans 
le temps, à des intervalles plus ou moins longs, et sont toujours 
nouveaux, mais analogues les uns aux autres. Et c'est bien là de 
l'habitude ; il ne s'agit pas d'une faculté toute nue d'inventer, 
car on n'invente que dans un genre, dans le genre d'activité où 
l'on s'est exercé. On ne naît pas inventeur, on le devient dans 
l'ordre d'études ou d'arts où l'on a travaillé. 

Remarquons maintenant que l'habitude générale, par cela seul 
qu'elle est générale, ne suffît pas à déterminer l'acte dont elle est 
la condition. Chacun des actes inventés est spécial ; c'est une 
combinaison nouvelle alors que la condition qui l'explique est 




l'imagination novatrice 



513 



générale, c'est-à-dire ne contient pas la raison de ce qu'il a de 
spécial. L'habitude générale explique le genre de l'invention ; il 
y a un déterminisme du genre d'invention auquel elle satisfait ; 
mais ce qu'elle n'explique pas réclame une autre explication, et le 
sens commun emploie le mot génie pour rendre compte de ce 
qui ne s'explique pas par les apports antérieurs de l'expérience 
ou de l'activité. Mais employer ce mot, le génie, c'est une façon de 
dire qu'il y a de l'inexpliqué dans les inventions qui excitent l'ad- 
miration. Le mot aptitude suffit dans les explications que l'on 
donne couramment des faits nouveaux qui n'étonnent pas ou n'é- 
tonnent guère. L'habileté, l'adresse paraissent suffisamment ex- 
pliquées par l'aptitude, c'est-à-dire par l'habitude générale 
acquise, et pourtant tout acte d'invention contient quelque chose 
d'original. Le mot génie est réservé pour les inventions extra- 
ordinaires; mais il montre suffisamment que l'on doit reconnaître 
dans toute invention quelque chose d'inexplicable, d'inattendu, 
d'imprévisible. 

Jusqu'à quel point pourrons-nous donner le déterminisme 
complet des actes d'invention ? Je l'ignore ; je ne sais si la psy- 
chologie peut fournir la raison suffisante des faits d'invention. Je 
me résigne provisoirement à donner un déterminisme imparfait 
de l'imagination, et j'avoue que le déterminisme des répétitions 
est certainement beaucoup moins imparfait ou plus facile à fixer 
que le déterminisme des faits d'invention. 

Bien que résigné à donner des théories inévitablement incom- 
plètes, je crois que nous tenons désormais ce qui correspond, 
pour l'imagination novatrice, à la condition de la répétition d'ha- 
bitude ou association de contiguïté, c'est-à-dire à l'habitude 
proprement dite, telle que les philosophies la définissent. Cette 
condition, nous l'avons nommée habitude générale, et nous l'a- 
vons définie en disant qu'elle est à une habitude spéciale ce qu'un 
genre est à un individu. 

Quel est le domaine de cette habitude générale ? C'est l'inven- 
tion, mais non l'invention intellectuelle. Celle-ci consiste dans des 
idées générales, des jugements, des raisonnements, autant de 
formes delà synthèse des semblables. Voilà l'invention intellec- 
tuelle ; elle a pour premier germe l'association de ressemblance, 
et c'est un mode d'innovation que nous n'étudions pas maintenant. 
Mais il faut reconnaître que, dans la vie ordinaire, l'invention in- 
tellectuelle se mêle continuellement à l'invention imaginative. 
Chez les artistes et les artisans ingénieux, l'invention intellec- 
tuelle est toujours là pour diriger ou critiquer l'invention imagi- 
native. L'artiste, quoi qu'on dise, n'est pas inintelligent } s'il dé- 



84 




514 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



daigne l'œuvre intellectuelle proprement dite, il est intelligent 
pour sôn art; son intelligence est l'humble servante de son ima- 
gination; il y a toujours en lui uq élément intellectuel, qui dirige 
et corrige les jeux de son imagination. D'autre part, il y a un 
genre d'invention où l'invention intellectuelle et l'invention ima- 
ginative se mêlent intimement : c'est l'invention littéraire. Cette- 
invention est avant tout intellectuelle, mais elle a besoin d'une* 
invention verbale qui l'exprime. L'invention verbale est destinée 
à donner de l'éclat à l'invention intellectuelle. Un poète est un^ 
penseur de premier ou de second ordre, mais, en même temps, un* 
homme d'invention verbale et rythmique. L'invention imagina- 
tive, de quelque ordfe qu'elle soit* est conditionnée par l'habitude 
générale et consiste toujours en touts nouveaux, dont les élé- 
ments, présents dans l'âme, sont empruntés à l'expérience pas- 
sée. L'habitude générale est donc la condition de l'invention par 
excellence, c'est-à-dire de l'imagination novatrice. 

Appliquons cela à l'exemple qui nous a déjà servi. Pourquoi 
puis-je imaginer un paysage où figure, à côte d'une rivière (Ri), 
un moulin d'une autre expérience (Ma) ? C'est parce que les deux 
expériences ont posé chacune une rivière et un moulin en con- 
tiguïté spatiale, et qu'elles ont engendré en moi une habitude 
générale, que nous formulerons par R— M. Cette habitude, ce n'est 
ni une force, ni une tendance ; ce n'est qu'une puissance : c'est la 
raison de la répétition, raison qu'il ne faut pas réaliser. Elle est 
inconsciente ; néanmoins, il faut poser cette puissance à titre de 
condition, afin d'expliquer les faits étudiés. Quelle différence y 
a-t-il entre cette habitude R — M et la loi que peut engendrer, dans 
un esprit positif, la vué de plusieurs paysages où figurent des 
moulins au bord de rivières? Un esprit positif, après avoir vu un 
certain nombre de paysages tels, aura, après ces expériences, 
dans la conscience, la loi que voici : les moulins à roue sont au- 
bord des rivières. Voilà un acte intellectuel. Mais l'artiste ne porle ; 
pas de tels jugements; il peut ne pas savoir cela nettement : en 
tant qu'artiste, il conçoit l'image nouvelle, et voilà tout. L'homme 
intellectuel, en face de l'œuvre du paysagiste qui aura matérialisé 
son imagination, se dira : voilà qui est vraisemblable ; le moulin 
est au bord de la rivière, comme il convient. Il estime que le pay- 
sage représenté est légal ; l'artiste, lui, n'y a pas songé. Il faut 
donc nous demander quelle différence il y a entre la loi et l'habi- 
tude générale. 

Un genre et une loi, ce sont des habitudes spéciales. Lorsque les 
différents individus du genre rivière (Ri, Ra, R3), réunis par l'as- 
sociation de ressemblance, sont devenus des contigus habituels, 




l'imagination novatrice 



515 



leurs différences s'effacent. Ce qui est le propre de R t s'efface 
peu à peu, puis le propre de R2, puis celui de R3 s'effacent aussi, 
et nous avons l'idée générale R. Il en est de même pour les lois* 
sauf qu'au lieu de considérer comme genre une unité simple (R), 
nous avons l'idée d'une succession ou d'une simultanéité générale,- 
Tidée de la succession de l'éclair et du tonnerre, par exemple, du 
genre ET, qui s'appelle une loi parce qu'il comprend deux termesJ 
L'habitude engendrée par l'association de ressemblance devient 
peu à peu, en se manifestant par des actes successifs, l'habitude 
spéciale R ou l'habitude spéciale ET. C'est une habitude spéciale 
que de penser une rivière, puis une autre; c'est une habitude spé* 
ciale que de penser la rivière en général ; et v de même, une lot 
c'est l'habitude spéciale de penser, à la suite l'un de l'autre, les 
deux termes généraux ET avec leur rapport temporel en ce qu'il 
a de général. On peut dire que les habitudes spéciales sont 
généralisées peu à peu par ce processus ; mais elles gardent lei 
caractère d'habitudes spéciales, puisqu'elles suffisent à détèr- 
miner leur acte; c'est leur acte qui est général et non elles-* 
mêmes ou la puissance de cet acte. Il y a donc une différence 
radicale entre l'habitude spéciale généralisée et l'habitude 
générale. Ce qu'il y a dans l'âme du penseur comme condition de 
son activité intellectuelle est tout autre que ce qu'il y a dans 
l'âme de l'artiste comme condition de son invention» 

Toute invention imaginative est analogue à plusieurs expérien- : 
ces partiellement identiques. Elle a pour condition ce qu'il y a de 
commun entre ces expériences ; cette condition, cette puissance, 
c'est une habitude ; mais l'habitude qui se manifeste par de tels 
actes est générale. L'habitude générale est une puissance de ré- 
pétition comme l'habitude spéciale ; mais l'habitude spéciale est 
la puissance de la répétition sans changement, tandis que l'habi- 
tude générale est la puissance de la répétition avec changement ; 
or il n'y a pas d'invention absolue ; toute invention imite Texpé-* 
rience, la répète en la modifiant ; ainsi l'habitude générale est la 
puissance de l'invention par excellence, de l'imagination nova- 
trice. 

Un certain nombre de problèmes sont soulevés par l'idée de 
l'habitude générale ainsi posée, problèmes que je crois devoir 
indiquer dès maintenant. 

Tout d'abord, on sait qu'il y a des idées générales de tous les 
degrés et que, dans chaque degré, il y en a un nombre indéfini ; 
qu'elles sont coordonnées et subordonnées entre elles de mille 
façons. Peut-on appliquer cette thèse, incontestable quand il 
s'agit de la généralité intellectuelle, à la généralité de l'habitude 




516 



REVUE DES COUUS ET CONFÉHICNCES 



générale, et croire, à la limite, qu'il y a une habitude d'une géné- 
ralité infinie, de même qu'on peut concevoir un genre suprême? 
Peut-on concevoir une habitude abstraite indéterminée, comme 
on peut penser le genre suprême sans détermination ? Le pro- 
blème se pose. 

Une autre question, indiquée tout à l'heure, en passant, ques- 
tion très intéressante, est celle-ci: jusqu'à quel point y a-t-il anta- 
gonisme, dansla vie des consciences, entre les habitudes spéciales 
et les habitudes générales? En d'autres termes, se condamne-t-on 
à la stérilité dans Tordre de l'invention, quand on se complaît 
dans les habitudes spéciales? Et, quand on est artiste, jusqu'à quel 
point faut-il avoir des habitudes spéciales? Peut-on être homme 
de routine et d'imagination tout ensemble, ou ne peut-on être 
que l'un ou l'autre ? C'est là une sorte de problème pratique, et 
c'est parce qu'il est pratique, qu'il est intéressant de le traiter 
théoriquement. 

Enfin, un autre problème reste à traiter, celui de la condition 
de l'association de ressemblance. Quand nous aurons suffisam- 
ment traité de l'habitude générale, il faudra bien nous demander 
s'il n'y a pas un mode d'habitude qui soit la condition de l'asso- 
ciation de ressemblance. L'habitude sous ses trois formes (habi- 
tude spéciale, générale, et une autre dont nous parlerons plus 
tard) ne doit-elle pas nous fournir la base de l'explication des 
trois faits que nous avons distingués ? Ensuite, il faudra revenir 
sur les occasions. Gela fait, aurons-nous le déterminisme de l'as- 
sociation de contiguïté, de l'association de ressemblance et de 
l'imagination novatrice? Pas encore ; il nous restera à nous 
demander pourquoi, à un certain moment, la conscience choisit 
une de ces trois voies, au lieu des deux autres ? Alors, nous 
aurons, je crois, poussé le déterminisme psychologique aussi loin 
que possible ; mais nous verrons aussi qu'il ne peut être achevé 
et parfait. 



V. H. 




Histoire générale des temps modernes. 



Pour bien comprendre les révolutions et les guerres qui rem- 
plissent les quarante dernières années du xvi e siècle, il faut 
étudier séparément l'histoire des trois pays qui en ont été le 
théâtre, jusqu'à la crise décisive (1580). Je commencerai par 
les Pays-Bas. 

Les sources sont abondantes et assez commodément rassem- 
blées. Les Belges ont beaucoup travaillé sur l'histoire de leur 
pays et ont l'habitude de publier les documents sous forme de 
collections : collection des chroniques, collection des mé- 
moires, etc. 

Les mémoires ont longtemps servi aux historiens ; mais leur . 
défaut capital est d'avoir été écrits sur des souvenirs. Les meil- 
leurs documents sont encore les correspondances, surtout celles 
de souverains, de ministres et de chefs d'insurgés. 

Le travail d'exposition est plutôt facile ; mais il faut se méfier 
de tous ceux qui ont écrit dans la période romantique : car ils 
ne tiennent guère qu'à donner des détails dramatiques. 

Je me propose de montrer : 1° dans quelles conditions se 
trouvaient les Pays-Bas sous Philippe II ; 2° comment la Réforme 
a fini par amener le conflit décisif ; 3° comment ce conflit est de- 
venu une véritable révolte ; 4° comment cette révolte h abouti 
à la scission des Pays-Bas en deux Etats. 

I. — Les Pays-Bas sont un groupe de provinces contiguës, réu- 
nies peu à peu sous une même famille, mais ayant conservé cha- 
cune sa constitution. Lors de l'abdication de Charles-Quint, il y a 
en tout dix-sept provinces ; l'empereur a complété ce nombre 
par l'acquisition de laGueldre. En somme, cette région représente 
la Belgique et la Hollande actuelles, plus les parties annexées 



Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS, 



Professeur à V Université de Paris. 



Histoire des Pays-Bas au XVI e siècle. 




518 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



par Louis XIV, et moins l'évêché de Liège ; elle est passée par 
héritage dans la maison de Habsbourg et s'est trouvée comprise 
dans la part du roi d'Espagne, Philippe II. 

1. Ces provinces, soumises à un délégué' du roi, n'ont qu'une 
unité de gouvernement ; mais il n'y a ni unité de population ni 
unité de langue. Au Nord et à l'Ouest, on parle un dialecte ger- 
manique (bas allemand) : Hollande, Frise, Brabant, Flandre ; au 
Sud-Est, on parle la langue française. La Meuse forme la limite 
linguiste. En général, les pays français ou wallons, pays agricoles, 
sont moins riches, moins peuplés que les pays allemands, pays 
maritimes, et la noblesse y possède une plus grande autorité. La 
Flandre a perdu son rôle dominant : Ypres et Bruges sont ruinées, 
Gand a décliné après Charles V. La suprématie est passée au 
Brabant, où nous trouvons le grand port d'Anvers, Bruxelles, rési- 
dence du gouverneur. Au Nord, l'industrie de la pêche (hareng) et 
le commerce avec la Baltique (denrées grossières, bois) ont 
enrichi la Hollande. Les ambassadeurs vénitiens s'étonnent de 
ce qu'une telle prospérité puisse se rencontrer sous un climat si 
rude. Les statistiques sur la population et l'instruction sont d'ail- 
leurs très suspectes. 

2. Les provinces ont gardé en apparence leur ancien gouver- 
nement : chacune a ses Etats et ses privilèges garantis par des 
chartes. Le roi est le souverain de chacune (comte de Flandre, 
duc de Brabant, etc.), et il se fait remplacer dans chacune par un 
gouverneur; mais il nomme ce gouverneur, et le corps des villes 
et les Etats: ne peuvent s'assembler sans sa permission.il est 
donc maître absolu; il a créé un gouvernement commun: conseil 
d'Etat, conseil secret, conseil supérieur à Malines (gens de jus- 
tice). Il lève de gros impôts communs, votés par les Etats géné- 
raux (1/10 du revenu, 1/100 du capital). 

Cependant Charles-Quint donne l'impression d'un souverain 
national ; il est né en Flandre, parle flamand, choisit les gou- 
verneurs et les corps de villes parmi les gens du pays. Cela suffît 
pour satisfaire la population. Dans toute l'Europe, on est habitué 
à obéir; on ne réclame pas la liberté, mais seulement le privilège 
de ne pas être soumis à des étrangers. 

La situation change avec Philippe, devenu un roi castillan, qui 
ne vient plus dans le pays et envoie comme gouverneurs des 
agents étrangers. 

3. Les Pays-Bas ont conservé la religion de leur prince, ils 
sont catholiques. Dans quelques provinces en rapport avec les 
pays réformés, il se forme des groupes de mécontents : marti- 
nistes (luthériens), anabaptistes (surtout en Hollande et dans 




LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE 



519 



le Nord-Est) ; plus tard, des calvinistes apparaissent en pays 
wallon et surtout dans les villes françaises : Valenciennes, 
Tournai, Gand. Contre les réformés, le gouvernement a pris des 
mesures sévères; durant tout le règne de Charles-Quint, on 
publie une série d'édits (placards), qui ordonnent de poursuivre 
les hérétiques, fixent les peines (bûcher, fosse). Pour appliquer 
ces édits, on nomme des juges spéciaux (inquisiteurs). Comme 
en France, il y a beaucoup d'exécutions, surtout contre les bap- 
tistes; les luthériens eux-mêmes finissent par disparaître com- 
plètement. 

Mais les calvinistes ne tardent pas à se montrer et gagnent 
sensiblement du terrain, surtout après 1550. Comment les pays 
wallons se sont-ils convertis à <;es doctrines ? La question est 
obscure ; il ne semble pas qu'il y ait eu de propagande faite par 
des Français ; les gens poursuivis sont des indigènes; peut-être 
ont-ils été évangélisés par des réfugiés anglais ; peut-être les 
anciens baptistes ont-ils adopté le calvinisme. Un moine espa- 
gnol, agent secret de Philippe II, explique ce phénomène par 
l'attitude du clergé : « Les prêtres sont tous, dit-il, des merce- 
naires ; les curés chargent de leurs fonctions des suppléants; le 
clergé est insuffisant et trop ignorant. » 

II. — La cause du conflit est cependant politique ; le mouve- 
ment de scission est d'abord très lent.. Les mécontents font de 
l'opposition, s'agitent, et, après douze ans de lutte, se trouvent 
réduits à une révolte. Le mécontentement commence par un dés- 
accord entre les agents du roi et le gouvernement. 

Philippe 11 est représenté aux Pays-Bas par Marguerite de 
Parme, fille de Charles-Quint, femme grossière, rude, aux 
allures masculines, et cependant populaire, parce qu'elle est 
du pays; mais elle a pour ministre un étranger, franc-comtois et 
parent de Granvelle. Le Conseil d'Etat est composé de seigneurs 
flamands, parmi lesquels figurent un homme de guerre, d'Eg- 
mont, et le prince d'Orange, allemand, fils de luthériens et élevé 
dans la religion catholique. 

Les seigneurs ne tardent pas à s'attaquer au chef de ce gou- 
vernement étranger; on reproche à Philippe de ne pas avoir 
licencié les troupes espagnoles après la guerre, d'avoir créé des 
évêchés nouveaux (il n'y en avait que quatre, on en a transformé 
trois en archevêchés et créé treize ; Granvelle est nommé ar- 
chevêque de Malines et primat) ; or les seigneurs ont peur 
des évêques. 

De plus en plus irrités contre Granvelle, les seigneurs, soutenus 
par la noblesse, portent leurs plaintes à Marguerite, qui hésite 




520 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



entre les deux partis ; puis tous écrivent secrètement à Philippe 
qui, suivant son caractère, attend trois mois avant de donner 
une réponse. Les seigneurs prennent alors l'offensive (1 563) et 
envoient une pétition au roi pour obtenir le rappel de Granvelle. 
Philippe refuse et les seigneurs décident de ne plus se rendre 
au Conseil. Occupé dans une guerre contre les Turcs, Philippe 
craint une révolte, reste six mois sans répondre, bien que sa 
sœur le prie de venir dans les Pays-Bas. Marguerite se pro- 
nonce contre Granvelle et décide enfin Philippe à le rappeler sans 
le disgracier. Le conflit entre les seigneurs et les partisans 
de Granvelle (cardinalistes) va se compliquer d'un conflit reli- 
gieux. 

Les calvinistes, devenus plus nombreux, tiennent des assem- 
blées, chantent en français les psaumes de Marot. Gomment trai- 
tera-t-on ces hérétiques? Philippe veut appliquer les édits, multi- 
plier les condamnations à mort. Les autorités du pays, catholiques, 
admettent bien qu'on poursuive les réformés, mais trouvent les 
peines trop dures. Il y a probablement différence, non d'opinion, 
mais de sensibilité ; les Belges ne sont pas cruels. Cette opposition 
paraît très nettement dans le message envoyé à Philippe par son 
agent secret fray Lorencio (1366). % 

A Valenciennes, deux prédicateurs arrêtés sont condamnés 
au supplice du feu ; mais Ja foule force la prison et les délivre. 
(Emeute des Maubrulés.) 

Cette attitude exaspère le roi d'Espagne. Le conflit existe seu- 
lement entre catholiques, à propos de réformés; mais cette ques- 
tion de conscience se combine avec un conflit politique. 

Philippe soutient le cardinal. Le chef du conseil des finances, 
le président du conseil, Marguerite et les seigneurs envoient 
Egmont en Espagne demander des concessions : adoucissement 
du sort des indigènes ; adoucissement des édits contre les héré- 
tiques. Le roi fait encore traîner les choses en longueur. Enfin, 
en 1565, arrive un ordre décisif. 

2. Cet ordre change la situation ; à la place d'un méconten- 
tement contre un ministre, naît une agitation contre le roi ; 
il y a des émeutes, des manifestations. Les chefs du mouvement 
sont des nobles, mécontents de ce qu'on ne les emploie plus 
dans l'armée ou dans l'administration du pays. Beaucoup 
sont ruinés ; parmi eux, on rencontre des étrangers (Nassau); les 
Murina, fils d'un noble Savoyard, dont le plus jeune, ex-calvi- 
niste, est un théologien et un poète. Les révoltés concluent un 
compromis et demandent qu'on abolisse l'Inquisition, tout en 
se déclarant fidèles sujets du roi ; ils trouvent plusieurs milliers- 




LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE 



521 



d'adhérents. Un parti nalional se forme avec des fonctionnaires, 
les corps des villes, le peuple. On court aux armes. Marguerite 
n'a aucun moyen de contrainte, elle n'a pas d'armée; aussi prie- 
t-elle Philippe décéder et d'abolir l'Inquisition. 

La manifestation la plus retentissante est faite par de jeunes 
nobles qui entrent armés dans Bruxelles (avril 1566), prennent 
pour chef Bréderode, remettent une pétition pour adoucir les 
édits et organisent un grand banquet où ils paraissent avec une 
besace ; Bréderode boit à la santé des Gueux, qui devient le nom 
du parti ; cette explication est d'ailleurs discutée. 

Des gens du peuple, calvinistes, manifestent à leur tour ; dans 
plusieurs villes (à Anvers surtout), la foule envahit les églises et 
détruit les images. 

Philippe est exaspéré ; son agent Lorencio lui a déjà donné le 
conseil de recourir à la force, mais il veut aussi employer la ruse : 
il prend des précautions et prévient le pape. 

3. Alors commence la répression: Philippe envoie le ducd'Albe 
avec une arme'e espagnole, composée de soldats de profession, 
propriétaires de leur grade et la plupart gentilshommes ; ils em- 
mènent avec eux valet et femme ; c'est presque un corps d'offi- 
ciers (Brantôme, qui les a vus passer, les décrit avec admi- 
ration). Comme Philippe n'a pas d'argent, la solde est arriérée. 
Arrivée en Belgique, cette armée est logée chez l'habitant. 

La résistance est impossible: le prince d'Orange s'éloigne; 
beaucoup font comme lui, mais Egmont veut rester. Selon les or- 
dres reçus, d'Albe établit des garnisons dans les villes, dresse des 
potences et opère en maître, sans écouter Marguerite qui se 
retire. 

Pour aller plus vite, le duc d'Albe crée une justice expédilive 
un Conseil composés douze membres, qui jugeront sans tenir 
compte des lois. En fait, les membres eux-mêmes, qui ne sont 
pas des légistes, jouent le rôle d'assesseurs ; le duc signe la sen- 
tence prononcée par ses hommes de confiance, c'est-à-dire trois 
Espagnols, dont Vargas expulsé de son pays pour viol. Albe sa 
vante d'opérer en masse, les chefs des seigneurs (Egmont) sont 
exécutés: Nassau et Orange essaient de faire une invasion par 
Liège, mais ils sont repoussés. 

Ayant extirpé l'hérésie, Albe s'attaque aux privilèges politiques: 
il promulgue une amnistie (1570), avec des exceptions. Il demande 
aux Etats de voler un impôt, accepte un compromis de deux ans, 
puis, à l'expiration (1571), ordonne de lever purement et simple- 
ment l'impôt. Un édit établit un droit de 20 0/0 sur toute vente 
d'immeuble, de 10 0/0 sur les meubles (alcavala). 




522 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



L'opposition politique et religieuse a été écrasée ; Topposition 
fiscale se dresse plus forte. Les Belges et les Hollandais ont bien 
laissé détruire les hérétiques et le parti national ; mais ils ne veu- 
lent pas donner aussi facilement leur argent. On ferme des 
boutiques, et le duc d'Albe est sur le point de faire pendre quel- 
ques marchands quand la révolte éclate. 

II. — L'insurrection avait commencé dès l'arrivée de l'armée 
(1567). Orânge et Nassau avaient levé des troupes et tenté 
une invasion, Nassau en Frise, Orangé -du côté de Liège ; mais, 
peu soutenus, ils sont repoussés. Orange se réfugie en Allema- 
gne, à Dillenburg ; ses biens sont confisqués, mais il reçoit de 
l'argent des villes hollandaises, et, comme prince souverain, il 
peut faire la guerre. Les pirates, qui voient là l'occasion de piller 
les navires espagnols, se mettent à son service; il nomme un 
amiral. Les nobles qui le suivent gardent le nom de parti national 
(Gueux de Mer). Ainsi organisés, les révoltés ravagent les côtes, 
détruisent les églises et partagent le butin avec le prince d'O- 
range. Ils vont s'équiper ou se réfugier dans les ports anglais. 
Le gouvernement espagnol se plaint, et Elisabeth, qui avait laissé 
faire, défend à ses sujets d'approvisionner les Gueux. Cette déci- 
sion produit une conséquence inattendue : la flotté des Gueux 
quitte Douvres pour se réfugier en Hollande ; le vent la jette 
devant Briel, aux bouches de la Meuse. Les bourgeois de la ville 
ouvrent une porte ; les Gueux entrent, pillent, et conservent la 
forteresse. Le gouverneur espagnol vient pour la reprendre, mais 
un charpentier rompt une écluse et le pays est inondé. Albe n'a 
plus assez de soldats, quoique son armée soit excellente. Les ha- 
bitants de la côte se révoltent et s'allient au prince d'Orange, qui 
agit dès lors comme gouverneur de Hollande, de Zélande, de 
Frise, d'Utrecht (il avait déjà eu ce titre, mais avait démissionné 
en 1566) On ne se soulève pas encore contre Philippe II, mais 
contre le pouvoir illégal du duc d'Albe, qui viole les droits des 
provinces, malgré la volonté du roi. Cette fiction durera long- 
temps. 

Tout en restant sujets de leur roi, les révoltés prennent des 
mesures pour réorganiser le gouvernement. Les Etats de Hol- 
lande, réunis à Dordrecht, reconnaissent Orange comme lieutenant 
(stathouder) et décident de ne payer l'impôt que par la force. 

Dans les Pays-Bas wallons, les calvinistes s'adressent à la 
France: Louis de Nassau amène une bande de volontaires soudoyés 
par le roi Charles IX (Coligny) et s'empare de Mons (mai 1572). 

2. La révolte entraîne une invasion : les insurgés du Sud com- 
mencent à gagner les villes de Flandre. Mais un revirement se 




LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE 



523 



produit dans la politique française : le roi Charles IX se déclare 
contre les huguenots (Saint-Barthélemy). Les volontaires sont 
vaincus ; Mons capitule; le mouvement du Sud est écrasé. 

Au Nord, les troupes d'Orange, mal exercées, mécontentent les 
habitants. L'armée espagnole revient à la charge ; les villes 
n'osent pas résister. Ce qui sauve l'insurrection, c'est la conduite 
des soldats espagnols ; Naarden, qui se rend, est saccagée. Les 
villes voient alors qu'elles ont tout à gagner à résister. Harlem 
est assiégée sept mois ; les défenseurs wallons, anglais, allemands 
forcent les bourgeois à combattre. Ce siège a été sans précédent : 
les Gueux courent sur la glace en patins pour apporter des vi- 
vres. Albe dit n'avoir jamais rien vu de pareil. Les Espagnols 
sont forcés de rester tout l'hiver sous la tente et meurent en 
grand nombre (150.000, dit-on) ; engagés pour combattre, ils ne 
veulent exécuter aucun travail. Harlem est enfin réduite par la 
famine, et Albe fait tout massacrer (les habitants sont jetés à l'eau 
par groupe de deux). Cependant ce siège a produit un effet moral 
considérable; il a montré aux insurgés qu'une ville peut résister 
aux Espagnols. L'armée d'Albe se désorganise ; les soldats, mal 
payés, refusent de monter à l'assaut d'AIkinaar ; tous, même 
Tévêque, demandent la paix. 

Fatigué partant de difficultés, Philippe rappelle le duc d'Albe 
et le remplace par un général d'un caractère plus doux, un Cas- 
tillan, don Luis de Requesens : le nouveau gouverneur abolit le 
Conseil des Troubles, mais les insurgés ne se soumettent pas. 
Leyde résiste, et ses habitants se décident à ouvrir les digues et à 
inonder le pays. Chassée par les eaux, harcelée par les ennemis 
montés sur des barques, l'armée espagnole recule (1574). Les 
insurgés restent maîtres au Nord. La Hollande et la Zélande se 
déclarent alors séparées de l'Espagne et cherchent un nouveau 
souverain. Les calvinistes réunissent un premier synode. 

3. Les provinces du Sud restent soumises ; mais, là encore, l'ar- 
mée provoque une révolte. Requesens meurt. Privés de général, 
sans solde, les soldats se débandent. L'autorité militaire entre 
en conflit avec l'autorité civile. Le Conseil lui-même engage les 
Etats à lever des troupes pour résister à l'armée espagnole, qui 
pille la citadelle d'Anvers. 

Alors les autorités des Pays-Bas méridionaux, soutenues par le 
Conseil, arrêtent les partisans de la politique de répression. La 
résistance se traduit sous la forme légale d'un accord entre les 
délégués des Etats. Pacification de Gand (novembre 1576). Officiel- 
lement, c'est un souhait des pouvoirs réguliers contre l'armée. 
Les révoltés sont les soldais ; les défenseurs de la loi sont les in- 



Digitized by 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



/ 



surgés. Une alliance est conclue entre les Etats pour chasser les 
étrangers ; seul, le Limbourg refuse d'y adhérer. Il est bien en- 
tendu qu'on ne rompra pas avec le prince légitime. 

Philippe n'a pas les moyens d'écraser l'insurrection ; il envoie 
aux Pays-Bas son frère naturel, don Juan d'Autriche. 

Le nouveau gouverneur a ordre de tout accepter, pourvu que 
la religion et l'autorité du roi soient reconnues. Les Etats exigent, 
avant tout, qu'il reconnaisse la Pacification d'Anvers et envoient 
des troupes au prince d'Orange. Alors don Juan feint d'accepter 
ces conditions (Edit perpétuel, février 1577); il rétablit la liberté 
des provinces et maintient la religion catholique. En outre, il or- 
donne aux soldats étrangers de quitter le pays. Le gouvernement 
se désarme. Cependant don Juan demande un délai pour attendre 
la flotte avec laquelle il veut aller en Angleterre délivrer Marie 
Stuart et l'épouser. Philippe ne veut pas de nouvelles aventures, 
et don Juan se retire. 

III. — Philippe a renoncé à rétablir son autorité par la force. Les 
habitants des Pays-Bas (nobles et Etats) restent maîtres du gou- 
vernement ; mais, s'ils sont d'accord pour résister, ils se divisent 
sur la question de s'organiser et d'établir la religion. 

1. Les pays ont adopté une conduite différente. Les provinces 
du Nord sont dominées par les calvinistes. Guillaume d'Orange se 
convertit à la nouvelle religion (1575) ; on organise le culte, la 
prédication, etc. Les provinces du Sud restent catholiques, sauf 
quelques villes où il y a un parti réformé et des réfugiés (surtout 
à Gand), que les autorités, surtout les nobles, ne veulent pas 
tolérer. 

Les seigneurs catholiques, irrités de ce que les Etats appellent 
le prince d'Orange au Conseil de Bruxelles, élisent un prince de 
leur religion, Malhias, frère de l'empereur. Une rupture se pro- 
duit. Une loi établit la liberté du culte. Les révoltés prennent le 
nom de Malcontents et appellent un autre prince catholique, le 
duc d'Anjou. Les deux partis s'appuient chacun sur l'étranger 
il y a un parti d'Anjou, un parti d'Orange, sans compter le parti 
espagnol. 

2. La rupture devient une séparation officielle. Les Malcontents 
catholiques prennent l'initiative d'une ligue (Arras, 6 janvier 1579) 
pour maintenir la foi calholique. 

Les habitants du Nord (Néerlandais) répondent par la ligue 
d'Utrecht, composée d'abord de cinq provinces,pour maintenir la 
religion protestante. La nouvelle confédération reste ouverte; 
d'autres Etats, d'autres villes, même des pays flamands du Sud 
y adhèrent : c'est une union perpétuelle d'Etats indépendants. 




LES PAYS-BAS AU XVI e SIÈCLE 



525 



Des délégués forment le collège de l'Union. Des conûits violents 
s'élèvent : à Anvers, les calvinistes chassent les papistes; à Gand, 
un prédicateur soulève le peuple, qui établit un gouvernement 
démocratique. 

3. Sur les conseils de GranvelIe,Philippe tente de se débarrasser 
de Guillaume et promet une récompense à qui le tuera. Les pro- 
vinces du Nord répondent en se détachant officiellement de l'Es- 
pagne (juillet 1581). Les Etats déposent Philippe. Voici la théorie 
politique et juridique : on offre à Guillaume,qui refuse,le titre de 
roi, le commandement supérieur pour diriger la guerre. Cette 
confédération est l'embryon d'un nouvel Etat : les Provinces 
Unies. 

Les pays du Sud restent disputés entre Philippe et le duc d'An- 
jou, tout en conservant la foi catholique. La séparation est défi- 
nitive et officielle avec les provinces calvinistes. 



C. D. 




Sujets de devoirs 



UNIVERSITÉ DE BESANÇON 



LICENCE. 



Composition française. 



I. — Description d'un site vu pendant les vacances. 

II. — Compte rendu et appréciation d'une œuvre littéraire 
moderne, lue pendant les vacances. 

Philosophie. 

La liberté peut-elle se démontrer ? 

ALLEMAND. 

Version. 

V. Scheffel, Ekkchard, chap. 24, les 50 premiers vers. 

Thème. 

A. Daudet, Lettres de mon Moulin, Le Rouge et le Blanc. 

Composition. 
Frau von Staël und die deutsche Litteratur. 




SUJETS DE DEVOIRS 



527 



GREC. 

Thème. 

Fénelon, Télémaque, IX (Edition Chassang, p. 163) : « Plus on 
a de peuples à gouverner de grands défauts. » 

Grammaire. 

1° Emplois : a) de où et de {jltj. 

b) de où jiTj. 

c) de fjLT 4 où. 

On traduira les exemples en latin, en ajoutant les observations 
que le sujet comporte. 

2° Aristophane, Les Oiseaux, vers 1494-1506 : « Oî'fioi... 6'^£Tat »; 
syntaxe et classification. 

3° Tacite, Germania, XXI : « Statim.... incalescat » ; syntaxe. 

* 

AGRÉGATION. 

Composition française. 

Etude sur les lettres de Voltaire insérées au programme* 
Thème grec. 

La Bruyère, De V Homme (Edition Hachette, p. 325) : « Ce n'est 
pas le besoin d'argent ils sont hommes ». 

Grammaire. 

1° Hérodote, VIII, § 70 : « 'Ere!... à?uXax-ov ». 



Digitized by 



828 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



a) Les composés (T à^èXkuy ; leur sens précis. 

b) Etymologie de tote, e"tye, xax>iY evat > aTCoXaficpôevTeç. 

c) Syntaxe. 

2°) Cic. Divin, in Caecilium, XXII, 72 : « A nobis multos 
habet.... universa perdamus » ; syntaxe, style, construction. 



Le gérant : E. Fromàntin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE d'iMPRÎMBRIB ET DE LIBRAIRIE, 




Treizième Année <* Série) N° 29 



25 Mai 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFÉRENCES 

Directeur : N. FILOZ 



Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 

Professeur à V Université de Paris. 



De Moustier (fin). 

Je vous ai dit que le premier voulume des Lettres à Emilie 
sur la Mythologie, publié en 1786 et composé des deux premières 
parties, était le meilleur. Il est assez particulier — et on s'en 
étonne à distance — que de Moustier, qui avait eu un très beau 
succès avec ce premier volume avant 1789, ait eu la pensée de 
continuer cet ouvrage frivole pendant toutes les terreurs, toutes 
les horreurs et tous les frissons de la Révolution. On s'en étonne 
à distance, dis-je ; mais, lorsqu'on a vécu à une époque aussi 
troublée que celle-là, on sait que ces terribles convulsions n'in- 
terrompent guère, je ne dis pas la vie intellectuelle, mais même 
la vie de tous les jours. Le bon de Moustier a poursuivi son 
ouvrage, sans avoir l'air de s'inquiéter de la Révolution. 

Pourtant, il s'en excuse au début de la quatrième partie : 

« Quoi ! vous exigez, Emilie, 

Qu'au bruit des canons, des tambours, 

Je chante encor pour les amours ! 

Hélas ! pourrai-je, mon amie, 
De Flore et du Printemps vous peindre les beaux jours, 
Quand le deuil de la mort s'étend sur ma patrie ! 

85 



Digitized by 



530 



REVUE DUS COURS ET CONFÉRENCES 



« Ma muse, couverte du voile de la douleur, cherche eu s^ence, 
dans nos forêts profondes et sous nos antres solitaires, un asile 
où la Discorde et la Haine n'aient point encore pénétré... Cepen- 
dant je vais essayer de reprendre pour vous les pinceaux et la 
lyre. Vous le savez, c'est plutôt mon cœur que ma muse qui vous 
écrit ; et, s'il est des résolutions qui puissent influer sur l'esprit, 
il n'en est point qui doivent influer sur le cœur. L'esprit tient à 
l'art, le sentiment à la nature... Or la Nature, 

Toujours égale dans son cours, 
Sur les cendres des morts, sur les débris des tours, 

Sème au printemps les fleurs et la verdure ; 
Et, depuis le matin jusqu'au soir de nos jours, 
Pour consoler le monde et repeupler la terre, 

Elle conserve et régénère 
Les vieilles amitiés et les jeunes amours. » 

C'est là un de ces passages sérieux et d'une certaine élévation 
qu'on est heureux de trouver parfois dans ce poète souvent 
puéril. 

L'épilogue est, de la même façon, une allusion assez triste aux 
choses du temps: 

Lorsqu'assis sur les bords de la Seine sanglante, 

J'ébauchais ces légers tableaux, 

Souvent j'ai senti les pinceaux 

S'échapper de ma main tremblante : 
Avec tous mes amis je me sentais mourir ; 
Le ciel avait au meurtre abandonné la terre. 
A l'aspect des bourreaux, le jour semblait pâlir, 
Et la vapeur du sang rougissait l'atmosphère... 

Un jour, il apprit, avec un ravissement mêlé de mélancolie, 
qu'il était lu dans les prisons de la Terreur, et qu'il avait charmé 
les tristes loisirs de quelque « Jeune Captive » ; c'est ce qui le 
décida à continuer la publication de ses Lettres : 

C'est ainsi, mon aimable amie, 
Que ces faibles essais verront encor le jour : 
J'écris pour les Vertus, les Grâces et l'Amour, 

En écrivant pour Emilie. 

Je reviens à l'examen très rapide des Lettres à Emilie en leurs 
deux derniers tiers. 

J'y relève encore quelques madrigaux qui sont très agréables, 
celui-ci, par exemple, quia une grâce véritable, presque inaccou- 
tumée chez l'auteur. II parle du mariage de Vertumne et de 
Pomone : « Ce mariage fut heureux. Vertumne, malgré son carac- 
tère changeant, fut toujours fidèle à son épouse. Ils vieillirent 



Digitized by 



* 



DE MOUSTIICR 



531 



ainsi dans la constance conjugale, jusqu'au moment où Ver- 
lumne, par le moyen d'une recette particulière, rajeunit 
Pomone, et se rajeunit avec elle. C'est bien dommage que Ver- 
tumne n'ait jamais publié sa recette. 



Les époux, revenus à l'âge de vingt ans, 
Reprendraient le chemin de la galanterie. 

Les femmes, avec leur printemps, 
Retrouveraient la fleur de leur coquetterie ; 
De là craintes, soupçons, soupirs, éloignements, 
Serments toujours nouveaux et toujours infidèles, 
Tourments délicieux ! .. Age heureux des amants* 

Plus tu fomentes les querelles, 
Plus tu donnes de prix aux raccommodemtnts ! » 



Le style de ce madrigal dépasse un peu le niveau ordinaire de 
noire poète. Au contraire, ce qui suit est tout à fait dans sa ma- 
nière : de l'esprit, avec un peu de préciosité : « Les compagnes 
d'Echo, touchées de son sort et victimes elles-mêmes de l'amour 
qu'elles avaient conçu pour Narcisse, prièrent l'Amour de les 
venger de son indifférence. 



L'Amour les exauça. Non cet amour aimable 

Qui, confondant les senUments 

Des cœurs de deux jeunes amants, 

Rend leur bonheur inséparable ; 

Mais cet amour triste, isolé, 

D'orgueil, de sottise gonflé, 

Qui rapporte tout à soi-même, 
Et, dans le monde entier, ne voit que lui qu'il aime ; 

Amour qui suit les orateurs 
A la tribune, et va, sur les banquettes, 

S'asseoir avec les auditeurs ; 

Qui martyrise les coquettes 

Et magnétise les auteurs ; 
Amour de tout pays, ainsi que de tout âge, 
Dont une faible part fut adjugée au sage , 

Et la plus forte dose au sot ; 

Amour-propre... Je dis ce mot 

Bien bas : car, tel que la finance 
Qui s'est débaptisée en prenant le blason, 

Cet amour orgueilleux s'offense 

Dès qu'on l'appelle par son nom. » 



Nous avons là une abstraction personnifiée: la chose est assez 
rare chez de Moustier. 

Je terminerai cet examen des Lettres sur la Mythologie par deux 
morceaux tirés de Psyché. Tous les hommes du temps ont fait 
leur Psyché. Quand je dis tous, il est évident que j'exagère, mais 
nous en avons trouvé une chez Colardeau, une chez Dorât ; nous 




532 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



en trouverons une — un peu lourde — chez Ecouchard-Lebrun. 
Deux mythes ont été très chers aux poètes d'alors : Héro et 
Léandre,et Psyché. Pour Psyché, je ne leur pardonne pas : quand 
des hommes comme La Fontaine, Corneille et Molière se sont 
occupés d'un sujet, il devrait être interdit d'y toucher. Pour Héro 
et Léandre, je leur abandonne cet aimable épisode de la poésie 
grecque décadente. En tout cas, deMoustiera une excuse: dans 
des Lettres sur la Mythologie,\\ ne lui était guère possible d'o- 
mettre Psyché. Il a une excuse, et il a le bon goût de s'excuser 
lui-même : c'est en tremblant et le rouge au front qu'il aborde ce 
sujet. Le fragment suivant pourrait être intitulé : L'Amour tel 
que se le figure Psyché. Vous connaissez le vieux mythe, si pro- 
fond : Eros et Psyché sont mariés ; mais Eros ne doit pas être vu 
de Psyché. Comment donc se le représente-t-elle dans les longues 
rêveries qui succèdent à ses nuits voluptueuses ? 



D'abord sa figure est ovale ; 
Des deux côtés une fossette égale, 
Quand il sourit, se creuse au-dessus du menton. 

Il doit me dévorer, dit-on... 
Ah ! pour me dévorer sa bouche est trop mignonne. 
Ses cheveux, sur son front, forment une couronne ; 

Mais sont-ils noirs ou châtains ? Non ; 

Ni l'un ni l'autre : noirs, leur tresse 
Serait plus rude, et châtains, plus épaisse. 

J'en conclus que le monstre est blond. 

11 est blond... De là, je soupçonne 

Que, sans doute, il a les yeux bleus ; 
Deux grands yeux en amande, ardents, voluptueux, 
Qu'un double sourcil brun de son arc environne. 

Comme il doit avoir un beau teint I 

Comme il a la peau veloutée ! 

Comme sa poitrine agitée 
Exhale, en soupirant, la fraîcheur du matin I 

Et sa taille svelte et légère ! 

Ses pieds pas plus grands que sa main ; 

Sa main, celle d'une bergère ; 

Et de si jolis petits doigts ! 

Et son cœur palpitant à peine 

Sous un sein d'ivoire ! et sa voix 

Aussi douce que son haleine !... 

Le joli monstre que voilà ! 

Vous dont l'amitié me regrette, 

Mes compagnes, je vous souhaite 

Un monstre tel que celui-là. 



C'est pimpant, c'est Pompadour; ce n'est pas du tout mytholo- 
gique. Je vous ai prévenus que de Moustier n'avait rien compris 




DE MOUSTIER 



Ô33 



à la grande mythologie ; vous voyez qu'il a traité l'autre bien 
gentiment, avec une coquetterie fort aimable. 

Et maintenant, comment a-t-il décrit la grande scène, l'impru- 
dence de Psyché allumant la lampe fatale pour voir son époux ? 
<c Le sein palpitant, Pœil fixe et les bras étendus, d'un pied 
craintif elle s'approche du lit nuptial. A chaque pas, la figure 
du monstre varie et s'adoucit à ses yeux. 

A quinze pas, c'est un jeune chasseur, 

Et, si ce n'est Adonis ou Céphale, 
Ce doit être leur frère ; à dix pas, c'est leur sœur ; 

A huit pas, c'est une vestale ; 

A cinq à six pas, tour à tour, 

C'est un dieu, c'est une déesse ; 
A quatre, c'est Zéphyre ; à trois, c'est la Jeunesse ; 
A deux, c'est le Printemps ; et, plus près, c'est l'Amour. » 

Il y a là un talent coquet, maniéré, élevé dans les boudoirs et les 
ruelles, qui serait allé très haut en un meilleur « milieu », et qui 
perce sous tous les vernis et les colifichets de l'époque : ce serait 
faire preuve de mauvais goût que de n'être pas accessible à ce 
genre de mauvais goût et de ne pas le pardonner. 

Ce poète très distingué a un gros défaut, que vous avez déjà 
remarqué : c'est celui dans lequel tombe nécessairement quicon- 
que traite la mythologie d'une manière spirituelle. 

Comme avec irrévérence 
Parle des dieux ce maraud ! 

Ces deux vers d'Amphitryon s'appliquent même aux poètes qui 
comprennent sérieusement la mythologie. Rappelez-vous le Sa- 
tyre de Victor Hugo. Hugo comprend la mythologie on peut dire 
jusqu'en ses profondeurs : le Satyre personnifie à ses yeux les 
forces palpitantes de la nature ; son Olympe est d'une grandeur 
et d'une majesté incomparables. C'est égal : il ne peut s'empêcher 
— lout simplement parce qu'il ne croit pas — de tomber dans le 
burlesque : 

Le Tonnerre n'y put tenir : il éclata... 
Et l'Hiver se tenait les côtes sur le Pôle... 

Ce burlesque inévitable a, chez de Moustier, plusieurs nuances : 
il va du simple badinage au burlesque proprement dit, en pas- 
sant par quelque chose d'intermédiaire, qui est la jolie plaisan- 
terie, un peu irrespectueuse mais spirituelle, de Molière dans 
Y Amphitryon. 

Ce que j'appelle simple badinage se trouve au début de la pre- 
mière partie : 



Digitized by 



534 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Cybèle, la douairière, assise gravement, 

Garde toujours sévèrement 

Son sérieux de grand'maman. 
Son front est couronné de tours, de chapiteaux, 

Et dans sa main sont les trousseaux 

Des clefs de tous les vieux châteaux... 



Autre exemple de la même nuance ; c'est Apollon qui poursuit 
Daphné : 



« Cruelle, arrêtez- vous, de grâce ! 
Je suis le régent du Parnasse, 
Le fils naturel de Jupin ; 
Je suis poète, médecin, 
Je suis chimiste, botaniste, 
Je suis peintre, musicien, 
Exécutant et symphoniste ; 
Je suis danseur, grammairien, 
Astrologue, physicien ; 
Je suis... » Pour fléchir une belle, 
Au lieu de lui parler de soi, 
Il est plus adroit, selon moi, 
Et plus doux de lui parler d'elle. 



Voilà ce que, dans ses moments de gaîté, La Fontaine se serait 
permis. 

Je passe à ce demi-burlesque qui est un peu déconcertant, 
lorsqu'il s'agit de dieux que nous avons appris, chez les anciens, 
à trouver sérieux et puissants. 

Jupiter a un temple à Dbdone ; et voici comment notre poète 
prend les choses : 



Sous l'ombrage sacré de ces arbres antiques, 
Il est un antre obscur. Jamais les plus beaux jours 
N'égayèrent l'horreur de ses sombres contours. 
Le voyageur tremblant atlend sous ses portiques 

Là sont l'Espoir au front serein, 

L'Ambition au front d'airain 

Avec la Crainte au front sinistre, 

Les Soupçons, l'Intérêt ; enfin, 

C/est l'antichambre d'un ministre. 



Nous y voilà. Jusque-là, c'était une mythologie froide, des 
abstractions personnifiées rappelant celles que Virgile place dans 
les Enfers ; puis Tépigramme et l'espèce de pirouette du der- 
nier vers nous font tomber dans le burlesque presque burlesque. 

Nous y sommes tout à fait dans des passages cojnme celui-ci . 



Lorsqu'autrefois les Titans se liguèrent 
Pour attaquer Jupin dans son palais des cietfx, 




DE MOUSTIER 



535 



Les généraux qu'ils se donnèrent 
N'étaient pas d'un minois, dit-on, fort gracieux : 

C'étaient le superbe Encelade, 

Qui, pour soutenir l'escalade, 

Lançait des rochers monstrueux ; 

Le redoutable Briarée, 

Armé de cent bras vigoureux ; 

Et l'épouvantable Typhée, 

Demi-homme, demi-serpent, 
Dont le front atteignait le séjour du tonnerre. 

Tandis que sa queue, en rampant, 
Sous ses replis nombreux faisait trembler la terre. 



A l'aspect de ces Messieurs, voilà toutes les déesses tombées en 
syncope. Les dieux, au lieu de les secourir, s'esquivent bravement 
et courent se cacher en Egypte... » C'est proprement — je ne 
mâcherai point l'expression — dégoûtant, et il n'aurait pas fallu 
que notre homme écrivît seulement un demi-volume dans ce 
goût-là. 

Tel est le défaut vers lequel penche et dans lequel tombe sou- 
vent, pour son malheur, cet homme d'esprit délicat et distingué. 

Je vous ai parlé d'abstractions personnifiées : elles étaient in- 
évitables dans un poème sur la mythologie ; ce qui revient à dire 
que, quand on traite de la mythologie, on arrive à en faire. Dans 
le sixième livre de Y Enéide, il y a certainement des abstractions 
personnifiées : le poète ne s'est pas contenté de placer dans son 
Enfer les dieux créés avant lui, il en a créé lui-même, par caprice 
d'imagination. Curœ, Famés, Egestas m'ont tout l'air de n'avoir 
pas existé avant Virgile ; à coup sûr, Mata gaudia mentis sont des 
déesses virgiliennes. Je suis remonté à Virgile, et je pourrait 
descendre jusqu'à Victor Hugo : c'est lui qui, le premier, a fait une 
déesse de la « Déroute, géante à la face effarée », comme le Ca- 
moè'nsa fait de la Tempête un géant qui se dresse menaçant 
devant les navigateurs. J'ai même noté dans Victor Hugo l'abs- 
traction personnifiée avec généalogie ; c'est le type de l'abstrac- 
tion personnifiée au xvi e siècle : chez d'Aubigné, la Discorde 
a pour père le Courroux et pour mère la Haine ; Hugo dit 
quelque part : 



Est-ce que de Moustier a donné dans ce défaut ? Rarement. 

En voici, pourtant, quelques exemples : « Sur le revers de ce 
tissu mystérieux, 

La main des tristes Euménides 
Avait tracé les noirs Soupçons, 



... L'Amour qui le séduit 
Est fils de la Lumière et de l'Air de la Nuit. 




536 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



La Haine, les Baisers perfides, 

Les Vengeances, les Trahisons. 
Par de sombres détours, la pale Jalousie, 

Se traînant d'un pas chancelant, 
A l'Amour infidèle arrachait, en tremblant, 

Le masque de l'Hypocrisie. » 

Vous avez là de l'abstraction personnifiée et, de plus, dramatisée. 
Voici une scène conduite par deux protagonistes, la Vérité et la 
Confidence : 

Dans un boudoir on s'aime mieux, 

Plus intimement on s'accueille, 
Rien ne se perd, tout Revient précieux : 
Un geste, un mot, un rien, tout se recueille. 
Là, vers la fin du jour, la simple Vérité, 

Honteuse de paraître nue, 
Pour cacher sa rougeur, cherche l'obscurité. 

Là, la Confidence ingénue 
Rapproche deux amis ; et, si quelque soupir 

A l*un des deux se laisse entendre, 

Sentez-vous avec quel plaisir 
Il devine les pleurs qu'à l'autre il fait répandre ? 

A côté de ces défauts, de Moustier a de grands mérites. Souli- 
gnons, une dernière fois, une des qualités qui sont chez lui les 
plus rares. Ses qualités ordinaires sont l'esprit, la liberté, le joli 
tour, l'aisance dans le maniement des histoires mythologiques. 
Mais vous vous rappelez qu'il est quelquefois parvenu, lui le 
poète coquet et pimpant, à la vraie poésie, à l'expression simple, 
unie, pure et très harmonieuse d'un sentiment vrai : 

Là, je voudrais passer ma vie ; 

Là, je voudrais un jour mourir, 

Les yeux fixés sur mon amie. 

Là, le nom chéri d'Emilie 
Se mêlerait encore à mon dernier soupir. 
Là, s'échappant de l'infernale rive, 
Au retour du printemps, mon âme fugitive 
Reviendrait soupirer. Ainsi, dans les beaux jours, 
L'hirondelle franchit le vaste sein de l'onde, 
Et, fidèle à son nid, revient, d'un autre monde, 
Visiter le berceau de ses jeunes amours. 

Ce poète élait digne d'un bon souvenir: il a toute notre sym- 
pathie, sinon toute notre admiration. 

A. B. 



Digitized by 



Les discours judiciaires de Gicéron. 



Cours de M. JULES MARTHA, 



Pro fesse ur à l'Université de Paris. 



Le talent de l'avocat: les exordes. 



Dans ma dernière leçon, j'ai essayé de vous représenter, au- 
tant que possible avec les textes mêmes de Cieéron, la physio- 
nomie générale d'une audience romaine. Nous avons vu ce qu'é- 
tait le Forum, dans quelle partie s'élevait le tribunal, comment 
élait composé le public qui se tenait autour des barrières de bois 
gardées par les viatores, et nous avons recherché ensuite quels 
sentiments agitaient successivement les juges, les avocats, 
l'accusé. Assistons maintenant, par un effort de pensée, à une 
audience, et voyons Cieéron entrant en scène. 



Le héraut, dès que l'accusateur a terminé son réquisitoire, 
donne la parole au défenseur, comme nous l'avons déjà noté. Le 
défenseur se lève. Il se produit tout d'abord un mouvement de 
curiosité, puis un silence. Cela est naturel, quand c'est Cieéron qui 
doit parler. On est en présence du plus grand avocat romain: 
beaucoup, dans la corona, l'ont déjà entendu et disent aux autres 
leurs impressions; ils émettent leurs jugements, éloges ou 
critiques, si bien que ceux qui ne connaissent pas encore 
l'orateur ont, au plus haut degré, le désir de l'entendre. Dans 
le tribunal aussi, on voit se dessiner un petit mouvement ana- 
logue : on s'apprête à écouter en silence le grand avocat qui 
va parler. Cieéron nous donne lui-même la preuve de tout cela, 
dans le Brutus et dans le de Oratore. Dans ces deux ouvrages, il 
nous dit les dispositions dans lesquelles il entend que soit le pu- 
blic, au moment où un grand orateur se lève pour prononcer son 
discours. Voici le joli tableau qu'il nous fait, dans le Brutus, 
de l'audience, à ce moment précis : 

« Je veux qu'à la nouvelle qu'un orateur doit parler, on se hâte 
d'occuper les sièges, que le lieu de l'audience se remplisse, que 




538 



HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



les greffiers s'empressent d'offrir ou de céder leurs places, que le 
concours soit nombreux et les juges attentifs. Quand il se lève 
pour parler, je veux que l'assemblée se commande à elle-même 
le silence ; je veux des signes d'approbation réitérés, des trans- 
ports d'admiration,... en sorte qu'en voyant de loin ce spectacle, 
on comprenne que celui qui parle intéresse... » (Brutus, chapitre 

LXXX1V.) 

Et déjà, il avait dit, au chapitre Livdu même ouvrage : 

« On juge de l'habileté d'un musicien par les sons que rendent 
les cordes de sa lyre ; de même, on appre'cie le talent de l'orateur 
d'après l'impression qu'il ;sait communiquer aux esprits. Un 
homme qui se connaît en éloquence n'a souvent besoin, pour éta- 
blir son opinion, que de passer et de donner un coup d'œil sans 
s'arrêter, sans prêter son attention. Voit-il le juge parler, bâiller, 
se lever de sa place, s'informer de l'heure qu'il est...; c'en est 
assez. Mais, s'il voit les juges attentifs et les yeux fixés sur celui 
qui parle, s'il les voit, ravis en extase, demeurer, pour ainsi dire, 
suspendus aux lèvres de l'orateur, comme on voit rester immo- 
bile un oiseau enchanté par des sons mélodieux..., il prononcera 
hardiment qu'il y a devant ce tribunal un véritable orateur. » 

Evidemment, quand Gicéron écrit ces lignes, il ne se les ap- 
plique pas à lui-même ; mais ces tableaux sont des souvenirs : 
en réalité, Cicéron pense à lui, quand il nous représente ce 
public anxieux et curieux, et les sentiments qu'il analyse avec 
tant de précision et de finesse dans ces deux passages du Bruius 
sont ceux qu'il a ressentis lui-même. Il veut qu'on ait l'impression 
dans le public que c'est Roscius qui entre en scèce, quand un 
grand orateur se lève pour parler: « Ut, qui haec procul videat, .. 
in scena esse Boscium intelligat» (chap. lxxxiv) : or, c'est cette 
impression qu'il croyait, au fond de lui-même, avoir provoquée. 

Mais ce mouvement d'attente suivi de ce silence, s'il est flat- 
teur, est intimidant aussi ; car l'orateur se pose immédiatement 
la question suivante : vais-je répondre à ce qu'on attend de moi? 
Vais-je satisfaire cette vive curiosité ? Sur ce point, nous avons 
encore des textes de Cicéron, et notamment le chapitre xxvi du 
premier livre du de Oratore ; c'est Crassus qui parle : 

« Vous voulez savoir le fond de ma pensée? Je puis dévoiler 
à des amis tels que vous ce que je n'ai jamais voulu découvrir à 
personne. L'orateur le plus habile, celui qui s'exprime avec le 
plus d'élégance et de facilité, n'est âmes yeux qu'un effronté, s'il 
ne tremble en montant à la tribune, et s'il ne tremble encore pen- 
dant tout son exorde (nisi timide ad dicendum acceduntet in exor- 
dienda oratione perturbantur, paene impudentes videntur » ; mais 



Digitized by 



CICÉRON AVOCAT 



539 



c'est ce qui ne peut manquer d'arriver. En effet, plus un orateur 
est habile, plus il connaît les difficultés de l'art, plus il redoute 
l'incertitude du succès, plus il craint de ne pas remplir l'attente 
des auditeurs (exspectationem hominum pertimescit)... Ceux qui 
n'éprouvent aucun embarras montrent une assurance que je 
blâme : je voudrais même qu'on la punît. J'ai souvent remarqué 
en vous une impression que j'éprouve aussi moi-même en pronon- 
çant mon exorde : je sens que je pâlis ; mes idées se confondent, 
et je tremble de tous mes membres ( omnibus artubus contremisco) . 
Un jour même que je m'étais porté pour accusateur, dans ma pre- 
mière jeunesse, je fus si interdit en commençant mon discours 
que Q. Maximus, s'apercevant de mon désordre, renvoya la cause 
à un autre jour, et c'est un service que je n'oublierai jamais. » 

Sans doute, c'est Crassus qui parle. Mais, à travers ses paroles, 
on peut aisément deviner le sentiment de Cicéron. L'analyse, si 
fine, qu'il fait de cette peur spéciale à l'orateur qui se lève pour 
parler, suppose qu'il l'avait lui-même ressentie. 

On est d'autant plus autorisé à voir là une confidence de Cicéron, 
que nous avons des plaidoyers où Cicéron nous parle positi- 
vement de sa timidité et de ses appréhensions. Voyez, par 
exemple, le commencement de la Divinatio in Caecilium : Cicéron 
oppose le sang-froid, la hardiesse de son adversaire au trouble 
qu'il éprouve lui-même. Voyez encore le pro Cluenlio, au chapi- 
tre xviu; voici ce qu'il nous déclare avoir ressenti, dans un procès 
antérieur, au moment où il allait répondre à l'accusateur, P. Canu- 
tius : «Toute son accusation, exposée dans un discours plein de 
force et de variété, s'était terminée par une circonstance acca- 
blante... Alors, je me levai pour répondre, avec quel embarras, 
grands dieux! avec queile inquiétude! avec quelle timidité! 
Jamais, il est vrai, je ne parle en public sans éprouver en com- 
mençant un trouble involontaire (semper equidem magno c.um 
melu incipio d cere): toutes les fois que je prononce un discours, 
je crois êlre devant un tribunal qui va juger, non seulement mon 
talent, mais encore ma probité et ma délicatesse; et j'appréhende, 
à la fois, de paraître avoir promis plus que je ne puis tenir, ce 
qui serait une présomption condamnable ; ou ne pas faire tout 
ce que je peux, ce qui serait négligence ou perfidie. Mais je ne 
fus jamais si déconcerté qu'alors : tout m'alarmait. Si je ne disais 
rien, c'en était fait de ma réputation d'orateur; si j'en disais 
trop dans une pareille cause, je passais pour le plus effronté des 
hommes. » 

Voilà qui est probant. Mais, dira-t on, il faut se méfier : peut- 
être cette déclaration est-elle une ruse ; peut-être est-ce un lieu 




540 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



commun d'avocat que d'avoir l'air aussi embarrassé. L'objection 
est juste. Pour prendre un exemple moderne, je citerai Jules 
Simon, qui dans sa jeunesse, alors qu'il professait en Sorbonne, 
usait de cet artifice : au commencement de son cours, on eût dit 
qu'il se mourait ; sa voix était faible, son geste timide, sa parole 
presque lente et embarrassée. Puis, peu à peu, devenant maître 
de lui-même, se ressaisissant en quelque sorte, il prenait une voix 
forte, il faisait des gestes extraordinaires ; sa parole devenait vive 
et sûre. Peut-être donc que Cicéron, usant déjà de ce procédé, 
exagérait lui aussi sa timidité et ses craintes. Il ne faudrait pas 
cependant trop forcer Fobjection. Plutarquenous déclare, en effet, 
formellement que Cicéron était timide ; nous savons d'autre part 
qu'il fut tout décontenancé, le jour où il devait prononcer son 
pro Milone : tout cela nous indique que ses craintes n'étaient pas 
absolument artificielles: il éprouvait, cela est certain, quelque 
embarras au moment de prendre la parole; mais ce n'était là 
qu'un embarras de quelques instants : dès qu'il avait prononcé 
deux ou trois phrases, il se ressaisissait et il prononçait alors 
tout son discours avec la plus parfaite assurance. 



D'après les divisions de la rhétorique, la première partie d'un 
plaidoyer s'appelle Yexorde. Nous allons donc étudier d'abord 
les exordes des plaidoyers de Cicéron et examiner quels sont les 
caractères particuliers qu'ils présentent. 

Sur ce point, ses ouvrages de rhétorique ne nous renseignent 
guère. Il ne nous y fait point de confidences bien nettes sur la 
façon de composer le début d'un discours. Ce qu'il y a de plus 
précis et de plus développé se trouve dans le de Oratore 
(livre II, chapitre lxxviii et suivants) : « L'exorde, dit-il, doit 
toujours être soigné, piquant, nourri de pensées, orné d'expres- 
sions justes et heureuses, surtout bien approprié à la cause. 
Il est, en effet, comme chargé de donner une idée du reste du 
discours ; il lui sert, pour ainsi dire, de recommandation ; il doit 
donc charmer d'abord et attirer l'auditeur. » Un peu plus loin: 
« Il ne faut point chercher l'exorde dans des circonstances 
étrangères ou éloignées, mais le tirer des entrailles mêmes de 
la cause... Ainsi tiré du fond même de la défense, il aura plus 
de valeur et d'effet ; on verra que non seulement il n'est pas 
banal, et également applicable à toute autre cause, mais que 
celle qu'on traite est la source unique d'où il découle. »De même, 
Cicéron nous dit que l'exorde doit être bien lié au reste du 




CICÉRON AVOCAT 



541 



discours, qu'il doit éveiller la curiosité des juges et du public, 
donner une idée générale de la cause entière, la préparer, la 
relever, l'ennoblir, etc.. Gomme on voit, toutes ces règles sont 
peu de chose, en somme. 

Comment faire alors pour sortir de ce vague et découvrir le 
procédé qu'a suivi Cicéron dans la composition de ses exordes ? 

Dans le de Oralore, Cicéron signale en passant les exordes des 
orateurs qui ne les préparent pas, qui ne se demandent pas à 
l'avance, dans le silence du cabinet, ce qu'ils diront pour com- 
mencer : Philippe, par exemple, arrivait à l'audience sans avoir 
rien préparé, et, là, il s'en rapportait à l'inspiration du moment. 
Quelquefois, cette inspiration le servait bien; d'autres fois, elle 
ne lui fournissait qu'un mauvais thème de développement : 
l'exorde alors était manqué et la cause bien compromise. 

Il y avait, en second lieu, un système que Cicéron dut suivre un 
moment, mais qu'il abandonna bientôt: il consistait à préparer 
son exorde à fond, pour les idées et aussi pour les termes ; 
puis à l'apprendre ensuite par cœur, afin de triompher avec 
certitude du trouble, des embarras du premier moment. 

Cicéron ne suit habituellement ni l'un ni l'autre de ces systèmes. 
Le premier, qui laisse tout à l'improvisation, a un inconvénient: 
le discours de l'accusateur peut ne pas fournir un exorde 
intéressant ; un mouvement dans le public peut gêner l'avocat : 
d'où des débuts faux, communs, terre à terre, déplaisants. On se 
trouve pris de court ; on dit n'importe quoi ; on cherche ses 
idées et ses expressions : on n'arrive qu'à faire quelque chose de 
mou, de banal, et qui, par surcroît, se présente mal. Or Cicéron 
tient pour certain qu'un orateur ne peut réussir qu'en s'im- 
posant dès l'exorde. Aussi ne s'abandonne-t-il jamais à l'inspi- 
ration du moment. 

Suit-il alors le second système, celui qui consiste à écrire en 
entier et à apprendre par cœur l'exorde ainsi fait ? Oui, quelque- 
fois : l'exorde du pro Quinctio est de ce genre, et il est tellement 
travaillé et polissé que Racine l'a parodié dans sa comédie des 
Plaideurs. On sent là, vraiment, l'effort d'un jeune avocat, qui 
a voulu faire un grand effet au début de son discours. 

Cicéron ne tarda pas cependant à voir l'inconvénient qu'il y 
avait à trop écrire, comme il avait vu celui qu'il y avait à ne pas 
écrire du tout ; il prit alors un système intermédiaire. L'essentiel 
pour lui fut d'avoir pénétré le fond de la question, de connaître 
la cause dans ses plus menus détails ; de savoir toutes les 
ressources qu'elle peut lui fournir pour l'exorde et de profiter 
dans cette partie du plaidoyer de tout ce qu'on sait de l'adver- 




542 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



saire, du client, des juges, des dispositions de la foule. Sans 
doute, il faut préparer aussi par écrit quelques formules, coucher 
sur le papier quelques phrases à effet. Mais rien de tout cela ne 
doit être mis en ordre, rien de tout cela ne doit être disposé 
méthodiquement à l'avance. En adoptant un pareil système, 
Gicéron se garait contre tous les accidents fâcheux et il se 
réservait assez de liberté pour tirer parti, sur le moment, des 
thèmes divers que pouvaient lui fournir les incidents inattendus 
de l'audience. 



Voilà donc la méthode que préconise et que pratique Gicéron 
dans la composition des exordes. Il nous reste à voir à présent 
quelles sont les manœuvres dont il aime à user, quelle est la 
tactique qu'il suit dans ses débuts de plaidoyers. 

A ses yeux; — il l'indique au deuxième livre du de Oratore, — 
l'essentiel pour l'avocat défenseur, qui parle, comme on sait, 
toujours en second, est de porter son effort du côté le plus 
menacé par l'accusateur, et cela dès la première phrase. L'affaire 
capitale est donc, pour lui, de distinguer avec sûreté ce point 
précis qui se trouve le plus menacé. 

Prenons pour exemple lepro Roscio Amerino. L'accusateur, — 
cela ressort assez du plaidoyer de Cicéron, — s'est appliqué à 
rétrécir et à amoindrir l'affaire : Roscius a tout simplement tué 
son père ; là est toute la question ; il n'y a pas autre chose à 
examiner ; les jurés n'ont qu'à voter sur une affaire de par- 
ricide, c'est-à-dire sur une affaire toute privée. 

Que fait Cicéron dans l'exorde ? Il s'applique à grossir la 
cause. Pour lui, la question est tout autre que ne le dit l'accusa- 
teur. Le jeune Sextus Roscius d'Amérie est accusé par l'homme 
d'affaires de Sylla, Chrysogonus, celui-là même qui a dirigé la 
vente des biens des proscrits. En accomplissant sa triste besogne, 
cet affranchi s'est adjugé tout l'avoir du père de Sextus ; celui-ci 
est mort; comme le fils était gênant, on n'a rien trouvé de mieux, 
pour s'en débarrasser, que de l'accuser d'avoir tué son père : 
« Comme L. Cornélius Chrysogonus s'est emparé sans nul droit 
de cette fortune opulente, dit Cicéron, et que la vie de Sextus 
semble le gêner dans cette jouissance, il demande que vous 
calmiez ses inquiétudes et que vous le délivriez de toute crainte. 
Il ne sera jamais tranquille, tant que Sextus vivra : s'il parvient 
à le faire condamner et à le faire disparaître, il se flatte de pou- 
voir alors dissiper et consumer par le luxe des richesses acquises 



Digitized by 



Google 




CICÉRON AVOCAT 



543 



par le crime. Il veut que vous le soulagiez de ce poids qui 
l'oppresse et le fatigue jour et nuit, et que vous lui prêtiez 
votre secours, pour que cetle horrible proie lui soit assurée. » 
(§ 2.) On voit alors combien l'affaire est grosse : elle touche de 
près à la politique du jour, et, au fond, c'est tout le système de 
Sylla qui est en cause. 

Tel est, dans cet exemple, le procédé de Cicéron : en présence 
d'un réquisitoire composé tout entier en vue de rétrécir le 
procès, il s'attache à remettre les choses au point et à présenter 
dans l'exorde, sous une forme insinuante, spirituelle, ironique, 
la véritable physionomie de l'affaire. 

Voici maintenant un second exemple, où nous allons voir l'ora- 
rateur user du même procédé, mais en le retournant. Je veux 
parler du pro Cœlio : dans ce plaidoyer, Cicéron prend à tâche de 
rétrécir une affaire démesurément grossie par l'accusateur. 

Vous connaissez ce discours; c'est un des plus spirituels et 
des plus amusants que Cicéron ait jamais écrits. Crelius était un 
jeune homme très lancé, qui tenait un rang fort honorable dans 
le monde où Ton s'amuse. Il était lié depuis un certain temps 
avec Clodia, la sœur de l'ennemi mortel de Cicéron, femme très 
connue, dit l'orateur, et d'ailleurs digne de l'être, nobiîis et 
nota. Un beau jour, une brouille survint. Les deux amants 
se quittent. La belle, pour se venger, fait accuser Cœlius par 
quatre accusateurs, — c'est-à-dire quatre admirateurs, — d'avoir 
tenté de l'empoisonner : simple affaire de rupture galante, par 
conséquent cause, privée, sans grande importance. 

Mais les accusateurs l'avaient élargie à plaisir. Pour perdre 
Cœlius, ils l'avaient dépeint comme le dernier des derniers : il 
avait un père indigne; c'était lui-même un désordonné, un dé- 
pensier, un débauché criblé de dettes, un corrupteur de suf- 
frages, un caractère violent d'ailleurs, un séditieux qui avait 
soulevé des émeutes à Naples et à Rome, un voleur et un 
assassin qui avait trempé dans la conjuration de Gatilina pour 
échapper à la punition que devaient lui valoir tous ses crimes. 
(Cf. sur ce point les premiers chapitres du plaidoyer de Cicéron : 
il y énumère, en les discutant et en les réfutant, toutes les 
attaques calomnieuses dirigées contre son client.) 

Que fait Cicéron, quand son tour arrive de prendre la parole ? 
Il se met à rire : quelle affaire! s'écrie-t-il, que d'histoires! 
Combien plus simple est la question ! Il ne s'agit en l'espèce ni 
d'affaires électorales, ni de mauvaises mœurs, ni de vols, ni de 
dettes, ni de conjurations ; il s'agit d'un fait précis, qu'il faut ou 
établir, ou réfuter : Cœlius a-t-il voulu faire périr Clodia, s'est-il 



Digitized by 



544 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



procuré du poison, a-t-il cherché à se fairé des complices, en a- 
t-il trouvé, a-t-il marqué l'instant du crime et, enfin, a-t-il apporté 
le poison? Voilà ce qu'il faut examiner, voilà ce qui est en 
question. Et alors, dès l'exorde, Cieéron s'évertue à crever le 
ballon gonflé par les accusateurs; il s'efforce de donner aux 
juges l'impression que ses adversaires ont noirci le portrait de 
son client et ont grossi son affaire. Ce n'est ni un criminel, ni 
un violent, ni un séditieux, ni un complice de Catilina; c'est tout 
simplement, tout bonnement, un amant brouillé avec sa maî- 
tresse et accusé par celle-ci d'une tentative d'empoisonnement 
imaginaire commise sur elle. 

Le procédé consiste donc, cette fois encore, à ramener les 
choses au point, mais en les réduisant un peu, contrairement à 
ce qu'avait fait l'orateur dans le pro Roscio Amerino. 

Examinons à présent le pro Cluentio, qui roule encore sur 
une affaire d'empoisonnement. Cluentius est accusé par C. Op- 
pianicus fils d'avoir empoisonné Statius Albius Oppianicus, che- 
valier romain du municipe de Larinum, en Apulie. L'accusation 
était, encore cette fois, un instrument de vengeance ; huit ans 
auparavant, en effet, Oppianicus père avait été lui-même con- 
damné pour tentative d'empoisonnement, sur une dénonciation 
faite par Cluentius. 

Dans une pareille affaire, quel serait l'exorde le plus naturel ? 
Celui qui consisterait à dire : je vais prouver que l'accusation 
portée par Oppianicus fils contre Cluentius est sanslfondement. 
Or Cieéron n'adopte pas cette façon de faire. Il compose un 
exorde où il n'est, en aucune manière, question de l'affaire d'em- 
poisonnement. Il s'agit de la corruption des juges et non d'autre 
chose. Pourquoi cela? La raison en est toute simple : c'est que 
l'accusateur, dans son réquisitoire, avait porté l'affaire sur ce 
terrain. Sachant, en effet, toutes les difficultés qu'il allait avoir 
à établir le crime, à prouver le fait, Oppianicus fils avait eu 
recours à un détour. Il avait ajouté à son acte d'accusation que 
Cluentius, dans le procès antérieur de huit ans dont j'ai déjà 
parlé, n'avait obtenu la condamnation d'Oppianicus père qu'en 
corrompant les juges. Or, à cette date, c'était là un chef 
d'accusation qui pouvait être extrêmement nuisible au client de 
Cieéron. 

D'abord, l'opinion publique reprochait unanimement à Cluen- 
tius la corruption des juges qu'il avait pratiquée sans scrupule 
contre Oppianicus père. Plusieurs de ces juges, et en tête, Junius, 
leur président, avaient même été traduits devant les tribunaux 
et condamnés, sinon pour ce fait, du moins à cause de ce fait(/>ro 




CICÉRON AVOCAT 



545 



Cluentio, chap. xxxiv sqq.). L. Quintius, qui était tribun du peu- 
ple, lorsque Oppianicus avait été condamné, avait représenté cet 
arrêt comme une infâme prévarication, et cette opinion, depuis 
près de huit ans, était enracinée dans tous les esprits. Il était à 
craindre qu'elle n'influât sur le tribunal, et, par suite, sur le juge- 
ment. Et cela, d'autant plus que, d'après une loi de Sylla, le tri- 
bunal établi pour juger le crime de poison connaissait aussi de 
la corruption des juges. Bien que Cicéron considère cette 
corruption reprochée à son client comme un fait étranger au 
procès actuel, quoique la loi obligeât les tribunaux à prononcer 
uniquement sur ce qui faisait la matière de l'accusation, malgré 
tout cela, dis-je, l'orateur sentait bien que les juges, persuadés 
comme tout le monde que Cluentius avait employé son argent à 
faire rendre une sentence inique, pouvaient, même à leur insu, 
user de leur double compétence et punir comme empoisonneur 
celui qu'ils regardaient comme évidemment coupable de corrup- 
tion. Les nouveaux juges, choisis en vertu de la loi Aurélia de 
683 (le procès a lieu en Tan de Rome 687) parmi les sénateurs, les 
chevaliers et les tribuns du trésor, devaient mettre leur amour- 
propre à se distinguer par l'honnêteté, — au moins devant le 
public et en apparence, — des juges recrutés d'après l'ancien 
système ; or, quelle occasion plus éclatante de manifester leur 
probité que le procès de Cluentius? La condamner, n'était-ce 
pas flétrir les juges d'autrefois, et, du même coup, mettre en 
lumière leur propre préoccupation de justice? 

Ces réflexions, que Cicéron se faisait en lui-même sans aucun 
doute, nous expliquent la nature de son exorde et même le 
caractère de tout son plaidoyer. L'orateur emploie soixante 
chapitres de son discours à détruire la prévention que les juges 
pouvaient avoir contre son client et il n'arrive que vers la 
fin au crime d'empoisonnement, dont on n'avait d'ailleurs 
apporté aucune preuve solide. Ce qui revient à dire, — comme je 
faisais au début, — que Cicéron, dès les premières phrases 
de son plaidoyer, porte son effort sur le point le plus menacé 
par l'accusateur. 



C'est là, peut-on dire, la tactique unique qu'emploie Cicéron 
dans ses exordes. J'ai choisi, à dessein, trois exemples caractéris- 
tiques. On pourrait en signaler beaucoup d'autres, où il se préoc- 
cupe avant tout de remettre les choses au point et de détruire 



# # 



86 




546 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



l'impression générale produite par le réquisitoire sur l'esprit 
des juges. 

Et c'est même la raison pour laquelle ses exordes sont si diffé- 
rents les uns des autres. Dans sa jeunesse, Cicéron, au commen- 
cement de ses discours, complimente les juges : il veut s'attirer la 
bienveillance du tribunal ; c'est qu'il est encore peu sûr de lui et 
qu'il cherche, par tous les moyens, à se concilier la faveur de son 
auditoire. Dans l'âge mûr, devenu célèbre, considéré comme le 
plus grand avocat de Rome, il fait la part moins belle aux com- 
pliments dans ses exordes. En revanche, il les étoffe avec autre 
chose : il y présente l'apologie de sa conduite politique, il en fait, 
pour ainsi dire, de petits plaidoyers pour lui-même. Or, les exordes 
de ses discours de jeunesse ne présentaient pas ce caractère. 
C'est qu'alors, il n'était pas encore en butte aux jalousies, aux 
inimitiés, aux haines, qui ne cessèrent de le poursuivre au lende- 
main de son consulat. Après 63, un avocat qui accusait un ami 
personnel ou politique de Cicéron, ne manquait pas de présenter 
dans son discours un réquisitoire senti contre Cicéron lui-même. 
Mais, alors, celui-ci était obligé de répondre, et c'est ce qu'il 
faisait. Considérés, par exemple, le pro Murena,le pro Piancio,\e 
pro Sulla : les exordes de ces plaidoyers sont des défenses en 
règle que l'avocat présente pour lui, avant de passer à la défense 
de son client. 

Nous commencerons, la prochaine fois, l'étude des autres 
parties du discours, en nous occupant d'abord de ce que les 
traités de rhétorique désignent sous le non de « narration ». 



G. C. 




Le roman français au XVII e siècle. 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 

Professeur au Collège de France. 



Honoré d'Urfé (fin). — « Sylvanire » et Y « Astrée ». 

Nous avons déjà pu constater au milieu de quels troubles, de 
quelles agitations de toute espèce, a vécu l'auteur de Y Astrée. La 
fin de cette étude biographique, qui nous a paru indispensable, 
nous amènera une fois de plus à faire cette constatation. 

Après la soumission du Forez, Honoré d'Urfé se retire en 
Savoie, où il compose son Sirène à la faveur de son repos et de 
ses loisirs ; il triomphe d'une maladie dangereuse, voit annuler 
en 1598-99 le mariage de son frère Anne avec Diane de Chateau- 
morand, et, cette année même, prend part à plusieurs campagnes, 
notamment à celle de la Maurienne. Il est homme de guerre en 
même temps qu'écrivain et penseur, et cependant, malgré tant 
d'occupations fatigantes et absorbantes, il ne néglige point ses 
propres affaires. Sa fortune s'accroît, en effet, d'une façon considé- 
rable. La Savoysiade, sorte de poème épique destiné à célébrer la 
maison de Savoie, est commencé aussi en 1599. Enfin l'année^ 
1600 nous apporte un événement dès longtemps préparé, le ma- 
riage d'Honoré avec l'ancienne femme de son frère, autorisé par 
dispense spéciale du souverain Pontife. 

Une accalmie semble alors se produire dans l'existence de 
d'Urfé. Les nouveaux époux voyagent sans cesse, allant de Virieu 
à Châteaumorand, et de Ghâteaumorand à Paris ou à Turin. 
Arrêté en 1602 pour des raisons d'ordre politique, d'Urfé est 
rendu sans dam à la liberté ; en 1604, nous le trouvons à Lorette ; 
et de 1605 à 1610, rentré définitivement en grâce, il fait à Paris, 
avec Diane, plusieurs séjours auprès de Sa Majesté. Ses loisirs 
sont féconds. Subissant — contrairement à ce qu'on a cru — 
l'influence incontestable de la cour de Henri IV, éprise d'a- 
ventures romanesques en même temps que de questions de 
galanterie et d'amour, il publie en 1607 et 1610 le premier, 
puis le second livre de Y Astrée. Après un séjour à Turin (1611), 
il revient à Châteaumorand (1612). En son absence, sa demeure 
est soudainement attaquée par François de la Guiche, comte 
de Saint-Géran, contre lequel il engage successivement plusieurs 
procès. L'affaire nous semble aujourd'hui très obscure ; l'abbé 




548 



REVUE DES COUltS ET CONFERENCES 



Reure, dans la revue Diana, a fait néanmoins la lumière sur plus 
d'un point, et il résulte de ses recherches qu'en fin de compte 
Honoré d'Urfé n'obtint pas satisfaction contre son adversaire. 

Il va se battre en Savoie (1616-17), donne en 1619 le III e livre 
de YAstrée, reçoit en 1624 la visite de Patru, voit paraître une 
partie de la IV e partie de VAstrée,sa,ns son aveu, et publie en 1625 
sa charmante Sylvanire. C'est une pastorale en cinq actes et en 
vers, agrémentée de chœurs, dont il n'est pas inutile de donner 
une analyse rapide. Aglante et Tirinte, deux bergers, aiment la 
bergère Sylvanire. Le père de cette dernière, Ménandre, riche et 
avare, ne veut l'accorder ni à l'un ni à l'autre. Il veut lui faire 
épouser le vieux Théante, le plus laid de tous les bergers des 
rives du Lignon. Sylvanire refuse une pareille union, mais dé- 
daigne aussi en apparence les deux autres bergers, pour ne s'oc- 
cuper que des plaisirs de la chasse. Toutefois, elle ressent une 
préférence secrète pour Aglante ; mais elle n'ose lui accorder le 
moindre signe de faveur, par honneur ou par modestie. Ici, le 
désespoir d'Aglante, et les consolations d'Hylas, ce singulier et 
complexe personnage que nous retrouverons dans l'Astrée. — 
Aglante se lamente de son côté et songe à se donner la mort. Son 
ami Alciron,pour le détourner de ce dessein, lui promet la posses- 
sion de Sylvanire s'il veut suivre ses instructions. Il lui confie un 
miroir qui, par un effet magique, fait tomber en léthargie pen- 
dant quelque temps la personne qui s'y est regardée, mais ne lui 
explique point cette propriété merveilleuse. — Tirinte parvient 
à y faire mirer Sylvanire. Aussitôt le visage delà jeune fille se 
couvre d'une pâleur mortelle. On se rend alors au temple d'Escu- 
lape, et une rencontre d'Aglante et de Sylvanire provoque l'aveu 
d'un réciproque amour. La scène qui suit est admirable : la ber- 
gère va mourir ; elle devient la femme d'Aglante par un mariage 
in extremis ; elle meurt et on la conduit à la sépulture. 

On conçoit la douleur de Tirinte et surtout sa fureur contre 
Alciron; mais il se calme, quand ce dernier lui assure que Sylva- 
nire est seulement endormie. Ils se rendent auprès du tombeau, 
la jeune fille se réveille, et Tirinte lui déclare son amour. Gris de 
Sylvanire, arrivée d'Aglante et de Ménandre, qui revient à ses 
premiers desseins et veut forcer sa fille à épouser Théante. Les 
druides entrent en scène à ce moment-là ; ils délibèrent, et leur 
jugement ratifie et légitime le mariage conclu in extremis entre 
Aglante et Sylvanire. Ainsi la bergère aura pour époux celui 
qui seul, dit la sentence, « l'avait aimée d'un amour vrai ». Quant 
à Tirinte, il est d'abord condamné à mort, et il ne doit la vie qu'à 
la belle Fossinde, qui consent à l'épouser. 



Digitized by Google 

■ ' ' « a m i 



HONORÉ D'URFÉ 



549 



L'intrigue est assurément complexe et même un peu embar- 
rassée ; néanmoins la pastorale de d'Urfé est d'une lecture 
agréable, et il est possible que, transportée au théâtre, elle y 
trouve un excellent accueil. — C'est une pièce morale, en général 
bien conduite, mais dont les caractères sont un peu mous et insuf- 
fisamment dessinés. D'ailleurs Sylvanire est, avant tout,un essai de 
rythme nouveau ; elle est plus intéressante peut-être par la forme 
que pour le drame ou l'action. De même que dans VAstrée Honoré 
d'Urfé avait employé une prose périodique et rythmée, de 
même dans sa pastorale il introduit une forme déjà essayée au 
xvi e siècle, mais alors dédaignée, en France, le vers libre ou 
blanc. Histoire du vers blanc. Très curieuses considérations de 
l'auteur de Sylvanire, dans sa préface, sur l'avenir de ce vers. 
Arguments tirés du langage de la vie, des exemples italiens, etc. 
Le style poétique d'Urfé est au moins curieux ; il est souvent 
caressant et harmonieux, toujours délicat et facile : 

Injuste Amour, pourquoy si rarement 

Unis-tu les desseins 

Des fidelles amants ? 
Pourquoy, perfide, as-tu tant de plaisir 

De voir dedans deux cœurs 

Un différent désir ? 

Je brusle et meurs d'amour 

Pour Fossinde la belle ; 

Fossinde aime Tirinte, 

Tirinte Sylvanire, 

Et Sylvanire, ô Dieux, 

Ne daigne voir Tirinte, 

Ni Tirinte Fossinde, 

Ni Fossinde cruelle 
Me regarder, et si je meurs pour elle ! 

L'abeille ayme les fleurs ; 

Mais le cruel Amour 

Se repaist de nos pleurs . 

Il ayme, le cruel, 

De voir languir, souffrir, 

Puis à la fin mourir, 

Noyé dedans les larmes, 

Sans que nulle douleur 

Que l'amant puisse avoir 

L'esmeuve à la pitié 

Qu'il doit avoir de luy. 

(Act. II, se. i.) 

Ainsi parle le Satyre, qui a le rôle de l'amant dédaigné. A la 
scène vin de l'acte lï, il s'approche de Fossinde, qu'il aime ; et 
voici les charmants propos qu'ils tiennent chacun de son côté : 



Digitized by 



550 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



SATYRE. 



Elle veut s'en aller, 
Gardons qu'elle n'eschappe, 
Jamais occasion 
Ne se montra plus belle, 
Personne n'est icy : 
Amour, à mes desseins 
Sois ce coup favorable. 

FOSSINDE. 

Dieu, voicy le Satyre ! 
Sois, Diane, à mon ayde. 



Avant qu'user avec elle de force 

Il nous faut essayer 

Celle de la prière, 

Les faveurs sont plus douces 

Que ces belles npus donnent 
De leur bon gré, que celles qu'on ravit 

Contre leur volonté... 



11 s'approche de moy, 
Doy-je fuyr, ou doy-je demeurer ? 
Fuyr, il est plus viste : 
De demeurer aussi, 
Le séjour en ce lieu 
N'est pas . peu dangereux : 
Ah ! fâcheuse rencontre ! 



L'idée de représenter Sylvanire (qui ne l'a jamais été) sur une 
scène moderne paraîtra moins surprenante, si Ton songe que 
bientôt va être jouée à Paris une pastorale de Gabriel d'An- 
nunzio. On sait que La Fille de Jorio (la Figlia di Jorio) est la 
première tragédie pastorale et rustique de Gabriel d'Annunzio. 
Après avoir mis en scène, dans ses autres tragédies, des per- 
sonnages d'une éducation intellectuelle raffinée, des artistes, 
l'auteur de Y Enfant de Volupté a voulu cette fois présenter 
des personnages frustes, primitifs, sauvages un peu, sur qui 
pèse la fatalité de l'amour, et c'est en termes émus qu'il dédie 
sa pièce : « A la terre d'Abruzzes, à ma mère, à mes sœurs, à 
mon frère exilé, à mon père enseveli, à tous mes morts, à toute 
ma race entre la montagne et la mer, ce chant du sang ancien est 
par moi consacré. » En réalité, il y a trois siècles, l'auteur de 
Sylvanire obéissait peut-être à des préoccupations analogues. 
Le Forez remplaçait un peu pour lui les Abruzzes. 

Quand d'Urfé publia Sylvanire, ses jours étaient comptés. Il se 
rendit en Italie, se battit dans les rangs de l'armée de Savoie dont 



SATYRE. 



FOSSINDE. 




HONORÉ D'URFÉ 



551 



il commandait l'avant-garde, et se blessa grièvement dans une 
chute de cheval. On le transporta à Villefranche de Piémont, où 
il mourut le 1 er juin 1625. On lui fît de solennelles funérailles. Ses 
cendres furent-elles rapportées en Forez ? Nous l'ignorons ; mais 
une légende subsiste encore dans ce pays, d'après laquelle le 
château de La Bastie renfermerait le tombeau de Céladon. 

Nous ne pouvons mieux terminer cette biographie rapide qu'en 
citant une lettre de Camus, évéque de Belley, sur Honoré dUrfé, 
son ami et son correspondant : « La dernière fois que mes yeux 
eurent le plaisir de le voir, il passait en Savoye, et, de là, en la 
guerre de Piémont, où il mourut dans une grande charge et 
parmi les fonctions militaires. Il me vint de sa grâce dire adieu ; 
il désira pour la prospérité de ses armes le bénédiction de son 
évéque, et le dernier repas qu'il ait fait en France fut chez nous, 
où, parlant de mon Agathonphile et de ma Parthénice, qu'il avait 
lu?, disait-il, avec contentement, il ajouta : c'est à cette heure 
que je puis dire : 

Tétras Astrea reliquit. 

Si vous continuez, vous ferez perdre terre à tous mes romans. Je 
lui dis que, sous un monarque si juste que celui qui nous com- 
mande, nous devions faire de meilleurs présages, et dire plutôt : 
Terras Astrea gubernat. 

La mémoire de ce seigneur, qui m'est douce fcomme Tépanche- 
ment d'un parfum, me sera en éternelle bénédiction. » 



Nous consacrerons près de trois leçons à résumer, autant qu'il 
est possible, l'admirable roman de VAstrée : travail difficile et 
parfois ardu, car VAstrée est une œuvre très étendue et très com- 
plexe, dont la trame principale est mêlée à une foule d'épisodes 
les plus divers, et où défilent une multitude de personnages ; — 
travail intéressant d'autre part, et même captivant, parce que 
l'auteur ne se répète jamais et que ses fictions sont remplies 
d'allusions aux événements contemporains. 

La plupart des scènes de VAstrée ont pour cadre la région du 
Forez; les bergers paissent leurs troupeaux sur les bords du 
Lignon, et les noms les plus souvent cités sont ceux de la Bastie, 
de la Bouteresse, Montverdun, Uzore, Marcilly, Saint-Paul, Chalain , 
Bonlieu, etc., noms désignant des lieux situés dans l'arrondisse- 
ment actuel de Montbrison. Il est aisé, avec une carte du pays, — 
ce qui est fait, — d'établir l'exacte topographie de VAstrée, et 
de suivre les héros dans leurs promenades et leurs voyages. 



Digitized by 



552 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Remarquons aussi, dès maintenant, que le roman se passe au 
v e siècle. D'Urfé a choisi cette époque reculée pour n'avoir pas 
à parler du christianisme et éviter toute discussion sur les ques- 
tions religieuses. Il se défiait, avec juste raison, des préoccupa- 
tions religieuses, et il écartait tout danger en plaçant ses 
personnages dans un temps où les druides étaient encore, croyait- 
on, les seuls prêtres du Forez. Néanmoins, dans l'exposé des 
croyances druidiques, il est possible de relever, çà et là, quelques 
allusions aux croyances chrétiennes. Une des plus belles figures 
de YAsirée est celle du grand prêtre Adamas (probablement Loys 
Papon, dont nous avons déjà parlé), qui préside aux cérémonies 
druidiques. 

Des bergers mènent une vie tranquille et douce sur les bords 
du Lignon. L'amour s'empare de leur àme et les soumet à sa 
tyrannie, surtout Céladon, épris tendrement de la bergère 
Astrée. « Céladon fut un de ceux qui plus vivement ressentirent 
(la tyrannie de l'amour), tellement espris des perfections d' As- 
trée, que la haine de leurs parents ne peut Tempescher de se 
perdre entièrement en elle. » Ainsi, dès le début, Honoré d'Urfé 
nous met en garde pour la lecture de son ouvrage, par une 
allusion directe aux événements de sa propre vie, à son amour 
pour Diane de Chàteaumorand, dont la famille avait été ennemie 
de la sienne, pendant les guerres de religion. Il nous dépeint 
ensuite avec exactitude (fait unique dans la littérature de ce 
temps-là) le lieu champêtre où sont réunis les bergers : sa 
phrase est ample, harmonieuse, colorée, rappelant fréquem- 
ment celle de Fauteur de Télémaque. Il est à regretter que ce 
style poétique soit quelquefois gâté par le bel esprit, les jeux de 
mots et la préciosité. 

Céladon, amoureux d'Astrée, attend sa bergère, et, dès qu'il la 
voit paraître, il s'empresse de lui souhaiter le bonjour : « Ignorant 
son prochain malheur, après avoir choisi pour ses brebis le lieu 
plus commode près de celles de sa bergère, il lui vint donner le 
bonjour plein de contentement de l'avoir rencontrée ; à quoy elle 
respondit et de visage et de parole si froidement, que l'hyver ne 
porte point tant de froideurs ny de glaçons. » Etonné, le berger 
demande une explication de cette conduite ; on la lui refuse ;il 
va se jeter dans le Lignon pour mourir. Astrée s'élance sur sese 
traces; mais elle est, elle-même, si émue qu'elle manque de s 
noyer et ne doit la vie qu'à l'intervention de plusieurs bergers. 
Tous se mettent à la recherche de Céladon : ils ne retrouvent que 
son chapeau, et, le croyant mort, se désolent ; on devine la 
douleur d'Astrée. 




HONORÉ D'URFÉ 



553 



Or, Céladon est recueilli par trois nymphes: Galatée, Silvie et 
Léonide, qui l'emportent à demi noyé dans leur château d'Isoure. 
Cependant Aslrée a rencontré Lycidas, le frère de Céladon, et ils 
reconnaissent que leur commun malheur a pour cause un simple 
malentendu. Astrée renonce à la haine qu'elle n'éprouva jamais 
contre Céladon et regagne tristement sa demeure. Suivent des 
stances sur la mort du berger Cléon ; puis d'Urfé nous présente un 
singulier personnage, Hylas, qui joue un rôle considérable dans 
le roman. Nous apprendrons plus tard à le mieux connaître ; mais, 
dès maintenant, lisons quelques vers de la Chanson de l Incons- 
tant, très propres à le caractériser : 

Si l'on me dédaigne, je laisse 
La cruelle avec son desdain. 
Sans que j'attende au lendemain 
De faire nouvelle maîtresse : 
C'est erreur de se consumer 
A se fayre par force aymer. 

Il y a loin, comme on voit, d'Hylas au sincère Céladon ; celui-lfc 
dédaigne les femmes, parce qu'il les connaît : 
Le plus souvent ces tant discrettes, 



Qui vont nos amours méprisant, 
Ont au cœur un feu plus cuisant : 
Mais les fiâmes en sont secreltes, 
Que pour d'autres nous allumons, 
Ce pendant que nous les aimons. 



Au château d'Isoure, où elles l'ont conduit, les trois nymphes 
cherchent à retenir Céladon le plus longtemps possible. Galatée, 
qui s'est éprise de lui, voudrait le retenir auprès d'elle : et cette 
Galatée ressemble fort à Marguerite de Valois, qui eut en des 
circonstances analogues un amour passager pour Honoré d'Urfé* 
(Nous examinerons la question de plus près dans la leçon qui sera 
consacrée à l'étude des « clefs » de Y Astrée ; nous verrons qu'il 
est peut-être possible d'identifier également Léonide et Silvie 
avec des personnages historiques.) Les nymphes et leur hôte se 
promènent à travers les jardins du château, qui sont magnifique- 
ment décrits. On nous y montre la fontaine de Vérité d'Amour, 
célèbre par ses enchantements merveilleux, qui « découvre les 
trouperies des Amans ». Près de cette fontaine, Galatée, en 
attendant Céladon, fait à Léonide l'aveu de son amour. Léonide 
s'indigne de voir une nymphe éprise d'un simple berger ; mais 
Céladon a de nobles origines, et Ton nous retrace l'histoire de 
son père Alcippe, qui est l'histoire vraie d'un des ancêtres 
d'Honoré d'Urfé : nouvelle preuve que V Astrée est sans aucun 
doute un roman à clefs. R. A. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



L'habitude générale. 



L'habitude générale constitue une question très vaste et très 
peu étudiée jusqu'à présent. Les questions annoncées à la fin de 
la dernière leçon sont très délicates, très subtiles et non suscep- 
tibles peut-être d'une solution très nette. Il faut pourtant les 
aborder, les esquisser, sans omettre rien d'important. Mais je ne 
puis assurer que je pourrais leur apporter des solutions d'une 
rigueur qui puisse me satisfaire pleinement. 

Il s'agit, d'abord, d'essayer une comparaison entre la géné- 
ralité des idées générales et la généralité de l'habitude générale. 

Tout le monde est familier avec les idées générales. On sait 
qu'il y a des genres, ou classes de tous les degrés, subordonnés 
les uns aux autres ou coordonnés entre eux ; on sait que, dans 
chaque degré, il y a un nombre indéfini de genres coordonnés; 
on sait que, depuis les genres élémentaires jusqu'au genre 
suprême, il y a un nombre indéfini de genres. De plus, on sait 
qu'un seul et même individu peut être classé dans des genres 
différents. C'est ainsi qu'un homme peut être classé parmi les 
hêtres de sexe masculin avec d'autres êtres que l'homme, qu'il 
appartient de même à l'âge qu'il a et que, cet âge, il peut 
l avoir commun avec un animal, un monument, une rue, etc. 

Eh ! bien, tel étant le rôle de l'idée générale, qui est clairement 
consciente dans l'esprit, on doit dire que la généralité de cette 
puissance psychique qui est habitude générale, puissance in- 
consciente, pur symbole de l'avenir, idée des chances qu'il y a 
qu'un fait arrive plus tard, — que cette généralité a tous les carac- 
tères et toutes les propriétés de la généralité des idées générales, 
qui ont une nature psychique absolument différente. Les puis- 
sances psychiques dont je parle ne sont pas conscientes, tandis 
que les idées générales le sont ; ces réserves faites, qui sont très 
importantes, et en tant que ces habitudes sont générales, elles 
possèdent tous les caractères de la généralité des ide'es géné- 
rales. 




l'habitude générale 



555 



Je viens de dire qu'un individu appartient à toutes sortes 
de genres. De même, un fait de conscience, tel que la connais- 
sance de certain vers, par exemple la connaissance du vers 
suivant: 



engendre à sa suite une infinité de dispositions diverses, dont une 
seule est l'habitude spéciale d'où résultera la répétition exacte du 
vers de Racine; car elle entraîne aussi la disposition à répéter le 
vers avec des changements, à dire, par exemple : 



elle entraîne la disposition à trouver des vers analogues, dont le 
commencement et la fin, par exemple, seront idenliques au vers 
primitif ; elle entraîne la dispositionàtrouver des vers hexamètres 
ayant seulement la même harmonie, c'est-à-dire des vers raci- 
niens ; puis fnous montons par une ascension régulière, en su- 
bordonnant des puissances générales inférieures à des puissances 
générales supérieures), elle entraîne la disposition à trouver des 
vers hexamètres quelconques, des vers d'une mesure quelconque, 
de la prose qui aura quelque analogie par le sens et la sonorité 
avec la poésie racinienne. Le vers cité est la condition suffisante 
d'un seul acte, sa reproduction exacte, mais aussi la condition 
insuffisante, la condition partielle, de tout acte qui aura avec lui 
quelque analogie, condition d'autan t plus partielle et d'autant plus 
insuffisante que l'analogie avec lui sera plus faible. C'est ainsi 
que, pour faire des vers raciniens, il faudra en posséder beau- 
coup, et, pour faire des vers, en général, en posséder davantage 
encore empruntés à plusieurs poètes. Plus la puissance est 
éloignée de l'acte, moins elle est efficace pour cet acte ; mais la 
multiplicité des actes et la quantité propre à chacun d'eux 
peuvent compenser la faiblesse de la puissance générale que 
chacun d'eux engendre. Si, dans mon passé, j'ai lu, étudié, appris 
par cœur beaucoup de vers de poètes ; si, chaque fois, j'ai donné 
beaucoup de quantité, c'est-à-dire d'intensité et de durée, à cha- 
cun de ces faits de conscience, il en résultera une puissance géné- 
rale de poésie. Ce n'est pas à dire que je serai un vrai poète, car 
je pourrai bien n'être jamais qu'un versificateur ; mais il n'en sera 
pas moins hors de doute que cet apprentissage, cette formation 
de l'aptitude est indispensable au poète de talent ou de génie 
comme au versificateur, et aussi qu'il est plus facile de créer en 
soi une disposition à faire des vers analogues à ceux de Lamartine 
ou de Victor Hugo, que de créer en soi la disposition générale à 



Le jour n'est pas plus pur que te fond de mon: coeur, 



Le jour n'est pas plus clair que le fond de mon âme ; 




556 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



faire des vers quelconques, qui est la condition de l'originalité et 
par conséquent du génie en poésie. 

Nous sommes ainsi conduits à une idée étrangère à la psycho- 
logie classique, mais nous la rencontrons ; par conséquent, nous 
devons en parler. C'est l'idée de la culture, plus précisément 
appelée culture formelle de l'esprit. Il y a toute une école de pé- 
dagogues qui soutient qu'il ne faut pas meubler l'esprit de con- 
naissances positives qui ne le rendent pas fécond, mais qu'il faut 
le cultiver, pour le rendre capable de créer, d'inventer. Telle est 
la thèse pédagogique de la culture formelle de l'esprit. Parmi les 
pédagogues, les uns soutiennent qu'il faut cultiver l'esprit sans 
le meubler, les autres qu'il faut le meubler sans le cultiver. Ce 
conflit s'est toujours terminé par des traités de paix, où chacun 
des partis abandonna quelques-uns de ses principes, et, dans les 
derniers temps, il s'est terminé au détriment, il faut bien l'avouer, 
des partisans de la culture formelle. La question est de savoir si 
la force de l'esprit se conserve intacte après que l'esprit lui-même 
a été farci d'habitudes spéciales. Mais nous allons, tout à l'heure, 
retrouver ce conflit. Pour le moment, arrêtons-nous sur l'idée 
de la culture formelle. Lorsque les théoriciens de la culture for- 
melle soutiennent qu'il faut faire un~ esprit juste, droit, rigou- 
reux, capable d'invention et de décision pratiques, ils affirment, 
par exemple, avec Napoléon, que l'on forme de tels esprits par 
l'étude « du latin et des mathématiques ». 

Le latin et les mathématiques forment donc des esprits tels que 
les désirait Napoléon, esprits de généraux, de conseillers d'Etat, de 
ministres, de préfets. Mais, contre les mathématiques, il y a un 
mot de Voltaire (mot égaré dans le Siècle de Louis XIV) : « Les 
mathématiques laissent l'esprit où elles le trouvent. » Cela veut 
dire qu'elles forment l'esprit mathématique, sans disposer les 
forces de l'esprit à s'appliquer dans d'autres domaines. Reste le 
latin ; si l'on y joint le grec et les classiques français, on a tous 
les éléments de la culture classique d'autrefois. Quelque opinion 
qu'ils aient eue sur l'utilité des mathématiques, du grec, des 
langues vivantes apprises par la grammaire et les auteurs, les 
théoriciens de la culture formelle ont toujours soutenu qu'il fal- 
lait exercer l'esprit, quand il est jeune, par des pratiques intel- 
lectuelles dont la principale était, quand j'étais écolier, la version 
latine; celle-ci, disait-on justement, profite davantage au français 
qu'au latin ; bref, qu'il fallait assouplir l'esprit, le remplir d'habi- 
tudes d'une grande généralité. Une fois l'esprit ainsi formé, il 
peut être très ignorant ; mais l'homme est cultivé, et il n'aura 
plus qu'à acquérir les connaissances spéciales au métier ou à 




■■■iiiiil 



l'habitude générale 



557 



remploi qu'il veut exercer pour être ouvrier ou employé habile, 
officier distingué, administrateur utile, etc., etc. 

Celte thèse, on le voit, revient à soutenir qu'il est bon de donner 
à l'esprit des habitudes générales et nuisible de lui donner des 
habitudes spéciales. L'esprit le plus apte à vivre une vie 
d'homme, à rendre de grands services à sa patrie, ce sera, d'après 
cette thèse, l'esprit plein d'habitudes générales. Je la rappelle 
pour montrer que ridée de l'habitude générale n'est pas une 
invention de psychologue, mais une idée très répandue sous 
un nom différent. 

Mais, dans cette généralité qui peut aller très loin, où doit-on 
s'arrêter? Peut-on aller plus loin que la disposition littéraire en 
général, par exemple ? Bref, peut-on admettre que l'activité 
variée, dans une âme qui se forme, puisse conduire cette àme 
jusqu'à une habitude générale, aussi générale que possible, dans 
l'ordre théorique et dans l'ordre pratique, à une habitude d'une 
indétermination absolue ? Peut-on être apte à tout ? Y a-t-il une 
limite à la généralité de l'habitude générale ? — Théoriquement, 
nous ne pouvons lui fixer aucune limite, de même que, dans 
l'ordre des idées générales, nous sommes amenés à un genre 
suprême énoncé par les mots, être ou chose. Mais, en fait, dans 
l'ordre des habitudes générales, on ne peut aller aussi loin. La 
puissance d'inventer indéterminée, sans modèle directeur qui 
fixe le type de l'invention dans l'art, dans la science, dans l'in- 
dustrie ou dans l'action, nous ne la connaissons ni en nous ni 
chez les autres. Nous ne connaissons pas d'esprit aux aptitudes 
universelles. Nous connaissons bien des hommes aux habitudes 
spéciales, nombreuses et variées ; mais l'homme capable d'in- 
venter en tout genre, nous ne le connaissons pas. On nous 
citera Pascal, qui inventa en mathématiques, en physique, en 
philosophie, en littérature, en idées ; mais cette faculté d'in- 
vention, si générale, si vaste chez lui, avait des limites : il ne fut 
ni poète, ni musicien, ni peintre; on ne le connaît même pas 
comme amateur en ces matières. Ainsi le génie d'invention le 
moins limité que nous connaissions en France avait des limites. 
— Mais, dira-t-on, il s'agit là d'une invention qui laisse des 
œuvres impérissables ; n'y a-t-il pas des amateurs universels, 
capables de toucher à tout d'une façon personnelle ? Non, il n'y 
en a pas; même l'habitude générale, qui fait l'amateur distingué, 
a des limites. On peut trouver un amateur égalem ent compétent 
et habile en musique et en ^peinture ; mais son domaine, déjà 
très vaste, n'est que celuftœs beaux-arts; il ne comprend ni 
la philosophie ni les mathématiques. 




558 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Ainsi l'habitude générale, en fait, n'est jamais l'habitude indé- 
terminée. Pour comprendre la formation de cette habitude géné- 
rale indéterminée, il faudrait concevoir l'expérience passée dis- 
sociée à l'infini jusque dans ses éléments ultimes, remise au creu- 
set, réduite en poussière, capable ainsi de fournir des touts ima- 
ginés radicalement nouveaux, composés d'éléments empiriques en 
nombre indéfini. J'ai cité, pour la commodité du raisonnement, 
comme exemple d'imagination novatrice, l'exemple d'un peintre 
qui représente au bord d'une rivière le moulin d'une autre rivière. 
Il n'y a, dans ce tableau, que deux éléments empiriques. En fait, 
dans un*» œuvre de Rubens ou d'Eugène Delacroix, les matériaux 
combinés sont bien plus nombreux. Pourrait-on, dans cette voie, 
aller jusqu'au nombre infini des matériaux, de telle sorte que la 
mise en œuvre de ces matériaux soit tout à fait nouvelle? Cela est 
peu compréhensible, parce qu'il y a là un passage à la limite et 
que, de tout passage à la limite, il faut se méfier. En fait, l'expé- 
rience résiste à la divisibilité infinie. Mémedans les tableaux où il 
y a des êtres humains qui volent, même dans les légendes où foi- 
sonne l'invraisemblable, l'imagination de l'artiste obéit à des lois 
de la nature. Les fragments de l'expérience mis en œuvre par lui 
ne sont pas de la poussière d'expérience, mais de gros fragments 
d'expérience. La puissance d'inventer n'importe quoi, qui serait 
fille du fait passé en général, l'habitude indéterminée, est donc 
un concept sans matière que nous devons rejeter de nos esprits. 
Bref, à la généralité de l'habitude générale, il y a une limite ; il 
n'y a pas de puissance d'invention indéterminée. On invente tou- 
jours en respectant les lois de la nature, c'est-à-dire en ne disso- 
ciant pas indéfiniment les faits d'expérience, en respectant les 
liaisons fondamentales des phénomènes. 

J'aborde maintenant une nouvelle question, non moins délicate 
que la précédente. Doit-on dire que, dans une même conscience, 
l'habitude générale et l'habitude spéciale sont antagonistes? Peut- 
on avoir, en même temps, beaucoup de mémoire et beaucoup 
d'esprit? Il n'est pas très facile de répondre à une telle question. 

Ce qui est certain, c'est que, si vous variez beaucoup votre 
activité, soit en imitant votre entourage, soit autrement, vous 
prendrez peu d'habitudes spéciales ; mais vos actes variés auront 
entre eux quelque analogie, de sorte que, malgré vous, vous 
prendrez des habitudes générales. Ainsi l'activité variée engen- 
drera des habitudes générales au détriment des habitudes spé- 
ciales, et, comme les actes nouveaux, analogues aux anciens, de- 
viendront de plus en plus nombreux^iis ne feront que commencer 
des habitudes spéciales, qui ne s'enracineront pas. Ainsi, plus on 




l'habitude générale 



559 



s'est répété plus on se répète, et, plus on aura innové, plus on 
innove. De tout acte, il reste une puissance de répétition ; mais 
plus les actes sont différents, moins les habitudes spéciales sont 
fortes ; plus ils sont analogues, sans être identiques, plus se dé- 
velopperont les habitudes générales. 

De plus, les habitudes générales, conséquences de l'activité 
variée, seront tantôt volontaires, tantôt involontaires, quant à 
leur origine. On peut, en effet, renoncer à la répétition, au sou- 
venir, au savoir proprement dit, employer la volonté à com- 
battre les routines, à chercher et trouver des actes nouveaux. 
Bref, l'effet peut être mis au service de l'invention. Je sais 
qu'il y. a beaucoup d'inventions involontaires, que le génie est 
souvent spontané ; mais la volonté mise au service de l'inven- 
tion, c'est aussi un fait, et très fréquent. 

Quand la volonté est mise au service de l'invention, cela en- 
gendre un semblant d'habitude de vouloir, mais cette habitude 
de vouloir est une pure illusion. J'ai dit que tout ce qui est effort 
échappe à la loi de l'habitude. N'y a-t-il pas, pourrait-on dire, 
chez certains hommes, habitude novatrice et jusqu'à une manie 
routinière d'inventer ? L'inventeur qui se ruine à inventer n'est- 
il pas une sorte de machine à vouloir du nouveau ? C'est là 
une simple apparence. L'habitude générale est condition insuf- 
fisante de son acte. Tantôt donc l'acte se produira spontané- 
ment, quoique insuffisamment préparé par les actes passés ; 
tantôt, au contraire, il faudra vouloir le nouveau, qui ne viendra 
pas de lui-même à la conscience. Ce sera un problème que 
la volonté cherchera à résoudre. Si, à un certain moment, la 
volonté vise des buts qui soient nouveaux, elle rencontrera 
comme obstacles, dans les fins qu'elle poursuit et dans ses dé- 
marches, les habitudes spéciales qui se sont formées dans l'âme 
à côté d'elle, si elles sont nombreuses et si elles sont fortes. 
Pour que la volonté novatrice soit efficace, il faudra, avant 
tout, qu'elle s'applique à combattre les habitudes spéciales, 
et elle les combattra en arrêtant leur acte au moment où il 
poind dans la conscience. Elle ne laissera ainsi se former 
dans l'âme que des habitudes générales. Voilà la principale 
action de la volonté en faveur de l'invention : elle la favorise 
indirectement, en combattant les répétitions machinales. Si Ton 
sait mal ce que l'on sait, si les habitudes spéciales sont faibles, 
l'acte conscient sera nouveau, et l'habitude qui en résultera 
sera générale. Supposons un ouvrier qui sait mal son métier ; 
il travaille quand même, inventant ses actes à mesure, tantôt 
ingénieux, tantôt maladroit, et agissant dans les deux cas, 




360 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



tantôt spontanément, tantôt par effort. Dans tous les cas, son 
a,cte a de la nouveauté, et la condition de cet acte, qu'il 
soit de génie, ou de patience, c'est la faiblesse des habitudes 
spéciales. Dans une âme de cette sorte, les habitudes générales 
seront donc accompagnées et complétées par ce qu'on sera ten- 
té d'appeler l'habitude de l'invention volontaire ; mais cette 
habitude-là n'est, en réalité, qu'une sorte de reflet de la fai- 
blesse des habitudes spéciales. Du moment que les habitudes 
spéciales sont faibles, les habitudes générales l'emportent dans 
l'âme, et alors les actes sont nouveaux, soit qu'ils résultent 
d'heureuses trouvailles sans effort, soit qu'ils exigent un effort 
pour les achever. L'effort n'est pas habituel, il est constant, 
plus ou moins fort t et il est à la fois excité et dirigé ici ou là 
par le besoin. Lorsque nous avons besoin de faire effort dans 
un certain sens, l'effort est toujours prêt et se porte où il faut. 

Toutes ces considérations tendent à établir qu'il y a antago- 
nisme entre les habitudes spéciales et les habitudes générales. 
Faut-il donc choisir, au moment de la jeunesse où Ton peut choi- 
sir, entre l'invention et la répétition? Ne peut-on concilier les 
habitudes générales et les habitudes spéciales? Ne peut-on savoir 
beaucoup et garder des facultés d'invention ? Ne peut-on inventer 
à l'instar de ses souvenirs sans les répéter? C'est là un problème 
pédagogique, qui est aussi un problème de haute psychologie. 

Il n'est pas facile de le résoudre, et je ne le résoudrai pas 
aujourd'hui. Je me bornerai à signaler un fait qui semble in- 
diquer que les mêmes faits de conscience ne peuvent engen- 
drer à la fois dans l'âme une double puissance et préparer ainsi, 
à la fois leur reproduction exacte par l'habitude spéciale et 
leur libre imitation par l'habitude générale. Voici ce fait. Jus- 
qu'à l'âge de deux ans, ou à peu près, l'enfant oublie toute 
son expérience. Les souvenirs ne commencent qu'au delà. Mais, 
pendant ces deux années, l'enfant n'est pas inactif. Toutes 
les habitudes fondamentales de l'être humain se forment alors; 
l'enfant apprend à marcher, à associer visa et tacta, à localiser 
les sons, etc. De toute cette activité, il ne retient aucun fait ; 
mais il agit beaucoup et il acquiert toutes les habitudes géné- 
rales qui lui permettront de vivre, et de vivre dune vie de plus 
en plus indépendante. Si nous croyons que, pendant toute leur 
existence, les hommes sont comme les enfants, nous devrons 
donc admettre les deux lois suivantes, qui ne sont encore que 
des hypothèses : on profite seulement de ce qu'on oublie et 
on ne profite pas de ce qu'on retient. Mais l'homme est-il 
toujours ainsi ? V. H. 



Digitized by 



Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 

Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 



Brusque interruption des « Provinciales » en 1657. 

La correspondance engagée entre Louis de Montalte et le 
P. Annat ne semblait pas devoir cesser, dès le 24 mars 1657, avec 
la deuxième lettre au Père Confesseur ; elle paraissait devoir 
continuer, et les juges du camp s'en faisaient une véritable féte. 
Au début de la dix-septième Provinciale, l'auteur se déclare 
résolu à unp lutte à outrance. A Rome, en mai 1657, on proférait 
au Vatican des menaces bien autrement catégoriques. Un sei- 
gneur italien, Brunetti, disait à Piccolomini : « Cela aura des 
suites : la dix-huitième n'est rien au prix de ce qui viendra, la 
dix-neuvième et la vingtième seront bien autre chose. — L'au- 
teur, reprit Piccolomini, est sans doute un homme d'un grand 
esprit, mais les Jésuites répondront bien. — Oui, Monseigneur, 
à celles-là comme aux autres !» Or la dix-neuvième ne parut 
pas, et, si les contemporains en furent étonnés, nous ne devons 
pas en être autant surpris. 

Plusieurs fois déjà, la correspondance avait été sur le point 
d'être interrompue: d'abord après la troisième; puis elle eût cer- 
tainement pris fin avec la dixième, si les Jésuites n'avaient pas eu 
la malencontreuse idée de répondre et de provoquer les justifica- 
tions nécessaires ; elle devait enfin — Pascal le dit en propres 
termes — s'arrêter après la seizième. Lisons plutôt les premières 
lignes de la dix-septième : « Mon révérend Père, votre procédé 
m'avait fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en 
repos de part et d'autre, et je m'y étais disposé. Mais vous avez 
depuis produit tant d'écrits en peu de temps, qu'il paraît bien 
qu'une paix n'est guère assurée, quand elle dépend du silence des 
Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera fort avantageuse ; 
mais, pour moi, je ne suis pas fâché qu'elle me donne le moyen 
de détruire ce reproche ordinaire d'hérésie dont vous remplissez 
tous vos livres. » Le passage est obscur; heureusement, des docu- 



Professeur à V Université de Paris. 



87 




562 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

ments contemporains, qui n'ont pas encore été utilisés, permettent 
de Téclaircir. « On crut, lit-on dans les Mémoires de Godefroi 
Hermant, que Louis de Montalte était condamné secrètement à 
un silence perpétuel sur cette matière par des ordres souverains. 
Ce fut ce qui donna la liberté au méchant poète Loret de badiner 
ainsi, en adressant ces vers au cardinal Mazarin, le 10 décembre - 

Enfin le bon Provincial, 

Par tes soins, ô grand cardinal, 

Ne lira plus aucune lettre, 

Puisque tu ne le veux permettre 

A ce grand et célèbre auteur 

Qu'on peut vraiment nommer docteur 

Par ces beaux élans de science 

Dont s'affermit la conscience. 

Après sa quinzième, pourtant, 

Il en écrirait jusqu'à cent, 

Et, dessus si belle matière, 

La milliade tout entière. 

Mais il rend à Sa Majesté, 

Par devoir, par humilité, 

Une profonde obéissance, 

Puisque le veut ton Eminence.. 

Pourvu que, dessus ces propos, 

L'autre parti soit en repos... » 

Ainsi exaspéré par la mauvaise foi des Jésuites et du chancelier 
Séguier, Pascal allait recommencer la lutte. De là sont nées les 
dix-septième et dix-huitième Provinciales et le beau fragment 
qui devait servir d'exorde à la dix-neuvième. Une série com- 
mençait donc qui pouvait aller bien loin ? Mais non; c'était fini et 
bien fini. 

Quelles pouvaient être les raisons d'une pareille désertion ? 

Peut-on croire que Pascal se soit arrêté, parce qu'il était fatigué 
après quinze mois de lutte, ou parce qu'il était terrassé de nou- 
veau par l'affreuse maladie qui l'obligeait, pour marcher, à se 
servir de potences? A-t-il été, enfin, intimidé par les menaces? — 
Fatigué? Nous verrons qu'il ne Tétait guère. Sa santé ? Mais elle 
n'avait jamais été meilleure : les années 1656 et 1657 sont même 
les seules qui lui aient laissé un peu de répit. Animé des senti- 
ments d'ascétisme que vous lui connaissez, Pascal dut se dire que 
la Providence avait endormi sa douleur, qu'elle lui rendait provi- 
soirement la santé pour lui permettre de combattre le bon combat. 
Quant à la peur, c'est un sentiment que Pascal ne connut jamais. 

Les raisons qui l'amenèrent à cesser la publication des Provin- 
ciales lui font le plus grand honneur : les unes sont purement 
politiques ; les autres ont un caractère essentiellement religieux. 



Digitized by 



LES « PKOVINCULES )) 



565 



Parmi les premières, citons la lassitude, la pusillanimité de 
quelques-uns, du doux Nicole, sans doute. Quelques amis de Pasca 
regardaient ses écrits comme inutiles et capables d'irriter la cour ; 
ils faisaient valoir auprès de lui les difficultés matérielles, la sur- 
veillance de la police, l'incarcération des libraires soupçonnés, ce 
fait que Baudry d'Asson de Saint-Gilles était contraint de se mon- 
trer très prudent. 

Mais voici autre chose. Des négociations très secrètes avaient 
été commencées en avril 1657 et terminées en août de la même 
année, pour tâcher d'amener une trêve, sinon une réconciliation, 
entre Port-Royal et les Jésuites. C'est là un fait très peu connu, que 
mettent en lumière les mémoires contemporains. L'archevêque 
de Rouen, Harlay de Champvallon, s'aboucha avec Dugué de 
Bagnols, et tous deux se concertèrent à Pinsu des Jésuites. Ils 
imaginèrent l'expédient du silence respectueux sur l'attribution 
à l'évêque dTpres des cinq fameuses propositions. Saint Vincent 
de Paul fut sondé et adhéra de suite au projet de pacification ; 
Fouquet s'y montra très favorable ; le nonce du pape, d'abord 
hostile, fut bientôt ramené à de meilleurs sentiments. On eut une 
entrevue avec Mazarin, qui comptait beaucoup sur l'esprit de 
conciliation des Messieurs de Port-Royal. Mais, tout à coup, 
Dugué de Bagnols, l'ami dévoué des Jansénistes, mourut le 15 
mai 1657, à l'âge de quarante et un ans. Les négociations lan- 
guirent, puis s'arrêtèrent. Il n'y eut pas de trêve ; mais vous 
pensez bien que, durant ces cinq mois de négociations, Pascal 
devait se tenir sur la plus grande réserve. 

Il est d'autres raisons, plus sérieuses encore : au premier rang, 
des scrupules de conscience. N'oublions pas notre définition des 
Provinciales : c'est l'œuvre d'un pamphlétaire. Le pamphlétaire 
n'était pas un homme du monde qui se venge coûte que coûte, 
qui agit en franc païen, comme feront Molière ou Voltaire acca- 
blant Boursault ou Fréron. Si Pascal combat, c'est, comme dira 
Racine en parlant de Joad, avec un fer sacré ; il raille ses adver- 
saires, les couvre de ridicule et s'y croit autorisé par l'Ecriture 
sainte et les Pères de l'Eglise. On lui reproche d'être un railleur, 
il se justifie pleinement (voir la onzième Provinciale) \ mais, aussi- 
tôt, il change de ton et substitue l'indignation émue à la plaisan- 
terie légère. Or, après ces dix-huit lettres, il avait triomphé sur 
toute la ligne; la démonstration entreprise par ce géomètre était 
terminée. Aller plus loin, était-ce bien conforme à l'esprit du 
christianisme ? Il n'avait pas manqué de sincérité, mais n'allait-il 
pas manquer de charité ? Montalte, aux approches de la commu- 
nion pascale de 1657, — Pâques était le 27 mars, — pourrait bien 




564 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



s'être pôsé cette question et l'avoir posée à son directeur Singlin. 
Vous savez que Pascal portait, cousu dans son pourpoint, un 
mémorial dont les dernières lignes étaient: « Soumission absolue 
à Jésus-Christ, et à mon directeur.» Or Singlin prêchait sans 
cesse la charité, l'amour des ennemis, la nécessité de défendre 
la vérité avec l'esprit de paix. On peut être sûr que Singlin, qui 
n'était pas un littérateur, désapprouvait les procédés littéraires 
du pamphlétaire. 

Ce n'est pas tout. La mère Angélique, qui voyait avec une séré- 
nité absolue approcher la persécution, n'approuvait pas les Pro- 
vinciales. Elle écrivait, en novembre 1657: « Un bon serviteur de 
Dieu, des défenseurs de la vérité, a écrit à M. Dastin qu'il lui était 
venu en pensée que nous n'avions pas assez de charité pour nos 
adversaires, et que, plus il considère le malheur où leur opinià^ 
trfeté et leur fureur les met, qui leur fait faire tant d'injustices et 
de mensonges, plus, dit-il, il les voit misérables. Il croit, 
dit-il, que notre pitié et charité n'est point assez grande pour 
eux, et que, jusqu'à cette heure, on s'est plus empressé à les 
combatlre par la doctrine et à les combattre par autorité que 
par la charité ; que nous devions donc, à présent, changer tous 
nos efforts dans la prière et la compassion, importunant sans 
cesse Notre-Seigneur d'en avoir pitié, et que sa divine grâce 
- détruise l'opposition qu'ils ont à la croire, ce qui nous a semblé 
très bon ; de sorte que, par l'avis de no3 Mères, nous avons 
commencé une neuvaine à la Sainte-Epine, aujourd'hui, pour 
tous nos adversaires, à laquelle nous disons 0 Corona mi- 
randa, etc., et l'oraison, avec celle pour les ennemis et men- 
teurs. Après, on dit Ad le levavi. J'ai cru, ma très chère Mère, 
que vous l'approuveriez, et j'ai exhorté nos sœurs d'y joindre 
dfes mortifications, ce qu'elles ont accepté de bon cœur. » 

Enfin Pascal n'était pas sans lire les réponses si plates et si mal 
tournées des Jésuites, et il put y trouver, au milieu du fatras des 
insanités et des grossièretés, quelques observations utiles. Dans la 
Réponse générale à V auteur des Lettres qui se publient depuis quel- 
que temps contre la doctrine des Jésuites, par le Prieur de Sainte 
Foy, qui n'est autre que le P. Morel, Pascal est traité de fourbe 
grassement payé, de bouffon qui proteste de sa sériosité ; l'auteur 
Lui parle de son galimatias et souhaite que sa main droite devienne 
percluse ; ses lettres ne sont qu'un papier enfumé et noir, 
elles réjouissent les hérétiques et les libertins... Au milieu de ce 
torrent d'injures, onpeutlire ce qui suit; « Saint Augustin écrivit, 
un jour, à un homme qui usait très mal de son esprit : Pourquoi 
d'un vase qui pouvait contenir de si précieuses richesses faites- 




LKS « PROVINCIALES » 



565 



vous un vase qui ne contient que des choses que Dieu n'y verse 
pas ?... J'ose vous faire la même demande, parce qu'à peu près 
vous avez les mêmes qualités que ce ménager. D'où peut venir 
que Dieu, en la distribution des biens dont il peut tirer du service 
eUes hommes de l'estime, ne vous ayant pas mal partagé, vous 
faites servir ce que vous avez reçu au dérèglement de vos pas- 
sions ?... Pourquoi donc usez-vous de la p3rt que vous avez aux 
dons du ciel, comme si vous cherchiez de vous en faire priver, au 
lieu d'en user si bien que vous la voyiez tous les jours croître ?... 
Pour arriver à ce bonheur, il faut se résoudre à donner désor- 
mais à vos travaux d'autres objets que les querelles et les désor- 
dres qui en sont inséparables... C'est le souhait que je fais pour 
vous qu'après une sincère et constante réconciliation avec les 
Jésuites, vous tourniez votre plume contre les restes de l'hérésie, 
les langues impies et libertines, et les autres corruptions du 
siècle.. Désavouez le parti janséniste par quelque bel ouvrage à 
l'exemple de saint Augustin. » Nous verrons Pascal faire son 
profit de ces observations: peut-être est-ce là la première idée de 
son apologie du christianisme. 

Pascal avait encore d'autres- raisons de ne plus écraser les Jé- 
suites en s'adressant à des particuliers ou à une congrégation 
tout entière. En attaquant la morale relâchée, il avait sonné le 
tocsin des incendies, et son appel avait été entendu ; de tous les 
points de l'Eglise, on venait au secours : d'abord les membres du 
clergé du second ordre, les curés de Rouen, de Paris, d'Amiens ; 
puis lesévêques, soit dispersés, dans leurs diocèses, au moyen de 
censures et de mandements, soit réunis en assemblées générales. 
Les prédicateurs tonnaient en chaire contre les casuistes. Godeau 
même, évêque et poète, fulminait un : mandement contre la 
morale facile et composait sur ce sujet un poème d'une faiblesse 
désolante. L'autorité agissait avec vigueur ; il n'était plus besoin 
du secours d'un simple laïque. Aussi verrons-nous le grand pam- 
phlétaire devenir un modeste rédacteur des factums adressés à 
l'assemblée du clergé. Voilà pour la morale. 

Mais la question doctrinale n'était pas moins importante à ses 
yeux. Durant l'armistice, le silence était de rigueur; mais, après la 
rupture des négociations, en août, pourquoi Pascal n'a-t-il pas 
repris la lutte ? Est-ce que le clergé prenait en main la cause de 
saint Augustin? Aux yeux de Pascal désolé, ce fut tout le contraire 
qui arriva. Les députés du clergé, à de très rares éxceptions près, 
étaient des lâches ou des vendus. Le chancelier Séguier jouait un 
triste rôle: il avait suivi attentivement les débats en Sorbonne et 
il était secrètement de l'avis des docteurs qui se retirèrent pour 




566 



BEVUE DES COURS ET CONFÉKEMCES 



ne pas condamner Arnauld. Il avait été assez maladroit pour dire, 
un jour, en pleine séance ; « Le roi a intérêt à ce que les cinq 
propositions soient dans Jansénius. » Ayant compris son impru- 
dence, il avait, à la séance suivante, essayé de raccommoder les 
choses ; mais il n'avait pu que bredouiller piteusement. Un autre 
jour, Tévêque de Chartres, Lescot, affirmait que les propositions 
se trouvaient textuellement dans VAugustinus^ et qu'il se char- 
geait de les montrer s'il avait là un Jansénius. Or Feydeau, qu* 
raconte cette anecdote, en avait un sous son manteau ; il se pré- 
parait à le présenter, mais Séguier crut devoir empêcher pareil 
scandale et enjoignit à Feydeau de laisser ce volume encombrant 
d9.ns sa bibliothèque. 

Il n'y avait donc rien à espérer, et Pascal se disait que la vérité 
n'avait plus de défenseurs; mais Pascal n'était pas un homme 
comme les autres. Il croyait comme à l'Evangile à la réalité du 
miracle de la sainte Epine : « Si le Pascal des Provinciales . passe 
sans plus tarder au Pascal des Pensées, ce fut à l'occasion de cette 
affaire, qui nous répugne si fort aujourd'hui. » Ainsi parle Sainte- 
Beuve, qui nie le miracle et tâche de l'expliquer par des moyens 
psychologiques et physiologiques. Ernest Havet glisse très 
rapidement, silencieux comme Conrart. Qui veut étudier cette 
question trouvera le contre dans les Mémoires de Rapin, dans l'o- 
puscule d'Annat intitulé le Rabat-Joie des Jansénistes et surtout 
dans le tome III du Port-Royal de Sainte-Beuve. Le pour est soute- 
nu dans les papiers du temps, dans les Mémoires de Godefroi Her- 
mant et les histoires de Port-Royal, en particulier dans l'admi- 
rable Abrégé de Racine (1695). Ce miracle aurait eu lieu le 24 
mars 1656, entre la cinquième et la sixième Provinciale. D'ailleurs, 
ce ne fut pas un fait isolé : il y en eut huit ou dix autres, et Sainte- 
Beuve dit quatre-vingts. Faits singuliers, qui sont de nature à 
intéresser les partisans delà suggestion : la sainte Epine ne gué- 
rissait qu'à Port- Royal. Autre fait, qui fait songer à la rivalité entre 
la maison qui est au coin du quai et celle qui n'y est pas : un jeu- 
ne Chartreux fut guéri en décembre d'une fistule lacrymale analo- 
gue à celle de la petite Périer ; mais les Chartreux furent très mé- 
contents, car la sainte Epine qu'ils avaient chez eux était restée 
sans effet ; ils se refusèrent à toute espèce de constatation offi- 
cielle. La sœur de Mazarin était à toute extrémité, en janvier 1657. 
Le premier ministre aimait tendrement ses sœurs, — il a assez 
joliment casé ses nièces pour que la preuve n'en soit plus à faire. 
Il eut donc recours à Port- Royal, mais sans oser risquer une démar- 
che officielle : il fit simplement demander des prières. Les Jésui- 
tes affolés firent des contre-prières, et la sœur de Mazarin mourut. 




LES « PROVINCIALES » 



567 



Miraculeuse ou non, la guérison de la petite Périer amena 
Pascal à composer une apologie du christianisme et ralentit la 
persécution des Jésuites contre Port-Royal. Grâce à elle, des 
négociations furent possibles, et, dans la suite, des considérations 
morales et religieuses décidèrent Pascal à ne pas rompre son 
silence. 

Mais notons qu'il ne regrettait rien, qu'il ne rétracta rien : il 
crut toujours qu'il avait eu, au moins, le mérite de signaler au 
public l'existence de « fontaines empoisonnées ». Peu de temps 
avant sa mort, il déclara que, s'il avait à refaire les Provinciales, 
il les ferait encore plus fortes. Il parlait ainsi, sans doute, de la 
partie morale ; mais soyez sûrs qu'il avait le même avis sur la 
question dogmatique et doctrinale. 

Nous nous sommes déjà expliqué sur les sentiments des Jansé- 
nistes ou, comme ils s'appelaient eux-mêmes, des Augustiniens. 
Nous avons vu que, jusqu'à Molina, il n'y avait eu aucune dispute 
sur la question de la grâce : le Pélagianisme et le semi-Pélagia- 
nisme avaient été foudroyés par saint Augustin ; toute l'Eglise 
était augustinienne. A. la suite du livre de Molina sur la Con- 
corde du libre arbitre et de la grâce, s'étaient dressées en face de 
Molina une école espagnole et une école flamande. Si Jansénius 
était attaqué avec tant de fureur, c'est que son Augustinus atta- 
quait Molina d'une façon plus terrible que les bulles préparées 
par Clément VIII et Paul V. On a de Jansénius d'autres ouvrages, 
comme le très savant Commentaire sur le Penlateuque et les qua- 
tre Evangiles ; pas un mot n'en a été jugé repréhensible. Jan- 
sénius était si peu du tempérament de Luther et de Calvin que, 
par trois fois, il soumit son Augustinus au pape considéré comme 
docteur particulier, que l'ultramontanisme de Jansénius croyait 
infaillible. C'est comme adversaire de Molina que Jansénius fut 
condamné : les cinq propositions étaient la contre-partie des 
propositions moiinistes. 

Quant à Pascal, jusqu'en 1654, c'est un chrétien plus ou moins 
fervent, ce n'est pas le moins du monde un sectaire. En 1654, 
Pascal retrouve Y Augustinus, comme il avait retrouvé jadis les 
trente-deux propositions d'Euclide : dès lors, il est partisan de la 
grâce efficace par elle-même, de la prédestination gratuite, qui 
pourtant ne détruit pas la liberté. Voilà en quoi consiste le 
Jansénisme de Pascal. 



A. B. 



A 




Histoire générale des temps modernes. 



Cours de M. CHARLES SEIGNOBOS, 



Professeur à V Université de Paris. 



Histoire de la France de 1559 à 1580. 



Nous avons étudié, dans notre dernière conférence, l'histoire des 
Pays-Bas, durant les guerres de religion et jusqu'à la grande crise 
internationale, c'est-à-dire jusqu'à 1580. Nous allons examiner, 
aujourd'hui, la situation de la France durant la même période. 

Les sources sont bien moins connues pour la France que pour 
les Pays-Bas : nous avons toujours la bibliographie de Monod et 
celle de Mariéjol (Histoire générale). 

Depuis longtemps, on publie un grand nombre de Mémoires, 
dont quelques-uns ont été écrits par d'autres que le prétendu 
auteur : Collection Michaud, qui a surtout servi aux romanciers ; 
elle est, d'ailleurs, pleine d'inexactitudes et de gasconnades. Il en 
est de même des grandes histoires (La Planche, d'Aubigné), dont 
on ne peut faire usage qu'en les contrôlant par d'autres rensei- 
gnements. Le seul ouvrage de cette époque qui soit assez exact 
est celui de La Noue : Discours militaires, parce qu'il ne contient 
que des faits généraux. 

Parmi les anciennes publications, les plus utiles sont les re- 
cueils ou les livres qui en contiennent (Cf. Histoire générale, V) : 
Condé, Guise, la Ligue). Pour les documents officiels, nous avons 
Mayer : Etats généraux, et Isambert : Anciennes lois françaises. 

Pour les documents confidentiels, écrits au jour le jour, le 
travail de critique est peu avancé : Collection de lettres de sou- 
verains et d'ambassadeurs. Nous en trouverons beaucoup à la 
Bibliothèque nationale et aux Archives. Pour l'histoire des pro- 
vinces, on peut consulter les registres des délibérations des villes; 
mais, de là encore, on a surtout tiré des monographies fragmen- 
taires. Il y a très peu de recueils d'ensemble sur Charles IX et 
Henri III ; nous possédons les principales lettres de Catherine 
de Médicis, et des recueils sur Henri IV. (Archives du Poitou, de 
la Gironde, de Venise, States Papers.) 




LA FRANCE DE 1559 A 1580 



569 



L'histoire de cette période a passionné les romantiques et les 
écrivains religieux des deux partis. Mais, si les monographies 
sont nombreuses, elles manquent de critique. Il y a beaucoup 
d'histoires locales. 

Nous nous trouvons, en outre, en présence d'une quantité 
énorme d'épisodes, popularisés par les mémoires et les romans, 
épisodes qui nous donnent une idée très pittoresque de la vie 
d'alors. Je me garderai de subir cette influence, et je me 
contenterai de vous exposer : 1° les conditions où se trouvent 
placés la société et le gouvernement ; 2° la formation du parti cal- 
viniste ; 3° la lutte entre les partis et le gouvernement ; 4° la série 
de scissions, qui, dans le parti catholique, sont venues encore 
compliquer la situation. 

I. — 1° Il faut, avant tout, nous représenter la population 
française de cette époque. Ce n'est pas une nation industrielle : 
presque tous les artisans ne travaillent que pour la consomma- 
tion. La marine est à peu près nulle. Il n'y a pas davantage de 
grand commerce. La grande majorité des Français est formée de 
paysans, de propriétaires et de fonctionnaires. Les villes sont nom- 
breuses, mais très petites. Si nous voulons analyser la société 
urbaine, nous trouvons d'abord des artisans et des petits com- 
merçants. Les bourgeois, propriétaires ou gens de robe, forment 
la classe supérieure. Les villes ont, depuis longtemps, cessé de 
se gouverner. 

La société reste aristocratique, dominée par le clergé et sur- 
tout par la noblesse. Le haut clergé est très riche ; les prélats, 
tous grands seigneurs, dépendent du roi qui les nomme ; ils 
se réunissent en assemblée pour les subsides, mais ne consti- 
tuent pas un véritable corps. Le bas clergé est très dépendant ; 
mais les moines sont en grand nombre dans les villes, et les curés 
possèdent une certaine influence. Us ont beaucoup hésité, dans 
leurs opinions, jusqu'au concile. 

La classe la plus puissante est formée par les nobles (seigneurs 
et gentilshommes), qui possèdent une grande partie des pro- 
priétés rurales, des châteaux encore fortifiés ; ils ont un certain 
nombre de tenanciers, et parviennent seuls aux emplois de cour 
ou de guerre (gouverneurs de provinces qui viennent d'être 
créés, capitaines de place). Les nobles constituent seuls les com- 
pagnies régulières de cavalerie, c'est-à-dire de l'arme dominante 
(gendarmes et chevau-légers). Beaucoup de nobles ont fait les 
guerres de Henri II et viennent d'être licenciés. 

Cette classe -est donc une force, ou plutôt la seule force maté» 
rielle dans Ja société. 




570 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



2° Le gouvernement est une monarchie absolue. Le roi est le 
maître incontesté et obéi de tous ; il exerce un pouvoir arbi- 
traire et sans contrôle, peut tout décider selon son bon plaisir: 
impôts, lois, affaires religieuses. Il réunit à sa cour tous les sei- 
gneurs, nomme et révoque tous les gouverneurs, appelle au 
Conseil n'importe qui, parents ou favoris. 

Mais cette autorité absolue est encore personnelle. Le roi n'est 
obéi qu'à la condition de donner les ordres lui-même. On ne 
conçoit pas encore une royauté abstraite. Si le roi abandonne le 
pouvoir à un favori, les autres grands personnages ne veulent 
plus obéir et déclarent que le souverain est prisonnier. Tout le 
régime dépend d'une seule personne. François I er et Henri II 
étant parvenus au trône, à l'âge d'homme, nul n'a songé à leur 
résister. Mais, après 1559, nous trouvons une série de rois enfants 
ou indolents: les trois fils de Henri II abandonnent l'autorité 
à un autre. Alors commencent les rivalités entre grands sei- 
gneurs, rivalités d'où vont naître des partis politiques ; nous 
avons ainsi, simultanément, les proches parents du roi, très 
peu nombreux (surtout la reine Catherine et ses autres fils) ; les 
princes du sang, parents très éloignés mais héritiers éventuels, 
puisque la branche des Valois va s'éteindre : les Bourbons (An- 
toine, époux de la reine de Navarre, le cardinal, le prince de 
Condé). Ensuite nous- rencontrons les Guises, princes étrangers, 
fils d'un cadet de Lorraine, mais qui ont l'avantage d'être bien 
en cour et, en plus, oncles de la reine Marie Stuart. Les Mont- 
morency, dont l'un, Anne, a été connétable, et favori de deux 
rois ; à côté de lui paraissent ses quatre fils et ses trois neveux, 
tous grands officiers (d'Andelol, Coligny, Châtillon). La direc- 
tion politique dépend donc de celui qui exerce le pouvoir à la 
place du roi. 

3<> Les rivalités entre grands deviennent importantes, parce 
que les partis appellent à leur aide deux sortes de mécontents : 
1° les mécontents religieux : les doctrines calvinistes ont com- 
mencé à se répandre, même durant les persécutions, surtout 
dans les villes et parmi les nobles; les réformés n'ont pas essayé 
de se révolter, ils n'ont opposé qu'une résistance passive ; 2° mais 
les mécontents les plus actifs sont les gentilshommes enrôlés du- 
rant les guerres et qui, maintenant, se trouvent sans emplois, la 
plupart sans ressources. 

II. — Les guerres religieuses ne commencent pas immédiate- 
ment après la mort de Henri II. Pendant trois ans, les mécontents 
se groupent et arrivent à constituer un parti religieux, décidé à 
se défendre par les armes. 




LA FRANCE DE 1559 A 1580 



571 



l°Il ne semble d'abord pas, que, parmi le personnel dirigeant, 
il y ait eu un changement notable. Le même régime paraît con- 
tinuer. François II est majeur, mais trop jeune ; il se laisse 
dominer par sa femme et ses oncles. Les deux Guises gouvernent 
en rivalité avec les Bourbons ; ils essaient de maintenir le régime 
d'interdiction absolue et de persécution contre les hérétiques (Du 
Bourg est brûlé) ; mais ils se créent beaucoup d'ennemis. L'évé- 
nement capital de cette époque est la conjuration d'Amboise : 
des gentilshommes venus de tous les pays se rassemblent près 
de la cour que les Guises ont transportée sur les bords de la 
Loire. Ces nobles veulent enlever le roi à Amboise, et forment un 
complot ; mais, surpris dans des forêts, ils sont dispersés et 
beaucoup exécutés. Les Guises impliquent dans la conjuration 
Condé, le plus actif des Bourbons, et le font condamner à mort. 
Le parti calviniste est menacé d'extermination ; mais il est 
sauvé accidentellement: François II meurt d'un abcès à l'oreille. 

2° Cette mort amène un changement de personnes et de poli- 
tique. Le Guises n'ont plus de prétexte h dominer le souverain. 
Le nouveau roi Charles IX est mineur ; sa mère Catherine de 
Médicis gouverne à sa place, et Antoine de Bourbon n'ose émettre 
aucune prétention. 

Catherine a été tenue, jusqu'ici, à l'écart ; elle est restée ita- 
lienne, parle mal le français (Cf. ses lettres), est indifférente en 
religion, hésitante en politique. Aussi, pendant deux ans, le 
calvinisme fait de rapides progrès, et conquiert à ses doctrines 
une partie de la population. Catherine est surtout ennemie des 
Guises, qui l'ont humilié ; elle laisse l'administration intérieure 
au chancelier de L'Hospital, juriste, homme exceptionnel, qui 
voudrait beaucoup de tolérance. Son idéal est exposé dans son 
fameux discours aux Etals d'Orléans : « Laissons les noms de 
huguenots et de papistes, etc. ». Ces Etats ne sont d'ailleurs, 
comme tous ceux de cette, époque, que des intermèdes sans 
conséquence. Cependant ils sont intéressants par les réclama- 
tions qui y sont présentées, et les renseignements qu'elles nous 
donnent sur la société. 

Les calvinistes se montrent, prêchent ouvertement (il se crée 
2.000 églises). Une partie des grands personnages se déclarent 
pour eux. Antoine de Bourbon va des catholiques à leurs adver- 
saires ; mais Jeanne et Condé sont calvinistes, ainsi que les trois 
neveux de Montmorency. 

Les Réformés profitent de ce que le Concile de Trente paraît 
dissous, de ce que le clergé est sans force, de ce que les prêtres 
ignorants et mal payés s'occupent peu des laïques, pour affirmer 




572 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



leurs doctrines. Alors les catholiques se rapprochent. Guise, 
Montmorency et Saint-André se retirent de la cour et forment ce 
qu'on appelle le « Triumvirat ». 

Pour régler les affaires de religion, Catherine use du procédé 
employé en Allemagne. Des colloques s'organisent (le colloque 
de Poissy est resté célèbre). On convoque des prélats, le général 
des Jésuites, le successeur de Calvin ; de Bèze, Lacour et même 
Catherine assistent à ces discussions. 

L'Hospital rédige un édit (janvier 1562) pour établir la religion 
sur les principes de tolérance. Les catholiques seuls célébreront 
le culte dans les villes, et on leur rendra les églises prises par les 
calvinistes. Ceux-ci, en retôur, auront le droit de célébrer leur 
culte hors des villes, en jurant de ne prêcher que l'Evangile et le 
Symbole de Nicée. 

3° Ce régime n'a pas été appliqué. Les catholiques n'admettent 
pas la liberté de l'hérésie. Les calvinistes ne rendent pas les 
églises. Dans quelques villés, on commence à se débarrasser des 
huguenots par la force, Les Guises vont chercher des alliés parmi 
les princes luthériens, et leur présentent les calvinistes comme 
des hérétiques à cause de leurs opinions sur la cène. (Entrevue 
de Saverne). En revenant de négocier avec eux, François de 
Guise passe par Vassy, où les calvinistes célèbrent leurs offices 
dans une grange près de l'église. Une rixe s'engage entre les 
Réformés et les gens du duc, et dégénère en massacre. 

La guerre commence spontanément. Les gentilshommes pro- 
testants lèvent des corps de cavaliers. Les villes répondent en 
massacrant les calvinistes (à Sens, sur les bords de la Loire, à 
Paris). On a l'habitude d'énumérer les guerres de religion en les 
numérotant ; mais toutes n'ont pas la même importance, ni le 
même caractère. Il est préférable de montrer les phases succes- 
sives des relations entre les partis, en prenant comme point 
d'arrêt le moment où la situation se modifie. 

Ces guerres ont éclaté partout ; elles n'offrent aucun lien, 
mais de milliers d'épisodes locaux. Aussi vais-je me contenter 
de faire comprendre les conditions où les belligérants sont 
placés. 

Aucun parti, et cela est le trait dominant, n'est puissamment 
armé. Il n'y a pas de troupes permanentes. Comme c'est une épo- 
que de transition dans l'art militaire, le gouvernement lui-même 
n'a que des débris d'armée. La principale force est toujours 
dans la cavalerie. Les gentilshommes campagnards (surtout 
dans le Midi), qui ont servi dans les guerres de François I er et 
de Henri II, ne peuvent former que des masses mal disciplinées. 




LA FRANCE DE 1559 A 1580 



573 



Les fantassins français (hallebardiers et surtout arquebusiers) 
sont incapables de résister en bataille, et ne servent guère que 
dans les sièges. Il faut ajouter les aventuriers enrôlés pour la 
solde ou le butin. On peut, avec de pareilles troupes, réussir dans 
des coups de mains, mais non dans des combats réguliers. 
Aussi les deux partis, se sentant faibles, appellent des étrangers. 
— L'armée royale compte des régiments suisses armés de la 
pique et qui combattent en formant un rectangle, comme les 
anciennes phalanges. Au reste, ces troupes sont toujours enrôlées 
pour de l'argent. Les catholiques font venir des fantassins espa- 
gnols. Les huguenots vont chercher des lansquenets, puis des 
reîtres allemands, armés du pistolet. On a longtemps reproché 
aux deux partis d'avoir fait appel à l'étranger ; mais, à cette 
époque, il n'y avait pas en France de force militaire ; Tannée 
était une institution internationale. Des deux côtés, il y avait 
un mélange de Français et d'étrangers. En 1562, les Guises 
adoptent l'écharpe blanche à croix rouge d'Espagne, comme 
signe de ralliement. 

Même avec les alliés, aucune armée n'est très nombreuse (à 
peine 15.000 hommes) et n'est capable d'accomplir des opéra- 
tions stratégiques. Aucune n'est assez bien organisée pour pren- 
dre de force une ville bien défendue, car l'artillerie ne vaut pas 
grand chose. La Rochelle est considérée comme imprenable. De 
petites places, telles que Sancerre, peuvent arrêter une armée, et 
en France, chaque bourgade a ses murailles et ses portes. En 
outre, il se forme dans tout le pays des bandes d'aventuriers ; 
chacune s'établit dans une ville fortifiée, qui lui sert de refuge, et, 
en sort pour piller et rançonner les campagnes. L'armée s'use 
devant toutes ces places et trouve rarement l'occasion de livrer 
une bataille, qui n'est d'ailleurs jamais décisive. La guerre se 
résume en surprises, sièges, massacres et ravages, qui consti- 
tuent des épisodes très dramatiques. Quand les partis ont épuisé 
leurs ressources, ils s'arrêtent. 

Dans ces opérations locales, les grands personnages ne sont 
pas toujours chefs d'armées : chaque gouverneur commande les 
garnisons de sa province, et partant acquiert une importance 
capitale. 

Je vais, maintenant, vous indiquer quelques épisodes carac- 
téristiques, et surtout la marche générale des faits. 

Condé est à Meaux ; Catherine lui écrit sept lettres, et le prie 
devenir. Guise emmène de force la cour à Paris; car, pour lui, 
l'essentiel est d'être maître du roi, contre qui personne n'ose se 
révolter (les chefs de partis prétendent tous agir au nom du roi). 




574 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Celui qui est maître du souverain peut déclarer son compétiteur 
rebelle ; celui-ci ne peut qu'agir que comme si le roi était pri- 
sonnier ; il est le plus faible et doit avoir pour objectif de s'as- 
surer quelques villes fermées comme refuges. 

Puisque les Guises tiennent le roi, les calvinistes deviennent 
les rebelles. Le soulèvement se produit dans le Nord comme dans 
le Midi : les huguenots surprennent Orléans ; les soldats, logés 
chez l'habitant, détruisent les idoles. Les calvinistes s'entendent 
avec Elisabeth : de leur côté, les Guises font venir des Espagnols 
et des Suisses. Une bataille s'engage à Dreux ; elle est gagnée par 
les catholiques, grâce aux piquiers suisses. 

Dans le Sud-Est, Des Adrets, ancien colonel, organise avec d'Au- 
bigné les troupes calvinistes (plus tard, Des Adrets redeviendra 
catholique). Au Sud-Ouest, on remarque Montluc, ancien chef de 
guerre, aussi peu catholique que Des Adrets est peu protestant. Le 
soulèvement paraît avoir ici un caractère à la fois politique, social 
et religieux. Les paysans et les bourgeois se soulèvent contre les 
nobles. Montluc emmène avec lui des bourreaux : « Un pendu, 
dit-il, fait plus peur que cent tués » ; il sévit d'abord contre ceux 
qui ont mal parlé du roi, « ce petit royot», auquel on veut 
apprendre à gagner sa vie. Ainsi les deux chefs les plus cruels 
sont deux militaires indifférents. 

La guerre tourne à l'avantage des catholiques; mais Guise est 
assassiné. Son meurtrier est un jeune noble, exalté par les 
exemples de l'Ancien Testament. Catherine redevient alors maî- 
tresse du gouvernement et rétablit la paix. 11 faut remarquer 
que, chaque fois qu'on terminera une guerre, on aura recours 
aux mêmes procédés. On négocie avec les chefs. Le traité est un 
édit, acte de la volonté du roi, qui sanctionne, comme principes 
essentiels, le maintien de la religion catholique comme religion 
officielle : le calvinisme est la religion de la minorité, mais on lui 
accorde une liberté plus ou moins grande, suivant la force qu'il 
paraît avoir. On proclame ainsi le principe de la liberté de cons- 
cience ; il n'y aura plus de crime d'hérésie ; les cultes pourront 
s'exercer dans les villes où ils dominent, et aussi dans quelques 
autres (1563). Le chiffre en est donné par bailliage. Le culte est 
également libre dans les maisons des nobles. 

III. — La guerre et l'édit ont fixé les positions des partis. Le 
gouvernement s'est déclaré contre le calvinisme, qui désormais ne 
gagnera plus de terrain, et même en perdra. Les calvinistes peu 
nombreux dans le Nord, forment quelques groupes isolés dans 
certaines villes où ils se retrancheront. Ils sont exclus de Paris et 
des grandes cités. Dans le Midi, il y a de véritables centres à po- 




LA FRANCE DE 1559 A 1580 



575 



pulation calviniste (Cévennes, Valence, dont l'évêque est bien 
disposé pour la Réforme). 

La période qui va de 1563 à 1574 est remplie f>ar la lutte entre 
la cour elles çatvraiSles ; mais Catherine change peu à peu de 
politique : elle subit l'influence du roi d'Espagne, son gendre; 
elle est hostile aux aventures. 

1° Le parti catholique se réorganise après le concile de Trente ; 
il ne veut plus admettre d'autre culte que le sien, et paraît décidé 
à exterminer les Réformés, qui se tiennent sur la défensive. On 
signale de nombreux actes de violence. Les calvinistes reculent. 
Condé tente une entreprise des plus audacieuses : il veut sur-' 
prendre la cour à Meaux (1567) ; mais il est repoussé par les régi- 
ments suisses. Après cet insuccès, une bataille se livre sous les 
murs de Paris, à Saint-Denis. Les protestants reçoivent un ren- 
fort de 9.000 reîtres. 

2° La cour rétablit la paix (Traité de Longjumeau); mais,. 
Tannée suivante, elle reprend l'offensive et tente d'arrêter Condé 
et Coligny. Les deux chefs calvinistes s'échappent, et vont se 
réfugier dans le Sud-Ouest. De cette époque date le rôle prépon- 
dérant de La Rochelle. Outre sa situation maritime, cette ville a. 
l'avantage de se prêter à la guerre de course, et ne peut être 
réduite par la famine. Là, le parti calviniste se réorganise ; il 
comprend deux catégories très distinctes : les chefs, tous grands 
seigneurs, et les pasteurs. Les premiers opèrent dans la région 
avec une armée toujours battue (Jarnac, Moncontour); mais 
l'armée royale est impuissante à reprendre leurs forteresses. Une 
troisième paix est signée à Saint-Germain (1570). Cette fois, les 
huguenots obtiennent comme garanties des places de sûreté, 
avec le droit d'y tenir garnison. Le parti calviniste forme, dès^ 
lors, une sorte de gouvernement en face du gouvernement 
officiel, présumé hostile ; il a ses assemblées, ses chefs de 
guerre, lève des impôts. 

Un nouveau parti se fonde, les politiques. Charles IX, devenu 
homme, veut se conduire par lui-même ; il a comme rival son 
propre frère Henri. Le roi se réconcilie avec Coligny, avec lequel 
il prépare une expédition aux Pays-Bas, et marie sa sœur àu 
Henri de Navarre, chef de la maison de Bourbon. Mais Catherine, 
hostile à l'ancien personnel gouvernemental, ne tarde pas à 
influer de nouveau sur l'esprit mobile de Charles. On cherche 
d'abord à se débarrasser de Coligny par un meurtre ; le coup 
manque, on recourt à ud massacre général (Saint-Barthélémy, 
sujet à bien des discussions). Les chefs protestants sont tués, 
captifs ou convertis au catholicisme. 




576 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



3° Une guerre d'extermination commence. Les huguenots sont 
massacrés dans plusieurs villes. Il n'y a plus de princes à la tête 
des armées. Les troupes royales échouent devant la ville bien dé- 
fendue par les hourgeois. 

La cour a encore échoué dans ses desseins : un événement 
extérieur, l'élection du duc d'Anjou comme roi de Pologne, mo- 
difie la situation. Un nouvel édit réduit le culte aux régions cal- 
vinistes, c'est-à-dire $ trois villes. Le gouvernement renonce à 
exterminer les hérétiques, tandis que les catholiques vont se 
diviser. 

IV. — La lutte change de caractère : les guerres exclusivement 
religieuses sont terminées ; une période plus compliquée va com- 
mencer. 

1° La première génération des chefs de partis a disparu ; elle 
est remplacée par une nouvelle : Guise, Navarre, Condé. Les^Mont- 
morency mécontents et le duc d'Alençon ont créé un parti d'in- 
différents ou politiques. Leur but est de faire cesser la guerre par 
une entente. Une tentative pour enlever le duc d'Alençon échoue; 
Charles IX meurt, et Henri III monte sur le trône. 

2° Les politiques s'allient aux protestants et lèvent des troupes 
dans le Languedoc, La cour, trop faible, cède. L'édit de 1576 
accorde la liberté du culte aux huguenots, avec de nouvelles 
garanties (chambres spéciales dans les parlements). 

3° La conséquence de ce traité est la formation d'une forte 
opposition catholique, la Ligue. Maintenant, les catholiques sont 
divisés en trois fractions. La guerre ne présente plus aucun ca- 
ractère. Il n'y a plus d'armées ; on se contente d'enrôler des 
aventuriers et des brigands, et Henri III, homme sans convic- 
tions, noue des relations avec Philippe IL 



C. D. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année série) 



N° 30 



1 er Juin 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFERENCES 



Les poètes français du 

temps de la Révolution. 



Le Brun, surnommé Pindare avec beaucoup de sérieux, a gardé, 
pendant trente années, ce surnom qui permettait de le distinguer 
des autres Le Brun, tant poètes qu'artistes, ses contemporains ; 
on le lui a conservé jusqu'à nos jours par dérision, non à son 
égard, jnais à l'égard de ceux qui le lui avaient donné. Le 
nom de Pindare a fini par être accolé au sien : d'inséparable, 
il est devenu indélébile. 

Pierre-Denis Ecouchard-Le Brun est né le 11 août 1729 à Paris, 
et mort à Paris le 27 septembre 1807. Ce n'est pas avec un très 
grand plaisir que j'entame le récit de sa vie. Il a dit quelque 
part : 



Je suis sur le point de tomber sou* cette condamnation ; car, 
si j'ai bien l'intention de louer s m esprit, je serai forcé, 
sinon de calomnier son âme, du m«ins dVn dire beaucoup de 
mai. 



Directeur : N. FILOZ 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 



, Professeur à l'Université de Paris. 



Ecouchard-Le Brun. 



L'ingrat, qui peut calomnier mon âme, 
N'a pas le droit de louer mon esprit. 



88 




578 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

Le Brun était né dans la maison du prince de Conti (aujourd'hui 
l'Hôtel de la Monnaie). Il était fils d'un homme « qui était enfin 
parvenu à être valet de chambre du prince de Conti ». On a souvent 
dit, surtout à partir de Ruy Blas, que son père avait l'habit du 
laquais et qu'il en avait l'âme ; il y a beaucoup de vrai dans cette 
appréciation sommaire. Il fut élevé par les soins de la famille de 
Conti au Collège Mazarin (aujourd'hui l'Institut). C'est là qu'il fit 
la connaissance du fils de Louis Racine ; il fut même distingué 
tout de suite par Louis Racine, qui lui porta un vif intérêt et l'ini- 
tia à la carrière littéraire, lui ouvrit, comme eût dit Le Brun 
lui-même, les portes du Temple des Muses. Il a fait à ces circons- 
tances maintes allusions. C'est ainsi qu'on lit dans VOde XIII du 
livre I, A mon ami, le jeune Racine, partant pour Cadix et quittant 
les Muses pour le commerce : 

Quoi ! tu fuis les Neuf Sœurs pour l'aveugle Fortune ! 
Tu quittes l'Amitié qui pleure en t'embrassant, 
Tu cours aux bords lointains où Cadix voit Neptune 
L'enrichir en la menaçant ! . ... 

Ton pèi*e nous guida tous deux sur le Parnasse : 
Nos jeunes pas erraient dans les mêmes sentiers : 
Nos jeunes cœurs, épris de Tibulle * d'Horace, 
Aspir&ient aux mêmes lauriers. 

Quel doux soleil nous vit, pleins de tendres alarmes, 
Pleurer avec Junie et Monime, tes sœurs ! 
Infidèle à ton nom, infidèle à tes larmes, 
Quel bien te vaudra ces douceurs ? 

Ailleurs, rassemblant les souvenirs de son enfance, mais sans 
s'adresser directement au jeune Racine, se rappelant seulement 
le bon temps passé, il se fait dire par le Dieu des vers : 

Souviens-toi qu'un fils d'Euripide 
Lança ta jeunesse intrépide 
Dans la carrière des talents. 
Ne crains pas le destin d'Icare ; 
Racine t'éclaire, et Pindare 
Soutiendra tes nobles élans. 

C'est en 1755, c'est-à-dire très jeune encore, que Le Brun fut 
amené non pas précisément à faire de la poésie, car il rimait depuis 
son enfance, mais à publier de ses vers, au moment de l'épou- 
vantable tremblement de terre de Lisbonne, où le jeune Racine 
trouva la mort. Son Ode IX sur la ruine de Lisbonne fut le pre- 
mier ouvrage qui attira vivement l'attention sur lui; elle a déjà le 
caractère de toutes les œuvres de Le Brun : une pompe un peu 



Digitized by 



ÉCOUCHARD- LEBRUN 



579 



trop continue, quelque chose d'empesé et de gourmé, et, avec cela, 
le sens du mouvement, le sens de la contexlure de la strophe. Le 
Brun sait commencer : 

L'orgueilleux s'est dit à lui-même : 
Je suis le Dieu de l'Univers. 
Mon front est ceint du diadème ; 
J'enchaîne à mes pieds les Revers. 
Mes Palais couvrent les montagnes ; 
Mon Peuple inonde les compagnes ; 
La Volupté sert mes festins ; 
Les feux brûlent pour ma vengeance : 
L'Onde et les Vents, d'intelligence, 
Livrent la Terre à mes destins. 

Ce début n'a pas la beauté particulière du lyrisme de 1830; mais 
c'est du très bon Malherbe. 

Mortel superbe I folle Argile, 
Cherche tes destins éclipsés : 
De la Terre habitant fragile, 
Tes pas à peine y sont tracés ! 
Quoi! son berceau touche à la tombe ! 
Echappé du néant, il tombe 
Dans le noir oubli du cercueil : 
Ses jours sont des éclairs rapides 
Qu'engloutissent des Nuits avides : 
Quel espace pour tant d'orgueil! 

Tout cela veut dire qu il était éloquent et qu'il savait faire les vers. 
Il n'y a rien de particulier pour le jeune Racine dans cette pièce : 
l'auteur a voulu seulement composer une ode, d'un caractère 
général, dans le goût de Pindare, sur un grand événement con- 
temporain. Il termine ainsi : 

Tu fus, Lisbonne, ô sort barbare ! 
Tu n'es plus que dans nos regrets ! 
Un gouffre est l'héritier avare 
De ton Peuple et de tes palais : 
Tu n'es, à la vue alarmée, 
Qu'une solitude enflammée, 
Que parcourt la Mort et l'Horreur : 
Un jour, les Siècles, en silence, 
Planant sur ton cadavre immense, 
Frémiront encor de terreur. 

Tel un Sapin, dont les ombrages 
Couronnaient la cime des monts, 
Dévoré du feu des orages, 
Tombe et roule dans les vallons ; 
11 tombe ; les Forêts voisines 
Redisent longtemps aux collines 



Digitized by 



580 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Sa chute et la fureur des Cieux : 
Les Vents en dissipent la poudre ; 
La seule trace de la Foudre 
Le rappelle encore à nos yeux. 



Cela est excellent, c'est trop bien même. Le Brun a trop de talent 
pour son âge ; il a les qualités qu'ont les hommes qui, de très bonne 
heure, connaissent leur métier : ils peuvent aller loin, mais ce n'est 
guère par l'originalité qu'ils brilleront. Vous avez déjà remarqué 
un défaut dans ces deux dernières strophes : Le Brun, à vingt-cinq 
ans, est déjà si pénétré des lois de son art, il est si peu disposé à y 
être infidèle par une réaction de songoût personnel, qu'il a sacrifié 
une beauté à la règle qui veut que l'ode se termine par une belle 
comparaison. Il a trouvé une comparaison, et l'a réservée pour sa 
dernière strophe ; mais celte comparaison n'est pas bonne, parce 
qu'elle rapetisse le sujet. Il vient de parler de Lisbonne réduite en 
cendres, il a trouvé pour rendre ce tableau des expressions d'une 
grandeur remarquable; c'est par là qu'il devait finir, la compa- 
raison du sapin n'est pas à sa place. 

En tout cas, on avait assez de goût, au milieu du dix-huitième 
siècle, pour s'apercevoir qu'on avait affaire à un homme de talent. 
Il voulut redoubler, parce qu'il était heureux de son succès et 
aussi parce qu'il voulait chanter plus spécialement le malheureux 
sort du jeune Racine. L'Ode XV 111 du livre II, Sur les causes 
phtjsiques des tremblements de terre et sur la mort du jeune Racine, 
est moins belle que la précédente, et aussi moins brillante, mal- 
gré l'abondance des apostrophes, des prosopopées, des 0 vous, 
des 0 foi, des Quel spectacle! 



Toi, qui grondes sur ces rivages, 
Mer! si tu connais la pitié, 
Épargne au moins dans tes ravages 
L'objet de ma tendre amitié... 
Reviens... la mer s'élance... Arrête ! 
Vois, crains, fuis ces Ilots suspendus ! 
Ils retombent!... Dieux! la tempête 
L'entraîne à mes yeux éperdus. 
Divin Racine ! Ombre immortelle ! 
Ton fils... il expire; il t'appelle; 
Volez, Muses, Grâces, Amours, 
Volez, sa bouche vous implore; 
Toi, déesse plus chère encore, 
Amitié, vole à son secours. 



Tout cela est, à mon sens, exécrable : c'est du mouvement fac- 
tice, dont le factice est tel qu'il nous porte à avoir quelque soup- 
çon sur la sincérité de la douleur du poète: malgré nous, nous 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



581 



songeons aux pleurs de théâtre, aux grimaces, aux torsions de 
bras et de mains. Pourtant, il ne faut pas se hâter d'accuser l'in- 
sincérité de Le Brun : il élail bien forcé de sacrifier au goût du 
temps. La publication des Lettres d'Flvire a montré que l'expres- 
sion de l'amour, même au bout de vingt ans, est ridicule et ne pa- 
raît pas sincère : il est très difficile de rendre autrement que par 
des formes littéraires destinées à devenir surannées et caduques 
les sentiments les plus profonds. — La fin de l'ode est plus agréa- 
ble ; elle est d'une douceur mélancolique assez pénétrante, pré- 
cisément parce qu'elle est plus simple, parce qu'on y voit moins 
d'apostrophes et de points de suspension. 

En 1760, alors qu'il était déjà connu par les grandes espérances 
poétiques qu'il avait données, il fit — dirai-je le mot? — un coup 
de réclame extrêmement adroit. Il découvrit par hasard un neveu 
de Corneille. — Le Brun était destiné à côtoyer les héritiers des 
grands hommes. — Ce neveu, descendant de Thomas, ne faisait 
guère honneur à ses aïeux : c'était un pauvre petit employé d'une 
administration publique, un peu borné, un peu alcoolique même, 
entre nous : il m'a semblé voir cela à travers les lettres de Voltaire. 
Il avait une fille, qu'il élevait honnêtement, mais sans lui donner 
une éducation digne du nom qu'elle portait. Le Brun se dit qu'il 
y avait quelque chose à faire pour la gloire du grand Corneille, et 
un petit profit, de réputation à acquérir parle bon office que tout 
de suite il médita. Voltaire, très riche, très vaniteux, et, il faut le 
dire aussi, très charitable et très généreux, lui sembla tout indi- 
qué pour rendre service à M lle Corneille. Le Brun lui adressa une 
ode fort ingénieuse et fort habile, bien propre à mettre en jeu 
tous les sentiments de Voltaire : pitié, amour de la gloire et sur- 
tout de la gloire littéraire : 



S'il était un mortel qui, du nom de Voltaire, 
Portât chez nos neveux l'honneur héréditaire, 
Ce nom serait alors son immortel appui ; 
Et Mérope et Brutus, Sémiramis, Alzire, 

Et la tendre Zaïre, 
Élèveraient leurs voix, et parleraient pour lui. 



Est-ce d'un bon courtisan ? Et, si le tintamarre des trois premiè- 
res strophes a choqué le bon goût de Voltaire, comme cette qua- 
trième a dû l'apaiser ! Le Brun continue ainsi : 



Eh ! cependant, aux yeux de sa Patrie entière, 
Du grand nom de Corneille une jeune héritière 
Voit couler dans l'oubli ses destins et ses pleurs, 
Et d'un astre jaloux l'inflexible vengeance, 




582 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

Lui versant l'indigence, 
Épuise sur ses jours la coupe des malheurs. 



Plus loin, il imagine Corneille parlant à sa nièce : 



Moi-même, combattant l'injustice et l'envie, 
Je ne dus qu'à moi seul tout l'éclat de ma vie ; 
De mes nobles destins respire la grandeur : 
Permets un doux espoir à ton âme alarmée, 

Et vois ma Renommée, 
Qui, déjà, sur tes pas fait briller sa splendeur. 
Si le nom de Corneille est ton seul héritage , 
Cette gloire n'est point un stérile partage : 
0 ma fille ! ta dot est l'immortalité; 
Et je laisse à ton sort, que mon destin protège, 

Mes lauriers pour cortège : 
Leur ombre sert d'asile à ma postérité. 



Le Brun a voulu faire du Corneille, et, en vérité, il n'en est pas 
très éloigné: ce sont des vers de Corneille, quand Corneille se sou- 
vient de Lucain, des vers vigoureux, solides, comme de la bonne 
prose, des vers qui sonnent l'airain. Le Brun a dû lire beaucoup de 
Corneille avant de se mettre à écrire son ode. Le dessein était 
excellent, et l'avoir exécuté à demi est un assez beau succès. Vous 
savez comment Voltaire accueillit M lle Corneille. Vous connaissez 
son mot, qu'il a tant répété : « Un lieutenant ne peut faire autre 
chose pour la nièce de son général. » L'ode eut un énorme succès 
de curiosité : elle fut — quel coup de fortune ! — très vivement at- 
taquée par Fréron, d'abord parce que Fréron, homme de goût, y 
relevait plus d'une trace de mauvais goût, ensuite parce que Fré- 
ron était l'ennemi enragé de Voltaire. Un jeune poète ne pouvait 
demander mieux ; Le Brun prit la balle au bond; il vit qu'il y 
avait un immense fracas à faire et de la réputation à acquérir. 
Puis il aimait les épigrammes, et ces gens-là sont enchantés qu'on 
les attaque ; ils ne donneraient pas une attaque pour un fauteuil à 
la cour ou une place à l'Académie : ils peuvent être méchants, sans 
s'exposer au reproche de méchanceté. On ne peut pas dire que 
Le Brun ait ménagé son succès : il fit des épigrammes, des sati- 
res, une foule de petits ouvrages en vers et en prose pendant 
deux ans. Il les réunit sous le titre de Wasprie. (Voltaire avait 
donné à Fréron le nom de Wasp, qui signifie en anglais « fre- 
lon ».) Un autre pamphlet reçut pour titre YAne littéraire : 
Fréron était directeur d'un journal nommé l'Année littéraire; uous 
sommes là dans les marécages qui s'étendent au pied du mont 
Parnasse !.. 

A partir de cette époque, Le Brun est en pleine réjputation, très 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



583 



disputé par tous les salons du temps, où, avec beaucoup d'art, il 
se produisait peu. Le Brun avait le titre de secrétaire des com- 
mandements du prince de Conti, qui, bien entendu, l'avait gardé 
« dans son domestique ». Il vivait à peu près à part du monde 
littéraire; il était pourtant très aimé de BufFon, qui fit une excep- 
tion pour lui à la profonde indifférence qu'il éprouvait pour les 
poètes. Il fut, dès l'arrivée en France de M me Chénier, l'un des 
familiers les plus assidus de cette maison très littéraire, qui était 
un véritable bureau d'esprit. Il y connut le chevalier de Pange et 
les deux Trudaine, amis des deux Chénier. Au milieu de ces 
jeunes gens, Le Brun était un père, un ancêtre ; on le considérait 
comme un maître, qu'on regardait de très bas. 

Tels étaient les amis de Le Brun, vers 1770. C'est à cette époque 
qu'il lui arriva un très grand malheur. Le Brun s'était marié : 
nous ne savons pas trop ce qui se passa pendant les sept premiè- 
res années de ce ménage ; a-t-il été aussi malheureux qu'on le dit 
et qu'il le dit? La chronique scandaleuse prétend que sa femme 
était la maîtresse du prince de Conti ; la chronique scandaleuse 
prétend aussi que c'était Le Brun qui avait vendu sa femme au 
prince de Conti... Il est certain que Le Brun injuriait, outrageait 
et battait sa femme ; il est non moins certain qu'il célébrait sa 
femme sous le nom de Fanni avec des élans amoureux et lyriques. 
Ce n'est pas là un cas isolé. Nous savons que Henri Heine battait 
également sa femme tous les lundis et qu'il la chantait dans des 
vers pleins de cœur les six autres jours de la semaine... Enfin, 
après sept ans, il y eut un procès de séparation terrible, où — ce 
qui indiquerait que Le Brun avait des torts — sa mère et sa sœur 
déposèrent contre lui : c'est par leur témoignage qu'on sait qu'il 
était d'une brutalité révoltante. A. cette séparation scandaleuse, 
Le Brun a fait des allusions par centaines. On a, dit-on, vingt- 
quatre heures pour maudire ses juges; Le Brun s'est donné plus 
de vingt-quatre ans pour maudire les siens : toute sa vie, il a 
injurié la justice de son pays. Dans son ode Au Soleil (livre III, 
14), il dit, en parlant de l'âge d'or : 



Là, d'une Thémis vénale, 
Jamais l'organe effronté 
Ne vendit avec scandale 
Son oracle à la Beauté. 
Là, par un affreux Mystère, 
Jamais l'Epoux adultère 
Et l'infâme Ravisseur, 
Pour écraser l'Innocence, 
N'appelèrent la Puissance 
Au secours de la Noirceur. 




584 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Ces psychomachies d'abstractions nous paraissent, aujourd'hui, 
insupportables. 



Jamais l'horrible Mégère 

N'y vint, d'un fatal Tison 

Armer la coupable Mère 

Du Héros de Galydon. 

Jamais la main égarée 

D'une sœur dénaturée 

Du Sang n'y rompit les Nœuds. 

Là, Soleil I tes Feux augustes 

N'éclairent que des Cœurs justes, 

Des Cœurs purs comme tes Feux. 



Voilà une triple imprécation à l'adresse de la Justice, de sa 
mère et de sa sœur. A. propos des sujets les plus éloignés de celte 
malheureuse affaire, Le Brun est tellement obsédé de ses souve- 
nirs qu'il y revient sans cesse : irait-on chercher, par exemple, 
dans léchant I er du poème Delà Nature, une allusion à ce vieux 
procès ? Elle y est pourtant : 



Que Cérès des Mortels soit à jamais chérie 1 

C'est le premier sillon qui fixa la Patrie. 

La Foudre fît les Dieux, le Glaive fit les Rois ; 

Cérès, le soc en main, vint nous donner des Lois. 

Non ces Lois qu'à grands cris la Chicane infernale 

Vomit impudemment de sa bouche vénale, 

Et qu'osent nous dicter ces Brigands de Thémis, 

De ses droits les plus saints profanes Ennemis. 

Un vil Juge, abruti par l'infâme Luxure, 

Ivre encor des baisers de sa Laïs impure, 

Viendra, pour couronner ses impudiques feux, 

De nos plus saints hymens briser les chastes nœuds ; 

Et, du voile des Lois couvrant l'affreux mystère, 

Lancera ses Arrêts d'une bouche adultère, 

Jusqu'au jour où, rompant un sommeil odieux, 

La foudre doit enfin justifier les Dieux. 



On peut dire que Le Brun est vraiment irrité ! Il appelle le 
dernier jour du monde, le jour de colère, le Dies irae, sur les 
juges infâmes qui l'ont condamné. J'aime mieux le ton, non pas 
plus doux, mais plus sévère, du passage suivant. Je l'extrais de 
son Exegi monumentum* d'une ode qui veut être la dernière et 
avoir par conséquent de la gravité, de la pompe, de la sénérité, 
et qui en a partout ailleurs : 



Mais, tant que son Onde charmée (i) 
Baignera l'Empire des Lys, 



(1) Il s'agit de la Seine. 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



585 



De ma tardive renommée, 
Ses Fastes seront embellis. 
Elle entendra ma Lyre encore 
D'un Roi généreux qui l'honore 
Chanter les augustes Bienfaits, 
Ma lyre, qui, dans sa colère, 
A d'une Thémis adultère 
Consacré les lâches Forfaits. 



Il est évident qu'il y a, là, non seulement un manque de cœur, 
mais encore un manque de goût ; quand un poète jette un regard 
sur son passé littéraire, tout ce qui est colère, haine et ran- 
cune devrait disparaître, au moins momentanément. 

Ce qu'il y a d'acquis, c'est qu'à partir de cette époque l'astre 
très brillant de Le Brun pâlit infiniment. On dirait que cette 
séparation lui a porté malheur. Presque ruiné par son procès, il 
avait encore une petite fortune placée chez le prince de Guémené, 
qui fit, en 1782, la plus belle banqueroute du siècle. Cette ban- 
queroute ruina complètement le pauvre Le Brun. Dès lors, il 
devint ce qu'a été Martial à Rome, le poète solliciteur, pour ne 
pas dire mendiant, le poète adulateur de tout ce qui avait pour 
son flair comme une vague odeur d'argent. 

11 flatte tous les ministres avec une effronterie et une platitude 
sans égales ; il compare Calonne à Sully et les moindres hom- 
mes de cette époque aux plus grandes figures de l'histoire. En 
1789, il devient révolutionnaire enragé, il insulte toute l'an- 
cienne cour qu'il a flattée ; il demande en vers la profanation 
des tombeaux de Saint-Denis et la mort de Louis XVI et de 
Marie-Antoinette : 



Purgeons le sol des patriotes, 

Par des rois encore infecté ; 

La terre de la Liberté 

Rejette les os des despotes. 

De ces monstres divinisés 

Que tous les cercueils soient brisés !... 

Il pouvait régner sur les cœurs, 

Ce monarque faible... et parjure ! 

Il prétend régner sur des morts ! 

Vainement la pitié murmure : 

Le Ciel veut plus que des remords. 



Voici en quels termes il poursuivait Marie-Antoinette : 



Oh ! que Vienne aux Français fit un présent funeste ! 

Toi qui de la Discorde allumas le flambeau, 

Reine que nous donna la Colère céleste, 

Que la foudre n'a-t-elle embrasé ton berceau ! 




586 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



— « Et c'était le même, ajoute Sainte-Beuve, qui, dans des 
vers adressés à Voltaire, iors de son dernier voyage à Paris 
'1778), avait dit: 

Oh ! qu'il te sera doux, aux jeux de Melpomène, 

De voir Aménaïde en pleurs 

Intéresser à ses douleurs 

Les larmes de ta jeune Reine ! 
Les Grâces, triomphant sur le trône des Lys 
Ont ramené les Arts à la Cour de Louis. » 

Je n'ai pas besoin de vous dire qu'après le 18 brumaire Le 
Brun devient bonapartiste convaincu. Pensionné, par le premier 
consul, il fut appelé à l'Institut en 1803. 



Ecouchard-Le Brun {suite). 

C'est en 1803 que Le Brun fut appelé, par mesure gouverne- 
mentale ou, pour mieux dire, consulaire, à la réorganisation de 
l'Institut. S'il dut attendre jusqu'à cette époque pour entrer à 
l'Académie, c'est qu'il n'était presque pas un académicien qui 
n'eût été traversé de part en part par ses flèches épigramma- 
tiques. Le jour de ses funérailles, raconte Sainte-Beuve, « pen- 
dant que le cortège s'avançait, Andrieux, qui en faisait partie, 
remarquait avec étonnement qu'il était le seul peut-être des 
membres présents contre qui Le Brun n'eût pas fait d'épi- 
grammes, et il le disait à son voisin, quand celui-ci lui repartit 
aussitôt: « Eh quoi! vous ne savez pas la vôtre ? 

Sœur Andrieux, contez, contez, entendez-vous? 

Si vous ne dormez pas, ma sœur, endormez -nous. » 

C'était, cette fois, bien innocent. On ajoute qu'Andrieux, qui 
voulait faire un discours sur la tombe, garda son cahier en pc- 
che; mais je n'en crois rieu. 

Le Brun vieillit dans d'assez tristes conditions, affligé de bonne 
heure par une cécité presque complète. L'opération qu'il subit 
lui inspira deux épigrammes que voici : 

Un Art divin me rend les yeux : 
L'Amour et l Amitié devant moi vont paraître; 
Grâce à Forlenze, j'y vois mieux ; 
Demain j'y verrai trop peut-être. (V, 80.) 



Non, Forlenze, tes soins ne sont pas superflus : 
D'aveugle en clairvoyant ton art divin me change ; 
Et j'aperçois déjà (nul bien n'est sans mélange) 
Quelques amis de moins et quelques sots de plus. (V, 81.) 



Digitized by 



ÉCOUCHARD-LE BHUN 



587 



Sa cécité était aussi, pour lui, une occasion de madrigaux. 
Un jour que, voulant reconduire une dame dans un escalier 
sombre, il s'aperçut qu'il avait trop présumé de son reste de vue, 
il improvisa à l'instant ces vers : 



Le Brun vieillit donc d'abord dans les combles du Louvre, puis 
dans ceux du Palais-Royal, où le gouvernement lui avait accordé 
un petit logement. Il y vivait pauvrement, sordidement môme, avec 
une vieille servante qu'il avait fini par épouser. C'est durant cette 
vieillesse, à la fois misérable et ridicule, que Chateaubriand Ta 
vu. Voici le joli croquis qu'il en a tracé, en 1798, dans une note 
manuscrite de son exemplaire de YEssai : t Le Brun a toutes les 
qualités du lyrique. Ses yeux sont âpres, ses tempes chauves, sa 
taille élevée. Il est maigre, pâle, et, quand il récite son Exegi mo- 
numentum, on croirait entendre Pindare aux Jeux olympiques. Le 
Brun ne s'endort jamais qu'il n'ait composé quelques vers, et c'est 
toujours dans son lit, entre trois et quatre heures du matin, que 
l'esprit divin le visite. Quand j'allais le voir, le matin, je le trou- 
vais entre trois ou quatre pots sales avec une vieille servante 
qui faisait son ménage : « Mon ami, me disait-il, ah ! j'ai fait 
cette nuit quelque chose ! oh ! si vous l'entendiez ! » Et il se 
mettait à tonner sa strophe, tandis que son perruquier, qui en- 
rageait, lui disait: « Monsieur, tournez donc la tête î » et, avec 
ses deux mains, il inclinait la tête de Le Brun, qui oubliait bientôt 
le perruquier et recommençait à gesticuler et déclamer. » 

Le Brun mourut au Palais-Royal, âgé de soixante-dix-sept 
ans. Son éloge funèbre fut prononcé par M. J. Chénier. Cet 
éloge est intéressant, parce que — chose incroyable — il est 
très sincère et nullement emphatique, plein de netteté et de 
précision, et, sans beaucoup de tendresse, il constitue un hom- 
mage honorable à la mémoire de Le Brun : « Messieurs, l'Ins- 
titut vient de perdre un poète justement célèbre: Le Brun n'est 
plus. Divers travaux ont signalé sa longue carrière ; mais, 
quoiqu'il ait obtenu des succès brillants en des genres qui 
semblaient opposés, la poésie lyrique, principal objet de ses 
études, fondera sa réputation. Racine le fils, dont il se félici- 
tait d'être l'élève, lui transmit la tradition des beaux vers, et 
la langue de ce siècle mémorable où les Français eurent à la fois 
du génie et du goût. Ce fut Le Brun qui, jeune encore, intéressa 



Las ! j'y vois peu ; l'Amour qui n'y voit guère 



Veut me guider. Dans ce péril commun, 
Conduisez-nous, bel Ange de lumière : 
Vous conduirez deux aveugles pour un. 




588 



REVUE DES COUttS ET CONFÉHIîNGES 



la gloire de Voltaire en faveur de la nièce de Corneille. Le poète 
lyrique ne parut pas indigne d'être l'intermédiaire entre deux 
grands hommes. Il osa faire parler l'ombre classique du créa- 
teur de la scène française ; et Fauteur de Mérope entendit la voix 
de l'auteur du Cid. Imitateur de Pindare, Le Brun chanta l'en- 
thousiasme en vers inspirés. Quand les envieux ennemis de 
Buffon croyaient ternir sa renommée, Le Brun veugea l'éloquent 
philosophe par une ode qui restera dans notre poésie comme 
monument d'un talent supérieur et d'une amitié courageuse. 
Ainsi le nom de ce poète habile s'alliait aux noms de ses plus 
illustres contemporains. Souvent élevé, quelquefois ambitieux 
dans son style, cherchant la hardiesse et ne fuyant point l'audace, 
il célèbre tout ce qui donne les hautes pensées : Dieu, la Nature, 
la Liberté, le Génie et la Victoire. Tant d'exploits, qui, depuis 
dix ans, commandent l'admiration des peuples, ont ranimé sa 
vieillesse. Près d'expirer, sa voix, harmonieuse encore, n'est pas 
restée inférieure à des prodiges, les derniers et les plus grands 
qu'il ait chantés. La postérité, juge impassible, dira les qualités 
qui le distinguent, et ne taira point celles qui lui manquent. Pour 
nous, à l'aspect de cette tombe où de vains débris s'engloutissent, 
mais où ne descend point la gloire, en rendant les devoirs fu- 
nèbres au digne successeur de Malherbe et de Rousseau, nous 
n'avons à faire entendre aujourd'hui que des regrets pour sa 
perte, et des éloges pour ses talents. » Nous sommes en 1807 : ne 
dirait-on pas que Chénier a voulu imiter le style brusque et ner- 
veux des proclamations de Napoléon ? 

Je vous ai dit que Le Brun avait pour amis les Chénier, les 
Trudaine et le chevalier de Pange. Nous avons une épître de Le 
Brun à André Chénier, qui est très importante pour l'histoire lit- 
téraire : elle indique d'abord l'étroitesse de l'amitié qui unissait 
Le Brun à Chénier, puis certaines particularités presque incon- 
nues de la vie d'André Chénier lui-même : 



Non, non ; j'en ai reçu ta fidèle promesse : 
Tu ne trahiras point les Nymphes du Permesse ; 
Non, tu n'iras jamais, oubliant leurs Amours, 
Adorer la Fortune et ramper dans les Cours. 
Ton front ne ceindra point la mitre et le scandale ; 
Tu n'iras point, des Lois embrouillant le dédale, 
Consumer tes beaux jours à dormir sur nos Lys, 
Et vendre à ton réveil les arrêts de Thémis. 



Ces vers peuvent nous paraître obscurs à nous modernes, 
parce qu'ils sont une suite de périphrases. Ils signifient tout sim- 
plement : tu ne suivras pas la carrière de ton père, lu ne seras 




ÉCOUCHÀRD-LE BRUN 



589 



ni diplomate ni courtisan ; tu ne seras pas non plus d'église ; 
enfin tu ne seras pas magistrat. Ils nous montrent donc qu'à 
vingt ans Chénier se demandait ce qu'il allait être. Sois militaire, 
lui dit Le Brun, puisque c'est la carrière où tes parents te pous- 
sent ; mais ne cesse pas de faire des vers : sois un militaire lettré : 



Ton jeune cœur, épris d'une plus noble gloire, 
A choisi le sentier qui mène à la victoire ; 
Les armes sont tes jeux : vole à nos étendards : 
Les Muses te suivront sous les tentes de Mars. 
Les Muses enflammaient l'impétueux Eschyle. 
J'aime à voir une lyre aux mains du jeune Achille... 



Cette pièce marque, vous le voyez, un moment très intéres- 
sant de la vie de Chénier ; elle nous fait connaître l'intimité 
qui unissait le vieux poète et le jeune nourrisson du Pinde, 
comme on disait alors. 

Le Brun eut aussi comme ami Buffon, qui voyait en lui le seul 
homme du dix-huitième siècle « qui eût les pinceaux du génie» : 
Buffon s'oubliait lui-même. Ce qui est remarquable, c'est que 
Buffon, qui avait le plus profond mépris pour les poètes, qui, 
comme Roucher et Saint-Lambert, ont refait son œuvre, a fait 
une exception pour Le Brun. Celui-ci avait dû pourtant confier 
à Buffon son intention d'entreprendre un De Nalura Rerum : plu- 
sieurs poètes, en effet, ont été comme secoués par la forte impul- 
sion de Buffon ; mais cettç source puissante de poésie n'a pas eu 
de canaux où elle pût se déverser. Buffon a été une sorte d'Epicure 
qui n'a pas trouvé son Lucrèce. Je ne vous tairai pas la petite 
anecdote de Buffon faisant à Le Brun une allusion aimable et un 
peu burlesque. Buffon faisait volontiers le bouffon en société. 
On lui demandait, un jour, s'il n'avait jamais commis de vers : 
« Pardon, répondit-il, j'en ai composé trois. — Mais, alors, vous 
pourriez nous Jes citer? — Les voici, reprit Buffon, sans se faire 
prier : 



Je n'ai pas été plus loin, ajouta-t-il, faute de trouver la rime ! » 

Le Brun était aussi l'ami de M me Vigée-Lebrun ; ce fut 
chez elle qu'eut lieu le fameux banquet où Le Brun fut con- 
sacré Le Brun-Pindare : « Le Voyage d'Anacharsis venait de 
paraître, dit Sainte-Beuve, et le beau monde raffolait du brouet 
noir. M me Lebrun, qui attendait ce soir-là de fort jolies femmes, 
imagina de costumer tout son monde à l'antique pour faire une 



Un jour, dans la fureur d'un tranquille délire, 
Le Brun prit un crayon qu'il appelle sa lyre 
Et fit en ma faveur une ode qui me plut 




890 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES- 



surprise à M. de Vaudreuil.... Chaque jolie femme qui entrait 
était à l'instant même déshabillée, drapée, coiffée en Aspasie ou 
Hélène. « Le Brun-Pindare entre, diLM 1116 Lebrun ; on lui ôte sa 
poudre, on défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête 
une couronne de laurier avec laquelle je venais de pèindre le 
jeune prinjse Henri Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte 
de Parois avait justement un grand manteau pourpre, qui me 
servit à draper mon poète, dont je fis en un clin d'œil Pindare, 
Anacréon. » Ce n'était là qu'une fantaisie de femme artiste, re- 
prend Sainte-Beuve, et l'amusement d'une soirée ; mais ce qui me 
frappe, c'est que, dans plus d'une ode de Le Brun, le travestisse- 
ment est plus durable et subsiste encore. On sent trop, jusque 
dans son talent, cette parodie sérieuse et guindée de Pindare 
ou d'Anacréon. » 

Une particularité encore : Le Brun a été l'ami, à distance, il est 
vrai, de Voltaire pendant toute sa vie, depuis 1760, époque à 
laquelle il lui recommandait la nièce de Corneille, jusqu'en 1778. 
Il l'a presque vu mourir, car il est allé lui faire une visite, qu'il a 
racontée dans une lettre toute chaude encore de l'enthousiasme 
qui l'avait saisi à la vue de Voltaire, et toute pleine de reconnais- 
sance envers l'illustre poète. 

Les jugements portés sur Le Brun par ses contemporains ne 
lui sont guère favorables : il était détesté — et il méritait de l'être 
— par la plupart de ses confrères. 

La Harpe avait été attaqué cent fois, mille fois, par Le Brun : 
aussi ne nous étonnons-nous pas que son appréciation ait 
quelque chose d'âpre et de violent. Elle ne porte, du reste, 
que sur quelques petites particularités de ses œuvres. Il faut 
remarquer, en effet, que, bien qu'ennemi de Le Brun, La 
Harpe i été frappé de ses qualités. Il commence par dire que 
ce poèU est très inspiré, qu'il est le plus remarquable qui 
ait existé en France depuis J.-B. Rousseau. Puis, brusquement, 
il s'attaque à une ou deux de ses œuvres, qu'il analyse avec 
âprêté. N'est-ce pas qu'il cède tout simplement à l'opinion 
générale dans les éloges qu'il fait de Le Brun, et que, cet 
hommage officiel une fois rendu au poète, il se réserve de 
l'attaquer sur des points précis : mauvaises expressions, har- 
diesses de métaphores, excentricités de langue et de rythme? 
La source lui semblait puissante : il a seulement critiqué la 
main-d'œuvre de l'ingénieur chargé de la capter. 

Sainte-Beuve, lui, est presque un contemporain de Le Brun : s'il 
ne l'a pas vu de ses yeux, du moins il a pu en causer avec une foule 
de gens qui l'avaient connu intimement : A&drieux, Fontanes, 




ÉCOUCHÀRD-LE BRUN 



591 



Ginguené, Chênedollé. Il a consacré deux articles à Le Brun, 
à trente-deux ans de distance : le premier (1 829) au tome I er des 
Portraits littéraires, le second (1851) au tome V des Causeries du 
Lundi. Le premier est infiniment élogieux ; le second, presque 
tout en réticences et en restrictions, est l'expression définitive 
de la pensée mûrie et expérimentée de Sainte-Beuve. Dans le pre- 
mier, on dirait qu'il s'agit d'un très grand génie lyrique, du type 
même du génie lyrique; dans le second, Sainte-Beuve ne lui rend 
que stricte justice. Sur quoi je remarque, d'abord, que nous som- 
mes en 1829 : ce n'est pas vingt ans après la mort d'un homme 
qui a eu une réputation immense, qu'on peut être entièrement 
dégagé de l'admiration en quelque sorte officielle que cet homme 
a suscitée. Le Brun éblouissait Sainte-Beuve, qui n'a pas osé dire 
toute sa pensée. — En second lieu, de 1825 à 1830, les articles de 
Sainte-Beuve sont « tendancieux ». Ils ont un but en dehors de 
l'opinion qu'ils exposent, ils sont destinés à avoir une action. A 
cette époque, Sainte-Beuve est le héraut du romantisme, et, pour 
ainsi parler, son introducteur. Il veut montrer que le romantisme 
est une grande école littéraire, qui a de très profondes racines 
dans un passé très glorieux, de grands ancêtres, qui sont les poètes 
de la Pléiade et Chénier. Sainte-Beuve n'y ajoute pas Le Brun, du 
moins l'intention cachée y élait. — Mais la poésie lyrique sera 
pour les romantiques toute personnelle : elle Test déjà avec La- 
martine. Or Le Brun la considère comme un genre où le poète ne 
chante pas ses propres états d'âme, mais, comme disait M. J. Ché- 
nier dans son Eloge funèbre, « tout ce qui donne les hautes pen- 
sées », c'est-à-dire les grandes vérités morales et religieuses. En 
faisant l'éloge de Le Brun, Sainte-Beuve n'est donc pas dans son 
rôle ? — Il y est parfaitement, car le romantisme qu'il voulait 
alors préconiser et tympaniser, c'est non pas celui de Lamartine, 
mais celui de Victor Hugo. Or qu'était, à cette époque, la poésie 
lyrique pour Hugo? Dans sa conception générale, elle n'était pas 
différente de celle de Le Brun : elle n'avait pas été élégiaque ; ce 
n'est pas lui qu'il avait chanté dans ses Odes, mais bien telle ou 
telle naissance royale, tel ou tel sacre, tel ou tel souvenir des joies 
ou des douleurs de la royauté. En cela, il avait suivi l'exemple des 
poètes hébreux et de Pindare. Il n'y avait, en 1829, que Lamartine 
qui eût fait comme dévier la poésie lyrique du côlé de la poésie 
élégiaque. Victor Hugo devait le faire plus tard ; mais il ne l'avait 
pas encore fait. Remarquez, en outre, que Lamartine, qui avait 
commencé par la poésie élégiaque, devait continuer avec les Har- 
monies poétiques et religieuses par la grande poésie lyrique à la 
Ronsard : de sorte qu'en 1829 il n'était que naturel que Sainte- 




592 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Beuve voulût donner de Le Brun une très grande idée à son pu- 
blic, parce qu'il le regardait comme un précurseur de son ami 
Victor Hugo. 

Les idées littéraires de Le Brun ont été recueillies, en grande 
partie, par lui-même, dans l'intention de gonfler ses œuvres et 
aussi d'indiquer les principes directeurs qui l'avaient guidé. On 
les trouve dans ses Réflexions sf,r le Génie de VOde 9 dans ses Re- 
marques sur les hardiesses poétiques du grand Corneille, dans son 
Discours sur Tibulle, dans sa Lettre au Rédacteur du Mercure. 

Les Réflexions sur le Génie de l'Ode ont paru en 1756, avec l'ode 
Sur le désastre de Lisbonne ; ce n'est donc pas le retour intellectuel 
d'un poète vieilli sur ses débuts, mais une petite œuvre presque 
de polémique. En voici les idées générales. Le Brun veut, dès le 
début, ressusciter Pindare ou, tout au moins, Rousseau, dont il 
parle avec une très grande élévation. 11 croit que les Français 
sont capables du feu lyrique, mais qu'ils ont été refroidis par 
l'échec de Ronsard, puis par une certaine terreur du ridicule qui 
s'attache trop souvent chez eux à l'enthousiasme factice. Un 
homme comme La Motte est un excellent exemple à ne pas 
imiter : « Je ris de voir La Motte (homme à définitions, s'il en 
fut jamais), venir avec sa petite règle et son étroit compas 
toiser la marche audacieuse de nos géants lyriques, qui, tout 
à coup prenant des ailes, déconcertent le bel esprit qui s'imagi- 
nait les suivre et le froid géomètre qui calculait leur route... » 
Le Brun se donne carrière sur un sujet où l'on ne peut avoir 
entièrement raison que dans le succès de l'exécution. Il fait un 
grand éloge de Pindare, tout en reconnaissant qu'il est très dif- 
ficile de se placer dans l'état d'âme du poète. La conclusion des 
Réflexions est peu précise. En somme, Le Brun recommande 
de n'être pas Français, en ce sens qu'il ne faut pas être par 
trop sensible à la crainte du ridicule qui s'attache à l'enthou- 
siasme, quand il s'étale ; il faut sentir vivement, avoir l'audace de 
la vérité de ses sentiments et de la franchise de son geste : telle 
est la première partie de la poétique lyrique de Le Brun. La se- 
conde préconise l'imitation des grands modèles de l'antiquité. 



A. B. 




Les discours judiciaires de Cicéron, 



Cours de M. JULES MARTHA, 

Professeur à l'Université de Paris. 



Le talent de Gicéron ; ses narrations. 

Nous avons vu, dans la leçon précédente, de quelle manière 
Cicéron composait ses exordes, avec que) art il savait, dès le 
début de son plaidoyer, se faire bien venir de son auditoire. 
Nous allons maintenant suivre l'avocat dans le reste de son dis- 
cours, jusqu'à la péroraison, en passant par toutes les parties 
cataloguées par la rhétorique. Et, jusqu'au bout, nous verrons 
l'art vraiment remarquable dont fait preuve l'orateur. 

Gicéron a souvent donné lui-même la formule de cet art dans 
ses traités de rhétorique (1). Il dit notamment dans le de Oratore 
(m, 27, 415) : « Lorsque j'ai reconnu le genre de ma cause, et 
qu'il s'agit de la traiter, mon premier soin est de chercher quel 
est le but où doit tendre tout mon discours, et comment je 
dois l'approprier à la question actuelle. J'étudie ensuite deux 
choses avec attention : le moyen de prévenir les juges en ma 
faveur et en faveur de mon client, et celui de faire passer dans 
leurs âmes les sentiments que je veux leur inspirer. Ainsi les 
règles de l'art oratoire peuvent se réduire à trois points : prouver la 
vérité de l'opinion qu'on veut faire prévaloir, se concilier la bien- 
veillance des auditeurs, faire naître en eux les impressions qui con- 
viennent à V intérêt de la cause... » Et, dans le Brutus, condensant 
davantage encore sa pensée, il donne la définition suivante de 
son art : « Tria sunl, ut quidem ego sentio, quae sint efHcienda 
dicendo : ut doceatur is, apud quem dicetur y ut delectetur, ut 
moveatur vehementius. » (l, 185; cf. § 197 et 276.) 

Mais en quoi consiste, d'une façon plus précise, cet art d'« in- 
struire », de « plaire », de « toucher ». 

(1) On trouvera ces formules, en dehors des textes que nous reproduisons, 
dans les ouvrages suivants: de Oratore, n, 29, 128 ; h, 77,130 ; Orator,29, 61; 
de Opt. gen. or., j, 3. — Cf. Quintilien, Inslil. orat.. m, D, 2. 

89 



Digitized by 



594 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



« Instruire » (docere), c'est faire connaître aux juges les per- 
sonnages qui sont en cause, les faits qui constituent les éléments 
du procès et qui doivent entrer dans l'argumentation ; c'est dis- 
cuter les circonstances particulières du crime, les dépositions 
faites devant le tribunal par des témoins plus ou moins véridi- 
ques ; c'est imaginer une série d'arguments topiques et puissants 
pour forcer la conviction des juges : bref, c'est amener les juges 
à ce point qu'ils ne puissent qu'acquitter le client de l'avocat. 

« Plaire » (delectare), c'est présenter le discours sous la forme 
la plus agréable, la plus facile, la plus « ornée » possible, pour 
que les juges, loin de s'ennuyer, trouvent au contraire que l'ora- 
teur parle bien et, par suite, prennent du plaisir à l'entendre : or, 
quand on trouve qu'un orateur a de l'éloquence, on est bien près 
de penser qu'il a raison. 

Enfin, « émouvoir » {moverë), c'est, à certains moments bien 
choisis, exciter toutes les passions des auditeurs, les mauvaises 
comme les bonnes, la pitié, l'envie, la peur, la jalousie, la haine, 
etc., afin d'obscurcir par ce moyen leur jugement et leur raison, 
et les amener de la sorte à juger non point sur une conviction, 
mais sur une impression. C'est là un art délicat, de première 
importance pour un orateur. 

Voilà donc le triple but que Cicéron se propose et que tout 
avocat, selon lui, doit chercher à atteindre. C'est là, à ses yeux, à 
la fois la formule de l'éloquence idéale et la formule de sa propre 
éloquence, de son propre talent. 

Dans l'analyse de ce talent, nous n'aurons par suite qu'à suivre 
le plan qu'il nous indique lui-même et à examiner successive- 
ment les procédés par lesquels il arrive à « instruire » les juges, 
à les « amuser », à les « émouvoir » . 



Et, d'abord, nous allons étudier l'art d'« instruire » chez 
Cicéron. 

Tout à l'heure, je vous ai indiqué en gros le sens du terme 
technique docere. Il faut tâcher maintenant de le préciser un 
peu plus. « Instruire », aux yeux de Cicéron, ne consiste pas à 
dire toujours la vérité, à présenter les choses exactement comme 
elles se sont passées. Ce serait une erreur que de le croire. Un 
avocat n'est pas un rapporteur désintéressé, impartial ; il a en 
main la charge des intérêts de son client. La question est donc 
pour lui non pas tant de dire la vérité que de faire croire qu'il la 



* 




CICÉRON AVOCAT 



dit. — « Instruire », d'autre part, ne consiste pas non plus à dire 
des choses claires, à débrouiller les questions pour que les juges 
aient des événements une connaissance plus précise et plus sûre. 
Sans doute, cela a lieu quelquefois; il arrive, en effet, à l'orateur 
de s'attacher à éclaircir les faits ; mais, dans d'autres cas, —et ces 
cas sont nombreux, — il s'attache surtout à les obscurcir. — 
« Instruire » donc, c'est dire la vérité, là où il y a intérêt à la dire, 
et dire le contraire de la vérité, là où il y a un intérêt contraire ; 
c'est ensuite débrouiller ou embrouiller la question, selon que 
Ton sert mieux la cause de son client en l'embrouillant ou en la 
débrouillant. 

Voyez, par exemple, lepro Cluentio : Cluentius, qui très proba- 
blement n'était pas tout à fait innocent, n'avait pas grand intérêt 
à ce que son avocat fit une exposition bien claire des faits du 
procès. Aussi considérez le jeu de Cicéron ; il dit à chaque page : 
«Juges, je m'en vais vous éclairer sur la cause de mon client. »Or, 
àu lieu de les éclairer, il entasse histoire sur histoire, intrigue sur 
intrigue, comme si tout cela devait s'enlr'expliquer, et, finale- 
ment, il obtient, sans en avoir l'air, le résultat désiré : les juges ne 
comprennent plus rien au procès, ils sont sans s'en douter les 
dupes de l'avocat. — Cicéron aimait fort, au dire de Quintilien, à 
rappeler le souvenir de cet exploit : « Gloriabatur tenebras offu- 
disse orationi. » 

Voilà donc, pour en revenir à la définition, en quoi consiste le 
docere. Par quels moyens, par quels procédés, Cicéron arrive-t-il 
à ce résultat? 

Ces moyens, ces procédés sont extrêmement simples et de pur 
bon sens. Cicéron ne les a pas inventés ; en Grèce, on s'en servait 
depuis qu'il y avait des orateurs ; à Rome, ils étaient connus de 
tout le monde; et, d'ailleurs, la rhétorique les enseignait. 

Le plus simple, le plus naturel, c'est l'exposé du fait, exposé 
qui consiste à faire connaître les choses pt les personnes ayant 
quelque rapport avec le procès. Le nom technique de tîet exposé 
est narratio, c'est-à-dire « récit ». Voyons comment Cicéron con- 
çoit la narration, et comment il la conduit. 

Ce qui frappe, dans ses discours, c'est que, à ce point de vue 
particulier, ils ne se ressemblent pas, et ne sont pas tous confor- 
mes aux règles de la rhétorique. Selon la rhétorique, en effet, la 
narration se place après l'exorde : or, si certains discours 
de Cicéron remplissent cette condition, il en est où la narration 
vient immédiatement après l'argumentation, après la discus- 
sion des preuves; il en est d'autres, enfin, dans lesquels il n'y 
a pas de narration du tout. Là où la narration existe, elle porte 




596 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



quelquefois sur les seuls faits du procès, et, en ce cas, elle est 
courte ; quelquefois, au contraire, elle reprend les choses de haut 
et contient le récit d'une foule d'événements antérieurs à la cause ; 
enfin, il peut arriver que la narration déborde et envahisse tout le 
discours. Voyez, par exemple, le pro Cluentio ou les plaidoyers 
Contre Verres : ce sont des séries de narrations juxtaposées, mises 
bout à bout. On peut donc dire que au premier regard, le carac- 
tère des narrations de Cicéron n'est pas uniforme : ses narra- 
tions sont, au contraire, très variées. 

Mais pourquoi ces différences? Car, enfin, ou la narration est 
bonne, ou elle est mauvaise. Si elle est bonne, pourquoi ne pas 
toujours l'employer? Si elle est mauvaise, pourquoi l'employer 
quelquefois? En réalité, aux yeux de Cicéron, la narration est une 
arme dont il faut se servir dans certains cas, quand la cause le 
réclame, et à laquelle il faut savoir renoncer, dans le cas contraire. 
Si l'on plaide dans une affaire très connue, qui soulève toutes les 
passions du jour, il est inutile de raconter les faits qui ont donné 
lieu au procès : par exemple, dans le pro Mxirena, dans le pro 
Sulla, dans le pro Sestio. Une narration, dans ces plaidoyers, 
eût été ennuyeuse pour les juges, car elle ne leur aurait rien 
appris qu'ils ne connussent avant que l'orateur ne prît la pa- 
role. — De plus, il faut bien se rappeler que les accusés avaient 
plusieurs avocats pour les défendre; chaque avocat — j'ai 
déjà eu l'occasion de vous le dire — se réservait une partie de 
la défense. Or, on sait que Cicéron, à cause du pathétique de 
son éloquence, venait presque toujours le dernier : il parlait 
donc quand ses collègues avaient déjà fait l'exposé des faits ; 
il n'avait p!us de raison alors de composer à son tour une 
narration qui n'eût été qu'une redite. — Pourtant, il parlait quel- 
quefois le premier, après l'accusateur ; celui-ci avait plus ou 
moins dénaturé les faits dans son réquisitoire, il en avait dissi- 
mulé certains, il en avait grossi certains autres. Son rôle de 
défenseur était alors de remettre les choses au point : force lui 
est, en ce cas, de faire une narration, et voilà pourquoi celte 
partie du plaidoyer se rencontre dans le pro Roscio Amerino, 
dans le pro Cœlio, etc.. C'est alors, en effet, un élément néces- 
saire. 

Tout revient donc, en somme, à une question d'opportunité, non 
de fidélité aux règles rigides de la rhétorique. De là la diversité 
de caractère des narrations de Cicéron. Chez notre orateur, cette 
partie du plaidoyer trouve toujours sa raison d'être dans les né- 
cessités de la cause ; c'est une arme, un moyen de combat, non 
un morceau à effet. 




CICÉRON AVOCAT 



597 



Mais comment un simple récit peut-il se transformer en un 
moyen de combat ? La narration subit facilement cette transfor- 
mation, si l'orateur a soin d'abord d'opérer un triage entre 
les faits. 11 leur donne ainsi, si je puis dire, une valeur comba- 
tive, en ne les racontant pas tous, en choisissant parmi eux 
ceux-là seuls qui sont à la fois utiles à son client, et nuisibles à 
son adversaire. Les deux personnages en présence sont rare- 
ment, tous les deux, soit de petits saints, soit de francs coquins. 
L'essentiel est de faire pencher la balance en faveur de celui 
que Ton défend : tout est là. Comme, dans la vie de tout homme, 
il y a à la fois du bon et du mauvais, l'avocat ne racontera pas 
toute la vie de son client ; il choisira dans cette vie tout ce qui 
est à son avantage ; et il procédera en sens contraire pour 
son adversaire. De la sorte, il composera de petits récits d'où 
il ressortira que Quinctius est un brave garçon, un peu trop 
confiant, mais probe, vertueux, délicat, fait pour être « plumé » ; 
que Rabirius Postumus, accusé de concussion, est un banquier 
généreux et serviable ; que Roscius d'Amérie, accusé de parri- 
cide, est un bon petit jeune homme, inoffensif, vivant à la cam- 
pagne, et qui n'a que le défaut d'être un peu simple ; que Cluen- 
tius enfin, accusé d'avoir lue le mari de sa mère, est un homme 
tout à fait honnête et scrupuleux, qui s'est laissé poursuivre à la 
place de sa mère. Voilà les conclusions que Cicéron insinue dans 
l'esprit des juges par une narration habile et bien conduite, com- 
posée seulement à l'aide de faits bien choisis. 

Mais si les faits de la cause se prêtent mal à un choix? Qu'à 
cela ne tienne: l'orateur en choisira d'autres, dont il composera 
sa narration. 11 est vrai que la tâche est délicate, et exige de la 
dextérité; mais on va voir comment Cicéron sait s'en tirer. 

Prenons d'abord comme exemple le pro Quinctio, que l'orateur 
prononça tout jeune, à l'âge de vingt-six ans. Je vous ai raconté, 
dans uue de mes leçons précédentes, les faits essentiels de ce 
procès compliqué. Cicéron était d'autant plus embarrassé pour 
composer son discours que Quinctius avait contre lui la lettre de 
la loi et qu'il avait déjà été battu, une première fois, devant les 
juges. Que faire? L'avocat va-t-il dire : voici les faits? Non, car 
ils sont contre son client. Il dit alors aux juges : « Pour vous ren- 
dre l'intelligence des événements plus facile, je reprendrai cette 
affaire depuis son origine, et je tâcherai de vous montrer com- 
ment elle s'est engagée, et comment elle a été conduite : dabo 
operam ut a principio, res quam ad modum gesla et contracta sit, 




598 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



cognoscatis. » Ainsi, la narration, au lieu de rouler sur les faits 
mêmes du procès, roule exclusivement sur les faits antérieurs. 
Cicéron nous parle du frère de son client, Caïus Quinctius, el 
nous le représente comme un homme dont la sagesse et l'ordre 
ne se démentirent jamais -, il nous parle surtout de l'adversaire 
de son client, Sextus Nœvius, et il nous en fait un portrait destiné 
à prévenir contre lui l'esprit des juges : « Sextus Naevius éta.it 
un honnête homme, auquel il manquait pourtant d'avoir appris 
à connaître les obligations d'un associé et les premiers devoirs 
d'un père de famille. Ce n'est pas que Nsevius fut sans esprit ; 
jamais on ne lui refusa le mérite d'un excellent bouffon et d'un 
crieur public de bonne compagnie. Mais la nature ne lui avait 
donné rien de meilleur que la voix, et son père ne lui avait laissé 
d'autre héritage que la liberté. Il fit donc de sa voix un com- 
merce utile, et il usa de sa liberté pour lancer impunément ses 
sarcasmes. » Tout cela est naturellement rapporté pour montrer 
que Quinctius est de bonne famille, et qu'il en est autrement de 
Naevius. Après ce portrait, vient toute l'histoire d'une association 
commerciale conclue entre Naevius et le frère de Quinctius, puis 
le récit des vols que celui-là commettait aux dépens de celui-ci' 
(Cicéron d'ailleurs avance ici des faits, sans en donner preuve), 
bref toutes sortes de détails précis, circonstanciés, dont L'effet est 
de déconsidérer Naevius aux yeux des juges et d'attirer la sympa- 
thie sur Quinctius. Mais parmi ces faits, quels sont ceux qui 
sont essentiels au procès? En réalité, Cicéron remonte à dessein 
au delà de l'affaira, dans la narration de ce plaidoyer. Peut-être 
Nsevius n'avait-il pas tout contre lui, à ne regarder que les seuls 
événements de la cause ; et Cicéron, pour lui donner les appa- 
rences d'un malhonnête homme, passe certains événements sous 
silence et compose sa narration avec des événements antérieurs. 

On voit donc là tout le procédé. Nous allons le retrouver encore 
dans la narration du plaidoyer pro Cœcina. Il s'agit, dans ce dis- 
cours, d'une dispute entre Gaecina et un certain Ebutius, qui 
réclament tous les deux la propriété d'un champ situé en Etru- 
rie. Caecina convient que, suivant les formalités d'usage {mon- 
bus), il se présentera avec ses amis sur la terre en litige, et que, 
chassé par Ebutius, il demandera au préteur d'être remis en pos- 
session de cette terre. Il se présente donc ; mais Ebutius, avec 
des gens armés, l'empêche d'y entrer. Caecina se plaint au pré- 
teur Dolabella; il en obtient une ordonnance provisoire (interdic- 
tum) (en attendant la sentence qui prononcera à qui appartient la 
terre), pour être rétabli dans la propriété d'où il a été chassé par 
la violence et les armes. Mais Ebutius prétendait qu'il n'y avait 




C1CÉR0N AVOCAT 



599 



pas eu de violences et que, par conséquent, il n'était pas dans le 
cas de l'ordonnance ; qu'il n'avait pas chassé Caecina d'une terre 
où il n'était pas entré, et que, d'ailleurs, Caecina, pour telle et 
telle raison, ne pouvait pas se dire propriétaire de la terre. Que 
valait l'argumentation d'Ebutius? C'est ce que nous ne pouvons 
guère savoir au juste aujourd'hui. Cependant, à certains in- 
dices, on peut penser que tous les torts n'étaient pas de son côté 
et que Caecina n'était peut-être pas absolument dans son 
droit, en réclamant la terre. Il faut remarquer une chose, en 
effet : c'est que ce n'était pas la première fois que l'affaire 
venait devant les juges. Déjà, un tribunal avait eu à se pro- 
noncer deux fois sur le fond, et, par deux fois, les juges s'étaient 
montrés si peu pressés de rendre une sentence, qu'ils avaient 
demandé toujours un plus ample informé, et prescrit la remise 
de l'affaire. Cicéron plaidait donc pour la troisième fois pour 
Caecina. Que va-t-il faire pour défendre son client, s'il est vrai 
que celui-ci n'a pour lui ni la lettre de la loi, ni l'équité? Il se 
gardera de faire un exposé des faits, une narration qui serait 
à son désavantage ; il remontera plus haut que les événements 
mêmes du procès, et il tâchera de composer, à l'aide des faits an- 
térieurs, un portrait peu flatteur d'Ebutius, et de déconsidérer 
la personne de son adversaire, aux yeux des juges. 

« Il y avait à Tarquinies, dit Cicéron, un certain M. Fulcinius, 
qui faisait le commerce de la banque avec honneur. Il avait 
épousé Césennia, née d'une famille illustre de la même ville, d'une 
conduite digne des plus grands éloges, et il en avait eu un fils... 
Mais, au bout d'un certain temps, il mourut; il établit héritier par 
son testament ce fils qu'il avait eu de Césennia, et légua à Cé- 
sennia elle-même l'usufruit de tous ses biens pour en jouir con- 
jointement avec son fils... Malheureusement, celui-ci ne tarda 
pas à mourir lui aussi, léguant à sa mère la plus grande partie 
de ses biens, et à sa femme une somme considérable. Les deux 
femmes allaient donc être appelées au partage de la succession. 
On décida de vendre les biens, et, de fait, les biens furent vendus. 
Or Ebutius, depuis longtemps, subsistait des bienfaits et profitait 
de l'état de veuvage et d'abandon où se trouvait Césennia. Il 
s'était insinué dans son amitié, en se chargeant, non sans en 
tirer parti pour lui-même, des affaires et des procès qui pouvaient 
survenir à cette femme : tel était enfin l'ascendant qu'il avait 
pris sur Ce'sennia que, suivant celte femme peu instruite, rien 
ne pouvait se faire de bien, si Ebutius ne s'en mêlait : * Juges, 
s'écriait Cicéron, vous connaissez un de ces personnages com- 
muns dans le monde, complaisant aux femmes, solliciteur des 




600 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



veuves, chicaneur de profession, amoureux de querelles et de 
procès, ignorant et sot parmi les hommes, ami et entendu avec 
les femmes : tel était Ebutius à l'égard de Césennia. Ne deman- 
dez pas s'il était son parent : personne ne lui fut plus étranger; 
si c'était un ami que lui eût laissé son père ou son époux : rien 
moins que cela. Qu'était-il donc ? Un de ces hommes que je viens 
de dépeindre ; un ami d'intérêt, tenant à Césennia, non par quel- 
que lien de parenté, mais par un faux zèle pour sa personne, par 
un empressement hypocrite, par des services quelquefois utiles, 
rarement fidèles. » Or, c'est cet homme de confiance que Césennia 
chargea, un beau jour, d'acheter une terre, pour elle-même, s'en- 
tend, et en son propre nom. La vente devait avoir lieu à Rome : 
Ebutius partit, mit l'enchère ; on lui adjugea la terre en question. 
Césennia en était donc désormais propriétaire : le lendemain, en 
effet, elle la donnait à ferme, et Ebutius se gardait bien de lui 
contester ses droits. 

Mais, sur ces entrefaites, elle vint à épouser Csecina ; ce n'était 
pas pour vivre longtemps avec lui : peu après le mariage, elle 
mourait, léguant presque tous ses biens à son second mari : elle 
lui donnait les onze douzièmes et demi de la succession: quant 
au reste, elle le répartissait, par testament, entre un certain 
Fulcinius, affranchi de son premier époux, et Ebutius, en récom- 
pense de ses soins et de ses peines. Csecina, en qualité d'héritier, 
voulut naturellement prendre possession delà terre dont Césennia 
, avait fait l'acquisition un peu avant son mariage, par l'entremise 
d'Ebutius* Mais Ebutius s'y opposa : il prétendit que la terre était 
à lui : n'était-ce pas lui, en effet, qui avait mis l'enchère? N'était- 
ce pas à lui que le champ avait été adjugé... ? 

Je passe sur le reste de la narration. Je vous en ai assez dit déjà 
pour que vous vous demandiez quel rapport tout cela peut avoir 
avec le procès? La question était, en effet, très précise : Ebutius 
avait-il le droit d'empêcher Caecina de mettre le pied sur le 
terrain en litige? Là était le nœud de l'affaire; c'était sur ce point 
bien déterminé que l'avocat devait porter toute son attention, 
c'était celui qu'il devait s'efforcer de discuter et d'éclaircir. Oui ! 
mais ce point était délicat; Cicéron, s'il y avait touché dans la 
narration, eût mal servi les intérêts de son client: voilà pourquoi, 
au lieu d'en parler, il ne raconte que des événements antérieurs 
au procès. Ce sont ces événements seuls qui constituent la ma- 
tière de son « récit ». 

Cet exemple, emprunté au proCœcina, est déjà bien caractéris- 
tique. Il en est un plus probant encore ; c'est celui qu'on peut tirer 
du pro Cluentio. Je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises, de ce 




GICÉRON AVOCAT 



601 



procès, et vous vous souvenez combien il est compliqué. Or 
cette complication résulte précisément du caractère spécial de la 
narration, et de l'art avec lequel Cicéron, négligeant pour ainsi 
dire les faits de la cause, remonte au delà de cette causé et 
se perd volontairement dans les faits antérieurs. 

Cluentius, comme vous savez, était accusé par Oppianicus fils 
d'avoir empoisonné Oppianicus père : voilà le fait qu'il fallait 
exposer et raconter en détail. Or, dans la narration de Cicé- 
ron, il est question de tout autre chose ; c'est que probablement 
Cluentius n'avait pas les mains blanches. Pour relever la dignité 
de son client, l'avocat montre ce qu'il élait dans sa famille, 
et il choisit dans l'histoire de Cluentius tout ce qui, depuis trente 
années, pouvait lui attirer la sympathie des juges. Il nous montre 
autour de lui toute une famille étrange : dont le centre est 
une femme, Sassia, mariée trois fois, avec Cluentius, le père 
de l'accusé, puis avec son propre gendre, Aurius Mélinus, mari 
de sa fille Cluentia encore vivante, puis, en troisièmes noces, avec 
Oppianicus père, assassin de Mélinus. Enfin, cette Sassia avait 
marié une fille, qu'elle avait eue de son gendre, à Oppianicus fils, 
à condition qu'il accuserait Cluentius d'avoir fait périr par le poi- 
son son père et deux aulres personnes. Ce personnage, avec 
Oppianicus père, remplit pour ainsi dire Pavant-scène du drame, 
et fournit à l'orateur une suite de narrations éloquentes, où il re- 
trace avec indignation ce que le crime a de plus affreux, incestes, 
assassinats, empoisonnements, falsifications de testaments, sup- 
positions^ de personnes, enfin un assemblage d'horreurs sans 
exemple... et en dehors de la vraie question. 

Ce n'est pas tout encore. Huit ans auparavant, Oppianicus père 
avait été lui-même condamné pour tentative d'empoisonnement 
contre Cluentius, et il étaitmort en exil depuis, à peu près, six ans 
(chap. lxiv). Or Oppianicus fils, qui accusait Cluentius du crime 
même pour lequel celui-ci avait fait condamner Oppianicus père, 
ajoutait à son accusation que Cluentius avait corrompu les juges 
qui avaient condamné Oppianicus ; et une grande partie du plai- 
doyer de Cicéron est consacrée, par suite, à réfuter cette alléga- 
tion, qui n'était pas le fond de la cause, mais qui excitait contre 
son client les plus fortes préventions: la narration de Cicéron 
a pour effet de les détruire. 



On voit donc, par ces trois exemples, — et l'on pourrait en citer 
beaucoup d'autres, — quel est le but de la narration pour Cicéron 
et que's sont les moyens, les procédés qu'il emploie pour Pat- 




602 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



teindre. La narration a chez lui un caractère combatif; elle 
n'est point impartiale ; elle doit servir la cause de son client et 
tourner à l'avantage de celui-ci. Mais, pour obtenir ce résultat, 
il faut se garder de tout raconter, il faut éviter d'être complet, 
et quelquefois même d'être clair : d'où la nécessité de choisir 
parmi les faits, d'opérer un triage. C'est là le premier travail 
auquel Cicéron se livre, quand il compose une narration. Nous 
verrons, dans la prochaine leçon, quels sont les autres procédés 
qu'il emploie. 



G. C. 




Le roman français au XVII e siècle. 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 



Professeur ou Collège de France. 



« L'Astrée » (suite). 



Il convient que nous parlions avec quelques détails des évé- 
nements exposés à la fin de la dernière leçon, événements sur les- 
quels, pressés par l'heure, nous avions dû rapidement glisser. 
Le Ile Livre d Astrée débute par une conversation entre les trois 
nymphes Galatée, Léonide et Silvie, réunies près de la fontaine 
de Vérité d'Amour. Silvie, qui gêne ses deux compagnes, est mo- 
mentanément écartée sous un prétexte quelconque ; — elle se 
rend au château, et Galatée, profitant de son départ, fait à 
Léonide l'aveu de son amour naissant pour Céladon. L'oracle con- 
sulté lui a dit : « Regardez bien le lieu qui est représenté dans 
ce miroir, afin que vous le sçachiez retrouver le long des rives du 
Lignon : car, un tel jour, à telle heure, vous y rencontrerez un 
homme en l'amitié duquel le ciel a mis toute votre félicité : si 
vous faites en sorte qu'il vous ayme, ne croyez point les dieux 
véritables, si vous pouvez souhaiter plus de contentement que 
vous en aurez ; mais prenez garde que le premier de vous deux 
qui verra l'autre sera celuy qui aymera le premier... » Léonide 
objecte, en vain, que l'amour d'un berger est indigne de Galatée, 
« Dame, après Amasis, de ces contrées ». Mais Galatée ne man- 
que point d'arguments pour justifier sa passion : « les bergers 
sont hommes aussi bien que les Druides et les chevaliers ; et leur 
noblesse est aussi grande que celle des autres, est ans tous venus 
d'ancienneté de mesme, tige — (et) Enone se fit bien bergère 
pour Pâris, et l'ayant perdu elle le regretta et pleura à chaudes 
larmes. » D'ailleurs, Céladon a peut-être d'illustres origines : 
« N'avez-vous ouï ce que Silvie a dit de lui et de son père ? Il 
faut que vous sçachiez qu'ils ne sont pas bergers pour n'avoir de 
quoy vivre autrement, mais pour acheter par cette douce vie 
un honneste repos... » — Silvie revient, sur ces entrefaites, et 
annonce que Céladon s'est éveillé. 




604 



HE VUE DES COUKS ET CONFLUENCES 



A son réveil, Céladon s'étonne d'être dans un lieu magnifique, 
plein « d'enrichisseures d'or et de peintures esclalantes », que 
d'Urfé décrit avec soin. Le bergerse croit mort et transporté au 
ciel en récompense de la fidélité et delà sincérité de son amour. La 
vue des trois nymphes, qu'il prend pour les trois Grâces, lui con- 
firme cette pensée ; la conversation s'engage bientôt. Galatée 
longuement explique à Céladon que le Forez était autrefois cou- 
vert par l'Océan, et « la chaste Diane eust (cette région) lant agréa- 
ble qu'elle y demeuroit presque ordinairement ». Quand les eaux 
se furent retirées, la déesse ne garda que quelques nymphes, 
auxquelles se joignirent quelques filles des Druides et des cheva- 
liers. Maintenant, c'est Amasis, la mère de Galatée, qui règne 
dans ce pays. — Céladon remercie les nymphes de l'avoir instruit, 
et, pour ne pas demeurer en reste, il leur raconte son histoire et 
celle de son père Alcippe : et ce dernier, comme il semble, ne 
serait autre que Pierre II, le propre bisaïeul d'Honoré d'Urfé. Les 
pages consacrées à l'histoire d'Alcippe sont charmantes, surtout 
le récit de ses amours avec Amarillis ; les vers sont fréquem- 
ment mêlés à la prose, et nous citerons, à titre d'exemple, l'admi- 
rable sonnet Sur les contraintes de Vhonneur : 



Chers oyseaux de Vénus, aimables tourterelles 
Qui redoublez sans fin vos baisers amoureux 
Et lassez à l'envy renouveliez par eux 
Ores vos douces paix, or vos douces querelles ; 

Quand je vous voy languir et trémousser des aisles, 
Gomme ravis de l'aise où vous estes tous deux : 
Mon Dieu : qu'à nostre égard je^ vous estime heureux 
De jouyr librement de vos amours fidelles. 

Vous estes fortunez de pouvoir franchement 
Monstrer ce qu'il nous faut cacher si finement, 
Par les injustes loix que cest honneur nous donne : 

Honneur feint qui nous rend de nous mesme ennemis r 
Car le cruel qu'il est, sans raison il ordonne 
Qu'en amour seulement le larcin soit permis. 



Dans le III 0 Livre, Céladon passe la journée en l'agréable com- 
pagnie des trois nymphes. La nuit ramène la tristesse dans son 
cœur, et il se rappelle toute sa vie amoureuse avec Astrée : « Mais 
tout au coup il se ressouvint des lettres qu'elle luy avoil escrites r 
durant le bonheur de sa fortune, et qu'il portoit d'ordinaire avec 
luy dans un petit sac de senteur. 0 quel tressaut fui le sien î car 
il eut peur que ces nymphes, fouillans ses habits ne l'eussent 
treuvé... » Il appelle le petit Méril, et l'envoie à la recherche de- 




i/ « ASTRÉE * 



605 



ses lettres : mais, déjà, Gaiatée les avait lues. A. propos de cette 
correspondance a" Astrée et de Céladon, qui est insérée dans l'œu- 
vre, nous remarquerons qu'il existait alors un genre épistolaire 
spécial, soumis à des formes conventionnelles et un style parti- 
culier adopté par tous les écrivains du temps. Il y a de sérieuses 
ressemblances entre les lettres que Ton rencontre dans YAmadis 
et celles de YAslrée; Balzac et Voiture s'expliquent et se compren- 
nent mieux venant après le seigneur des Essarts et d'Urfé ; — et 
ce n'est pas l'Hôtel de Rambouillet qui créera la préciosité, 
employée de très bonne heure dans le style épistolaire français. 

Céladon se désespère à la nouvelle qu'on a pris et lu ses papiers ; 
de son côté, Gaiatée se désole, et cherche un moyen de détacher 
l'un de l'autre les deux amants. Elle intercale une courte 
lettre dans la correspondance dérobée au berger, désireuse de 
lui avouer sa flamme: « Céladon, je veux que vous sçacbiez 
que Galathée vous aime, et que le ciel a permis le desdain d'As- 
trée pour ne vouloir, que plus longtemps, une bergère possé- 
dast ce qu'une nymphe désire : recognoissez ce bonheur, et ne 
le refusez. » Céladon, ennuyé de cet aveu, n'en laisse rien 
paraître. Il a ridée d'aller consulter la fontaine de Vérité 
d'Amour ; mais il est arrêté en chemin par Léonide et Silvie, et 
entend l'histoire des amours de Silvie et de Ligdamon. 

Au début du IV e Livre, nous assistons à une piquante conversa- 
tion entre Gaiatée et Céladon, et nous voyons Gaiatée sujette à un 
vif dépit. Sa passion suivant son cours et augmentant sans cesse, 
la nymphe forme le projet de voir un vieux Druide qui connaît 
Silvie et d'en obtenir des charmes magiques afin de combattre 
l'amour de Céladon pour Astrée. Ici, Léonide, que Gaiatée soup- 
çonne d'aimer Céladon et qui lui inspire de vifs sentiments de 
jalousie, part en voyage : or, il importe de remarquer que ce 
voyage n'est pas entièrement un hors d'oeuvre. D'Urfé Ta ima- 
giné, parce qu'il lui semblait nécessaire pour maintenir en 
quelque sorte l'unité de lieu. Léonide va d'abord à Marcilly dans 
l'espoir d'y rencontrer son oncle, — qui n'y est pas, — puis 
à Feurs. Et voici que, sur les bords du Lignon, elle trouve 
réunis les principaux personnages du roman. L'un d'eux, dont il 
n'a pas encore été question, est le berger Sémire, cause première 
de tous les malheurs de Céladon et d'Astrée. Il aimait cette ber- 
gère et, supposant qu'il lui suffisait d'écarter l'amant préféré pour 
obtenir ses faveurs, il a suscité une brouille qui a porté ses fruits. 
Astrée apprend la tromperie de Sémire, le fait congédier par sa 
sœur Phillis, et, dans leur entretien, les deux bergères nous ins- 
truisent sur l'origine de l'amour de Céladon. Il a vu Astrée pour 




/ 



606 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



la première fois dans une fête du temple de Vénus. L'un avait qua- 
torze ans, l'autre douze : cela n'a point empêché leur flamme. On 
doit représenter dans le temple la scène mythologique du juge- 
ment de Pâris ; quatre femmes sont désignées par le sort pour 
cette représentation, dont Tune joue le rôle de Pâris et est char- 
gée de décerner la pomme d'or à la plus belle de ses compagnes. 
Elles seules ont le droit de pénétrer dans le temple ; malheur au 
berger qui s'y serait introduit par ruse et qu'on y découvrirait ! 
Il serait lapidé sans pitié. Ces femmes se mettent nues, hors un 
linge qui les voile de la ceinture aux genoux. — Poussé par sa 
passion, Céladon se déguise en bergère, et sa beauté le fait admettre 
parmi les élues, avec Astrée, Malthée et Stella : il veut savoir si 
son amour est partagé par la bergère. Aussi, étant pris pour juge, 
il se fait reconnaître d'elle, après le départ des autres. On devine 
la surprise indignée d'Astrée.Ils ont un entretien à voix basse. As- 
trée n'ose pas le dénoncer, car elle l'aime et craint de le voir mou- 
rir. Céladon lui décerne le prix et, en échange, selon la coutume, 
reçoit un baiser. — Céladon rentre dans la foule, comme si rien 
d'extraordinaire ne s'était passé. La bergère le blâme de sa témé- 
rité, mais lui pardonne. Alors commence une séparation qui dure 
trois années, au cours desquelles l'amour de Céladon, qui fait 
un voyage en Italie, demeure intact, en dépit des belles Romai- 
nes. Cette séparation terminée, qui est une épreuve, la bergère 
exige que son amant soit plus prudent à l'avenir : « Luy 
ayant atteint l'aage de dix- sept ou dix-huict ans, et moi de 
quinze ou seize, nous commençâmes de nous conduire avec plus 
de prudence : de sorte que, pour celer notre amité, je le priay, 
ou plustôt je le contraignis de faire cas de toutes les bergères 
qui auroient quelque apparence de beauté, afin que la recherche 
qu'il faisoit de moy fust plustôt jugée comune que particulière ; 
je dis que je l'y contraignis, parce que je n'ay pas opinion que, 
sans son frère Lycidas, il y eust jamais voulu consentir : car, 
après s'être par plusieurs fois jetté à genoux devant moy, pour 
révoquer le commandement que je luy en faisois, enfin son frère 
luy dit qu'il estoit nécessaire pour mon contentement d'en user 
ainsi, etc.. » Ce récit, notons-le en passànt, renferme des 
faits psychologiques ou matériels ayant trait à la vie d'Honoré 
d'Urfé, qui fit, par exemple, un voyage à Rome, comme Céladon. 
La réalité transparaît sous l'allégorie. 

V e Livre, VI e et VII e . — « Mais cependant Léonide suivait son 
chemin vers Feurs, et, quoy qu'elle se hastast, elle ne peut outre- 
passer Ponsins, parce qu'elle avait dormy trop longtemps 

Elle allait entretenant ses pensées, et, pendant qu'elle y étoit la 




i/ « ASTRÉE » 



607 



plus attentive, elle oùit que quelqu'un parlait assez près d'elle, 
car il n'y avoit qu'un entre-deux d'aix fort délié, qui séparoit 
une chambre en deux, d'autant que le maistre du logis étoit un 
fort honneste pasteur, qui, par courtoisie et pour les loix de 
l'hospitalité, recevoit librement ceux qui faisoient chemin, sans 
s'enquérir quels ils estoient ; et, parce que son logis estoit assez 
estroit, il avoit été contraint de faire des entre-deux d'aix pour 
avoyr plus de chambres. Or, quand la nymphe y arriva, il y 
avoit deux estrangers logez.... Oyant donc murmurer quelqu'un 
auprès de son lict (car le chevet estoit tourné de ce costé là) afin 
de les mieux entendre, elle approcha l'oreille à la fente d'un 
aix, et par hazard l'un d'eux relevant la voix un peu plus, 
elle ouyt... » Elle ouït, dit d'Urfé, l'histoire de la tromperie 
de Glimanthe : celui-ci, grâce à des sorts et à des procédés magi- 
ques, a persuadé à Galatée qu'elle sera aimée du berger qu'elle 
trouvera sur les bords du Lignon. Cette histoire explique 
toute Terreur amoureuse de Galatée. — Vient ensuite la jolie 
« Chanson d'Agis sur la bruslure de la joue de Léonide », et l'his- 
toire de Stelle et Corilas, qui est précédée d'un plaisant dialogue 
en vers de ces deux personnes : 

STELLE 

Voudriez-vous estre mon berger 
A faute d'amour infidelle ? 

CORILAS 

Pour suivre vostre esprit léger 
Il fautplustost une bonne aisle, 
Que non pas un courage haut, 
Mais vous suivre c'est un défaut. 

STELLE 

Vous n'avez pas toujours pensé 
Que m'aimer fust erreur si grande. 

CORILAS 

Ne parlons plus du temps passé, 
Celuy vit mal, qui ne s'amende ; 
Le passé ne peut revenir, 
Ni moy non plus m'en souvenir.., 

Stelle était une jeune et très aimable veuve de vingt ans, qui, 
abandonnée à elle-même à cet âge périlleux pour une femme, 
laissa d'abord surprendre son cœur par Lysis, puis par Sémire, 
« le plus dissimulé et cauteleux »des bergers; Corilas, qui aimait 
en secret la bergère, avait rédigé à son intention une lettre pour 



Digitized by 



608 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



déclarer sa flamme ; cette lettre, dérobée par le jaloux Lysis, 
fut apportée par lui à sa destinataire, dans l'espoir qu'elle évince- 
rait un rival indélicat : or, ce fut Corilas qui obtint les faveurs de 
la belle... 

Léonide, après avoir entendu ces différentes histoires que nous 
ne pouvons raconter dans le détail, se décide à poursuivre son 
voyage. Elle aperçoit en chemin Astrée et Diane, et, sans se faire 
connaître, écoute le récit des amours de Diane et Filandre. Selon 
toute vraisemblance, la bergère Diane ne serait autre que Diane 
de Châteaumorand, et le berger, son premier mari, Anne d'Urfé. 
Ils s'aiment, en effet, d'une façon « platonique », au sens moderne 
et vulgaire du mot ; le terme « d'impuissance » est même employé 
quelque part. Les pages consacrées à rapporter la mort de Filan- 
dre sont vraiment émouvantes et pathétiques : la bergère s'était 
endormie au pied d'un arbre ; passe un chevalier armé et monté 
qui, la trouvant belle, tente d'outrager sa pudeur; elle crie, s'é- 
chappe des mains de cet agresseur brutal, qui s'élance der- 
rière elle en brandissant son épée nue. Filandre accourt à son 
aide : il n'a d'autres armes que sa fronde et sa houlette, et le 
chevalier se précipite sur lui : « Toutefois, se voyant le glaive de 
son ennemy si avant, sa naturelle générosité luy donna tant de 
force et de courage qu'au lieu de reculer, il s'avança, et, s'en- 
fonçant le fer dans l'estomac jusques aux gardes, il luy planla le 
bout ferré de sa houlette entre les deux yeux, si avant qu'il ne 
l'en peut plus retirer : qui fut cause que, la luy laissant ainsi 
attachée, il le saisit à la gorge, et de mains, et de dents, para- 
cheva de le tuer. Mais, hélas ! ce fut une victoire chèrement 
achetée. . . » Filandre, en effet, ne tarde pas à mourir, déclarant à 
sa maîtresse qu'il est heureux de perdre la vie pour elle et de- 
mandant la faveur suprême de lui baiser la main. Le symbole me 
paraît évident. 

Léonide s'étant fait reconnaître de Diane est reçue au château 
de la bergère. On leur annonce l'arrivée de Sylvandre, qui est 
une des plus belles figures du roman, et qui a d'ailleurs plus 
d'un trait d'Honoré d'Urfé : c'est un homme agréable, élégant 
et spirituel, doué d'une grande intelligence. De plus, c'est un 
rêveur, — nous pourrions dire un romantique, — qui se plaît à 
contempler les étoiles. Profondément épris des conceptions pla- 
toniciennes touchant l'amour et la beauté, il représente dans le 
roman l'idéalisme pur et impénitent. 

11 est comparable aussi à un personnage dont nous avons parlé 
jadis, Dagoucin de YHeptaméron. Diane, Léonide et Silvandre 
«ont à discourir, lorsqu'ils aperçoivent, venant du côté du pré, 




L' € ASTRÉE » 



609 



deux bergères et Irois bergers. Hylas est parmi eux ; on entend 
de loin chanter une « Villanelle sur son inconstance » : 

La belle qui m'arrestera 
Beaucoup plus d'honneur en aura. 



C'est toujours l'inconstant Hylas, que nous avons déjà rencontré 
le plus gai, le plus spirituel de tous les bergers de VAstrée. Ses 
reparties sont vives, piquantes, pleines d'entrain. Dès qu'il se 
trouve quelque part, il mène la conversation ; c'est peut-être 
lui le véritable héros du roman. On a môme remarqué- que, nulle 
part, le style d'Urfé n'a plus d'aisance et de mouvement que 
dans la bouche d'Hylas. D'Urfé lui donne tort sans doute ; 
mais ses plaidoyers sont si alertes, si agréables, qu'on est en 
droit de se demander s'il n'y a pas là qu'une apparence... Il est 
parfois brutal. Son inconstance repose de la vertu de Cé- 
ladon, qui est un peu monotone. C'est une figure de don Juan 
avant la lettre, et, d'ordinaire, avec moins de dureté. « Chose cu- 
rieuse, a observé Saint-Marc Girardin, et qui montre la pente 
naturelle de l'esprit français, nulle part l'inconstance n'est plus 
spirituellement préconisée que dans ce roman consacré à la 
gloire de l'amour honnête et fidèle. » 

Ici se place l'histoire de Laonice, dans laquelle intervient 
un procès d'amour, comme on en faisait en ce temps-là, dans 
les conversations galantes : Hylas prononce une harangue pour 
Laonice, Phillis une harangue pour Tircis, et Silvandre est chargé 
du jugement. — Puis c'est l'histoire de Sylvandre, très bien 
racontée, qui passionna les lecteurs d'Astrée au xvi e siècle. 
Elle se trouve au VIII» Livre ; Diane, Astrée et Phillis, toujours 
ensemble, ont suivi le chemin de Laigneux et sont arrivés au 
pont de la Bouteresse, avec Sylvandre et Hylas qui tiennent de 
curieux propos. La conversation de Sylvandre est empreinte 
d'un bel idéalisme; celle d'Hylas est, au contraire, toute réaliste. 
Nous apprenons qu'Hylas est né dans la Camargue, que d'Urfé 
s'attache à décrire avec pittoresque : or il est intéressant de noter 
ce goût de l'auteur pour des descriptions qui, avant lui, n'ont 
pas été faites. Il nous décrit encore un voyage sur le Rhône par 
coches d'eau, plein d'épisodes amusants, de scènes vécues et 
vraies. Différents épisodes sont racontés par les voyageurs, qui 
arrivent enfin à Lyon et assistent à une grande fête en l'hon- 
neur de Vénus. 



J'ayme à changer, c'est ma franchise, 
Et mon humeur m'y va portant : 
Mais quoy, si je suis inconstant, 
Faut-il pourtant qu'on me méprise ? 




t 



610 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



D'un autre côté (Livre IX), Léonide arrive chez le grand prêtre 
Adamas, à Marcilly. Alors commence une histoire de cour, dont 
l'intrigue est certainement réelle et dont les personnages ne 
sont pas purement imaginaires, celle de Galatée et de Lindamor. 
Interrompue au X e Livre, qui est consacré à deux nouveaux per- 
sonnages, Cellion et Bellinde, elle est reprise et terminée au XI e , 
et suivie de celles de Ligdamon, et de Damon et Fortune. 

Le XII e Livre nous montre Céladon guéri, et se décidant à partir 
malgré les prières de Galalée. La scène des adieux entre le 
berger et Léonide est touchante : « Aymez, dit la nymphe, aymez 
la belle et heureuse Astrée avec autant d'affection et de sincérité 
que vous l'aymastes jamais, servez-la, adorez-la, et plus encore, 
s'il se peut, car Amour veut l'extrémité en son sacrifice... (mais) 
puisqu'il est vray qu'un ctèur n'est capable que d'un vray Amour, 
il faut que je me paye de ce qui vous reste ; — donc, n'ayant plus 
d'amour à me donner, comme à M aistresse, je vous demande vostre 
amitié, comme vostre sœur... » Le berger s'en va, laissant Mont- 
verdun à main gauche, se dirigeant vers l'endroit du Lignon où 
Astrée avait coutume de paître ses troupeaux. Se rappelant son 
passé, il s'assied au pied d'un arbre et soupire en vers ses « res- 
souvenus ». (Voy. la pièce qui porte ce nom, I, p. 398.) Il ren- 
contre un berger qui lui donne de bonnes nouvelles de ses amis 
et de sa maîtresse ; néanmoins, il est triste, et cache sa tristesse 
dans une caverne qui lui fut chère autrefois. — Ici s'arrête la 
première partie du roman. 



R. A. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



L'habitude spéciale et l'habitude générale ; 
leur antagonisme. 

A la fin de la dernière leçon, j'ai posé un problème qui va nous 
occuper aujourd'hui. En voici l'énoncé : n'ya-t-ii pas conflit, dans 
la vie de l'âme, entre les habitudes spéciales et les habitudes 
générales? Le même fait peut-il servir, à la fois, à sa reproduction 
exacte et à sa libre imitation ? 

Un fait semble indiquer qu'il en est ainsi. Pendant les deux 
premières années de sa vie, l'enfant paraît se former des habi- 
tudes générales, qui lui serviront pendant toute son existence, et 
ne pas se former d'habitudes spéciales, puisqu'il ne retient rien. 

Mais, peut-être, y a-t-ii une autre interprétation de ce fait 
incontestable. L'enfant se forme, sans doute, des habitudes spé- 
ciales ; mais ces habitudes, ce ne sont pas des habitudes d'ima- 
ges, c'est-à-dire des habitudes de reviviscence de certaines ima- 
ges; ce sont des habitudes d'actes, l'habitude de mouvoir tel 
membre de telle façon, tel autre membre de telle autre manière. 
Dès lors, ce serait un cerlain genre d'habitudes spéciales qui 
serait en retard et non toutes les habitudes spéciales. De plus, 
pour qu'il y ait souvenir, il faut qu'il y ait non seulement révi- 
viscence, mais encore reconnaissance. Or, la reconnaissance est 
une opération relativement savante, qu'on fait de bonne heure 
assurément, mais peut-être seulement après les deux premières 
années, puisque ce n'est pas une opération élémentaire ; on peut 
admettre que l'enfant, avant la troisième année, n'est pas capable 
de la faire; 

Ce serait donc exagérer que poser comme des lois psychologi- 
ques: on ne profite que de ce qu'on oublie ; ce que l'on retient ne 
profite pas, ne cultive pas l'âme, ne produit pas des habitudes 
générales. N'y a-t-il pas dans l'humanité de grands esprits, des 




612 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



hommesd'initiative intellectuelle, qui, eu même temps, sont pleins 
de savoir précis? N'y a-t-il pas des érudits qui sont inventeurs? 
Un seul exemple suffira : Ernest Renan élait un grand érudit et, 
en même temps, un esprit très inventif; on a même dit qu'il avait 
trop d'imagination. 

Peut-être, dans cette distinction des habitudes spéciales et des 
habitudes générales, et dans cette idée d'un conflit possible entre 
les deux habitudes, conflit qui est loin d'être universel, trouve- 
rions-nous un moyen de peser la valeur des esprits ou des âmes. 
Chez tel homme, l'acte, le fait psychique, ne laisse que sa trace 
propre, une puissance de reproduction exacte. Cette espèce 
d'hommes est composée de ceux dont on dit qu'ils sont bornés, 
routiniers, qu'ils ont beaucoup de mémoire et peu d'esprit. Ce 
sont ces hommes qui ont l'esprit conservateur, qui, d'esprit ti- 
moré, se répètent toujours eux-mêmes, et sont blessés de 
tout ce qui est nouveau dans la société, qui s'opposent enfin à 
toute idée d'innovation de nature à changer leurs habitudes. 

Il y a un autre type d'hommes dans l'humanité : ceux chez 
lesquels le fait psychique laisse une trace imprécise qui se mêle 
aux traces des autres faits. Ces hommes ne peuvent se répéter 
sans se tromper. Ils inventent malgré eux, ils changent leur 
passé quand ils veulent le répéter et ils y renoncent vile. Ils n'ont 
pas de mémoire, et c'est leur faute ; ils n'ont pas fait effort pour se 
souvenir, trouvant plus facile d'imaginer. Dès lors, ils sont con- 
damnés à l'invention. Ces hommes-là ce sont les inventeurs mal- 
heureux, ceux dont on dit: «C'est un original, il n'a pas su appren- 
dre un métier ; il est dépaysé partout où il est; c'est un brouillon, 
c'est un instable. » Parmi eux se rencontrent des « semeurs 
d'idées », des « précurseurs » ; mais ils n'achèvent rien ; ce sont 
de pauvres inventeurs : leurs inventions ne réussissent pas ; de 
plus habiles s'en emparent et les achèvent, à eux le profit et la 
gloire. Dans la vie sociale, l'inventeur pur est considéré comme 
incapable, peu utile, parfois même comme nuisible ; et, quand 
l'occasion se présente, il devient un révolutionnaire. 

Voilà deux types opposés : l'inventeur pur et le routinier, 
l'homme de mémoire et l'homme d'imagination. ' 

Mais une âme supérieure, n'est-ce pas une âme où ces deux 
sortes de facultés coexistent et font, pour ainsi dire, bon ménage? 
N'est-ce pas une âme où le fait psychique engendre une double 
puissance, puissance de reproduction et puissance d'invention? 
L'homme de cette âme est un inventeur, mais un inventeur qui 
pourra toujours rattacher ses inventions à leur origine historique, 
à la science acquise ; s'il trouve du nouveau, il sait le relier au 




HABITUDES SPÉCIALES ET HABITUDES GÉNÉRALES 613 

passé. Il n'invente pas au hasard et à faux : c'est un heureux 
artisan d'heureux progrès. Il est garanti contre les inventions 
fausses par la solidité et la précision des connaissances qu'il a 
acquises et qu'il n'a pas oubliées. 

Remarquons, ici, que la fausse invention a deux variétés : Tune 
consiste à découvrir ce qui n'a pas besoin d'être découvert étant 
déjà bien connu; on appelle cela en France « découvrir la Méditer- 
ranée »; c'est ainsi qu'il fut question, il y a quelques années, d'un 
garçon boucher fort intelligent qui avait découvert la circulation 
du sang; malheureusement, il venait trop tard. — L'autre inven- 
tion fausse, c'est l'invention du faux. Il arrive parfois à des 
savants de trouver des lois de la nature qui, tôt ou tard, sont 
reconnues fausses; mais les demi-savants n'en découvrent 
jamais que de cette sorte. On peut dire que la seule garantie 
contre l'invention du faux, c'est l'étendue et la précision du 
savoir, — qui garantit également contre la vaine invention du 
vrai déjà connu. 

Je viens de décrire un type d'esprits, dont il y a des exemples. 
Les plus grands inventeurs de notre temps sont certainement des 
hommes de ce type, parce que, actuellement, au degré de civilisa- 
tion où nous sommes parvenus, on ne peut faire des inventions 
qui méritent d'être appelées ainsi, qu'à la condition de savoir 
beaucoup. Pour mériter le nom d'inventeur, il faut appuyer ses 
tentatives Vers le nouveau sur une connaissance approfondie et 
étendue des possessions actuelles de l'esprit humain. 

Voilà trois types d'hommes : l'homme de routine, le pauvre in- 
venteur et l'homme supérieur, homme de mémoire et d'invention 
à la fois. Ces trois portraits correspondent à des hommes réels. 
Nous pourrions, maintenant, nous demander si chaque individu 
est confiné dans un de ces types, dès sa jeunesse, et pour jamais, 
s'il y a de la fatalité, de l'innéité dans notre destinée spirituelle. 
Ces sortes de fatalités et d'innéités me paraissent contraires à l'es- 
prit scientifique appliqué à la psychologie. J'espère prouver plus 
tard que, par une volonté bien appliquée, nous pouvons viser et 
Réaliser le troisième type. Aujourd'hui, je ne puis qu'indiquer 
cette nouvelle question. 

Au problème que je traite pour le moment, j'ai fait une réponse 
peut-être insuffisante, parce que c'est une réponse de moraliste 
plutôt que de psychologue. J'ai dit qu'on distingue trois sortes 
d'hommes : les routiniers, les purs inventeurs et les hommes su- 
périeurs. Mais quelle est la raison de l'association féconde qui a 
lieu parfois entre l'habitude spéciale et l'habitude générale? 
Comment pouvons-nous, en psychologues, nous expliquer l'union 



Digitized by 



614 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de deux modes d'habitudes qui semblent, à première vue, s'ex- 
clure, comme ils s'opposent dans le langage? 

Une première remarque, à ce propos, consiste à se rappeler 
qu'en fait, les deux habitudes coexistent, puisque toute habitude 
spéciale nouvelle, analogue à une habitude spéciale ancienne, est 
plus facilement acquise, pour cette raison, que la première. L'ha- 
bitude générale se manifeste ainsi au sein des habitudes spéciales. 
Ainsi il n'y a pas et il ne peut y avoir d'homme qui n'ait que des 
habitudes spéciales; car, alors même qu'il ne cultivera en lui que 
l'habitude spéciale, l'habitude générale se manifestera en lui par 
l'aisance, de plus en plus grande, avec laquelle seront acquises 
les habitudes spéciales analogues. Voilà une première indication. 

En voici une autre, beaucoup plus importante. L'antagonisme 
des deux habitudes, générale et spéciale, nous ne devons pas nous 
l'exagérer, car nous devons nous rappeler que ces deux habitu- 
des n'existent, à proprement parler, ni l'une ni l'autre. L'habi- 
tude, c'est toujours un flatus vocis ; l'habitude, ce n'est qu'une 
puissance, et, si Ton veut substituer à la paille des mots le grain 
des réalités, l'habitude s'évanouit. Cela, d'ailleurs, nous semblera 
-bientôt évident, si nous nous demandons comment nous recon- 
naissons, en nous ou chez autrui, l'habitude, et comment nous en 
délimitons le contenu. On définit très aisément l'habitude spé- 
ciale par son acte, parce qu'elle a un seul acte, parce qu'elle est 
l'habitude de son acte. Elle est quand les actes ne sont pas; mais, 
quand on pense à elle, on la voit telle qu'est son acte. On peut 
dire exactement qu'on est capable de refaire un acte déjà fait, de 
réciter une leçon déjà apprise, on peut parler ainsi entre deux 
actes, parce qu'il s'agit d'une habitude spéciale. Mais l'esprit ne 
peut s'emparer aussi bien de l'habitude générale. Lorsqu'on veut 
saisir une habitude générale que l'on croit posséder, cette habi- 
tude est comme une nuée insaisissable. On ne saisira l'habitude 
générale qu'après coup, après ses actes, par la comparaison de 
ses actes divers, en essayant de dégager ce que ces actes ont de 
commun ; mais cela n'est pas facile, parce que ces actes sont 
non seulement variés, mais encore successifs. Il en résulte que 
l'habitude générale est toujours en devenir, en mouvement, 
instable, insaisissable quand on veut la saisir. L'exemple le 
plus caractéristique de ce fait est peut-être l'habitude poétique 
de Victor Hugo. Je ne parle pas de son génie, je parle, toute ques- 
tion de génie à part, de l'habitude prise par Victor Hugo, dès son 
adolescence, de faire tous les jours un certain nombre de vers, 
Victor Hugo a donc eu, pendant presque toute sa vie, l'habitude 
de penser et de composer tous les jours un certain nombre de 




HABITUDES SPÉCIALES ET HABITUDES GÉNÉRALES 



615 



vers nouveaux. Il y a même eu des époques où il faisait tous les 
matins, avant midi, cinquante vers. Cette habitude, cette faculté 
a été dans une évolution perpétuelle. Victor Hugo a été de plus 
en plus personnel. Tout d'abord, il a fait des odes classiques, puis 
ces odes sont devenues moins classiques, puis il a pris l'habitude 
de l'hexamètre dramatique, et l'habitude de l'hexamètre en géné- 
ral, sans perdre pour cela l'habitude de ses odes. Il est ensuite 
revenu à l'ode lyrique, puis il a fait de la poésie épique, etc. Je 
ne continue pas ; ce que j'ai dit suffît à montrer que Victor Hugo 
a pris l'habitude générale de faire des vers, et que cette habitude 
a sans cesse évolué en lui. Elle s'est seulement, à certains mo- 
ments, spécialisée de telle ou telle façon, mais jamais définitive- 
ment, de sorte que le problème de la faculté poétique de Victor 
Hugo est un problème d'histoire littéraire. Lui-même n'aurait pu 
dire quelle était son habitude de faire des vers. Il n'en avait pas 
conscience; il ne la connaissait pas par réflexion ; enfin, elle évo- 
luait toujours en lui, et, dès lors, elle ne pouvait se prêter à une 
définition avant la mort du poète. 

Voici un autre exemple, peut-être encore plus décisif. Racine 
avait, incontestablement, l'habitude générale de faire les vers 
qu'on appelle raciniens; mais cette habitude ne Ta pas empêché 
de faire les Plaideurs, qui ne sont pas écrits en vers raciniens. 
Donc son habitude générale peut être définie en ne tenant compte 
que de ses tragédies ; mais, alors, cette définition est incomplète. 
Et, si aux tragédies on ajoute les Plaideurs, la définition devient 
très difficile. 

Les limites de l'habitude générale sont donc toujours indécises, 
et la question de l'habitude générale est posée, à l'état de pro- 
blème, en histoire littéraire ou en histoire de l'art, aux critiques 
littéraires, aux critiques d'art, qui sont des psychologues en litté- 
rature et en art, et qui doivent avoir, pour bien traiter ces ques- 
tions, plutôt Vesprit de finesse que l'esprit de géométrie. Quant 
au créateur lui-même, quant à l'artiste, il est bon qu'il connaisse 
les limites de sa puissance; mais ce qui prouve qu'il ne les con- 
naît pas, c'est que la plupart des créateurs, sortant des limites 
vraies de leur puissance, commettent des erreurs. L'histoire de 
l'art est pleine de preuves de ce que j'avance ici. Il y a des sta- 
tuaires éminents qui se disent, un jour, qu'ils sont peintres; mais 
leurs tableaux n'ont pas le succès de leurs statues.La plupart des 
artistes aiment à franchir l'enceinte de leur talent, et, s'ils se ren- 
ferment ensuite dans cette enceinte, ils le font parce qu'ils ont 
échoué en la franchissant. Ainsi ce sont leurs succès, leurs demi- 
succès et leurs échecs qui leur apprennent à définir leur puis- 




616 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sance. Ils n'en ont ni conscience ni connaissance. Tout cela con- 
firme cette vérité psychologique, que je tiens à bien établir, à 
savoir que, l'habitude générale ne suffisant pas à déterminer les 
actes qui dérivent d'elle, ces actes ne suffisent pas à la déterminer 
pour l'esprit. A fortiori, on n'a pas conscience d'une habitude 
générale. Sa définition exigerait une généralisation subtile et la- 
borieuse, qu'il est impossible, la plupart du temps, de faire avec 
rigueur. L'habitude spéciale et l'habitude générale ne sont ni 
des faits ni des forces ; ce sont de simples puissances, c'est- 
à-dire des modes de possibilité. Ce qui est possible dans l'ave- 
nir, étant donné le passé, voilà ce qu'exprime, symboliquement, 
l'idée d'habitude. Les habitudes de Pierre, de Paul, etc., ce ne 
sont que des entités verbales. Dès lors, l'antithèse des habitudes 
spéciales et des habitudes générales n'est qu'une antithèse égale- 
ment verbale et leur antagonisme n'est pas, dans la réalité, ce 
que l'opposition des mots semble indiquer. Dès lors, encore, il 
n'est peut-être pas très difficile de comprendre les âmes supé- 
rieures ; on peut, du moins, comprendre comment se forme l'har- 
monie de ces âmes, qui ont le double pouvoir de la répétition et 
de l'invention. 

Tout souvenir spécial évoque, par association de ressemblance, 
des souvenirs analogues, et les actes musculaires usuels peuvent 
évoquer les images de leurs analogues également usuels. 

Si, à la suite de cette évocation, on compare les semblables, si 
une réflexion quelque peu prolongée maintient la conscience sur 
un ordre de faits semblables, il y a là comme une généralisation, 
comme une prise de possession de ce qu'il y a de commun entre 
les habitudes spéciales. Ce travail de réflexion, s'il a lieu de temps 
à autre dans une conscience, maintient jusqu'à un certain point 
les habitudes spéciales, mais sans en favoriser aucune, et il favo- 
rise en même temps l'habitude générale : d'où il résulte que l'es- 
prit qui aura fait ce travail sera disposé à l'invention analogique. 
L'habitude générale est formée par une sorte d'induction secrète, 
et, lorsqu'elle produit un acte d'invention, cet acte est, par rapport 
à elle, ce que la conclusion d'un syllogisme est à la majeure. 
L'invention a pour condition un genre, une formule générale 
inconsciente, mystérieuse, dont elle est une application aveugle. 
L'imaginatif pur s'ignore. Mais l'âme supérieure, par association, 
comparaison, réflexion, esquisse dans la conscience le genre com- 
mun aux faits analogues, et, en même temps, elle travaille à pro- 
duire hors de la conscience la puissance générale qui sera plus 
tard féconde en faits d'imagination nouveaux, double travail in- 
ductif, point de départ de cette déduction secrète dont la conclu- 




HABITUDES SPÉCIALES ET HABITUDES GÉNÉRALES 617 



sion, qui seule figure dans la conscience, est l'acte d'invention. 
L'inventeur pur ne possède pas ce qu'il a appris, et il ignore la 
puissance générale qui est en lui ; un beau jour, la conclusion 
d'un syllogisme mystérieux lui apparaît; il s'écrie : « J'ai trouvé », 
mais il ne sait pas pourquoi il a trouvé. L'esprit supérieur, lui, 
a beaucoup appris et il n'a pas oublié ; de plus, il a plus ou moins 
dégagé le général engagé dans la spécialité de son savoir; il a 
ébauché la synthèse de ses connaissances spéciales. Puisqu'il a 
entretenu ces habitudes spéciales, il pourrait évoquer ses souve- 
nirs, mais il veut mieux. Il lui arrive souvent de se retenir, au 
contraire, lorsqu'il est tenté par des re'pétitions. Au lieu de se 
souvenir, il repasse rapidement ce qu'il sait; alors, il prend 
comme une vague conscience de ses habitudes générales, il évo- 
que une sorte de conscience obscure du général impliqué dans ses 
connaissances spéciales; il conçoit, il rêve des choses analogues 
et non identiques à ses expériences, à ses connaissances passe'es, 
et il trouve du nouveau. Nous pouvons donc concevoir, à l'aide 
de la réflexion et de l'association de ressemblance, c'est-à-dire 
avec des choses plus ou moins étrangères à l'habitude, que, les 
habitudes spéciales étant entretenues, un homme maître de lui 
puisse se préparer à l'invention sans cesser d'être un homme de 
science. C'est amsi que se forment les esprits supérieurs, à la fois 
érudits et inventifs. 

Mais, dira-t-on, comment avoir le temps d'être à la fois homme 
d'érudition et homme d'imagination? Il faut, ici, introduire un élé- 
ment nouveau. L'activité de l'homme supérieur, c'est une activité 
plus riche, plus complexe, que l'activité de l'homme ordinaire, 
soit naturellement, soit volontairement. L'homme supérieur, c'est, 
avant tout, l'homme qui ne perd pas de temps, qui s'utilise lui- 
même parfaitement, qui maintient ses habitudes spéciales et en 
profite, mais ne se laisse pas absorber par les actes de ces habi- 
tudes, qui les favorise pour ne pas les perdre, mais qui vise plus 
haut et forme en lui des puissances fécondes, d'où sortiront des 
actes nouveaux qui ne seront pas de fausses inventions. 

Voilà une première esquisse des rapports de l'habitude spé- 
ciale et de l'habitude générale; mais je ne dois pas oublier que les 
problèmes soulevés jadis, je ne les ai pas tous résolus. J'ai ditque 
le déterminisme psychologique de l'acte d'habitude et de l'asso- 
ciation de contiguïté se compose d'une condition et d'une occa- 
sion. La condition, c'est ce qu'on appelle l'habitude; l'occasion, 
c'est l'association de ressemblance. J'ai annoncé que je dirais la 
condition et l'occasion des deux variétés de l'innovation, de façon à 
pousser le déterminisme de ces deux faits aussi loin que possible. 




618 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



C'est à ces quatre problèmes que je consacrerai la prochaine 
leçon. La question des occasions de l'association de ressem- 
blance et de l'imagination nous retiendra peu de temps, car elle 
ne se pose pas comme pour l'habitude spéciale. Par contre, j'au- 
rai à m 'étendre sur la condition. J'ai dit quelle est la condition de 
la répétition : c'est l'habitude spéciale; et j'ai dit quelle est la con- 
dition de l'invention imaginative : c'est l'habitude générale; mais 
je n'ai pas dit la condition de l'association de ressemblance : ce 
sera une variété nouvelle de l'habitude, et il faudra la définir. 
Ces trois formes de l'habitude étant données, ôomment se forment- 
elles? Se forment-elles fatalement? Ne peut-on pas dire pourquoi 
ou comment se forment dans une âme des habitudes spéciales, 
dans une autre des habitudes générales et, dans une troisième, 
ces habitudes qui disposent à l'association de ressemblance? Est- 
on voué, dès sa naissance, à l'une de ces trois sortes d'habitudes 
ou à la prédominance de l'une de ces habitudes sur les autres? 
Quelle est la raison dernière de la répétition et de l'invention sous 
ses deux formes? 

Quand nous aurons répondu a toutes ces questions, nous aurons 
poussé aussi loin que possible le déterminisme des faits psychi- 
ques, dont nous avons commencé l'étude. 



V. H. 




Sujets de devoirs. 



i 



UNIVERSITÉ DE PARIS 



LICENCE ÈS LETTRES. 



Dissertation française. 



I. Examiner cette pensée de Pascal, qui a été discutée par 
Voltaire : « Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur 
croit qu'il aurait pu faire ». 

II. Pourquoi les poètes dramatiques ont-ils été considérés, par 
Montesquieu notamment, comme les poètes par excellence ? 

III. Examiner cette question d'un critique contemporain : a Le 
roman est le genre qui supporte le mieux la médiocrité ». Est-ce 
vrai ? Si c'est vrai, pourquoi ? 



I. Rôle de l'imitation dans la vie mentale. 

II. Dans quelle mesure l'expérience peut-elle et doit-elle servir 
de base à la morale ? 

III. Comment peut-on concilier ces deux propositions : 

« Il n'y a de réel que le particulier » — « Il n'y [a de connais- 
sance que du général » ? 



1° Explicabitur ac perpendetur illa a Tullio in libro De Claris 
Oratoribus expressa senlentia i « Nunquam de bono oratore aut 
non bono doctis hominibus cum populo dissensio fuit. » 



II 



UNIVERSITÉ D'AIX 



LICENCE PHILOSOPHIQUE. 



Dissertation philosophique. 



Composition latine. 




620 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



2° Explicabitur illud Taciti de Seneca judicium : « Fuit illi 
ingenium amœnum et temporis ejus auribus accommodatum. » 

3° Quatenus a ceteris Plauti fabulis différât fabula « Rudens » 
inscripta ? 

Composition française. 

ï. Commenter ces paroles d'un critique contemporain : « Ce 
ne sont pas ses pensées, ce sont les nôtres que le poète fait 
chanter en nous. » 

II. M me de Staël a dit : « La mélancolie est la véritable inspira- 
trice du talent. » Vous essaierez de définir la mélancolie, vous 
déterminerez son avènement dans notre littérature et le rôle 
qu'elle a joué chez nous dans la première moitié du x\\ e siècle. 

III. Apprécier cette pensée : « Le styliste n'est pas la même 
chose que l'écrivain : c'en est le contraire. » 



III 

UNIVERSITÉ DE LILLE 



LICENCE PHILOSOPHIQUE, 

Dissertation. 

I. Les inclinations sont-elles les causes ou les effets du plaisir 
et de la douleur ? 

IL Les passions ont-elles par elles-mêmes une valeur morale? 

III. Comparer les émotions esthétiques que nous devons à la 
nature et celles que les arts nous donnent. 

Composition française. 

I. Développer ce jugement sur Sainte-Beuve poète : « Jusque 
« dans son rôle de poète, il y a réflexion, conscience et volonté. 
« — Il a voulu créer un genre à mi-côte, conforme à son tempè- 
re rament, à ses modèles, et prendre une place libre à côté des 
« premiers venus. » (F. Coppée, juin 1898, Discours d'inaugura- 
tion du buste de Sainte-Beuve.) 



Digitized by 



SUJETS DIS DEVOIHS 



621 



II. Expliquer et discuter cette pensée d'Alexandre Dumas fils : 
« Par la comédie, par la tragédie, par le drame, par la bouffon- 
ce nérie, dans la forme qui nous conviendra le mieux, inaugurons 
« donc le théâtre utile, au risque d'entendre crier les apôtres de 
« l'art pour Vart, trois mots absolument vides de sens. Toute 
« littérature qui n'a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, 
« l'idéal, l'utile en un mot, est une littérature rachitique et mal- 
« saine, née morte. » (Préface du Fils naturel.) 

III. Pourquoi la tragédié^de Bérénice peut-elle être prise comme 
le type des tragédies raciniennes ? 

Dissertation latine. 

I. Quid de poeta a quo composita sit nos doceat « Ciris ». 

II. Cur epistulas a Plinio minore, cum ad propinquos ami- 
cosve, tum ad Trajanum missas legamus, explicabis. 

III. Etiamne de litteris hoc Livianum dici potest : « facit fasti- 
dium copia ?» (3, 1, 7). 

LICENCE PHILOSOPHIQUE. 

Histoire de la philosophie. 

I. Le sens commun dans la philosophie écossaise au xvui e siècle. 

II. La morale épicurienne. 

III. Kant et Hamilton. 



IV 

UNIVERSITÉ DE BORDEAUX 



LICENCE ÈS LETTRES, 

Dissertation française. 

I. Définir et apprécier la réforme de Malherbe. 

II. Discuter ce mot d'un critique contemporain : 

« Marivaux a considéré les âmes humaines en dehors de quel- 
que temps et de quelque lieu que ce fût. » 



Digitized by 



622 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



III. Expliquer ces lignes de la préface des Contemplations : 
« On se plaint quelquefois des écrivains qui disent : « Moi ». — 
Parlez-nous de nous,*leur crie-t-on. — Hélas! quand je vous 
parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous 
pas? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » 



I. Quatenus Virgilii Fglogœ quarta, jexta, décima, in bucolicis 
carminibus adnumerandœ sint. 

II. Quid grtecis poetis, qui Alexandrini dicunlur, Romana musa 
debuerit breviter expones. 

III. Archiae poetae epistolam effîngesM. Tullio, post actam cau- 
sai», gratias agentis. 



I. Du sens qu'a la particule si dans le vers connu de Du Bellay : 
« Sine suis-je pourtant le pire du troupeau » (Regrets, 9). Quelle 
est sa valeur, et son origine ? 

II. Du tour qu'emploie Boileau au début de IhSatire IX: «C'est 
à vous, mon esprit, à qui je veux parler. » 

III. Étudier historiquement les parfaits français du type je 
mis, je pris. 

IV. Donner quelques indications sur la façon dont l'infinitif 
peut, en français, servir de complément à un verbe. 

V. Dans le vers suivant de Du Bellay : « Sans crainte de l'envie 
ou de quelque traison » {Regrets, 53), le mot traison (trahison) n 1 a 
que deux syllabes. Donner quelques explications à ce sujet. 

VI. De l'emploi des temps et des modes dans cette phrase de 
Marivaux : « Encore a- 1— il fallu, quand il t'a demandé si tu l'aime- 
rais, que tu aies tendrement ajouté : Volontiers. » (Jeu de l'Amour 
et du Hasard, II, 11.) 

VII. Des flexions de l'imparfait de l'indicatif en français; retra- 
cer leur histoire. 

VIII. Étudier brièvement les principales formes de l'interroga- 
tion en français. 



I. Que vaut la distinction du caractère acquis et du caractère 
inné? 



Composition latine. 



Grammaire historique. 



LICENCE PHILOSOPHIQUE. 



Dissertation philosophique. 




SUJETS DIS DEVOIRS 



623 



II. L'acte volontaire peut-il être analysé ? 

III. Que faut-il penser de l'automatisme psychologique ? 

Histoire de la philosophie. 

I. Quelle a été l'influence du- système pythagoricien sur la phi- 
losophie de Platon ? 

II. Comparer l'immatérialisme de Berkeley et le monadisme de 
Leibnilz. 

III. Exposer la théorie kantienne de la liberté. 

Grammaire historique. 

I. « C'est merveille qu'ils y ayent tant d'heur, y ayants si peu 
d'adresse. » (Montaigne, III, 8.) Pourquoi, dans cette phrase, le 
participe ayant a-t-il le signe du pluriel ? Donner quelques expli- 
cations à cet égard. 

II. « C'est par avoir ce qu^on aime qu'on est heureux. » (La 
Rochefoucauld, Max. 48.) De l'emploi de par dans cette phrase; 
s'est-il conservé en français ? 

III. Retracer l'histoire des suffixes abstraits qu'on trouve dans 
les mots comme sag-esse et sot-tise. 

IV. La phrase concessive en français. 

Littérature grecque. 

I. Priam et Achille, dans le XXIV e chant de Ylliade. 

II. Les rôles de femme dans YAntigone. 

III. La mise en scène dans le Proiagoras. 

LICENCE HISTORIQUE. 

Composition d'histoire du Moyen Age. 

I. L'entrée de la Germanie dans la civilisation chrétienne au 
temps de saint Boniface et de Charlemagne. 

II. Etudier l'origine de la Chambre des Communes aux xn e , xm e 
et xiv e siècles. 

III. Comparer la politique française dans le royaume d'Arles au 
xiv e siècle, avec la politique française dans les pays bourguignons 
au xv e siècle. 



Digitized by 



624 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Composition d'histoire moderne. 



I. L'Allemagne depuis la paix d'Augsbourg jusqu'à Tédit de 
restitution (1629). 

IL Etats provinciaux et assemblées provinciales vers la fin de 
l'ancien régime. 

III. Histoire militaire de la Russie depuis 1825 jusqu'àla fin du 
xix e siècle. 



Le gérant-: E. Fromàntin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année <j> série) N« 31 



8 Juin 1906 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFÉRENCES 

Directeur : N. FILOZ 



Le roman français au XVII e siècle. 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 

Professeur au Collège de France. 



La deuxième partie de Y « Aetrée ». 

Dès main tenant, il nous est permis de constater la complexité 
d'une œuvre comme YAstrée, dont la première partie, à elle seule, 
ne contient pas moins de quinze histoires — on en compte en tout 
trente-huit dans les cinq parties ; — mais, dans la multitude des 
faits et malgré la foule des héros, d'Urfé ne perd point de vue le 
but qu'il s'est proposé d'atteindre ; les épisodes, quelque divers 
qu'ils soient, sont habilement enchaînés, et ce sont les mêmes 
personnages, après tout, dont le nombre est d'ailleurs considé- 
rable, qui se retrouvent à travers le roman. Ainsi l'intérêt et le 
plaisir sont, en réalité, moins dispersés qu'au premier abord on 
pourrait le croire. VAstrée est une œuvre très étendue, très 
variée, très riche, mais quiasonunité, comme l'œuvre de Balzac, 
par exemple, ou celle de Zola. 

La première partie, que nous avons résumée aussi brièvement 
que la clarté nous le permettait, eut un immense succès en France 
lors de sa publication. D'une part* elle paraissait continuer la 
tradition de la veine chevaleresque, et elle reflétait l'état des 
mœurs actuelles, en offrant aux lecteurs un véritable code de 
l'amour. D'autre part, chose presque nouvelle, elle présentait des 
récits de notre vieille histoire nationale ; — enfin, et surtout, elle 

91 



Digitized by 



626 



BEVUtë DES COURS Eï CONFÉRE.NCES 



flattait le goût des contemporains, tout en excitant leur curio 
sité, par des récits ou des tableaux d'histoire moderne et con- 
temporaine. Nous allons continuer le résumé de YAslrée, qui nous 
tiendra encore pendant deux ou trois leçons ; mais c'est, en 
somme, bien peu de trois heures pour donner la substance d'un 
ouvrage qui mit vingt années à paraître, — qui fut livré aux 
lecteurs en plusieurs fois, — et que Ton employa souvent à lire les 
loisirs de toute une vie. 



Céladon était resté un mois et demi chez Galathée, et un mois 
et demi dans la caverne des bords du Lignon, où il avait élu sa 
retraite. 

Trois mois s'étaient donc écoulés depuis sa chute volontaire 
dans le Lignon. Astrée, le croyant perdu, noyé, était la proie 
d'une douleur très vive. Près de la rivière, elle conversait avec 
Diane, pour laquelle s'enflammait de plus en plus le berger 
Silvandre : remarquons de nouveau que ce personnage' ressemble 
par plus d'un trait à Honoré d'Urfé, de même que Céladon et 
probablement Hylas. Avec eux étaient d'autres bergers et d'autres 
bergères, Paris, Léonide et Phillis. L'auteur nous trace un tableau 
curieux de leur promenade et nous rapporte leur conversation, 
toujours tendre et séduisante, quoique un peu longue, qui amène 
la pièce de vers des Echos. Toutes ces pages sont pleines de 
souvenirs personnels, précis, vécus. Voici quelques stances de la 
pièce à laquelle il vient d'être fait allusion : 



Fille de l'Air qui ne sçaurois rien taire, 

De ces rochers hostesse solitaire, 

Où vont les cris que je vais émouvant ? — Au vent. 

Et quel crois-tu que ce cruel martyre, 
Que plein d'Amour mon cœur va concevant, 
Devienne en fin aux maux que je souspire ? — Père. 



Nymphe qui sens dedans ces roches creuses 
Quel est le mal des peines amoureuses, 
N'auray-je donc jamais allégements? — Je ments. 

Comment, Echo, n'est-ce point un blasphème 
De t'accuser et dire que tu ments ? 
Ce que j'entends est-ce bien ta voix même ?— Ayrae. 

Le ciel noircy de tempeste et d'orage 
Ne peut d'effroy m'abattre le courage. 
Mon cœur ne craint tous ces étonnements. — Ne ments. 
Je ne ments point, ny ne suis téméraire, 




L' « ASTRÉE D 



627 



J'apprens d'Amour ces beaux enseignements, 
Faut-il rien plus pour un si grand mystère ? — Taire. 

Je me tairay, plustot ma voix pressée 
Souspirera ma mort que ma pensée, 
Amant secret comme Amant valeureux. — Heureux. 

Heureux cent fois aimé de cette belle, 
Mais d'où sçais-tu que son cœur généreux 
Sera vaincu si je lui suis fidelle ? — D'elle. 



On voit que dUrfé attachait une importance assez considérable 
aux vers qu'il a introduits dans son roman, puisqu'il ne s'est pas 
borné au genre du sonnet et qu'il a, au contraire, traduit ses senti- 
ments et ses sensations poétiques par des rythmes très variés : 
stances, rondeaux, chansons, villanelles abondent dans VAstrée, 
et il serait intéressant et aisé d'en former un recueil spécial. — 
Après la pièce des Echos vient une discussion, très à la mode aux 
environs de l'année 1610, sur les diverses nuances de l'amour: 
quel est, par exemple, le rôle de la présence ou de l'absence de la 
personne aimée dans le développement de cetle passion ? De telles 
questions étaient une préoccupation véritable, à ce début du 
xvn e siècle où fleurissait une sorte de néo-platonisme singuliè- 
rement vivace. Il est possible, — sinon probable, — que d'Urfé 
se soit fréquemment contenté de répéter des conversations en- 
tendues à la cour ou dans les châteaux ; il ne faisait que suivre 
après tout les traces de Marguerite de Navarre, dont Yfleptamé- 
ron nous a déjà conduits à des réflexions analogues. N'est-ce 
pas, d'ailleurs, de problèmes semblables que vivent noire roman 
et notre théâtre contemporains? 

D'Urfé s'aperçoit qu'on pourrait lui adresser une critique, lui 
reprocher d'avoir prêté à ses bergers un langage, des sentiments 
et des idées beaucoup trop élevés pour des gens de cette condi- 
tion. Il avait prévu l'objection dans sa préface, lorsqu'il nous 
avertissait que les personnages de son livre ne sont point devrais 
bergers, contraints de vivre aux champs par pauvreté et nécessité, 
mais des seigneurs qui ont choisi cet humble état pour jouir 
de la tranquillité et du repos. Cela ne suffît point à notre écrivain. 
A côté de ses dissertations sur la métaphysique amoureuse, il a 
placé des pages de descriptions très vraies et très réalistes : ainsi' 
la description d'une brebis malade, des symptômes et du cours 
de sa maladie, puis le récit de la cueillette des plantes nécessaires 
pour la guérir. Il y a là plusieurs pages remplies de détails exacts, 
d'observations scrupuleusement rendues. Si nous ne sommes pas 
en compagnie de vrais bergers, du moins en avons-nous parfois 
L'illusion. Nous assistons à de véritables scènes de la vie des 




628 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



champs : « Cependant Silvandre, approchant de la cabane de sa 
bergère, vid que Philis ne luy avoit point menty : car Diane estoit 
assise en terre, et tenoit sa chère brebis en son gyron. Quel- 
quefois elle lui souffloit à la bouche, et d'autresfois luy mettoil 
du sel dedans, mais san^effet, parce qu'elle ne revenoit point si 
tost de son assoupissement...., dont la bergère étoit fort en peine 
parce que c'estoit celle qu'elle aymoit le plus.... Silvandre s'en 
approcha et, après l avoir saluée, il lui demanda ce qu'elle faisoit 
en terre : Vous le pouvez voir, luy dit-elle, sans que je le vous 
die, si vous regardez en quel estât est ma chère Flore lté. Le ber- 
ger* se mettant à genoux, la considéra attentivement, puis luy 
toucha les aureilles, luy regarda la langue dessus et dessous, la 
leva sur les pieds, et enfin lui boucha les nazeaux avec les doigts 
pour Tempescher de respirer : mais soudain qu'if la laissa en li- 
berté après avoir à demy éternué, elle recommença ses tours et 
les» continua jusques à ce qu'elle se laissa choir. Silvandre aïors 
ayant bien recongnuson mal, se tournant tout joyeux vers Diane: 
« Ne vous faschez point, luy dit-il, ma belle maîtresse, vostre 
chère Florette sera bientost guérie... » —Tandis, que Silvandre 
et Diane cueillent des herbes pour la brebis malade, arrive le 
groupe des bergers de Montverdun : Thamyre et Calydon, qui se 
disputent le cœur de la belle Célidée. C'est l'occasion d'une autre 
histoire, celle de Célidée, dans laquelle d'Urfé a su introduire des 
éléments d'intérêt tout à fait nouveaux ; car, jamais, il ne se ré- 
pète. Calydon fut élevé jadis par Thamyre ; depuis il est devenu 
son rival. Il en résulte un conflit de sentiments, comme plus tard 
saura en faire naître le grand Corneille : la reconnaissance de 
Calydon pour son bienfaiteur Thamyre doit-elle ou non le céder à 
son amour pour Célidée ? La thèse est longuement débattue, dans 
un procès d'amour qui nous transporte à l'hôtel de Rambouillet. 
La nymphe Léonide ne porte son jugement qu'après avoir en- 
tendu les harangues, composées selon les formes prescrites, de 
Calydon, de Célidée et de Thamyre. Ces harangues sont longues 
et amples, d'un style périodique et nombreux, ce style à la 
renaissance duquel Honoré d'Urfé semble avoir autant contri- 
bué que tel de ses contemporains plus cité que lui, copme Tépis- 
tôlier Balzac. On discerne encore, dans l'histoire de Célidée 
(ainsi qu'en d'autres parties du roman), une première apparition 
du romantisme. Il s'y trouve notamment la description d'une pro- 
menade faite par un beau clair de lune que nous voudrions crter 
et que nous conseillons de lire. Elle aurait fort bien sa place 
dans une histoire du romantisme des non-classiques, qui reste à 
faire après l'histoire du romantisme des classiques. 




L' « ASTRÉE » 



629 



Silvandre s'est endormi dans un bais, non loin de l'ermitage 
de Céladon, — qui dépose dans sa main une lettre écrite à l'in- 
tention d'Astrée. Silvandre éveillé revient auprès de ses com- 
pagnons et de ses compagnes, qui, pendant son sommeil, avaient 
longuement discuté sur la jalousie. Astrée aperçoit la lettre, la 
prend et reconnaît l'écriture de Céladon. Voici la teneur de cette 
lettre, qui est pour la bergère le premier signe de vie de son 
berger : 

« A la plus aimée et plus belle bergère de l'univers, — le plus 
infortuné et plus fidelle de ses serviteurs envoyé le salut que la 
fortune lui dénie. 

« Mon extrême affection ne consentira jamais que je donne 
le nom de peine et de supplice à ce que vostre commandement 
m'a fait ressentir, ny ne souffrira jamais que la plainte sorte 
de cette bouche, qui n'a esté destinée que pour vostre louange ; 
mais elle me permettra bien de dire quel'estat où je suis qu'un 
autre trouverait peut estre insupportable, me contente d'autant 
que je sçay que vous le voulez et l'ordonnez ainsi. Ne faites 
donc point de difficulté d'estendre plus outre encor, s'il se peut, 
vos commandements, et je continueray en mon obéissance, 
afin que si durant ma vie je n'ai peu vous asseureT de ma fidélité, 
les Champs Elisées pour le moins, et les âmes bien heureuses qui 
y sont, recognoissent que je suis le plus fidelle, comme le plus 
infortuné de vos serviteurs. » 

Diane et Astrée sont fortement intriguées. Elles examinent la 
lettre qui est bien de Céladon, et à plusieurs détails, comme la 
poussière ou l'encre, cherchent à se persuader qu'elle n'a pas 
été écrite depuis longtemps. Silvandre J&e peut fournir aucun ren- 
seignement précis; néanmoins, on décide d'aller visiter le bois 
où il dormait quand le billet lui fut remis à son insu ; et une 
excursion commence, — semblable à celle de Léonide, — qui 
sera le prétexte de descriptions, de conversations, d'histoires 
nouvelles. Le groupe rencontre Laonice, Hyias, Tyrcis, Madonte 
et Thersandre. On continue la route ensemble, et d'Urfé s'amuse 
à nous montrer le cortège, composé de groupes de deux bergers : 
Astrée et Tyrcis vont les premiers, parlant de choses indiffé- 
rentes ; puis viennent Phillis etHylas, — Madonte et Thersandre, 
— Silvandre et Diane, et seule derrière eux, la malicieuse Laonice. 
Ils entrent ainsi dans un agréable bocage, où des chants réson- 
nent de tous côtés. D'Urfé en profite pour intercaler des poésies 
donnantes, dont Tune, un sonnet au Vent, mérite d'être citée : 




630 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Doux Zéphir que je vois errer folastrement 
Entre les crins aigus de ces plantes hautaines, 
Et qui, pillant des fleurs les plus douces haleines, 
Avec ce beau larcin vas tout l'air parfumant ; 

Si jamais la pitié te donna mouvement, 
Oublie en ma faveur icy tes douces peines : 
Et t'en va dans le sein de ces heureuses plaines 
Où mon malheur retient tout mon contentement. 

Va, mais porte avec toy les amoureuses plaintes 
Que parmy ces forests j'ay tristement empraintes, 
Seul et dernier plaisir entre mes desplaisirs. 

Là tu pourras trouver sur des lèvres jumelles 
Des odeurs et des fleurs plus douces et plus belles, 
Mais rapporte les-moy pour nourrir mes désirs. 



Le IV* livre contient des discussions amoureuses et de jolies 
descriptions, notamment celle d'un cerisier fleuri, au pied 
duquel on s'assied pour raconter l'histoire de Parthénope, 
de Florise et de Clorinde. Cette histoire se passe à Lyon, métro- 
pole du Forez, qui joua un rôle considérable dans les premiers 
siècles de notre ère. — On lit ensuite la correspondance d'Hylas, 
et on repart dans la direction du bois, but de la promenade, qu i 
est maintenant tout à fait proche. 

On rencontre un autel rustique, élevé en l'honneur de la 
déesse Astrée, qui provoque l'étonnement général. Cet autel de 
gazon est placé sous un toit naturel de branchages et de Ter- 
dure, qu'une main industrieuse a arrangés, et un « escriteau » 
en interdit l'accès aux Amants infidèles : 



Loin, bien loin, profanes esprits : 
Qui n'est d'un sainct Amour espris 
En ce lieu sainct ne fasse entrée : 
Voicy le bois où chaque jour 
Un cœur qui ne vit que d'Amour, 
Adore la Déesse Astrée. 



Le lieu a quelque chose de religieux et de sacré ; c'est pour- 
quoi l'inconstant Hylas, intimidé peut-être, demeure à l'écart 
de ses compagnons. Il craint sans doute le grand Hesus, 
Teautates et Taramis, qui furent de tout temps les divinités 
de ce bocage. — Après une invocation faite à genoux par 
Silvandre, qui déclare la pureté et la sainteté de leur amour, 
bergers et bergères s'approchent de l'autel; ils découvrent 
une peinture représentant des « Amours », à propos de laquelle 
s'engage une courte discussion, et un tableau où Ton a écrit 




l' « ASTRÉE )) 



631 



les « douze Loix d'amour, que, sur peine d'encourir la dis- 
grâce, il commande à tout amant d'observer ». Silvandre en 
donne lecture. Hylas, qui a quelque mauvais projet en tête, 
feint de s'indigner et prétend que Silvandre a lu des com- 
mandements de son invention. Mais on ne l'écoute guère. 
La « trouppe » suit Paris, qui trouvant « une porte d'ozier, 
passa de ce lieu en un autre cabinet beaucoup plus ample ». 
Nouvelles découvertes, nouveaux étonnements. Ce sont d'abord 
des pièces de vers, toutes dédiées à la bergère Astrée, dont une 
image orne le dessus d'un deuxième autel, puis une « oraison à 
la déesse Astrée ». La main qui a tracé les vers et l'image n'a 
trouvé qufe ce moyen pour se consoler dans son abandon : 

Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage. 

Et quelle est cette main, sinon celle de Céladon? Tyrcis, 
Paris, tous, essayent de persuader à l'incrédule Astrée que son 
berger n'est point mort : à demi convaincue, désireuse de l'être 
tout à fait, elle est partagée entre l'espérance et la crainte. 

Cependant Hylas, demeuré seul auprès du premier autel et 
résolu à jouer un bon tour à Silvandre, s'est emparé des « Tables 
des Loix d'Amour », ei, avec une habileté et une promptitude 
remarquables, il a effacé certains vers, leur en a substitué d'au- 
tres, a complètement changé le sens des commandements, deve- 
nus autant de prescriptions d'inconstance. Là où il avait gratté, U 
a passé « l'ongle et le dos du couteau », de manière que le papier 
a repris son poli et que rien d'anormal n'éveille le soupçon. 

Retour des bergers. Hylas déclare à Silvandre qu'il est prêt à 
se conformer désormais aux règles que semble avoir prescrites 
la divinité du lieu. A genoux, l'air humble et suppliant, il prête 
serment comme faisait Silvandre tout à l'heure, et commence à 
haute voix la lecture des douze Tables. 11 provoque la surprise 
de ses compagnons. On croit qu'il ment, qu'il ne lit pas le texte 
véritable : force est pourtant de se rendre à l'évidence, et c'est 
Hylas qui, maintenant, accuse Silvandre d'avoir précédemment 
dénaturé les « Loix ». Le papier est tourné, retourné en tous 
sens; et la plaisanterie n'aurait pas sujet de finir, si Diane, 
l'examinant de très près, ne devinait quelques traces du grat- 
tage. Hylas, pressé de questions, doit avouer sa supercherie, et, m 
en guise de châtiment, on l'oblige à effacer à l'instant les vers de 
son invention et à remettre ceux qui y étaient tout d'abord ; — 
et il s'y prête de la meilleure grâce du monde. Tout cet épisode 
est narré d'une plume légère et ironique. 



Digitized by 



632 



REVUE DES COUiS ET CONFÉRENCES 



On quitte, «afin-, le bocage, et Ton aperçoit te bois où la lettre 
fut remise à Silvandre. Ce dernier converse avec Astrée, lui parie 
de son amour pour Diane, qui nous apparaît avec quelque «liose 
de mystérieux. Comme ta nait tombe, on se résout à coucher à 
la belle éitoite, et les bergers et les bergères se séparent en deux 
groupes, à la recherche d'un lieu propice an sommeil. Les ber- 
gères, qui dorment mal, renouent la conversation nn moment 
iaterrom$rae,, et nous apprenons de nouvelles histoires, toujours 
pleines de charme et d'intérêt. L'une, très lo-ngne, celle de 
Dam on et de Madonte, appartient à la tradition des Amadis et 
nous ramène dans le monde des dames et des ehevaliers. 



Le VII e livre nous peint Galalhée furieuse du départ inattendu 
de Céladon. Elle chasse Léonide, qui se rend alors à Marcïlly, 
ehez son oncle Adamas. Léonide rencontre Céladon, à qui elle 
raconte l'histoire des amours de Galathée, et ne le quitte qu'a- 
près avoir lu à la dérobée sa correspondance avec Astrée, 
« pour mieux connaître cette bergère ». — Puis Léonide, arrivée 
chez son oncle, lui révèle l'existence de Céladon. Faut-il lui venir 
en aide et faciliter son dessein de voir sa belle maîtresse? 
L'oracle indique la conduite que doit suivre Adamas : 



A. vous, sage Adamas, le ciel l'a ôesfcmé, 

Surmontez par prudence 

Et l'amour et l'enfance, 
Vous le devez ainsi, puisqu'il est ordonné 

Qu'obtenant sa maistresse, 
Contente pour jamais sera Totre vieillesse, 



Dès lors, voici ce qui est résolu par le grand prêtre : Céladon 
viendra chez lui ; il prendra des vêtements de Jamme et passera 
pour la propre fille d'Adam as, Alexis, qui «st depuis sept ans 
<ihez les Garantes et quie l'on supposera de retour. 

Pendant que les bergers sont couchés^ Géladon^st sorti : d'autre 
part, Astrée s'écarte un peu de la troupe de ses compagnes, et 
voici qu'ils se rencontrent soudain. La bergère, tout interloquée, 
s'imagine qu'elle a vu l'ombre de son malheureux amant ; elle 
raconte aux autres son aventure, et tous s'accordent à dire que 
Céladon est bien mort. 

On construit un monument à sa mémoire, des sacrifices ont 
lieu autour de ce tombeau et une épitaphe est écrite « pour le 
plus aimable berger de Lignon ». Cet épisode est destiné À 



# # 




L' « ASTRÉIfi » 



633 



masqner Ja ruse du grand prêtre. Céladon, ou plutût la fausse 
Alexis, ne se trouve point reconnu d'Astrée, le jour où on les met 
en présence. Ils ont entre m de longues et douces conver- 
sations ; ils s'en vont à la promenade ensemble ; et nous assis- 
tons àl'éclosion graduelle, dansleur âme, d'un Bentiment singulier 
et presque indéfinissable de mutuelle sympathie. C'est la partie 
la plus téméraire du roman : d'Urfé a su la traiter avec une dis- 
crétion admirable. 

Les trois derniers livres renferment : — la suite de l'histoire de 
Lindamor, racontée parSilvie; — la suite de l'histoire de Célidée, 
de Thamyre et de Calidon, racontée par Lycddas ; — l'histoire de 
la jalousie de Lycidas, l'histoire de Placidie et celle enfin d'Eu- 
doxe, Valentinian et Ursace, qui contient le curieux « Sonnet 
d'une mouche sur les lèvres de sa dame endormie ». El nous ne 
pouvons, à regret, insister sur tant de conversations piquantes au 
précieuses, sur tant de descriptions empreintes d'un si vif sen- 
timent artistique. Avec l'histoire d'Euric, qui forme le centre de 
la troisième partie du roman, nous verrons, la prochaine fois, 
comment Honoré d'Urfé a su déguiser, sous la fiction, la réalité 
contemporaine et la vérité historique. 



A. R, 




Les discours judiciaires de Gicéron. 



Cours de M. JULES MARTHA, 

Professeur à V Université de Paris. 



Le talent de Gicéron; ses narrations (suite). 

La dernière fois, j'ai commencé à vous entretenir des « narra- 
tions » qui sont contenues dans les discours judiciaires de Cicé- 
ron. J'ai essayé de vous montrer, de la façon la plus concrète 
possible et en me servant d'exemples caractéristiques, quelle 
méthode il suivait, quand il composait cette partie de ses plai- 
doyers. Nous avons vu que son but était, avant tout, de faire tour- 
ner l'exposé des faits à l'avantage de son client, et que, par 
conséquent, son premier procédé de composition devait consister 
en un triage, que son souci unique devait être de ne présenter que 
les faits utiles, et d'éliminer les faits nuisibles. Mais la narration 
était, par cela même, transformée en un instrument de combat ; 
tout, en elle, se trouvait disposé en vue d'un résultat pratique : 
servir la cause de l'accusé et desservir celle de son adversaire. 

Or, pour obtenir le résultat, le triage ne suffit pas. C'est un 
procédé utile, nécessaire même, mais insuffisamment efficace. 
Aussi n'est-ce pas le seul que Cicéron ait employé: nous allons 
examiner, dans la leçon d'aujourd'hui, ceux dont il a pu se servir 
encore dans le courant de sa carrière oratoire. 



Un procédé tout voisin du premier est celui qui consiste à 
rapprocher habilement et artificieusement des faits qui n'ont 
peut-être pas entre eux beaucoup de liens, mais à les rapprocher 
dételle façon qu'un lien apparaisse et ressorte de leur contact 
même. C'est là, dans la pensée de Cicéron, une application par- 
ticulière de la formule de raisonnement bien connue : Post hoc, 
ergo propter hoc. On place deux faits l'un à côté de l'autre, tout 
exprès et cependant sans avoir l'air de tendre un piège, et on 
laisse supposer entre eux une relation, qu'on se garde d'ailleurs 
de marquer soi-même. — Prenons quelques exemples. 




CICÉRON AVOCAT 



635 



Examinons d'abord le pro Quinctio, qui est un des premiers 
plaidoyers de Gicéron. Je vous ai brièvement exposé, la dernière 
fois, le sujet de ce discours. Il s'agit, vous vous en souvenez, d'une 
affaire de société et d'une question de propriété : un certain 
Sextus Naevius, ancien crieur public, est en contestation d'in- 
térêts avec Publius Quinctius, client de Cicéron, et frère de Caius 
Quinctius, l'associé aujourd'hui défunt de Naevius. Dans la narra- 
tion, Cicéron raconte longuement toute l'histoire de la société, 
formée par ces deux personnages. Or, voici un passage de ce récit, 
choisi entre beaucoup d'autres, où l'avocat rapproche deux faits 
importants, afin de laisser croire aux juges et au public qu'il y 
a un lien entre eux. Ce passage se trouve au commencement 
du chapitre iv : 

« La société durait depuis plusieurs années, dit Cicéron, et 
Caius avait plus d'une fois conçu des soupçons sur Nœvius : il 
voyait l'embarras de cet homme à justifier des opérations où sa 
cupidité s'était jouée de l'intérêt commun. Cependant Caius meurt 
dans la Gaule, Naevius étant sur les lieux, et il meurt subitement, 
moritur in Gallia (i) Quinctius cum adesset Nœvius, et moritur 
repentino. » Que vont penser les juges en entendant cette dernière 
phrase ? Vont-ils voir, entre la mort de Caius Quinctius et la pré- 
sence de Naevius en Gaule, une simple coïncidence? Evidemment, 
non. Ce n'est pas pour cela que Cicéron s'est donné la peine de 
signaler toutes les circonstances de la mort de Caius. En réalité, 
c'est qu'il compte bien qu'au lieu d'une simple coïncidence ses 
auditeurs verront, entre cette mort et la présence de Naevius en 
Gaule, un lien de cause à effet : il veut faire entendre, sans le 
dire expressément, que l'adversaire de Publius est le meurtrier 
de son frère. 

Vous allez retrouver le même procédé, dans le pro Roscio 
Amerino. Ici encore, des événements, qui n'ont par eux-mêmes 
qu'une importance plus ou moins grande, prennent une signifi- 
cation du seul fait de leur rapprochement. Voici, en quelques 
mots, l'occasion du discours : Sextus Roscius le père, citoyen 
d'Amérie, compris dans les proscriptions et, de ce fait, dépouillé 
de ses biens, a été tué à Rome peu après, vers la fin de Tannée 
671. Sa fortune montait environ à six millions de sesterces. Chry- 
sogonus, affranchi de Sylla, qui a mis la main sur cette fortune, 
accuse Sextus Roscius fils d'avoir tué son père, afin de se débar- 
rasser de cet héritier gênant ; c'est pour défendre Roscius contre 

(1) C'était en Gaule que se trouvaient les vastes pâturages exploités en 
commun par les deux associés (pro Quinctio, chapitre ni.) 




636 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



cette accusation que parle Cicéron. Or, voici an passage essentiel 
de la narration, dans lequel l'avocat, par La juxtaposition, naïve 
en apparence,. de deux ou trois faits, fait dévier les soupçons des 
juges sur de tout autres personnes que son client : 

« Roscius (le père) avait toujours été attaché au parti de la no- 
blesse, et lorsque, dans nos derniers troubles, les privilèges et la 
vie 4es nobles furent également menacés, il soutint leur cause 
de tout son pouvoir et de tout son crédit. Nul autre ne la servit 
avec plus d'ardeur. Il se faisait un devoir de ^mbaltre pour la 
prééminence d'un ordre dont l'éclat rejaillissait sur lui-même. 
Après que la victoire eut été décidée et qu'on eut déposé les ar- 
mes, ceux qu'on soupçonnait d'avoir été du parli contraire étaient 
proscrits et arrêtés dans tous les pays. Cependant Roscius vivait à 
Borne : chaque jour, il se montrait dans le forum,, aux yeux de 
tous, et, loin qu'il craignît rien de la vengeance des nobles, on le 
voyait triompher de leurs succès. 

« D'anciennes inimitiés existaient entre lui et deux autres 
Roscius de la même ville d'Améiie. L'un d'eux est assis, à ce 
moment, sur le banc des accusateurs. On dit que l'autre possède 
trois des terresde celui que je défends- Si les précautions de Ros- 
cius avaient pu égaler ses craintes, il vivrait. Et, en effet, il avait 
des raisons pour craiadre; car voici quels hommes sont les Ros- 
cius, L'un, qu'on a surnommé Capiton, est un vieux gladiateur, 
fameux par des exploits sans nombre. Celui que vous voyez 
devant vous, et qu'on appelle le Grand, a reçu dans ces derniers 
temps des leçons de ce terrible spadassin. Avant ce combat, ce 
n'était encore qu'un écolier: bientôt le disciple a surpassé le 
maître en scélératesse et en audace. 

« Sextus Roscius, revenant de dîner, fut tué près des bains du 
mont Palatin. Cejour~là, son fils était dans Amérie; Titus Roscius 
était à Rome. Le jeune Sextus ne quittait jamais ses champs, où, 
couformément à la volonté de son père, Use livrait à l'admi- 
nistration domestique et rurale. Titus, au contraire, vivait cons- 
tamment à Rome, C'en est assez, je crois, pour diriger le soupçon- 
Mais, si l'exposition des faits ne change pas le soupçon en -certi- 
tude, prononcez que le fils est l'auteur du meurtre... » (Pro Roscio 
Amerino, chapitres vj et vu.) 

Eh ! bien, à quoi tend ce passage? L'avocat nous le dit dans les 
dernières lignes : il tend à faire croire aux juges que Sextus Ros- 
cius père n'a pas pu mourir de la main de son fils, mais qu'il est 
mort de la main de parents qui espéraient hériter de sa grosse 
fortune. Et tout cela est suggéré par Cicéron à l'esprit de ses au- 
diteurs à l'aide du procédé qui consiste à rapprocher plusieurs 




CICÉRON AVOCAT * 



637 



faits et à leur donner par ce rapprochement un sens tout nou- 
veau. 

Enfin, lisez le pro Cluentio, ce plaidoyer fameux où les empoi- 
sonnements jaillissent en quelque sorte en cascades. Cluentius est 
accusé par Oppianicus fils d'avoir empoisonné Oppianicus père, 
qui est le troisième mari de sa mère, k lui, Cluentius. Cicéron, 
dans sa narration, tient à nous faire connaître ce personnage et, 
pour cela, il nous raconte toute une série de forfaits qu'il a com- 
mis. Voyez le chapitre vu du plaidoyer en question : 

« Il y avait à Lariuum une femme nommée Dinéa, belle-mère 
d'Oppianicus. Elle eut trois fils, Marcus et Numérius Aurius, 
Cneus Magius, et Magia qui fut mariée à Oppianicus. Marcus Au- 
rius, encore très jeune, fut pris dans ta guerre d'Italie, auprès 
d'Aaculum, et tomba entre les mains du sénateur Q. Servius, 
condamné depuis comme assassin, qui le retint en esclavage. 
Numerius Aurius mourut, et laissa pour héritier son autre frère 
Cneus Magius. Magia, femme d'Oppianicus, mourut ensuite. Enfin, 
le dernier fils qui restait à Dinéa, Cneus Magius, mourut à son tour. 
Il institua héritier le fils de sa sœur, le jeune Oppianicus, que 
vous voyez ici, et voulut qu'il partageât avec sa mère Dinéa. Sur 
ces entrefaites, arrive chez Dinéa une personne qui lui annonce, 
de manière à ne lui laisser ni équivoque ni incertitude, que son 
fils, Marcus Aurius, est vivant et qu'il est retenu en servitude dans 
la Gaule. Cette femme, privée de tous ses enfants, entrevoit l'es- 
poir d'en retrouver un, et elle se met à sa recherche... Malheu- 
reusement, peu de jours après, elle n'était plus. Par testament, 
elle avait légué un million de ses terres à ce fils qu'elle cherchait. 
Pour acquitter la somrrïe, des parents fidèles à sa volonté vont en 
Gaule à la recherche d'Aurius accompagnés de la personne même 
qui avait attesté son existence. Mais ils avaient compté sans l'au- 
dace et la scélératesse singulière d'Oppianicus: celui-ci corrompt, 
au moyen d r un Gaulois, son ami, la personne en question ; puis, 
pour une somme assez modique, il trouve un assassin qui le dé- 
barrasse d'Aurius lui-même (ipsum Aurium... tollendum inter- 
ficiendumque curavit). » (Pro Cluentio, chapitre vu et commence- 
ment du chapitre via). 

Que conclure de tous ces faits? Que vont penser les juges? Ci- 
céron lésait, à coup sûr. Les juges se rendront compte, il l'espère 
bien, que toute cette famille disparaît, parce que tous les mem- 
bres qui la composent sont successivement des obstacles à l'avi- 
dité d'Oppianicus. L'avocat juxtapose toute une série de meur- 
tres, sans nous dire, — sauf pour le dernier, — que c'est Oppiani- 
cus qui les a commis ; mais cette conclusion se tire d'elle-même. 




638 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Nous allons trouver un autre exemple du même procédé, et 
Jout aussi significatif, dans le même plaidoyer. Nous lisons 
cîàtifc le chapitre ix : 

« Admirez l'audace de notre adversaire. Il conçoit le désir 
d'épouser Sassia, mère de mon client, cette femme dont il venait 
d'assassiner le mari, Aulus Aurius. L'effronterie de celui qui fait 
une si étrange proposition surpasse-t-elle la cruauté de celle qui 
l'accepte? C'est ce qu'on ne saurait décider. Toutefois, connaissez 
la délicatesse et la force d'âme de l'un et de l'autre. Oppianicus 
demande la main de Sassia, et il la demande avec instance. Elle, 
de son côté, n'est point surprise de son audace, révoltée de son 
impudence, saisie d'horreur à l'idée d'entrer dans la maison 
d'Oppianicus, inondée du sang de son époux. Seulement, elle té- 
moigne quelque répugnance à prendre pour époux un homme qui 
a déjà trois fils. Oppianicus, qui convoitait [ argent de Sassia, crut 
devoir chercher dans sa maison le moyen de lever cet obstacle. 
11 avait de Novia un fils au berceau. Un autre, qu'il avait eu de 
Papia, vivait auprès de sa mère, à Téanum d'Apulie, à dix-huit 
milles de Larinum. Tout à coup, sans aucun motif, il fait venir cet 
enfant de Téanum, ce qu'il ne faisait ordinairement que les jours 
de fêtes et de jeux publics. La malheureuse mère l'envoie sans 
rien soupçonner. Oppianicus feint de partir ^ourTaren te, et l en- 
fant, qu'on avait vu plein de santé vers la onzième heure, se trouvé 
mort avant la nuit, et, le lendemain avant le jour, il ne restait que 
sa cendre. Cette affreuse nouvelle fut portée sa mère par la ru- 
meur publique, avant que personne de la maison d'Oppianicus 
fût venu l'en informer. Désespérée de se voir en même temps 
ravir et son malheureux fils et la consolation de lui rendre elle- 
même les devoirs funèbres, elle part aussitôt, arrive éperdue à 
Larnium, et renouvelle les funérailles d'un fils que la flamme a 
déjà consumé. Dix jours ne s* étaient pas encore écoulés que le plus 
jeune enfant périt à son tour. Aussitôt Sassia vole dans les bras 
d'Oppianicus, ivre de joie et pleine désormais des plus belles es- 
pérances. Il ne faut pas s'en étonner : des fils mis au bûcher 
étaient une offrande digne d'elle ; de tels présents de noce de- 
vaient charmer son cœur. Lui, différent des autres pères, qui 
désirent des richesses à cause de leurs enfants, trouvait bien 
plus doux de sacrifier ses enfants pour augmenter ses richesses. » 

Quel effet ce récit court, mais plein de choses, pouvait-il pro- 
duire sur l'esprit des juges? La seule conclusion que ceux-ci pou- 
vaient tirer de ces meurtres habilement juxtaposés, était qu'Op- 
pianicus devait être considéré comme le meurtrier de tous ses 
enfants. 




CICÉRON AVOCAT 



639 



On voit donc la nature du procédé de Cicéron : il consiste, je le 
répète, à composer un récit tendancieux, à rapprocher des faits, 
de telle façon qu'ils aient l'air devoir une relation, un lien, qu'ils 
n'ont pas en réalité. 



Un autre procédé consiste, de la part de l'avocat, à enfermer 
dans la narration même tout le système de défense qui sera dé- 
veloppé plus tard dans la démonstration, en un mot, à faire de la 
narration une démonstration anticipée. 

Quintilien, qui formule minutieusement, au livre quatrième de 
son Institution oratoire, les règles de la narration, dit que celte 
partie du plaidoyer doit contenir, les « germes des preuves », les 
« semences des arguments », et doit être orientée dans le sens 
d'une démonstration. C'est là la simple mise en précepte, la sim- 
ple codification, si Ton peut dire, de ce que Cicéron avait mis en 
pratique. 

Quintilien donne, en effet, à l'appui de sa règle, l'exemple du 
pro Ligario. Examinons donc, au point de vue spécial qui nous oc- 
cupe, la narration de ce plaidoyer, et voyons de quelle manière 
Cicéron y a mis en œuvre le procédé que j'ai défini tout à l'heure. 

On sait à quelle occasion fut prononcé ce plaidoyer. Ligarius 
était en Afrique au moment où la guerre civile entre César et 
Pompée ayait commencé. Il n'avait donc pas pu se battre à 
Pharsale. Mais on sait qu'après la défaite de Pharsale, les 
débris de l'armée de Pompée étaient passés en Afrique pour 
recommencer la guerre, et que, d'ailleurs, ils n'avaient guère 
réussi, puisqu'ils s'étaient fait battre de nouveau à Thapsus. 
Ligarius avait été englobé parmi eux, et, peu de jours après 
cette dernière défaite, il avait été fait prisonnier dans Adru- 
mète. Or, le dictateur, clément et généreux envers les citoyens 
qui avaient suivi Pompée et combattu à Pharsale, conservait 
beaucoup de ressentiment contre ceux qui s'étaient attachés 
à Métellus Scipion, à Varus et à Juba, roi de Mauritanie, 
pour lui faire la guerre en Afrique. Si, après sa victoire à 
Thapsus, il leur avait laissé la vie, c'était en leur défen- 
dant de jamais reparaître à Rome. Cependant les frères de 
Q. Ligarius avaient espéré obtenir de César, pour leur frère, 
la faveur qu'il venait de faire à Marcellus en le rappelant. 
Cicéron, Pansa et plusieurs autres sénateurs s'étaient joints 
à eux pour les y aider. César même avait fait une réponse 
assez douce, sans être cependant décisive, à la démarche ^que 




640 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Cicéron avait tentée auprès de lui (Ad famiiiares, vi, 14). On 
avait donc lie* d'espérer le rappel de Ligarius. Malheureusement, 
un ennemi personnel de celui-ci, nommé Tubéron, l'accusa d'avoir 
fait la guerre en Afrique et le dénonça comme coupable d'entête- 
ment et d'obstination à la poursuite de cette guerre. César fut, 
dès lors, rempli de nouvelles préventions contre Ligarius. Il dé- 
cida que l'affaire serait plaidée au forum ; il s'en réserva le juge- 
ment, et ce fut Cicéron qui parla pour son ami. — On devine 
déjà quel fut le caractère de fa narration de ce plaidoyer : elle 
tendit tout entière à insinuer dans l'esprit de César que Ligarius 
n'était pas un adversaire pour le dictateur, et que, s'il avait été 
mêlé à la guerre, c'était par l'effet des circonstances et non de sa 
volonté propre. Ecoutons parler L'avocat : 

« Q. Ligarius , nommé lieutenant de C. Cousidras , partit 
pour l'Afrique, lorsqu'il n'y avait aucune apparence de guerre. 
Dans cet emploi, il se concilia tellement l'affection des citoyens et 
des alliés, que Considius, en quittant la province, aurait contrarié 
le vœu de tous les habitants, s'il eût remis ses pouvoirs à un 
autre. Ligarius refusa longtemps de s'en charger. Enfin, malgré 
sa répugnance, il accepta le commandement; et, tant que dura îa 
paix, son administration rendit sa droiture et sa probité égale- 
ment chères aux citoyens romains et aux alliés. 

« La guerre éclata tout à coup : ceux qui étaient en Afrique 
Vapprirent, avant ê avoir su qu'on s'y préparait. A cette nouvelle, 
les uns, emportés par une passion peu réfléchie, les autres, aveu- 
glés par je ne sais quelle crainte, cherchaient un chef qui pût les 
sauver et soutenir leur parti. Ligarius, dont tous les regards 
étaient tournés vers Rome et qui n'aspirait qu'à rejoindre sa fa- 
mille, ne voulut se lier par aucun engagement. Sur ces entre- 
faites, arriva dans Ultque P. Attius Varu», autrefois préteur de 
la province. De toutes parts on accourut vers lui : il saisit avec 
avidité le commandement, si toutefois on peut nommer ainsi le 
pouvoir déféré à un homme privé par les cris d'une multitude 
aveugle, et sans nul concours de l'autorité publique. Ligarius, 
heureux de ne prendre aucune part à tons ces mouvements, jouit 
de quelque repos à l'arrivée de Varus. 

« Jusqu'ici Ligarius est sans reproche. Il n r a point quitté Rome 
pour faire la guerre; il ne soupçonnait même pas que la guerre pût 
avoir lieu. Nommé lieutenant, il est parti pendant la paix ; et, 
dans l'administration de la province la plus tranquille, il lui con- 
venait surtout que celte paix fût maintenue. Assurément, son dé- 
part ne doit pas vous offenser. Accuserez- vous son séjour? Bien 
moins encore. L'un fut l'effet d'une volonté qui n'a rien de crimi- 



Digitized by 



C1CÉK0N AVOCAT 



641 



nel; l'autre fut commandé par une nécessité qui n'a rien que 
d'honorable. Ainsi donc, soit qu'il parte en qualité de lieutenant, 
soit qu'à la sollicitation de la province il accepte le gouverne- 
ment de l'Afrique, nul reproche, ni à Tune ni à l'autre de ces 
deux époques, ne peut lui être adressé. 

« Mais il y est demeuré après l'arrivée de Varus. Si c'est un 
crime, il faut s'en prendre non à son choix, mais à la nécessité. 
S'il eût été en son pouvoir de s'échapper, aurait-il balancé entre 
Utiqueet Rome, entre Attius et des frères si tendrement chéris, 
entre des étrangers et sa famille? Sa tendresse extrême pour ses 
frères lui avait causé, pendant tout le temps de sa lieutenance, 
des regrets et des inquiétudes cruelles: comment aurait-il con- 
senti à se séparer d'eux pour suivre des drapeaux opposés ? 
Ainsi donc, César, vous n'apercevez en Ligarius aucun signe 
d'une volonté ennemie. » [Pro Ligario, chapitres 1-11.) 

Ce morceau, cçmme vous voyez, se passe de commentaire. Son 
but est visible : Cicéron veut qu'en entendant cette narration, le 
juge, c'est-à-dire en l'espèce César, soit de plus en plus persuadé 
que Ligarius n'est pas un de ces obstinés Pompéiens qui ont fait 
la guerre en Afrique ; il veut que César soit peu à peu amené à 
prendre une mesure de clémence en faveur de son ennemi 
prétendu. 

La narration que je viens de vous lire est déjà un exemple 
assez frappant du procédé de Cicéron. Il en est une cependant 
qui était restée célèbre dans les écoles de l'antiquité, et qui est, 
s'il est possible, encore plus typique : je veux parler de la narra- 
tion du pro Milone, que Quintilien, dans son Institution oratoire, 
a analysée et étudiée de si près et avec tant de minutie. 

Vous connaissez les origines de ce procès illustre entre tous. 
Je me contenterai de vous rappeler brièvement les faits essentiels. 
Clodiuset Milon étaient deux ennemis acharnés, l'un, démagogue 
exalté et violent, l'autre, aristocrate, défenseur de la noblesse et 
du Sénat. Clodius, pour triompher de ses adversaires, avait réuni 
sous ses ordres des troupes de gladiateurs, avec lesquelles il em- 
pêchait les assemblées du peuple et rendait impossible la vie poli- 
tique. Pour ne pas être en reste, Milon avait levé de son côté des 
bandes analogues, avec lesquelles il défendait les intérêts et la 
cause du Sénat. On devine alors toutes les émeutes qui se produi- 
sirent, toutes les batailles qui durent se livrer à Rome pendant 
des années, particulièrement au Forum. Les deux chefs allèrent 
jusqu'à jurer de se tuer et jusqu'à se le promettre. Le hasard vou- 
lut qu'ils se rencontrassent un jour sur une route, non loin de 
Rome. Une bagarre, comme on pense, s'engagea; Clodius y fut 



92 




642 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



blessé, puis mourut peu après^ Là-dessus, naturellement, procès. 
Milon est accusé. Cicéron prend sa défense. Quelle méthode va- 
t-il employer ? 

Les accusateurs disaient : il y a eu guet-apens de la part de 
Milon ; l'avocat riposte : cela est faux, le guet-apens vient de Clo- 
dius, qui a eu le malheur de manquer son coup. Voyez plutôt 
comment les faits se sont passés. Alors commence une narra- 
tion qui contient toute la thèse du plaidoyer et qui tend unique- 
ment à prouver qu'il y a eu préméditation de la part de Clodius,. 
non de Milon. 

« Clodius savait, et il n'était pas difficile de le savoir, que, le 20 
janvier, Milon irait à Lanuvium, où il devait, en sa qualité de 
dictateur, nommer un flamine : ce voyage avait un motif connu, 
légitime, indispensable. La veille, Clodius sort de Rome, dans le 
dessein de l'attendre devant une de ses métairies, ainsi que l'évé- 
nement Ta prouvé. Ce brusque départ ne lui permit pas d'assis- 
ter à une assemblée tumultueuse, qui se tint ce même jour et 
dans laquelle l'absence de ses fureurs causa bien des regrets : 
il n'aurait eu garde d'y manquer, s'il n'avait voulu s'assurer 
d'avance et du lieu et du moment pour la consommation du crime. 

« Milon, après être resté ce même jour dans le Sénat jusqu'à la 
fin de la séance, rentra chez lui, changea de vêtement et de chaus- 
sures, attendit quelque temps que sa femme eût fait tous ses 
apprêts. Ensuite il partit, alors que déjà Clodius aurait pu être 
de retour, s'il avait dû revenir à Rome ce jour-là. Clodius vient 
au-devant de lui, à cheval, sans voiture, sans embarras, n'ayant 
avec lui ni ces Grecs qui le suivaient ordinairement, ni sa femme 
qui ne le quittait presque jamais : et Milon, ce brigand qui avait 
prétexté ce voyage pour commettre un assassinat, était en voi- 
ture, avec son épouse, enveloppé d'un manteau, suivi d'une 
troupe d'enfants et de femmes; cortège embarrassant, faible et 
timide. 

« La rencontre eut lieu devant une terre de C'odius, à la 
onzième heure, ou peu s'en faut. A l'instant, du haut d'une émi- 
nence, une troupe de gens armés fond sur Milon. Ceux qui l'atta- 
quent par devant tuent le conducteur de sa voiture. Il se dégage 
de son manteau, s'élance à terre, et se défend avec vigueur. Ceux 
qui étaient auprès de Clodius tirent leurs épées : les uns revien- 
nent pour attaquer Milon par derrière; d'autres, le croyant déjà 
tué, font main basse sur les esclaves qui le suivaient de loin. 
Plusieurs de ces derniers donnèrent des preuvfcs de courage et de 
fidélité. Une partie fut massacrée. Les autres, voyant que l'on 
combattait autour de la voiture et qu'on les empêchait de secou- 




C1CÉR0N AVOCAT 



643 



rir leur maître, entendant Clodius lui-même s'écrier que Milon 
était tué, et croyant en effet qu'il n'était plus, firent alors, je le 
dirai, non pour éluier l'accusation, mais pour énoncer le fait tel 
qu'il est, sans que leur maître le commandât, sans qu'il le sût, 
sans qu'il le vît, ce que chacun aurait voulu que ses esclaves 
fissent en pareille circonstance. » (Pro Milone, chap. x.) 

Voilà le morceau. Etudiez-le maintenant dans le détail ; repre- 
nez-en tous les traits les uns après les autres, et vous verrez qu'il 
ne contient rien qui ne tende à prouver ceci, à savoir que le guet- 
apens n'a pas Milon pour auteur, mais Clodius. C'est précisément 
cet art avec lequel la narration se transforme, sans qu'on s'en 
doute, en une argumentation, c'est cet art qui faisait la joie de 
Quintilien. 



Voilà donc les trois procédés qu'emploie Cicéron pour que ses 
narrations tournent en faveur des intérêts de son client : 

l°Il opère un triage entre les faits qu'il pourrait exposer; il en 
choisit certains pour les employer, d'autres pour les éliminer ; 

2° Parmi les faits qu'il garde, il a soin d'en rapprocher certains 
entre lesquels il n'y a pas grand lien, mais précisément pour que 
de leur simple rapprochement un lien plus ou moins artificiél 
apparaisse ; 

3° Pour ce qui est de l'ensemble de la narration, il possède l'art 
très fin et subtil de la transformer en démonstration. 

Nous commencerons, la prochaine fois, l'étude de l'argumen- 
tation proprement dite. 



¥ ¥ 



G. C. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 



Professeur à l'Université de Paris. 



Les suites des « Provinciales ». 



L'histoire des Provinciales serait incomplète, si nous ne cher- 
chions pas quelles ont été les suites de leur publication. 

Nous avons vu avec quel empressement le public se les était 
arrachées : les Provinciales lui offraient, en effet, selon le mot de 
Voltaire, une sorte d'avant-goût des comédies de Molière et des 
oraisons funèbres de Bossuet. 

Chacun reconnaissait que c'était là une œuvre vraiment admi- 
rable. Mais qu'en pensait le gouvernement? Les gouvernements, 
on le sait, ne sont pas très admirateurs de leur nature. Ils cher- 
chent à étouffer dans l'œuf les œuvres qui pourraient manifester 
une certaine indépendance de pensée : ce fut ce qui arriva pour 
les Provinciales. Dès 1656, on mit tout en œuvre pour entraver 
leur publication ; mais l'auteur était insaisissable. Le secret était 
très bien gardé ; il le fut jusqu'aux derniers mois de la vie de 
Pascal, jusqu'en 1662. 

Ne pouvant s'en prendre à l'auteur, les ennemis des Provin- 
ciales s'en prirent à l'œuvre même. On détruisit tous les exem- 
plaires; on en >cheta même pour les détruire. On chercha à 
flétrir les Provinciales par des censures, des bulles, des brefs 
du Pape même, si c'était possible. C'est l'histoire de ces luttes 
ardentes que nous allons exposer aujourd'hui. 

A Paris, les rieurs étaient du côté de Pascal, Le Parlement ne 
voyait dans les Provinciales rien qui pût atteindre la majesté 
royale, la religion, la morale publique. Il se contenta de garder 
le silence. 

Mais le Conseil du roi ne procéda pas de même. Sous l'influence 




LES « PROVINCIALES » 



645 



de Séguier, il rendit un arrêt contre les Provinciales, le 27 sep- 
tembre 1660, plus de trois ans et demi après la dix-huitième Pro- 
vinciale ! Cet arrêt fut rendu dans des conditions bien singu- 
lières. 

Ce que l'on condamna, en effet, en 1660, ce ne furent pas les 
12.000 exemplaires originaux des Provinciales, mais la traduction 
latine qu'en avait donnée Nicole sous le titre de Ludovici Montalti 
litterse provinciales. Ainsi le Conseil du roi tolérait les Provins 
ciales en français, mais les interdisait en latin ! 

Ce n'était là qu'une escarmouche. Ce fut le Midi, ce fut la 
Provence, qui donna le signal de la lutte, dès le 9 février 1657. 

Au début de mars, la Gazette de France insérait un avis, daté 
« d'Aix-en-Provence, le deuxième mars 1657 » et déclarant que 
le Parlement de cette province, voulant réprimer les dangereux 
écrits des jansénistes, et ayant jugé mauvaises et calomnieuses 
les Lettres de Louis de Montalte, ferait brûler ces Lettres sur la 
place des Prescheurs de ladite ville. 

Aussitôt les jésuites s'empressèrent de faire imprimer et de 
répandre cet arrêt. Mais, selon leur habitude, ils le publièrent 
d'une manière équivoque et en le défigurant quelque peu. Ils l'in- 
titulèrent : Arrêt du Parlement de Provence contre fauteur des 
Lettres au Provincial. Remarquons ce perfide « contre Vauteur ». 
De quel auteur s'agissait-il, puisqu'on ne le connaissait pas ? 
Louis de Montalte allait-il être pendu ? — En réalité, l'auteur des 
Provinciales n'était ni nommé ni visé dans le texte même de l'ar- 
rêt du Parlement de Provence. 

On trouve ce texte dans les Réponses aux Lettres provinciales 
publiées par le secrétaire de Port-Royal, parues à Liège en 1657* 
On peut voir qu'il n'y est fait mention ni de Louis de Montalte 
ni d'un auteur quelconque. 

Les jésuites ne se contentèrent pas de cette habile publication ^ 
ils essayèrent de mettre de leur côté l'archevêque d'Aix,Grimaldi, 
cardinal-prêtre de la sainte Eglise Romaine. Prudemment, celui- 
ci refusa d'intervenir dans le débat. Les jésuites s'adressèrent 
alors à Duchateuil, avocat général au Parlement d'Aix, qui refusa 
d'abord, mais finit par se laisser séduire. Afin de s'éclairer sur 
les points en litige, cet homme circonspect se rendit à la biblio- 
thèque des jésuites d'Aix, et lut Pascal, Escobar, Sanchez, etc.. 
Le plus amusant, c'est qu'après s'être pénétré de tous ces au- 
teurs, il déclara qu'il allait faire brûler le livre d'Escobar ! Grande 
stupeur dans le camp des jésuites ; mais ils ne se troublent pas 
pour si peu. Un moyen bien simple se présentait: c'était de dés- 
avouer Escobar. Les jésuites déclarent donc à l'avocat général : 




646 



REVUK DES COURS ET CONFÉRENCES 



« Le livre soi-disant d'Escobar, que vous avez vu chez nous, 
n'est pas d'Escobar. C'est une contrefaçon d'Escobar, imprimée à 
Genève par les jansénistes ». Le Parlement se réunit pour déli- 
bérer ; la cour délibéra pendant deux heures, et les 17 lettres 
furent condamnées au feu (9février 1657). Mais, le jour de l'exécu- 
tion, personne n'osa se présenter pour remettre l'exemplaire des 
Provinciales, et on se tira d'affaire en brûlant un vieil almanach 
qui n'en pouvait mais. Cette comédie était de plus en plus 
ridicule. 

Le Parlement de Grenoble, tout voisin, fit des gorges chaudes 
de cette absurde condamnation. Celui de Bordeaux ne s'en égaya 
pas moins. Le président écrivit même à Arnauld d'Andilly, autant 
dire à Pascal, une lettre où il feignait de ne point croire à une 
aussi baroque sentence. Il disait qu'il avait pensé « qu'un esprit 
gaillard avait supposé cette pièce aux magistrats d'Aix » pour les 
ridiculiser plus facilement. — Ce fut alors à qui n'imiterait pas le 
Parlement de Provence. 

Sept mois plus tard, le 6 septembre, les Provinciales sont con- 
damnées en cour de Rome par un décret de l'Inquisition, sans 
un seul mot d'explication, sans le moindre essai de justification. 
Notre Saint-Père le Pape Alexandre VII se contente de défendre 
et de condamner ce livre « sous les peines du saint Concile de 
Trente ». Il n'y a même pas au bas de la pièce la signature du 
pape, mais celle d'un simple notaire. 

Néanmoins, les jésuites voulurent en faire un succès pour leur 
cause. Ils firent donc imprimer ce décret chez Florentin Lambert, 
à un grand nombre d'exemplaires, que les « crieurs », analogues 
à nos « camelots » actuels, répandirent dans la capitale ; mais 
Paris, ville moqueuse, s'en amusa, et il ne paraît pas que les jan- 
sénistes eux-mêmes se soient beaucoup émus de cette publica- 
tion. Dans une lettre à Mademoiselle de Roannez, Pascal déclare 
que « ce n'est rien du tout », et n'y insiste pas autrement. 

Ce pape Alexandre VII s'était conduit là en homme d'esprit et 
en digne prédécesseur de Pie IX, le pape libéral du xix e siècle. 
Pie IX eut, lui aussi, en 1847, l'occasion de donner son avis sur 
les Provinciales. Prosper Faugère lui était présenté par l'ambas- 
sadeur, M. de Rossi, comme éditeur des Pensées de Pascal. « — Je 
le sais, dit le pape,.... Pascal a bien mérité de la religion; son 
ouvrage réunit la splendeur et la solidité. » — « En ce moment, 
M. de Rossi, comme s'il lui fût survenu un scrupule après avoir 
prononcé le nom de l'auteur des Provinciales dans le palais du 
Quirinal, crut devoir faire remarquer au pape que je ne m'étais 
©ccupé que des Pensées, raconte Faugère. — Oh ! répondit assez 




LUS « PROVINCIALES » 



647 



vivement Pie IX, à la réserve peut-être de bien peu de chose, 
dit en tout ce qu'a écrit Pascal est bon. — Puis, s'adressant à 
moi, il me dit en-italien : Anche egli aveva veduto che lulte le cose 
non erano genuino, il avait vu, lui aussi, que toutes les choses 
n'étaient pas parfaites. » (Faugère, Préamb. et introd. cxlvi.) 

Et la Sorbonne, que devenait-elle dans tout cela? Qu'allait-elle 
faire, elle qui maniait les censures avec une certaine dextérité? 
Il fauUavouer que la situation était délicate. Les Provinciales 
étaient nées d'une censure de la Sorbonne : si la Sorbonne pro- 
nonçait à ce sujet une nouvelle censure, peut-être donnerait-elle 
le jour à de nouvelles Provinciales. On était au rouet : il fallait 
bien s'arrêter. 

La Sorbonne était aussi retenue par cette considération qu'elle 
était en cette affaire à la fois juge et partie. D'ailleurs, Pascal se 
moquait de la censure. N'avait-il pas fait dire à son Provincial : 
« Que la censure vienne quand il lui plaira ! » — Et puis, qui et 
quoi censurer ? Les extraits d'Escobar? Les citations de saint 
Augustin? Toutes les tentatives faites à cette époque pour amener 
la Sorbonne à se prononcèr contre les Provinciales échouèrent, 
grâce à cette incertitude. 

Il résulte donc de tout ceci que personne n'osait attaquer fran- 
chement les Provinciales, et que l'autorité civile et religieuse fut 
assez timide à leur égard. Nous retrouverons, d'ailleurs, la Sor- 
bonne mêlée à cette affaire à la fin de notre leçon. 

Pendant ce temps, que faisait Pascal? Quelles furent ses pré- 
occupations au lendemain de cette lulte ? — Il garde un silence 
absolu, et n'écrit pas une seule ligne, durant les sept derniers 
mois de 1657. Il abandonne les jésuites à leur malheureux sort, 
«t, sans plus s'inquiéter de leurs querelles, il ne songe en ce mo- 
ment qu'à Charlotte Gouffier de Roannez,qui entrera à Port-Royal, 
d'où les jésuites réussiront à l'arracher ; il médite un ouvrage 
contre les athées ; il pense à son Apologie générale de la Religion 
chrétienne. 

Tout à coup, à la fin de décembre 1657 ou au début de janvier 
1658, Pascal fut brusquement arraché à ses méditations. 

Le mauvais génie des jésuites leur suggéra l'idée la plus malen- 
contreuse qu'ils eussent jamais eue : un des leurs entreprit d'op- 
poser aux Provinciales une réfutation éclatante, péremptoire, 
complète, définitive. Elle parut en décembre 1657 et fut répan- 
due à profusion : ils la distribuèrent même publiquement, dans 
leur collège de Clermont. C'est la fameuse Apologie pour les Ca- 
suisteSy par un théologien et professeur en droit canon. L'auteur 
se donne pour un prêtre séculier ; mais il laisse voir souvent le 




648 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



bout de l'oreille. Des « nous » lui échappent, lorsqu'il parle des 
jésuites : « Nous ne voulons pas... » Le doute n'était pas permis 
sur la personnalité du rédacteur de celte Apologie, qui ne com- 
prenait pas moins de 191 pages in-4°. 

L'auteur déclare que son but est de venir au secours des jésui- 
tes, que les jansénistes accablent de « bouffonneries » et qui sont, 
selon lui, victimes de la plus cruelle persécution. Il compare les 
jésuites à ces martyrs qu'on enduisait de miel pour attirer sur 
eux les mouches et les autres insectes, et auxquels les gens de 
Port-Royal n'épargnent pas les piqûres sanglantes de la calomnie. 

On apprit bientôt que l'auteur de cette A pologie n'était autre 
que le R. P. Pirot, ami intime du P. Annat, et confesseur du con- 
fesseur du roi. Il ne faut pas le confondre avec le docteur de 
Sorbonne Pirot, ami de Bossuet, comme on Ta fait fréquemment. 
Un jésuite, en effet, ne peut être docteur de Sorbonne. 

Le P. Annat, né en 1590, avait alors environ soixante-dix ans. 
Il avait chargé son ami de le défendre : comme Don Diègue, il 
aurait pu s'écrier : 



Les jésuites voulurent savoir ce que pensait de tout cela le 
chancelier Séguier, leur ami. Celui-ci leur conseilla de ne pas 
publier cette réponse, dans leur intérêt même. Il leur dit en 
propres termes que c'était « l'affaire la plus honteuse qu'ils 
pussent entreprendre » ; et il leur refusa le privilège. Les jésuites 
l'imprimèrent quand même. 

En janvier 1658, le public pouvait donc attendre une réponse 
de Pascal. Mais celui-ci, absorbé de plus en plus dans ses médi- 
tations et sous l'influence du sentiment religieux, renonçait à son 
rôle de pamphlétaire. La mère Angélique et Singlin exigeaient 
qu'il gardât le silence. 

La réponse vint alors des curés de Paris, qui, indignés de l'im- 
pudence des Casuistes, et avec l'approbation de Séguier, résolu- 
rent de déférer V Apologie aux autorités compétentes, notamment 
à la Faculté de théologie. Ils composèrent, comme c'était l'habi- 
tude à cette époque, des Factums ou mémoires, qui font songer 
aux fameux Mémoires de Beaumarchais. Pascal reprit alors la 
plume, mais seulement pour mettre en bon français, en bonne 
prose des Provinciales, la prose qu'on lui communiquait. D'or- 
dinaire, les factums étaient rédigés par des avocats célèbres ;*on 
n'en imprimait qu'un petit nombre et pour le monde du Palais 



Ce glaive que mon bras ne peut plus retenir, 
Je le remets au tien pour venger et punir. 




LES « PROVINCIALES » 



649 



seulement. Pascal fut, sans doute, amené à se faire le secrétaire 
désintéressé des curés de Paris, par l'un d'eux, Fortin, son 
ami, proviseur du Collège d'Harcourt et curé de Saint-Christophe. 
Pascal eut part à 5 ou 6 de ces factums. Le deuxième est de lui 
tout entier, d'après le témoignage de Périer, neveu de Pascal, et 
fut fait en un jour ; le cinquième Test aussi, et Pascal le préfé- 
rait même à la septième et à la treizième Provinciale. 

Cependant, malgré le témoignage de Périer, leur attribution à 
Pascal n'est que probable; l'horreur de Pascal pour le probabilisme 
suffirait à nous les faire laisser de côté. 

D'ailleurs, nous n'y retrouverions ni la verve, ni l'éloquence 
des Provinciales. 11 y a là des scrupules nouveaux et un ton de 
charité et d'amour des ennemis qui n'ont rien du pamphlet. 
Quantum mutalus ab illol... 

L'infâme Apologie, dénoncée à l'évêque, à l'archevêque et 
même à l'Inquisition de Rome, fut condamnée partout. En somme, 
elle servit à faire lire les Provinciale sjavec plus d'intérêt que jamais. 

De toutes ces condamnations, nous ne retiendrons que celle de 
la Sorbonne. Il est comique, en effet, de voir les Provinciales finir 
par où elles avaient commence', par une censure de la Sorbonne. 

La Faculté était saisie d'une plainte contre Y Apologie. Depuis le 
départ des 72 docteurs, la Sorbonne était en piteux état : il n'y 
restait que les créatures des jésuites, Cornet et consorts. La 
Sorbonne essaya de tergiverser : enfin, après bien de la peine, 
après neuf mois de gestation, elle mit au jour cet avorton qu'est 
la Censure contre V Apologie. Par un juste retour des choses d'ici- 
bas, la Faculté fut malmenée par les jésuites, comme on pense 
bien: « C'est une chose insupportable, dit l'un d'eux le, 2o mai, 
que cent jeunes docteurs ignorants soient assez téméraires pour 
vouloir censurer tous nos docteurs casuistes. » On essaya alors 
de verser un peu de baume sur. la plaie. La Faculté s'etîorça de 
condamner en même temps et Y Apologie et les Provinciales. Elle 
fit remarquer qu'en censurant Y Apologie, elle ne prétendait au- 
cunement approuver les Provinciales. Elle écrivit: « Facilitas illas 
non approbavit, quia audivit illas damnalas esse Romse » ; puis 
elle remplaça « Romse » par « a Summo Pontifice » et « a Sancta 
Sede ». C'était ingénieux ; mais ce procédé attira à la Sorbonne 
une semonce du Parlement. Le il juillet 1658, l'avocat général 
Talon manda au palais cinq ou six docteurs de la Faculté, les ca- 
téchisa, en un mot, leur lava la tête, dirions-nous aujourd hui. Il 
leur montra que mettre dans une censure de Sorbonne que les 
Provinciales ont été condamnées à Rome, c'est reconnaître 1 In- 
quisition, chose que le gouvernement ne saurait tolérer. 




650 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Les docteurs se réunirent donc chez Nicolas Cornet, et, la 
mort dans l'âme, supprimèrent « damnatas». On ajoutât seulement 
que la Faculté n'approuvait pas les Provinciales (16 juillet 1658). 
Quant à VApologie, elle était condamnée dans certains de ses 
articles, et aussi in globo, « parce qu'elle pousse à la crapule, ad 
indulgendum crapulœ. » Aussi, la Sorbonne ne se hâta-t-elle pas 
d'imprimer celle censure. Enfin, Nicolas Cornet demanda au roi, 
c'est-à-dire à Mazarin, la permission de l'imprimer : il l'obtint, à 
condition de ne pas faire mention du décret de Rome. 

Le 26 octobre 1658, Pascal dut bien rire, quand parut cette fa- 
meuse censure. 

La prophétie de 1656 était accomplie : la Sorbonne était deux 
fois ridicule. 

Il est curieux de voir ce que les jésuites pensaient alors de la 
Sorbonne. Voici ce que disait le Général des jésuites, dans une 
lettre où il donne le mot d'ordre aux Pères de sa Compagnie : 
« Mon Re'vérend Père, il ne faut pas témoigner que nous soyons 
« surpris de tant de censures ; Dieu veut nous éprouver, nous 
« suscitant un si grand nombre d'ennemis pour sa cause. Si on 
« vous parle de celle de Sorbonne (voici la consigne habilement 
« transmise), comme on ne manquera pas, afin de répondre tous 
« de même façon, voici ce qu'il faudra dire : que la Sorbonne a 
« beaucoup d'ignorants et de docteurs défaveur;... que ce n'est 
« pas la première fois que la Sorbonne avait exposé son honneur 
« par des censures de cette nature; qu'elle avait autrefois cen- 
« suré la doctrine de saint Thomas; qu'elle avait condamné la 
« Pucelle d'Orléans comme sorcière et a été cause ensuite qu'elle 
« a été brûlée...; qu'elle avait censuré l'institut delaCompa- 
« gnie, approuvé et confirmé par deux papes, et mille autres 
« choses aussi extravagantes; qu'au reste ceux qui la compo- 
« saient à présent n'étaient pasplus sages ni plus savants que 
« ceux qui les ont précédés et qui sont tombés dans de si horri- 
« bles fautes. Voilà, mon Père, ce qu'il faut dire pour notre dé- 
« fense, en attendant quelque autre remède. Je suis, etc.. » 
(Hermant, xix, ch. 32.) 

Si Ton songe à ce que Pascal, dans la première Provinciale, ' 
disait de la <* Compagnie aussi célèbre qu'est la Faculté de théo- 
logie de Paris », on verra tout le chemin parcouru depuis lors. 

Voilà comment, au milieu du xvn e siècle, un pamphlétaire de 
génie a pu par la presse agir sur l'opinion publique. Nous venons 
d'assister là, au cours de cette lutte, aux premiers hauts faits du 
journalisme naissant. 



A. C. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



L'habitude fragmentée ; condition de l'association 
de ressemblance. 

Nous allons aujourd'hui continuer et terminer, autant que 
possible, la recherche de la loi déterminante des images. Nous 
nous sommes posé le problème suivant : étant donné qu'il y a 
trois modes de groupement des images, qui sont : l'association 
de contiguïté ou répétition d'habitude, l'association de ressem- 
blance et l'imagination, — pourquoi le groupement ou la succes- 
sion des images est-il, dans certains cas, une répétition d'habi- 
tude, et, dans d'autres cas, une association de ressemblance 
et, dans d'autres cas enfin, une imagination ? 

A propos de la répétition d'habitude, nous avons établi que 
l'acte d'habitude avait un déterminisme composé de deux 
éléments: sa condition (l'habitude), et son occasion, qui était 
toujours une association de ressemblance. Nous avons ensuite 
cherché si l'habitude ne comporte pas une modification qui la 
transforme en puissance d'imagination. Nous avons trouvé, en 
effet, que l'habitude, mais l'habitude générale, est la condition 
de l'acte d'imagination. Il nous reste à déterminer l'occasion de 
l'acte d'imagination, et à établir, autant que possible, le déter- 
minisme de l'association de ressemblance, dont nous n'avons 
dit ni la condition ni l'occasion. 

Je commence par le problème de l'occasion, et je ne m'y 
attarderai pas. Je ne m'attarderai pas aux deux sortes d'occa- 
sions que nous avons à établir ; car le problème de l'occasion ne 
se pose pas pour l'imagination et l'association de ressemblance 
de la même façon que pour l'association de contiguïté. Cherchons 
pourtant, tout d'abord, quelle est l'occasion d'une imagination. 

Pour résoudre ce problème, je fais appel à l'expérience cou- 
rante. Nous n'imaginons jamais que dans l'ordre des choses 
auxquelles nous pensons d'habitude. Pour trouver la solution 
d'un problème de mathématiques, par exemple, il faut réfléchir 




652 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sur ses données. La solution est liée par un lien logique aux 
réflexions, aux idées présentes à l'esprit, qui l'ont préparée, 
Tayant précédée. De même, nous n'imaginerons jamais un 
paysage qui n'est pas dans la nature, comme Je paysage de 
Corot, qui se compose d'un sol et d'arbres des environs de 
Paris et d'un ciel d'Italie, que si nous sommes en train de penser 
à la nature, à nos voyages, à nos promenades ou si nous sommes 
en train de lire un récit de voyage. Ainsi, c'est toujours une 
association iè ressemblance qui précède l'acte d'imagination, 
et ce qui précède immédiatement l'acte d'imagination, c'est son 
occasion. Mais, dira-t-on, il arrive très souvent que l'esprit, 
fatigué d'une recherche, se repose par d'autres pensées, tout 
à fait différentes, revient ensuite au problème et en aperçoit 
alors la solution. Je réponds que revenir au problème, c'est 
revenir aux données du problème, lesquelles servent d'occasion 
à la solution qui, ensuite, apparaît. Il y a des cas, cependant, 
où il semble que la solution apparaisse subitement, après avoir 
été longtemps cherchée en vain, et alors qu'on ne la cherchait 
plus. On cite des cas où l'artiste, le savant, ont passé une 
longue soirée à chercher sans trouver. Ils s'endorment et, le 
lendemain, à leur réveil, la solution leur apparaît d'emblée sans 
préparation, sans recherche nouvelle. Je dis que c'est là un cas 
extrême, et qu'il ne faut pas prendre cette description à la lettre. 
L'esprit du dormeur, au réveil, est presque toujours préoccupé 
des dernières pensées de la veile. La première pensée du réveil 
sera donc tout naturellement le problème à résoudre. Ni le 
savant ni l'artiste ne réfléchissent : c'est possible ; mais ils pensent 
au problème et la solution apparaît. Dans ce cas, donc, l'antécé- 
dent immédiat, ôu l'occasion de l'acte d'imagination, est un fait 
analogue à cet acte, absolument comme lorsqu'une réflexion 
prolongée aboutit à une découverte. La recherche et la découverte 
semblent alors séparées par un long intervalle de temps, et ces 
sortes de faits peuvent être résumés dans une formule qui est 
mienne et que je puis ciler à ce titre : « Si l'on trouve sans 
chercher, c'est qu'on avait cherché sans trouver. » (La Parole 
intérieure, chap. v.) Mais cela ne veut pas dire que l'on trouve 
sans un souvenir, au moins vague, des recherches antérieures. 

Ainsi, l'occasion de l'imagination, c'est une association de res- 
semblance. Posons maintenant le troisième et dernier problème 
de cel ordre : quelle est l'occasion de l'association de ressem- 
blance ? 

Une dialectique longue et fastidieuse serait peut-être néces- 
saire pour établir rigoureusement que la question ne se pose pas 




l'association de ressemblance 



653 



à l'égard de l'association de ressemblance. J'abrégerai. Considère- 
t-on, en effet, les deux termes semblables ou le second seule- 
ment, a et A ou seulement A ? Si l'on considère les deux termes 
réunis, on ne trouve pas d'occasion. Si Ton considère le second 
seulement, on trouve qu'il a le premier pour occasion ; que A 
soit suivi ou non de ses conligus BCD, etc., l'occasion est tou- 
jours a ; si donc nous considérons la succession a ABCD l'occasion 
de l'association de contiguïté, ABCD sera l'association de ressem- 
blance a A ou son premier terme a — ce que nous savons depuis 
longtemps; si nous ne considérons que a A, nous voyons avec 
évidence que, dans l'idée même d'une association de ressem- 
blance, l'occasion figure, puisque « est l'occasion de A. 

Laissons désormais le problème des occasions et disons main- 
tenant que tout autre est le cas des sensations. Je dois établir ce 
point, parce que les sensations sont des faits de conscience ; je 
ne puis laisser croire que je les oublie. Remarquons, tout d'a- 
bord, que beaucoup de sensations sont prévues, qu'on le veuille 
expressément ou non. Quand une sensation est prévue, par 
exemple celle de la Sorbonne, où j'ai voulu venir tout à l'heure, 
l'image précède la sensation. Voilà deux analogues qui se suivent. 
Ensuite, quand on est arrivé au but, quand on a la sensation 
voulue, cette sensation est reconnue. Or, reconnaître une 
sensation, c'est associer à cette sensation un groupe d'images 
semblables à elle, mais plus pâles. Ainsi, lorsqu'une sensation est 
prévue, des images presque identiques la précèdent, l'accompa- 
gnent, la suivent. Mais c'est dans ce cas seulement que les lois 
établies dans ces leçons embrassentles sensations et s'appliquent 
à elles. La sensation, en principe, est imprévue. L'enfant n'a 
guère que des sensations imprévues ; de même, le voyageur ; et 
il arrive, même dans la vie la plus routinière, qu'on soit surpris 
par des sensations imprévues, un éclair, par exemple. Bien plus, 
sur un chemin connu, on peut à chaque pas, tous les jours, ren- 
contrer dir nouveau. Ainsi, on est très souvent surpris par des 
sensations imprévues, qui causent de l'étonnement, qui donc n'ont 
ni occasion ni condition. Elles interrompent le cours de la vie 
consciente ; on ne leur connaît pas de cause parmi les faits con- 
scients, et, dès lors, elles paraissent étrangères à la conscience. 
Celle-ci les rejette hors d'elle-même ; elle les emploie comme ma- 
tériaux dans la construction du monde. La conscience a plusieurs 
raisons de construire le monde extérieur, et celle-ci n'est pas la 
principale, mais c'en est une. Le fait qu'il y a des états de con- 
science forts qui sont imprévus, qui nous surprennent et nous 
étonnent, ce fait est une des raisons de ne pas nous attribuer les 




654 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sensations. Donc, en principe, les sensations, à moins que la 
conscience ne les prépare, par son activité propre, et ne les incor- 
pore à cette activité, sont des faits qui n'obéissent pas aux lois 
dont je suis en train de parler ; ces lois sont les lois des images ; 
elles ne concernent pas les sensations. Ces lois ne paraissent con- 
cerner les sensations que dans les cas où .les sensations font 
corps avec des images. 

Je reviens aux conditions. La condition delà répétition d'habi- 
tude ou association de contiguïté, c'est l'habitude spéciale, puis- 
sance déterminée d'un acte déterminé. La condition de l'imagina- 
tion, c'est l'habitude générale, puissance générale, c'est-à-dire, 
partiellement déterminée et partiellement indéterminée, d'un acte 
qui n'est déterminé que dans ses lignes générales et qui, dans ses 
détails, n'est pas prédéterminé. Il nous reste à dire quelle est la 
condition de l'association de ressemblance. Rappelons d'abord 
que, dans l'imagination comme dans la répétition, nous trouvons 
une pluralité qualitative et une sorte de synthèse de cette pluralité 
par la contiguïté. Gomme les faits répétés, ceux qui sont réunis 
dans un acte d'imagination sont naturellement désignés par des 
termes distincts (ABC ou RM), qui marquent leur distinction. S'ils 
sont liés, c'est par la seule contiguïté, contiguïté dans le temps, 
ou contiguïté dans l'espace. L'imagination imite l'expérience elle 
souvenir. Dans un acte d'imagination, des éléments hétérogènes 
sont liés en fait dans l'espace et le temps. Cette contiguïté eçt 
légale ou accidentelle, conforme aux lois de la nature ou seu- 
lement permise par ce3 lois. L'éclair et le tonnerre sont indisso- 
lublement liés dans le temps, en vertu des lois de la nature. Mais 
si, dans un jardin comme le jardin du Luxembourg, il y a trois 
sortes d'oiseaux, des moineaux, des merles et des pigeons, il n'y 
a pas de nécessité dans cette contiguïté des trois sortes d'oiseaux 
et du jardin qui existe en fait. Les lois de la nature ne font que 
permettre celte habitation du jardin par ces êtres vivants. Ils 
sont là par accident, par un accident qui n'est pas exception- 
nel, car les lois de la nature invitent ces oiseaux à habiter là 
sans les y contraindre. Au contraire, si dans le même jardin on 
aperçoit un jour une chauve-souris, ou un aigle, ce sera un fait 
non impossible mais exceptionnel, un accident pur. Dans tous 
les cas, lorsque des termes différents sont contigus, ils le sont 
parce qu'une loi de la nature impose cette contiguïté ou parce 
que les lois de la nature ne défendent pas cette contiguïté. Du 
reste, entre les contiguïtés légales et les contiguïtés acciden- 
telles, il y a une infinité de degrés. 
Cette contiguïté se retrouve dans l'acte d'imagination. Cet acte 




l'association de ressemblance 



655 



repose sur les lois de la nature, il leur est soumis et ne s'en écarte 
qu'à ses risques et périls. En principe, il doit grouper les termes 
différents qui le composent d'une manière ou imposée ou permise 
ou non prohibée par l'expérience. Pour qu'il y ait acte d'imagi- 
nation, il faut donc que, dans la préparation inconsciente qui 
précède le phénomène conscient, les phénomènes demeurent 
groupés selon leur ordre empirique normal. 

Au contraire, pour que les phénomènes soient rappelés les uns 
par les autres, au nom de leur ressemblance, il faut que les con- 
tiguïtés empiriques soient brisées. Soit deux séries empiriques 
ABCD, — defg. Si elles se suivent dans la conscience, y formant 
une seule série, il y a là une association de ressemblance. Les 
symboles ABCD représentent quatre vers d'Homère qui ont oc- 
cupé pendant quelque temps la conscience d'un lettré, defg, qua- 
tre vers de Virgile qui ont occupé ensuite la même conscience. 
C'est l'analogie entre le dernier des quatre vers d'Homère (D) et le 
premier des quatre vers de Virgile (rf), qui a suscité d; mais pour 
que D rappelle d, il faut qu'il y ait rupture entre D et les vers sui- 
vants du texte d'Homère, EFG ; il faut que l'habitude soit enrayée, 
paralysée, après le quatrième vers. De même, si les éléments de 
deux groupes, tels que ABC et ajàv, au lieu de se présenter à la 
conscience sous la forme du groupe ABC à tel moment, puis à un 
autre moment, sous la forme a^> se présentent un certain jour 
sous la forme A — a, puis un autre jour sous la forme (i — B, puis 
une autre fois sous la forme C — y, il faut croire que les puissances 
engendrées par ABC et par a^y sont disjointes et qu'il y a six puis- 
sances et non pasdeux dans ces régions inconscientes del'âme dont 
nous avons dû parler pour expliquer le conscient. Bien entendu, 
dans une association comme A — a, chacun des termes est un sou- - 
venir, un fait d'habitude. La puissance élémentaire qui est à la 
racinede ces répétitions restreintes, c'est l'habitude, et l'habitude 
spéciale; mais il est évident que l'habitude spéciale, pour être à 
la source de l'association de ressemblance, pour donner aulieu de 
ABCDEF, ABCDrf, aulieu de ABC, Aa, doit être fragmentée. Ce qui 
est la condition de l'association de ressemblance, c'est donc tou- 
jours l'habitude, et ce n'est pas l'habitude modifiée, comme elle 
l'est pour servir de condition à l'imagination; ce n'est pas l'habi- 
tude générale. Pour servir de condition à l'association de res- 
semblance, l'habitude reste spéciale, mais doit être fragmentée ; 
pour que l'on soit disposé à former de l'association par ressem- 
blance, il faut posséder une multitude de petites habitudes spé- 
ciales. 

Demandons-nous, maintenant, d'où provient cette fragmentatioa 




656 



REVUE DES COURS ET, CONFÉRENCES 



de l'habitude. Elle ne peut venir que d'une supériorité voulue ou 
naturelle de l'élément qualitatif sur l'élément quantitatif dans 
l'expérience. Les phénomènes sont ce qu'ils sont par leurs quali- 
tés. Ils ont un propre qualitatif qui les rend différents des autres 
phénomènes leurs voisins. C'est par la qualité qu'un phénomène 
est un; c'est par la qualité que les phénomènes sont une pluralité, 
dont les éléments constitutifs sont distincts; mais ils sont liés les 
uns aux autres par l'étendue et la durée, et c'est cette juxtaposi- 
tion qui constitue leur contiguïté. Eh ! bien, la nature peut nous pré- 
senter les phénomènes plus ou moins distincts les uns des autres, 
et, d'autre part, l'activité de la conscience peut se porter de pré- 
férence ou sur la distinction ou sur la juxtaposition des objets. Il 
y a, par exemple, parmi les amateurs des arts du dessin, des ama- 
teurs qui ont le goût des ensembles, qui jouissent de ces touls 
spatiaux que sont les œuvres d'art, sans s'attacher aux éléments ; 
ces mêmes hommes, en présence de la nature, chercheront à com- 
prendre par un regard circulaire le paysage qui s'étend devant 
eux, dans sa totalité. Il y a d'autres amateurs, inférieurs (je crois 
que ce que je vais dire d'eux le prouvera), qui, dans une œuvre 
d'art, s'attacheront du regard à un point particulièrement intéres- 
sant; ils ne verront dans un tableau qu'une tache brillante de 
lumière, ou une tache de sang dans un tableau tragique. Ces ama- 
teurs, on les nomme des tachistes. S'ils voyagent, leurs regards 
convergent et se fixent sur un point du paysage qu'ils sont appe- 
lés à contempler, point oh la couleur ou le relief ont pour eux un 
attrait tout spécial. Ceux-là brisent les continuités de la nature 
ou de l'art, et il leur est impossible, par la suite, de revoir en 
pensée la nature ou les tableaux dans leurs ensembles. 

Nous voyons déjà, par ces exemples, que l'analyse qualitalive 
de la pluralité donnée par la sensation et redonnée par le souve- 
nir, est l'œuvre propre de l'attention. L'attention est élective: elle 
choisit; et, en choisissant, elle brise : elle est analytique. Si déjà, 
dans ce premier commentaire, nous avons pu voir à l'œuvre l'at- 
tention, ne nous hâtons pourtant pas de voir dans l'activité de 
l'attention la cause déterminante que nous cherchons. J'ai dit, et 
c'est le moment de le redire pour l'expliquer, que la nature peut 
présenter les phénomènes de trois manières, c'est-à-dire selon 
les modes qui prépareront, qui favoriseront ou la répétition d'ha- 
bitude ou l'imagination ou l'association de ressemblance. La 
nature peut, en effet, nous présenter les phénomènes contigus et 
liés dans l'espace ; elle nous présente ainsi les couleurs de l'arc- 
en-ciel, qui n'ont pas de limites précises. Elle peut encore 
nous présenter les phénomènes joints, liés, mais inégaux ; 




l'association de ressemblance 



657 



c'est ainsi que, dans certaines conditions d'éclairage, lorsqu'il 
y a lutte entre le soleil et les nuages, il peut y avoir, dans la na- 
ture, des coins vivement éclairés et des coins plus ou moins obs- 
curs. Ce qui est la règle dans les tableaux de Rembrandt se 
rencontre accidentellement dans la nature. Enfin, il arrive aussi 
que la nature nous expose des phénomènes nettement distincts 
et limités: la lune dans un ciel pur, par exemple. D'autre part, 
selon les pays, la nature offre des phénomènes plus ou moins 
disjoints. En Bretagne et, en général, dans les pays du Nord, il y 
a des brouillards qui estompent tout et effacent les contours, 
tandis que sur les bords de la Méditerranée tout est séparé, tout a 
des reliefs très nets. « Un fait », a dit Chevreul, « est une abs- 
traction ». Eh ! bien, si un phénomène est une abstraction toute 
faite, sur les bords de la Méditerranée, c'est assurément le soleil 
qui a fait l'abstraction. 

Veuillez remarquer, de plus, combien le travail de l'esprit est 
préparé par ces phénomènes de la nature. Je prends le cas le plus 
embarrassant peut-être, le cas intermédiaire où les phénomènes 
sont joints, mais inégalement favorisés. Si la nature nous pré- 
sente de très belles fleurs, larges, éclatantes sur des arbrisseaux 
chétifs et laids et, au contraire, des fleurs insignifiantes sur de 
robustes et beaux arbrisseaux, ne serons-nous pas, après un tel 
spectacle, disposés à rêver de belles fleurs sur de beaux arbris- 
seaux ? Nous obéirons, ce faisant, à cette loi de la nature suivant 
laquelle il n'y a pas de belles fleurs sans un arbrisseau qui puisse 
les supporter ; mais nous l'appliquerons avec la liberté qui est 
propre à l'imagination. L'attention s'était portée sur un des 
éléments d'abord, sur la fleur, puis sur un autre, sur l'arbris- 
seau, toujours sur l'invitation de la nature. La nature, en d'autres 
termes, contribue à faire nos puissances, à faire le mode de nos 
habitudes. Elle nous dispose tantôt à l'habitude spéciale, tantôt 
à l'habitude générale, tantôt à l'habitude fragmentée. Mais l'ha- 
bitude vient-elle uniquement des spectacles de la nature et de 
l'expérience? Cela ne peut être soutenu. Il est incontestable que 
la lumière des bords de la Méditerranée analyse, discrimine tous 
les éléments qui se présentent aux yeux des habitants de ces 
régions. Mais, si l'on peut rattacher à ce fait comme à sa cause 
partielle le génie analytique des Grecs, cela ne suffit pas à l'ex- 
pliquer. Le ciel de la Grèce invitait les Grecs à avoir des idées 
précises ; la nature commençait les abstractions que les esprits 
n'avaient ensuite qu'à perfectionner ; mais la nature n'était-elle 
pas la même pour les Athéniens, pour les Lacédémoniens, pour 
les autres Grecs ? Or les Athéniens presque seuls en ont profité. 



93 




658 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Et les Romains n'avaient-ils pas, ou à peu près, le même spec- 
tacle que les Grecs sous les yeux ? Les reliefs de leur nature 
étaient nettement découpés, et ils étaient, eux aussi, invités à 
penser des ressemblances, c'est-à-dire à penser vraiment. Si 
toute pensée est une synthèse de semblables, ne doit-on pas dire 
que les Romains étaient aussi incités que les Grecs, par leur 
nature, à penser et à faire des chefs-d'œuvre dans tous les 
arts ? Certes, ils ont pensé; mais il n'ont pas pensé de la même 
façon que les Grecs, ni aussi bien. Le génie romain est un esprit 
précis, mais grossier dans sa précision, et il a fallu que les 
Romains devinssent les écoliers des Grecs pour s'affiner. Ainsi 
il ne suffit pas, pour les consciences, que les abstractions 
soient plus ou moins préparées par la nature. La nature ou 
l'expérience nous présente des contiguïtés sans réserves où 
tous les termes contigus sont également frappants à la fois 
et non séparés par des limites (arc-en-ciel). Elle nous pré- 
sente aussi des contigus d'éclat inégal et d'ailleurs mal limités 
D'autres fois, enfin, elle nous présente des phénomènes séparés, 
selon leurs différences qualitatives, dans l'expérience même. 
Mais ce ne sont là que les premiers matériaux ; il reste à les 
mettre en œuvre. C'est l'attention, l'effort, la volonté de chaque 
conscience qui utilisera, plus ou moins heureusement, ces indica- 
tions fournies par la nature et par son intermédiaire, l'expé- 
rience. 



V. H. 




Sujets de devoirs. 



i 

UNIVERSITÉ DE PARIS 



CONFÉRENCES ANGLAIS. 

4 e série 

Certificat, licence, agrégation. 

VERSION. 

G. Eliot, Middlemarchy B. II, ch. xxn : « Stillyou don't like me », 
— of her noble unsuspicious inexpérience. » 

Lecture expliquée. 

Shakspeare, Henry IV, Part. I, acL I, se. % from beginning 
down to : « have I to do with thehostess of the tavern. » 

Thème. 

Donnay et Descaves, Oiseaux de passage, acte II, se. 7, jusqu'à : 
« ... elle est trop fière. » 

Leçon en français. 

Etudier les procédés d'analyse psychologique de G. Eliot dans 
Lydgate et Rosamond (Middlemarch). 

English Essay. 

Explain and comment upon Charles Lamb's judgment on King 
Lear: « Lear is essentiaily impossible to be represented on a 
stage. » 

Lesson in English. 

The character of Bulstrode (Middlemarch). 

{M.Baret.) 



Digitized by 



660 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Philosophie 

La notion du surnaturel. — Comment peul-on la définir? 

{M. Lalande.) 



II 

UNIVERSITÉ DE BESANÇON. 

LICENCE ÈS LETTRES. 

Composition française. 

Elude sur les Rêveries <Tun Promeneur solitaire. 

Philosophie. 

La finalité dans la nature. 

ALLEMAND. 

Composition. 

Es sollen folgende Verse Gœlhes erklârt und beurteilt werden 
« Gerellet ist das edle Glied 
Der Geisterwelt vom Bôsen. 
Wer immer strebend sich bemùht. 
Den kônnen wir erlôsen. » 

{Faust, II Theil.) 

Version. 

BHrger, Lenore. 

Thème. 

A. Daudet, Les Sanguinaires, 50 premières lignes. 



Digitized by 



Google 



SUJETS DIS DEVOIRS 661 

Composition latine. 

Quae fuerit apud Romanos adolescentium institutio, ex primo 
Quintiiiani libro colliges. 

Thème latin. 

Pascal, Fragment d'un Traité sur le vide : « Il est étrange 
comme on révère... » 

Thème grec. 

Corneille, Cinna, acte I, se. m : 

« Plût aux Dieux que vous-mêmes 

l'ardeur de le punir. » 

AGRÉGATION. 

Version latine. 

Brulus, ch. lxxiv-lxxv : « Solum quidem... revertamur. » 

Thème grec. 

Voltaire, Lettres (éd. Brunei), p. 144 : a 11 n'y avait pas quatre 
hommes ouvrage admirable. » 



III 

UNIVERSITÉ DE NANCY. 



Version latine. 

Agrégation de grammaire. 

Cicéron, de Officiis, 11,7,23, depuis : « Omnium rerum... », 
jusqu'à : « ...propter suspicionem interfectus. » 



Digitized by 



662 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Dissertation française. 

Licence. 

On trouve dans le Journal d'un poète, d'Alfred de Vigny, à la 
date de 1834, ces deux lignes isolées : « Je crois, ma foi, que je 
ne suis qu'une s orte de moraliste épique. C'est bien peu de 
chose. » 

Vous expliquerez, commenterez et critiquerez cette opinion 
d'Alfred de Vigny sur lui-môme, en vous appuyant de préférence 
sur ceux de ses poèmes qui sont inscrits au programme de 
licence. 

Dissertation philosophique. 

Licence, 

À.— Quelles sont les idées et les images que nous suggère 
réellement la lecture? 
B.— Théorie psychologique du jugement. 

Thème latin. 

Licence. 

Chateaubriand, Génie du christianisme, I rc partie, livre V, 
chap. xiv (xiu dans certaines éditions), depuis : « Or cet instinct 
affecté à l'homme, le plus beau, le plus moral des instincts, c'est 
l'amour de la patrie... », jusqu'à «... partout il redemande ses 
troupeaux, ses torrents, ses nuages. » 

Thème grec. 

Licence. 

La Bruyère, xiv, De quelques Usages, édition Servois-Rébel- 

liau, page 422 : « Certaines gens portent trois noms », jusqu'à 

la fin du paragraphe : « ...c'est venir de loin. » 

Dissertation latine. 

Licence. 

Qualem Gallorum imaginem Ceesar in belli Gallici commenta- 
riis delineaverit, et quae morum exempla hune in septimo 
ejusdem operis libro confirment, exquiretis. 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



663 



IV 



UNIVERSITÉ DE POITIERS 



LICENCE. 



Dissertation latine. 



I. Demonslrabilur recle de Homero Plalonem esse professum 

(deRepub., X, 595) : 'A7ravTu>v xwv xpaytxwv 7tpa>xo; ôiÔwcaXoç vcat 

II. Quse causse afferri possant cur, post amissam libertatem et 
pacatam ab Augusto forensem eloquentiam, Ciceronis orandi 
genus a plerisque faerit impugnatum ? 



III. Imitatione optimorum similia inveniendi facultas paratur. 
(Plin., Epist., vu, 9, 2.) 



1. — Trouve-ton, dansles Oraisons funèbres de Bossuet, l'appli- 
cation de cette pensée de La Bruyère : « Amas d'épithètes, mau- 
vaises louanges : ce sont les faits qui louent, et la manière de les 
raconter? * 

2. — Expliquer et éclairer par des exemples celle maxime de 
La Rochefoucauld : « La véritable éloquence consiste à dire tout 
ce qu'il faut et à ne dire que ce quUl faut. » 

3. — En quoi les héros du drame romantique diffèrent-ils de 
ceux de la tragédie classique ? 



I. Les « Essais » de Montaigne elles « Essays » de Bacon. 

II. Pourquoi Gray a-t-il écrit si peu ? 

III. Résumer et apprécier le roman d' « Adam Bede ». 



Thackeray : Decay of matrimonial love (from ce Henry 
Esmond »),Chambers, II, page 524. 



Composition française commune. 



LANGUE ET LITTÉRATURE ANGLAISES. 



Dissertation. 



Version. 




664 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Thème. 

Guizot : Le Comte de Clarendon (Marcou, Morceaux choisis, 
p. 557-8), depuis : « Nul homme, si ce n'est Cromwell, etc. », 
jusqu'à : « ...et la conduite de l'homme de bien. » 

Dissertations françaises. 

Agrégation et certificat. 

I. Le prince Henry. 

II. L'histoire au théâtre. 

III. Vous avez vu jouer « Henry IV », et vous écrivez à une 
personne de vos amis pour exprimer votre étonnement de la 
façon dont l'acteur chargé du rôle de Falstaff chargeait ce per- 
sonnage. 

Dissertations anglaises. 

Agrégation, certificat et licence. 

I. Millon's versification in « Samson Agonistes ». 

II. Milton as a dramatist. 

III. What do you think of english people and of english life? 

Leçons à préparer. 

Agrégation. 

I. La vie et l'œuvre de Ford. 

II. Le drame historique en Angleterre, sous Elisabeth et sous 
les Stuarts, jusqu'à la fermeture des théâtres par les Puritains. 



Digitized by 



Sujets de compositions 



UNIVERSITÉ DE POITIERS. 



PHILOSOPHIK. 



Baccalauréat classique et moderne. 



1. Bien des choses sont obscures pour l'homme; mais rien n'est 
plus mystérieux pour lui que son propre esprit. 

2. Les lois de l'association des idées; peut-on expliquer par 
elles toutes les opérations de l'intelligence ? 

3. L'habitude : son rôle dans la vie intellectuelle et morale. 



Lors du premier démembrement de la Pologne, en 1772, Vol- 
taire avait écrit à l'impératrice Catherine II : « Les Polonais 
doivent vous remercier de leur donner la paix, dont ils avaient 
grand besoin. » 

Vous supposerez qu'un des amis de Voltaire lui écrit pour dis- 
cuter cette opinion. 



Décrire les funérailles de Polyeucte, en y faisant figurer 
Pauline, Félix et Sévère, avec des attitudes qui conviennent à 
leur personnage. 



Un jeune homme, qui vient de terminer ses études littéraires, 
raconte comment il s'est composé une bibliothèque d'ouvrages 
qu'il ne doit point se lasser de relire. 



BACCALAURÉAT l™ PARTIE. 



Ancien régime. 
Composition française. 

i° Composition historique. 



2° Narration. 



3° Lettre. 




666 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



BACCALAURÉAT SECONDAIRE. 



Composition française. 



1. La Marseillaise de Rude, 



Sur p û des pieds de l'Arc de triomphe de l'Etoile, Rude a 
sculpté un bas-relief de formes colossales, le Départ des volon- 
taires de 1792. 

Des vieillards et des adolescents courent à la frontière dans un 
désordre épique. Au centre est un héros gaulois, front haut, re- 
gard étincelant, à ses côtés un éphèbe gracieux, nu, déjà fort. Un 
soldat tient un cheval qui se cabre ; un autre jette son manteau, 
saisit un glaive ; un autre tend un arc. Point de vêtements mo- 
dernes, des draperies, des cuirasses; point de fusils, des piques, 
des glaives. 

Le tout entraîné dans un mouvement surhumain. Et, au-dessus 
du groupe, plane et vole une déesse aux traits courroucés, enton- 
nant un hymne, la Marseillaise. D'une main, elle tient le glaive et 
montre la frontière franchie par l'ennemi ; de l'autre, elle montre 
le ciel, comme si elle invoquait un droit vengeur. 

On dira l'impression produite par l'œuvre de Rude, les senti- 
ments qu'elle éveille chez les fils de la Révolution. 



Vérifier, à l'aide d'un portrait ou d'un récit, la justesse du pro- 
verbe ; Ami de tout le monde, ami de personne. 



Un procès de presse sous Tibère : Cremutius Cordas accusé de 
lèse-majesté. 

Cornelio Cosso, Asinio Agrippa consulibus, Cremutius Cordus 
postulatur, novo ac tune primum audito crimine, quod editis an- 
nalibus laudatoque M. Bruto, G. Cassium Romanorum ultimum 



2. Maxime. 



3. Portrait. 



Chaque candidat fera son portrait moral. 



Version latine (A, B, G). 




SUJETS DE COMPOSITIONS 



667 



dixisset. Accusabant Satrius Secuodus et Pinarius Natta, Sejani 
clientes. Id perniciabile reo et Cœsar truci vultu defensionem 
accipiens ; quara Cremutius, relinquendae vitae certus, in hune 
modum exorsus est: « Verba mea, Patres Conscripti, arguun- 
tur; adeo factorum innocens sum. Sed neque heec in principem 
aut principis parentem, quos lex majestatis amplectitur : Brutum 
et Cassium laudavisse dicor, quorum res gestas cum plurimi corn- 
posuerint, nemo sine honore memoravit. Titus Livius, eloquen- 
tiae ac fidei praeclarus in primis, Cn. Pompeium tantis laudibus tu- 
lit, ut Pompeianum eum Augustus appellaret, neque id amicitiae 
eorum offecit. Scipionem, Afranium, hune ipsum Cassium, hune 
Brutum nusquam latrones et parricidas, quae nunc vocabula impo- 
nuntur, saepe ut insignes viros nominat. Asinii Pollionis scripta 
egregiam eorumdem memoriam tradunt; Messala Corvinus impe- 
ratorem suum Cassium prœdicabat et uterque opibusque et bono- 
ribus perviguere. M. Ciceronis libro, quo Catonem cœlo aequavit, 
quid aliud diclator Caesar quam rescripta oratione, velutapud ju- 
dices respondit ? Antonii epistulae, Bruti contiones falsa quidem 
in Augustum probra, sed muita cum acerbitate habent ; car mina 
Bibaculi et Catulli referta conlumeliis Caesarum leguntur. Sed ipse 
divus Julius, ipse divus Augustus et tulere ista et reliquere, haud 
facile dixerim, moderatione magis an sapienta. Namque spreta 
exolescunt ; si irascare, adgnita videntur. Non adtingo Graecos, 
quorum non modo libertas, etiam libido impunita ; aut si quis 
advertit, dictis dicta ultus est... Suum cuique decus posteritas 
rependit ; nec deerunt, si damnatio ingruit, qui non modo Cassii 
et Bruti, sed etiam mei meminerint. » 



Version grecque (A). 



LE CHIEN VENGEUR. 



IIuppo;, ô jiafftXeu;, ôSeucov Ivéxoye xuvt cppoupoovxt Œcô(ia Œôpovsojjiévou, 
xai ttu06{jisvo; xptxiqv ^[xlpav IxeÊVTjv à<7».xov 7tapa(ièvstv xat fir, à7roXtirsTv, 
xôv filv vexpôv èxiXeoae ôà^at, xov 8e xjva fjteô' laoxou xofjùÇetv. 'OX^* 1 ? 8è 
uaxepov ^ f-tépatç è£éxa<rt; r ( v xtov axpaxttoxtov xat iràpoSo;, xaÔTjfxivou xoo 
jàa<TtXéa>;, xaî irap^v ô xutov -^ju^'.av e^cov • l'ire! §è xoî>; cpovéaç xou oe<nroxoo 
7rapt6vxaç eToev, èÇéôpafie (Jiexà «pum^; xal 6ojjto\> ltf auxou;, xat xaôoXaxxet 
7roXXaxiç fxexaaxpeçpôfjievoc; eTçxov Hùppov • àaxe jjltj fiôvov èxetv(f> 8t' ino^taç» 
àXXà xat Traji xoTç napouji xoù; àv0pw7rou; Y^eaÔat ; ôto auXXr^ôévxe; e'j0î>; 
xal àvaxptvojAevot, jxtxpwv xtvwv xex^pitov ÎJwOev TrpoaYevojxivtov, ô^oXoy^- 
aavxe; xôv epovoty, exoXaaÔriaav. 




668 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



SÉRIE B. 

Composition allemande. 

Enumérer les principales professions manuelles et en montrer 
Futilité pour Phomme au point de vue du vêtement, de l'ameuble- 
ment, du transport et de l'alimentation. 

SÉRIE B. 

Composition anglaise. 

Un marin anglais, officier ou simple matelot, qui faisait partie 
de l'escadre de l'amiral Howeet, qui a vu sombrer « le Vengeur », 
écrit à ses parents pour leur donner de ses nouvelles et raconte 
Phéroïque conduite des marins français. 

SÉRIE D. 

Composition allemande. 

Vous e'crivez à un ami pour lui dire qu'à un de vos voyages de 
vacances le hasard vous a fait rencontrer un ancien condisciple 
qui vous a invité à un dîner champêlre dans la maison de campa- 
gne de son père. Là vous avez rappelé vos souvenirs de collège, 
parlant de vos camarades, de vos maîtres, de vos peines et de vos 
plaisirs pendant la vie scolaire. 

SÉRIE D. 

Composition anglaise. 

Un roi indien, dont le fils était gravement malade, fit consulter 
un grand sorcier, qui répondit que le jeune homme ne pourrait 
guérir que si on lui mettait sur le dos la chemise d'un homme 
heureux. Après maintes recherches inutiles, on finit par découvrir 
un homme véritablement heureux ; mais c'était un pauvre mi- 
séreux qui n'avait pas de chemise. Raconter cette histoire et en 
tirer la morale. 



Digitized by 



SUJETS DE COMPOSITIONS 

BACCALAURÉAT MODERNE 



669 



Composition française. 



i. Lettre de La Fontaine à Colbert. 



Colbert avait écrit, le 7 août i666, à La Fontaine, maître des 
eaux et forêts à Château-Thierry, pour lui signifier sévèrement, 
de la part du roi, que « les officiers des forêts », qui dépen- 
daient de lui, avaient pris beaucoup trop de bois de chauffage 
et « commis une infinité d'autres malversations dans lesdites 
forêts », et il l'avait prié de faire des retenues sur le paiement 
de leurs offices. 

La Fontaine répond au ministre en excusant ses subordonnés 
et en demandant grâce pour eux. Il s'accuse lui-même de quelque 
négligence dans sa charge : il aime les bois, mais pour y aller rê- 
ver et observer ; il compte prouver bientôt qu il n'y a pas com- 
plètement perdu son temps, — par la publication d'un petit livre 
qui plaira peut-être au roi et ne nuira pas, du moins il l'espère, 
à la réputation littéraire de la France. 



Un admirateur ou une admiratrice de Jean-Jacques Rousseau 
lui demande, à la fin de sa vie, vers 1777, de rassembler en un 
volume court ei exquis, qui ne lui attirerait de nouvelle ini- 
mitié de personne [Rêveries d'un Promeneur solitaire], ses sou- 
venirs de la nature et ses motifs de l'aimer, qu'il a semés dans 
ses grands ouvrages : il apprendrait ainsi à ses compatriotes à 
regarder ce qui les entoure, à être heureux à peu de frais, et 
il rendrait peut-être à son pays un grand service, auquel son 
nom demeurerait sans doute attaché. 

3. La Rochefoucauld vient de lire dans le salon de la marquise 
de Sablé cette pensée sur l'amitié : « Ce que les hommes ont 
nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement récipro- 
que d'intérêts et qu'un échange de bons offices ; ce n'est enfin 
qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque 
chose à gagner. » 

Aussitôt les protestations éclatent de toutes parts : on cite à 



2. Lettre à Jean-Jacques Rousseau. 




670 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



l'auteur des Maximes des exemples d'amitié désintéressée. — Dans 
une conversation animée, vous nous montrerez La Rochefoucauld 
faisant réponse à tous en défendant son opinion, puis obligé à la 
fin, plus peut-être par politesse que par conviction, de faire quel- 
que concession à ses interlocuteurs. 



Le laboureur est le plus utile aux hommes, car il leur procure 
la nourriture. Il vit au milieu des champs, au milieu de la belle 
et riche nature, qui répand ses trésors autour de lui. Si laplnie 
tombe, elle arrose ses récoltes; si le soleil luit, il y laisse tomber 
ses rayons. 

L'année a, il est vrai, des jours de fatigue et d'angoisse, des 
jours où le soleil est brûlant dans la plaine ; et d'autres où les 
orages passent sur les champs; mais, à la fin, les épis tombent 
sous la faux du moissonneur, la grange se remplit, et, souriante, 
la famille compte les gerbes et mesure le blé battu. 



Suppose it were perfectly certain that the life and fortune of 
every one of us would, one day or other, dépend upon his win- 
ning or losiog a game of chess. Don't you think that we should 
ail consider it to be a primary duty to learn at least the names 
and the moves of the pièces ? Do you not think that we 
should look with a disapprobation amounting to scorn upon the 
father who allowed his son to grow up without knowing a king 
from a knight? Yet it is a very plain and elementary trulh that 
the life, the fortune and the happiness of every one of us do dé- 
pend upon our knowing something of the rules of a game infini- 
tely more difïicult and complicated than chess. It isa game which 
has been played for âges, every man and woman of us being one 
of the two players. The chess board is thed world, the pièces 
are the phenomena of the Universe, the rules of the game are 
what we call the laws of nature. The player on the other side is 
hidden from us. We know that his play is always fair, just and 
patient. But also we know to our cost thathe never overlooks a 
mistake or makes Ihe smallest allowance for ignorance. To the 
man who plays well the highest stakes are paid with the over 
flowing generosily in which the strong delight ; but he who plays 
ill has always to pay for it. 



Thème allemand. 



Le Laboureur. 



Version anglaise. 




SUJETS DE COMPOSITIONS 



671 



Version allemande. 



Das Gericht. 



Ich bin in das Heiligtum eingetreten, wo gerichtet wird; ich 
sah die Richïer auf ihren Richterstiihlen in Mille des versammel- 
len Volkes sitzen. Ailes schwieg und horchte mit tiefer Aufmerk- 
samkeit, und kein Wort, kein leises Gerâusch stôrte die feierliche 
Stille. Die Richler hatten ein ernstes, wùrdevolles Aussehen, so 
wie es Mânnern geziemt, die einem wichtigen Amte vorstehen. Die 
Gerechligkeit wacht; ihrem Blieke entgeht nichts. Sie bestraft 
den Mann, der bôswiilig einen andern gescblagen und verwundet 
hal ; den Dieb, der geslohlen und bernach sich versteckt hat ; den 
Sohn, der seinem Valer die schuldige Ehrfurcht versagt und sogar 
die Hand gegen ihn erhoben hat. Die Gerechtigkeit der Menschen 
ist strenger als die eines Vaters ; sie verzeiht nient, wenn auch der 
Vater verzeiht. 



Il faut que je vous fasse rire en vous contant une petite histoire 
qui m'arriva, l'autre jour, au bal. Au début de la soirée, j'avais 
dansé avec un monsieur qui semblait intelligent et sensé, quoi- 
qu'un peu trop brusque pour mon goût. 11 vivait toute Tannée à la 
campagne, et sa propriété était située si loin de la ville qu'il pouvait 
rarement venir prendre part à une fête de ce genre. Tandis que 
nous dansions ensemble, il m'avoua qu'il ne connaissait pas une 
dame dans toute la salle, et je fis tout ce que je pus pour lui pro- 
curer des partenaires. Je le présentai à toutes mes relations, mais 
ce fut en vain : toutes les cartes étaient remplies. A la fin de la 
soirée, comme j'étais tout à fait épuisée, il revint vers moi et me 
demanda une autre valse. Je l'assurai que j'avais peine à me tenir 
deboul; mais, quand il me dit d'une voix touchante: « Je n'ai 
dansé qu'une fois ce soir, rien que cette valse avec vous », mon 
cœur s'attendrit et je consentis. Là-dessus, il me parut si recon- 
naissant que je ne pus me tenir de lui dire par coquetterie : 
« Vraiment, ce n'était pas la peine de faire une si longue route à 
cheval pour ne danser qu'avec moi, n'est-ce pas ! » Alors le pau- 
vre garçon répondit avec un profond soupir : « Ah! non, ce n'était 
pas la peine! » Je vous laisse à imaginer ma confusion ; mais je 
l'avais bien mérité. 



Thème anglais. 

Lettre d'une Anglaise à une de ses amies. 




672 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND. 



L'Université de Clermont a établi, pour la période du 15 juin au 
15 août, des cours et conférences de vacances, à l'intention des 
étudiants étrangers. Ces cours, qui seront faits à Royat, compren- 
dront les sujets les plus variés ; des excursions et des prome- 
nades seront rattachées à cette organisation scientifique et litté- 
raire. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année <* série) 



No 32 



15 Juin 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 



Nous avons vu que Pascal a cessé d'écrire les Provinciales en 
mars 1657, à l'approche de la fête de Pâques, et qu'il n'avait pas 
voulu recommencer en janvier 1658, malgré les audacieuses pro- 
vocations des PP. Pirot et Annat. Cependant il ne se désinté- 
ressait pas pour cela des grandes questions théologiques et 
morales qui l'avaient passionné l'année précédente. Il demeu- 
rait, après comme avant, le fidèle ami d'Arnauld et de Port- 
Royal tout entier, Religieux et Messieurs ; plus que jamais, 
il repoussait le motinisme et soutenait, avec Jansénius, avec 
saint Augustin, avec saint Bernard, avec saint Paul, avec 
l'Evangile enfin, les dogmes condamnés : la grâce efficace 
par elle-même, la prédestination gratuite avaient toujours en lui 
un défenseur intrépide et convaincu. Prêt à lutter, s'il était néces- 
saire, il ne voulut pas continuer le combat. Spontanément peut- 
être, peut-être aussi à la prière de la mère Angélique, de sa sœur 
Jacqueline ou de son directeur Singlin, il renonça à son rôle de 
pamphlétaire. La preuve qu'il ne désertait pas son poste, c'est 
qu'il s'était constitué le secrétaire modeste des trente ou qua- 
rante curés de Paris : au lieu des triomphales Petites Lettres, 



Directeur : N. FILOZ 



Professeur à VUniversité de Paris. 



Pascal apologiste ; introduction. 



94 




674 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



il composait de simples factums, destinés à éclairer la religion 
des juges ecclésiastiques. Quant aux dix-huit chefs-d'œuvre, 
il les laissa courir le monde, ne songeant ni à les rétracter, 
ni à les défendre, ni à les perfectionner. Editions et traductions 
se succédèrent, sans qu'il parût s'y intéresser ; et c'est pour- 
quoi nous ne pouvons, en bonne critique, adopter le texte de 
Tèdition de Cologne de 1659, la dernière qui ait paru du vi- 
vant de Pascal : c'est du Pascal revu, retouché, académisé par 
Nicole. Force nous est donc de nous en tenir au texte des 
feuilles volantes de la première publication. 

L'auteur de ces pamphlets, sans les regretter un seul instant, 
avait dépouillé le vieil homme : il s'était transformé, transfiguré 
en quelque sorte ; animé par un sentiment religieux d'une extrême 
vivacité, exalté sinon jusqu'au fanatisme, du moins jusqu'à la pas- 
sion, il était en outre illuminé, parce qu'il croyait avoir été témoin 
de miracles éclatants accomplis dans sa propre famille. Il s'éleva 
tout d'un coup au-dessus des luttes de partis et suivit les con- 
seils que lui donnait, au milieu d'un torrent d'injures, l'auteur 
de la Réponse générale dont je vous ai parlé : « Tournez votre 
plume contre les restes de l'hérésie (c'est-à-dire les protestants), 
les langues impies et libertines, et les autres corruptions du 
siècle ». Pascal obéit, dans une certaine mesure, aux suggestions 
du Père Morel. Sans doute, il ne se réconcilia pas avec les Jésuites: 
l'eau et le feu ne se réconcilient pas ; mais ce grand physicien, 
qui connaissait admirablement les propriétés des éléments, savait 
ce que Ton peut faire avec l'eau et le feu réunis, quand on se con- 
tente de les séparer par une mince cloison de terre ou de métal. 
ILcrut donc devoir prendre en main la cause de Dieu, non plus 
contre les molinistes et les casuistes relâchés, mais contre les 
ennemis déclarés ou non du christianisme, les athées, les liber- 
tins, les libres penseurs et aussi les chrétiens tièdes et endormis, 
qui, comme dira en gémissant Bossuet, « songent uniquement 
aux plaisirs et aux affaires». Le hardi pamphlétaire, qui avait été 
l'émule de Lucien et de Juvénal, aspirait, semble-t-il, à devenir 
un saint Justin ou un Tertullien. 

Quel changement 1 Et Ton serait tenté de dire : quelle audace ! 
Car, enfin, de ce qu'on a été pamphlétaire de génie, il ne s'ensuit 
pas, de nécessité absolue, qu'on puisse devenir immédiatement un 
excellent apologiste. Sans doute, dans le pamphlet, à côté du 
blâme et de la réprobation, il peut y avoir, il y a souvent, il y a 
presque toujours une part d'éloges décernés sinon aux ennemis 
que l'on veut écraser, du moins aux alliés du pamphlétaire : dans 
les Provinciales, il y a une apologie du Jansénisme, d'Arnauld, des 




PASCAL APOLOGISTE 



675 



Religieuses de Port-Royal et, qui plus est, une apologie de Pascal 
lui-même. L'apologie, comme le pamphlet, n'est-elle pas, en défi- 
nitive, une réponse à des accusations ou à des calomnies ? Celle 
de Socrate n'est-elle pas destinée à metlre en lumière l'innocence 
de Socrate, et aussi la scélératesse de ses accusateurs ? Mais 
s'il peut y avoir, entre le pamphlet et l'apologie, des analogies de 
détail, il est certain que le ton général n'est pas et ne peut pas 
^tre le même. Ce qui domine dans le pamphlet, c'est l'aigreur, 
l'aaimosité, l'acrimonie, la malice, et, dans une certaine mesure, 
même chez les dévots, la méchanceté. S'il restait quelque trace de 
cette méchanceté dans une apologie, son but serait manqué. Le 
pamphlétaire veut terrasser un adversaire, l'amener à composi- 
tion, dût-il le blesser à mort ; l'apologiste, qui veut faire des pro- 
sélytes, cherche à convaincre par la force des arguments, et, plus 
encore, à persuader et à séduire par la douceur et l'onction de 
ses paroles. 

Ces réflexions générales sur la nature du pamphlet et de l'a- 
pologie étaient nécessaires dans cette leçon de transition : elles 
nous permettent de réfuter, dès à présent, une assertion singu- 
lière émise en 1897 par M. Souriau. Pour lui, les Pensées sont 
l'œuvre d'un pamphlétaire; elles sont une récidive, une conti- 
nuation, une aggravation des Provinciales, Pascal attaque avec 
une violence plus grande encore que dans les Provinciales et les 
Jésuites et le Pape, et la cour de Rome et l'Eglise romaine, sans 
parler du roi et du gouvernement. S'il en était ainsi, l'auteur des 
factums de 1658 serait bien peu conséquent avec lui-même et bien 
malhonnête. Sa prétendue apologie serait un pamphlet et un 
pamphlet delà pire espèce, déguisé, sournois, hypocrite. Ce n'est 
pas ainsi qu'a procédé Pascal. Une telle imputation, toute gra- 
tuite, est détruite à priori par le caractère même des Provinciales. 
Pascal n'était nullement un pamphlétaire à la façon de Luther, 
de Calvin ou d'Agrippa d'Aubigné : c'était un pamphlétaire laïque, 
un pamphlétaire galant homme, honnête homme, comme on disait 
alors, un journaliste qui cherchait à être lu avec plaisir et par 
les académiciens et par les grandes dames. Aussi s'interdit-il les 
violences, les injures, les accusations atroces. Dans ces condi- 
tions, le pamphlétaire n'était-il pas admirablement préparé à 
son rôle nouveau d'apologiste ? 

Ce rôle, qu'il s'est assigné à lui-même dès le milieu de l'année 
1657, nous allons l'étudier en partant de ce principe que Pascal 
apologiste, un dans toute sa carrière, reste ce qu'avait été Pascal 
pamphlétaire : c'est un laïque, qui écrit pour des laïques, qui 
s'adresse aux profanes et ne croit pas utile de chercher à caté- 




676 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



chiser, à endoctriner les spécialistes, les docteurs en Israël. C'est 
là, je l'espère, ce qui fera l'intérêt et la nouveauté de ces études; 
par là, nous sommes dispensés d'étudier les centaines de Jivres > 
de brochures et d'articles, dont Pascal a été et est, chaque jour, 
encore l'objet. 

A quel moment Pascal a-t-il pris la résolution de composer ce 
•grand ouvrage apologétique, pour lequel il lui eût fallu dix années? 
Nul ne peut le dire avec une exactitude scientifique, puisque 
Pascal n'a pas laissé de mémoires : c'est une de ces ignorances 
auxquelles les historiens de la littérature sont bien obligés de se 
résigner. Adressons-nous pourtant à cet ange de dévouement qui 
s'est installé à son chevet, dès que le mal l'a saisi pour ne plus le 
quitter, qui l'a veillé jusqu'à son dernier jour et qui lui a fermé 
les yeux. Gilberte Pascal (M me Périer) avait écrit dès 1667, en vue 
de la première édition des Pensées, une vie abrégée qui parut 
seulement en 1684 à l'étranger, sur une copie très défectueuse. 
Ecrite sans la moindre prétention, cette Vie abrégée produisit 
pourtant un effet immense : Bayle déclara qu'elle élait beaucoup 
plus édifiante que cent volumes de sermons. Mais chercher des 
détails dans cette notice biographique serait peine perdue. Aux 
yeux de M me Périer, les Provinciales n'existent pas : elle en fait 
mention en une ligne, et encore pour en vanter la perfection lit- 
téraire. Elle parle des travaux scientifiques de son frère, revient 
même à deux reprises sur l'histoire de la roulette : pas un mot 
des Petites Lettres ni de leur si curieuse publication. Elle semble 
avoir été obligée de faire ce sacrifice, pénible sans doute, mais 
imposé par la prudence la plus vulgaire. Pourtant, à la tête d'une 
édition des Pensées, on ne pouvait se dispenser de dire quelques 
mots de leur origine, et voici ce qu'en pense M me Périer : « Mon» 
frère fut sensiblement touché de cette grâce (le miracle de la 
sainte Epine) qu'il regardait comme faite à lui-même, puisque 
c'était sur une personne qui, outre sa proximité, était encore sa 
fille spirituelle dans le baptême ; et sa consolation fut extrême 
de voir que Dieu se manifestait si clairement, dans un temps où 
la foi paraissait comme éteinte dans le cœur de la plupart du 
monde. La joie qu'il en eut fut si grande qu'il en était pénétré ; 
de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une 
infinité de pensées admirables sur les miracles, qui, lui donnant 
de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et 
le respect qu'il avait toujours eus pour elle. Et ce fut cette occasion 
qui fit paraître cet extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter 
les principaux et les plus forts raisonnements des athées. Il les 
avait étudiés avec grand soin, et avait employé tout son esprit à 



Digitized by 



PASCAL APOLOGISTE 



677 



chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'était 
mis tout entier. La dernière année de son travail a été toute em- 
ployée à recueillir diverses pensées sur ce sujet ; mais Dieu, qui 
lui avait inspiré ce dessein et toutes ces pensées, n'a pas permis 
qu'il Tait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont 
inconnues... » Ainsi, d'après M me Périer, l'idée première des Pen- 
sées daterait du 26 mars 1656, entre la cinquième et la sixième 
Provinciale, Tune étant du 20 mars, l'autre du 10 avril. C'est de 
cette façon que s'expliqueraient les velléités d'arrêt dans la publi- 
cation des Provinciales que nous avons plusieurs fois constatées : 
après la dixième (2 août), après la seizième (4 décembre), Pascal 
pouvait cesser définitivement et se d % onner tout entier au projet 
qu'il avait conçu avec tant d'enthousiasme ; mais il fut entraîné lui- 
même par les péripéties de ces luttes si ardentes. Faut-il s'arrêter 
à cette date de 1656, acceptée sans discussion par Sainte-Beuve? 
Je remonterais très volontiers plus haut, comme Ta fait M. Gi- 
raud. 

Ce qui me porte à croire que l'idée première des Pensées n'est 
pas subordonnée au miracle de la sainte Epine, c'est que Y Entre- 
tien de Pascal avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne est de la 
fin de 1654, au plus tard du commencement de 1655 ; il a suivi 
de très près la seeonde et définitive conversion de Pascal, qui est 
de la fin de 1654. A cette date, en effet, Pascal vient d'abandonner 
à tout jamais, semble-t-ii, l'étude des sciences mathématiques et 
physiques, qui lui avaient acquis une renommée européenne. Il 
veut se plonger dans l'étude de la religion. Or, dans une vie comme 
celle-là, d'une intensité si grande, il ne peut y avoir de lacune : 
Pascal cesse d'être géomètre; mais l'esprit géométrique ne l'aban- 
donne pas. Le géomètre passe sa vie à démontrer des propositions 
mathématiques; Pascal converti va se démontrer à lui-même 
et démontrer aux autres les grandes vérités du christianisme. Et 
ce qui donne à penser que cette date de 1654 est la bonne, c'.est 
la préface même des Pensées, composée par Etienne Périer sous 
l'œil vigilant de sa mère, qui n'a pas protesté, et publiée même 
en janvier 1670 avec son assentiment. En octobre 1654, — nous 
en avons la preuve absolue par la bibliographie de ses ouvrages, 
— Pascal s'adonnait encore aux mathématiques : il étudiait le 
calcul des probabilités. Or que dit Etienne Périer dans sa Préface? 
« M. Pascal ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, 
de la physique et des autres sciences profanes, dans lesquelles 
il avait fait un si grand progrès qu'il y a eu assurément peu de 
personnes qui aient pénétré plus avant que lui dans les matières 
particulières qu'il en a traitées, il commença, vers la trentième 




678 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



année de son âge, à s'appliquer à des choses plus sérieuses et 
plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le 
put permettre, à l'étude de l'Ecriture, des Pères et de la morale 
chrétienne... » 

Voilà, certes, une explication qui paraît plus satisfaisante. 
M me Périer, avec sa grande naïveté, disait que le miracle de la 
sainte" Epine avait conduit son frère à étudier les miracles, et 
que cette étude luTavait prouvé la religion et ouvert des horizons 
infinis. Etienne Périer nôus montre un changement, un revire- 
ment complet dans l'esprit de son oncle, dix-huit mois avant 
l'affaire de la sainte Epine. Ce revirement correspondait natu- 
rellement au changement qui s'était opéré dans son cœur. Pascal 
avait été jusque-là, sauf pendant une première ferveur, à Rouen, 
en 1646-49, un chrétien assez tiède ; mais il n'avait jamais été 
porté au libertinage, car il tenait de son père cette maxime que 
« tout ce qui est l'objet de la foi ne saurait l'être de la raison, 
et beaucoup moins y être soumis ». Professer cette opinion et 
composer une apologie, c'est-à-dire chercher à démontrer par des 
arguments géométriques la vérité des dogmes, implique une con- 
tradiction flagrante : Pascal cesse donc, en 1654, de prendre pour 
ligne de conduite les maximes paternelles. Son zèle apologétique 
correspond avec son entrée dans le monde de Port-Royal. Or que 
reproche-t-on, encore aujourd'hui, au dogme janséniste ? Son 
caractère sombre, affreux, décourageant. Si la grâce est omni- 
potente et irrésistible, il n'y a qu'à la laisser faire : ce serait même 
folie que de songer à la demander. Quand on s'expose à être 
accusé de soutenir de pareils dogmes, on serait d'un illogisme 
ridicule si l'on cherchait à convertir les autres. Le Pascal qui 
veut faire une apologie ne raisonne donc pas ainsi, puisqu'il croit 
à la possibilité d'incliner leur raison : il estime que la Raison peut 
enfanter la Foi. C'est donc, chez lui, une attitude toute nou- 
velle, bien peu janséniste, bien peu fataliste. 

C'était, de sa part, une prétention toute laïque et singuliè- 
rement audacieuse. Jamais un ecclésiastique, prêtre, docteur, 
évêque, n'aurait osé entreprendre une telle œuvre : jamais il 
n'aurait osé lui donner une pareille base, la géométrie. Les 
laïques eux-mêmes y auraient regardé à deux fois. On sait 
quelle défiance avait suscitée Descartes, qui rompait en visière 
avec les traditions anciennes et refusait d'admettre la maxime : 
ancilla theologiœ philosophia. Sans doute, il respectait infini- 
ment la religion, il mettait à part toutes les vérités de la foi ; 
mais il faisait du sens commun le juge souverain des questions 
philosophiques et des systèmes. C'était sa méthode, bien plus 




PASCAL APOLOGISTE 



679 



que sa doctrine qui était jugée dangereuse : aussi le Discours 
de la Méthode est-il à l'index. L'apologie rêvée par Pascal était 
autrement hardie que le Discours de Descartes: il mêlerait le 
religieux et le profane, amènerait le lecteur à parier, à jouer 
pile ou face pour ou contre la vérité du christianisme. Mais 
n'avait-il pas été plus audacieux encore en composant les Pro- 
vinciales? l\ avait laïcisé la théologie, rendu intelligibles à tous 
les doctrines les plus hardies. 

Il savait qu'il ne devait pas son triomphe à la seule perfection 
littéraire, mais aussi à la rigueur géométrique de ses raisonne- 
ments, et il pouvait croire, sans forfanterie, qu'il réussirait de 
nouveau Mans son Apologie. Enfin, il s'était fait lire du grand 
public, et, comme il voulait faire de son Apologie surtout une 
œuvre d'art, il pouvait compter sur un succès analogue. 

On comprend donc que ses amis l'aient encouragé, lorsqu'il 
leur eut exposé dans une conférence ses projets et sa méthode. 
Ses projets, vous les connaissez ; quant à sa méthode, c'est une 
question que critiques et penseurs ont étudiée à l'envi. Adres- 
sons-nous, cette fois encore, à la famille de Pascal, à Etienne 
Périer, auteur de la Préface de la première édition des Pensées, 
qui raconte celte fameuse conférence : « Après qu'il leur eut 
fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression 
sur l'esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les 
persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne 
avait autant de marques de certitude et d'évidence que les 
choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubi- 
tables. » Voilà, justement, le conlraire de la méthode que le 
père de Pascal s'était efforcé de lui inculquer; mais ce n'est 
là ni un axiome, ni un premier principe duquel découleront 
tous les autres : cette proposition est une sorte de postulat, 
c'est l'énoncé de ce que Pascal voudrait avoir démontré. Il 
commençait donc, si l'on en croit cette préface, par une peinture 
très complète de l'homme, de sa grandeur et de sa bassesse, 
et de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans 
sa nature. L'homme, se voyant tel, ne peut, s'il a tant soit peu 
de raison, demeurer dans l'indifférence ; il est contraint de 
rechercher d'où il vient et où il va. Pascal l'adresse aux philo- 
sophes et aux savants; mais il ne peut en obtenir de réponse, 
car le pyrrhonisme est le vrai. Les religions ne le satisfont pas 
davantage, puisqu'elles sont remplies d'extravagances et s'ana- 
thématisent l'une l'autre. Enfin, la Bible el le dogme du péché ori- 
ginel lui donnent la clef de l'énigme. 

Telle était, d'après Etienne Périer, la donnée générale du livre 




680 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



et de sa méthode. V Apologie n'avait donc pas un caractère ecclé- 
siastique, dogmatique, autoritaire; Pascal voulait accuser encore 
le caractère laïque et mondain de son œuvre. Pour égayer une 
publication de ce genre, il se proposait d'y insérer des lettres, 
des dialogues, des récits, des épisodes, et d'y mettre toutes les 
séductions de la littérature la plus riche et la plus variée. Mais, 
pour cela, il fallait huit ou dix ans de travail. Pascal pouvait-il 
les espérer, après les chocs terribles de ses années de jeunesse, 
après les fatigues de l'année des Provinciales ? 



A. B. 




Les poètes français du 

temps de la Révolution. 



Je vous parlais, en finissant ma dernière leçon, des idées litté- 
raires de Le Brun. Je trouve dans ses Réflexions sur le génie de 
Code quelques digressions fort intéressantes. Ainsi Le Brun a 
bien senti que Bossuet est un poète lyrique : « Croiriez-vous, 
dit-il, que, parmi nos prosateurs, nous avons eu deux génies vrai- 
ment lyriques ; Bossuet pouvait être Pindare : il en respire le ca- 
ractère ; que de sublimes morceaux dans ses panégyriques n'at- 
tendent que les vers pour être des odes admirables ! » Ainsi nous 
croyions, nous autres hommes du xix e siècle, avoir découvert 
qu'il y avait eu au xvn e siècle deux poètes lyriques, Pascal et Bos- 
suet: vous voyez que nos pères s'en étaient parfaitement doutés. 

Le passage relatif à Montesquieu est très remarquable en lui- 
même : il montre non seulement le goût de Le Brun, mais une 
certaine vue perçante de critique, qui n'était pas sans doute sa 
qualité dominante, mais dont il n'était pas dépourvu : « Montes- 
quieu, c'est ainsi que le nommera la postérité (les titres ne sont 
faits que pour ceux qui n'ont point illustré leurs noms), Montes- 
quieu eût encore excellé dans ce genre. Quelle profondeur et 
quelle rapidité ! Voyez comme il décèle partout un génie impa- 
tient du joug ; il secoue le frein des règles, il rompt les sens, il 
franchit la distance des idées ; il s'élance en tumulte et par 
bonds dans tous ses ouvrages ; jusque dans son désordre appa- 
rent, on reconnaît une impulsion divine. Ce qu'il y a de singu- 
lier, c'est qu'aimant l'ode assez médiocrement, il ait donné à sa 
prose le ton dithyrambique. » Tout cela, malgré un peu d'ex- 
cès, est excellent. D'un gros défaut de Montesquieu, qui est l'al- 
lure brusque, l'impétueuse saillie, l'inhabileté à trouver les tran- 
sitions; d'un défaut qui consiste à n'avoir ni l'ampleur ni le cou- 
rant large et plein, comme un fleuve qui s'avance en serrant de 



Cours de M. ÉMILE PAGUET, 



Professeur à V Université de Paris, 



Ecouchard-Le Brun (suite). 




682 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



près ses rives ; d'un défaut qui est le contraire des qualités de 
Buffon, avec un peu plus d'ingéniosité qu'il ne faudrait, Le 
Brun trouve moyen de faire une grande qualité. 

Voulez-vous savoir ce que Le Brun pensait de Ronsard, en un 
temps où Ton ne lisait plus Ronsard, où Ton ne le feuilletait que 
pour s'en moquer? — « Croirez-vous que Ronsard a fait une odead- 
mirable, une ode égale (le style à part) aux chefs-d'œuvre d'Ho- 
race et de Pindare ? C'est celle au chancelier de l'Hôpital. Je 
ne crains pas que les connaisseurs me désavouent. Il fallait que 
Passerat en eût la plus grande idée, puisqu'il la préférait au 
duché de Milan. » 

Voici, à présent, Malherbe : « Notre Malherbe eut un enthou- 
siasme plus sage, connut moins l'ode et peut-être mieux le génie 
de notre langue : il l'épura, il lui donna des lois. Beaucoup 
meins riche de pensées que de tons et de phrases poétiques, il a 
fait des stances admirables et peu d'odes. » Cette opinion de Le 
Brun est, à mon sens, une erreur de goût, mais non une sottise : 
il y a, en effet, chez Malherbe, bien plutôt de belles strophes à 
détacher qu'un grand nombre de belles odes : je n'en vois, pour 
ma part, que trois ou quatre. 

J'arrive aux Remarques de Le Brun sur Corneille, non sur Cor- 
neille tout entier, et ne vous attendez pas à de grandes considé- 
rations sur ce poète, mais sur Corneille écrivain, créant sa langue 
et très audacieux dans sa création. Je dois vous dire que ces 
Remarques sont un ouvrage de circonstance : elles furent écrites 
au sujet des fausses critiques que l'on fil de son ode à Voltaire en 
faveur de M lle Corneille, publiée en 1760. Fréron l'avait pincé avec 
la tenaille de Mellin de Saint-Gelais. Doué d'un goût un peu pru- 
dent, un peu étroit, mais très sûr, Fréron ne s'était pas trompé 
sur le défaut essentiel de Le Brun ; il avait, comme disaient nos 
pères, mis le doigt sur l'apostume : il avait trouvé que Le Brun 
avait la manie des hardiesses factices, des audaces d'expression. 
Là-dessus , Le Brun se fait le petit raisonnement suivant, qui est 
très joli : ces audaces qu'on me reproche, on les louerait chez un 
classique ! Il a donc relu son Corneille, il en a saisi toutes les par- 
ticularités un peu étranges et en a tiré des effets de polémi- 
que assez divertissants : « On avouera, dit-il par exemple, que, 
dans toute mon ode, il n'est rien d'aussi hardi que ces quatre vers 
de la Mort de Pompée : 



« Il croit que ce climat, en dépit de la guerre, 
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre, 
Et dans son désespoir à la fin se mêlant, 
Pourra prêter l'épaule au monde chancelant. 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



68* 



« Voilà, d'abord, un eiimat qui sauvera la terre en dépit de la 
guerre, un climat qui se mêle dans un désespoir. Qu'un misérable 
pointilleur parle de son, sa, ses amphibologiques, en voilà un 
dans ces vers, qu'on peut rapporter grammaticalement à quatre 
substantifs à la fois : au climat, à la guerre, au ciel, à la terre r 
et qui ne se rapporte qu'à Ptolémée ; mais ce qui est bien plus 
étonnant, c'est ce climat qui, se mêlant dans un désespoir, 
prête Yépaule au monde chancelant ! L'épaule d'un climat ! Et, st 
le monde entier chancelle, comment un climat seul restera-t-iî 
immuable pour le soutenir ?. .. » Et, plus loin : « Mais que dirait- 
on de ces autres vers, où du sang, un bras et des cheveux des- 
cendent au tombeau ? 



« Ces vers sont beaux, cette énumération est heureuse, quoiqu'à 
la lettre on y voie des cheveux chargés d'infamie qui descendent, 
et des cheveux sous le harnois, et que, d'ailleurs, ce ne soit pas le 
sang qui a été prodigué, versé, mais au contraire celui 'qui reste, 
qui descend dans le tombeau... » Et voici la conclusion de l'ou- 
vrage : « Les Pindares, les Horaces, les Despréaux, les Corneilles, 
voilà ceux qu'on doit suivre, consulter, admirer : voilà les flam- 
beaux du Parnasse. Les Scudéris, les Cotins, les Frérons, les 
d'Arnauds, voilà ceux que Ton foule aux pieds et que Ton regarde 
avec le dernier mépris. Et qu'importent les cris envieux, le bre- 
douillage absurde, la bourbeuse ignorance et les petites rages- 
d'un famélique imbécile ? 



Telles sont les idées générales de Le Brun sur son métier ; 
n'essayez pas toutefois de tirer de ces deux opuscules et des 
Lettres à Palissot un petit ouvrage sur la poétique de Le Brun : il 
n'a pas assez creusé ses idées, il n'a pas assez fait le tour de son 
propre art. 

Nous entrons, maintenant, dans l'examen des poésies de Le 
Brun. 

Pour ce qui est de ses œuvres lyriques, j'étudierai d'abord ses 
grandes odes, puis ses odelettes : c'est, en effet, une espèce de 
règle chez les poètes lyriques de tous les temps de faire de grandes 
odes, puis des odes badines où les sentiments délicats et menus 
tiennent lieu des grands sentiments qui doivent remplir et 



Ainsi donc ces cheveux blanchis sous le harnois, 
Ce sang pour vous servir répandu tant de fois, 
Ce bras jadis l'effroi d'une armée ennemie, 
Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie. 



Et qu'importe à nos vers qu'un Fréron les admire, 
Qu'un d'Arnaud bégayant s'empresse pour les lire, etc. » 




684 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



réchauffer l'ode. Le Brun était fait pour le sublime, pour la 
grande poésie lyrique ; et c'est bien pour se conformer à cette tra- 
dition que le malheureux s'est acharné à faire des odelettes ba- 
dines et prétendument gracieuses, qui ne sont que faibles et 
froides. 

Parmi ses grandes odes, voici d'abord la première ode à Buffon : 
car il y en a deux, l'une sur ses détracteurs, l'autre à propos d'une 
maladie de Buffon, qui fit craindre pour ses jours, lorsqu'il avait 
déjà perdu M me de Buffon à la fleur de Vàge et de la beauté. 
Cette ode I re du livre premier est celle qui attira d'abord l'attention 
sur Le Brun : elle se sent bien encore des défauts du jeune âge ; 
mais elle a quelque chose de solide, de vigoureux et de verdis- 
sant, qui me plaît peut-être plus que les grandes qualités qu'il 
aura plus tard : 



Buffon, laisse gronder l'Envie : 
C'est Thommage de sa terreur ; 
Que peut sur l'éclat de ta vie 
Son obscure et lâche fureur ? 
Olympe, qu'assiège un orage, 
Dédaigne l'impuissante rage 
Des Aquilons tumultueux ; 
Tandis que la noire Tempête 
Gronde à ses pieds, sa noble tête 
Garde un calme majestueux. 



D'abord, ces vers sont d'une facture parfaite ; puis, voilà déjà 
le grand mérite de Le Brun : il sait lancer l'ode d'un beau mouve- 
ment, il sait commencer avec un certain éclat, porter un coup à 



Pensais-tu donc que le Génie, 
Qui te place au trône des arts, 
Longtemps d'une Gloire impunie 
Blesserait de jaloux regards ? 
Non, non, tu dois payer la Gloire ; 
Tu dois expier ta Mémoire 
Par les orages de tes jours ; 
Mais ce torrent qui, dans ton onde, 
Vomit sa fange vagabonde, 
N'en saurait altérer le cours. 



Cette seconde strophe est déjà beaucoup plus faible ; remar- 
quez pourtant que, si elle laisse à désirer, c'est surtout par sa 
chute ; mais on y relève de ces traits assez forts, que le poète 
cherche toujours et trouve quelquefois : l'expression payer la 
gloire est neuve et solide. Je passe au milieu de l'ode, qui a de la 
grandeur encore et une certaine beauté plus particulière : 



l'imagination : 




ÉGOUCHARD-LE BRUN 



685 



Quitte le sceptre du Génie, 
Cesse d'éclairer l'Univers ; 
Descends des hauteurs de ton âme, 
Abaisse tes ailes de flamme, 
Brise tes sublimes pinceaux, 
Prends tes envieux pour modèles, 
Et de leurs vernis infidèles 
Obscurcis tes brillants tableaux. 

Flatté de plaire aux goûts volages, 
L'Esprit est le dieu des instants, 
Le Génie est le dieu des âges, 
Lui seul embrasse tous les temps. 



On ne peut pas mieux écrire : ce n'est certes pas une beauté de 
puissance, d'énergie, de transport, de sublime essor, mais une 
beauté de précision, de netteté, de force, qualités plus solides et 
qui durent plus longtemps. 



Qu'il brûle d'un noble délire, 
Quand la Gloire autour de sa lyre 
Lui peint les siècles assemblés, 
Et leur suffrage vénérable 
Fondant son trône inaltérable 
Sur les Empires écroulés 1 



Sans doute, la rime des deux adjectifs en able est défectueuse ; 
mais la période poétique de ces six vers est d'un dessin très 
noble et très pur. 



Eût-il, sans ce tableau magique 
Dont son noble cœur est flatté, 
Rompu le charme léthargique 
De l'indolente volupté ? 
Eût-il dédaigné les richesses ? 
Eût-il rejeté les caresses 
Des Circés aux brillants appas, 
Et, par une étude incertaine, 
Acheté l'estime lointaine 
Des peuples qu'il ne verra pas ? 



Si ces vers étaient de Victor Hugo, on les trouverait admirables. 
Je reconnais que les Circés aux brillants appas et le charme 
léthargique de Vindolente volupté nous sont aujourd'hui parfaite- 
ment insupportables ; mais que de grandeur dans cette — passez- 
moi le barbarisme — « caractérisation » du génie, qui consiste à 
ne pas tenir compte des opinions éphémères, à être « contempo- 
rain des siècles à venir », à regarder là-bas les peuples confus 
et indécis, qui seront la postérité et de qui, seuls, il veut tenir la 
palme immortelle ! 




«686 



REVUE DES COURS ET fîMHFÉBENCES 



La fin encore a de l'allure : 



Buffon, dès que, rompant ses voiles 
Et fugitive du cercueil, 
De ces palais peuplés d'étoiles 
Ton âme aura franchi le seuil, 
Du sein brillant de l'Empyrée, 
Tu verras la France éplorée 
T'offrirdes honneurs immortels, 
Et le Temps, vengeur légitime, 
De l'Envie expier le crime 
Et l'enchaîner à tes autels. 

Moi, sur cette rive déserte 
Et de talents et de vertus, 
Je dirai, soupirant ma perte : 
« Illustre Ami, tu ne vis plus ! 
La Nature est veuve et muette ! 
Elle te pleure, et son Poète 
N'a plus d'elle que des regrets. 
Ombre divine et tutélaire, 
Cette Lyre qui t'a su plaire, 
Je la suspends à tes cyprès ! » 



Ici, je vois une marque de bon goût. Le Brun aurait pu terminer 
son ode à la strophe précédente, strophe éclatante, à grand 
fracas, à beau tintamarre : il a préféré finir par une strophe plus 
intime, plus touchante, à petit bruit et presque à léger murmure, 
par un petit tableau de genre, d'une mélancolie charmante et 
d'un sentiment profond. 

L'ode sur V Enthousiasme (livre II, i) a ceci d'intéressant, que 
Lamartine Ta refaite, et, chose curieuse, uo peu dans le même 
style; Lamartine, qui n'était pas encore complètement dégagé de 
la poésie mythologique, a fait tout au moins un commencement 
d'ode mythologique ; c'est du Le Brun plus pur de langue, d'un 
éclat moins mêlé. Il y aurait une comparaison intéressante à 
faire entre l'ode de Le Brun, celle de Lamartine et le Mazeppa 
de Victor Hugo. Le début de l'ode de Le Brun est, comme tou- 
jours, très beau, un peu trop ambitieux peut-être : 



Aigle qui ravis les Pindares 
Jusqu'au trône enflammé des Dieux, 
Enthousiasme ! tu m'égares 
A travers l'abîme des Cieux. 
Ce vil Globe, à mes yeux, s'abaisse ; 
Mes yeux s'épurent, et je laisse 
Cette fange, empire des Rois. 
Déjà, sous mon regard immense, 
Les Astres roulent en silence : 
L'Olympe tressaille à ma voix. 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



687 



Voici la strophe qui termine l'ode : 



Ces Comètes échevelées, 

Qui fendent l'Air d'un vol brûlant, 

Egarent leurs sphères ailées 

Aux yeux d'un vulgaire tremblant : 

Il craint que leur fatale route 

N'embrase la céleste voûte 

Et ne détruise l'Univers ; 

Mais, à l'œil pensant d'Uranie, 

Leur désordre est une harmonie 

Qui repeuple les Cieux déserts. 



Une fois expliquée, celte fin paraît très belle : on croyait alors 
que les comètes étaient des astres errants, chargés d'une matière 
cosmique qu'elles allaient répandre sur les mondes qui en 
avaient besoin, pour les réparer et les rajeunir. Acceptez, un 
moment, celle idée, et voyez quel parti en a tiré Le Brun. 
Boileau avait dit qu' « un beau désordre est un effet de l'art ». 
Le Brun a cherché un symbole : les comètes, qui paraissent un 
désordre, sont, pour ceux qui savent penser, un élément de 
Tordre suprême. 



A. B. 




Le roman français au XVII e siècle. 



il peut être bon de rappeler, au début de cette leçon, les remar- 
ques essentielles que, chemin faisant, nous avons indiquées. — 
Nous avons vu, d'abord, qu'une place considérable était réservée 
aux conversations dans Le roman, et qu'il y avait là un reflet des 
mœurs du temps, aussi bien qu'une imitation de Marguerite de 
Navarre. Mais, tandis que les entretiens, dans YHeptaméron, se 
rapportent aux moralités, ceux de YAstrée se rapportent directe- 
ment au récit, auquel ils sont intimement mêlés et dont ils sont 
une partie constitutive. D'un autre côté, nous avons discerné des 
éléments de romantisme, beaucoup plus abondants que chez les 
classiques, et qu'il conviendrait d'étudier à part et de grouper; 
nous avons noté le réalisme de d'Urfé dans certaines descriptions, 
comme celle de la brebis malade ; et nous avons constaté avec 
quel soin et quelle exactitude il s'est appliqué à peindre les 
cérémonies du culte de nos ancêtres : autant de raisons capa- 
bles d'expliquer le succès incomparable de YAstrée. Il yen aune 
autre, enfin, qui n'est pas la moins importante. 

Avec la III e partie — qui est surtout l'histoire de Daphnide, 
Enric et Alcidon, c'est-à-dire des amours de Henri IV et de 
Gabrielle d'Estrées, — nous entrons vraiment dans l'histoire des 
événements contemporains. Ce récit, qui occupe la moitié du vo- 
lume, forme un roman absolument indépendant de YAstrée, dont 
on pourrait faire une édition séparée ; un roman à clefs, dont toutes 
les clefs nous sont connues, et qui dut piquer la curiosité et exciter 
l'enthousiasme des premiers lecteurs. Il suffit de le lire pour s'en 
convaincre, tellement les allusions sont précises et parfois peu 
voilées : il est même surprenant qu'on ait mis si longtemps à s'en 
apercevoir, et qu'une certaine critique l'ait résolument nié contre 
l'évidence. Torrismond, c'est Henri III ; Enric, c'est Henri IV; 
Alcidon ressemble fort au duc de Bellegarde et Daphnide à la 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 



Professeur ou Collège de France* 



La troisième partie de Y « Astrée ». 




L '« ASTRÉE » 



689 



belle Gabrielle ; Délie n'est autre que Diane d'Eslrées, sœur de la 
précédente, et femme de Balagny qui perdit Cambrai ; il n'est 
pas jusqu'aux personnages secondaires, comme Alcire ou Amin- 
tor, dont on ne puisse retrouver l'équivalent et le modèle à la cour 
de France. 

Avant de commencer l'histoire de Daphnide et Alcidon, d'Urfé 
nous fait assister à l'entrevue, chez Adamas, de la bergère Astrée 
et du berger Céladon, méconnaissable sous les vêtements d'Alexis, 
la fille du grand prêtre. L'empressement de ce dernier à servir les 
projets de Céladon ne doit pas nous étonner outre mesure : un 
oracle, en effet, avait annoncé au druide que sa vieillesse serait 
paisible et honorée, si le fidèle berger obtenait enfin la récom- 
pense de son malheureux amour. D Urfé nous décrit complaisam- 
ment la demeure d'Adamas, ses tableaux et ses collections, 
cependant que, peu à peu, Hylas s'éprend d'amour pour la fausse 
Alexis : situation singulière, exceptionnelle, anormale, qui se 
rencontre alors pour la première fois dans notre littérature. Hylas 
ne tarde pas à faire une déclaration, qu'il accompagne d'une cour 
assidue. C'est le temps de la cueillette du gui, qui nous est 
racontée en détail, ainsi, du reste, que plusieurs autres céré- 
monies religieuses. 

* 

V Astrée présente la première histoire que nous ayons des 
amours d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrées ; c'est le document le 
plus rapprpché des faits en question, probablement le plus au- 
thentique et le plus propre à jeter quelque lumière sur les points 
demeurés obscurs ; c'est, en somme, le tableau ou le récit d'un des 
contemporains les mieux informés. 

« L'armée pour lors estoit autour d'Arles, et le grand Enric 
ayant pris la ville des Massiliens, faisoit dessein de forcer celle- 
cy et de se rendre maistre de toute la Province des Romains, et 
de ravager et de ruiner tous ceux qui ne voudroient se soumettre 
à lui .. Ma mère, qui avoit redouté la guerre, pensant lafuyr, s'en 
estoit venûe dans cette province des Romains, et ce fut là où 
depuis elle fut la plus forte. Il est vray que, quand elle vit venir 
l'armée du grand Enric, elle se retira dans les extrémités du 
Veniscin (Venaissain), le long de la rivière de Sorgues, où elle 
avoit une maison assez bonne, et une de ses sœurs mariée à 
quatre ou cinq lieùes de là, avec un chevalier de la contrée... » 
Nous voici donc, dès le début, transportés sur le théâtre des 
événements. Alcidon, deux ans auparavant, avait connu la belle 
Daphnide et lui avait déclaré sa flamme. Daphnide, l'ayant bien 



95 




690 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



accueillie, était fort étonnée qu'il eût cessé brusquement de lui 
donner de ses nouvelles. Apprenant qu'elle habite avec sa mère, 
dans le voisinage, Alcidon lui fait porter une lettre et la supplie 
de lui accorder un rendez-vous; et il reçoit alors le billet suivant, 
qui est une petite merveille de grâce d'esprit: «Ce n'est pas 
l'amour, mais la curiosité, qui me conseille de vous permettre de 
me voir : ne prenez donc point congé que je vous en donne à votre 
avantage; mais soyez meilleur ménager de la faveur que vous 
recevez d'elle, que vous n'avez esté de celles que votre enfance 
vous a fait avoir de moy. Et adieu. » 

L'entrevue a lieu, dans des circonstances particulièrement 
dramatiques et romanesques. Alcidon, plus épris que jamais, 
cherche, dès son retour à l'armée, un confident de son amour : 
« J'arrivay, dit-il, où j'avois laissé le roy Enric, qui me reçeut 
avec beaucoup de caresses, et parce que, outre l'honneur qu'il me 
faisoit de m'aimer, encore se plaisoit-il infiniment de sçavoir 
les bonnes ou mauvaises fortunes qu'on avoit en amour, me pre- 
nant par la main, il me conduisit dans une chambre retirée... » 
Alcidon raconte avec joie tous les détails de son aventure, et fait 
à Enric un portrait magnifique de la dame qu'il aime; mais c'est 
une imprudence, dont il ne tardera pas à s'apercevoir, que « de 
donner ainsi connaissance de son affection à son maistre », car le 
roi tombe amoureux de Daphnide sur la simple description de ses 
charmes et de sa beauté. — « Est-il croyable qu'elle soit aussi belle 
que vous la dites ? — Seigneur, luy respondis-je, si je ne craignois 
d'estre moy-mesme la cause de ma ruine, je vous en dirois, et 
avec vérité, encore davantage ; mais j'ay grand peur que je 
n'aiguise par ce moyen le fer qui m'ostera la vie... » Le roi 
proteste, par la couronne qu'il porte, qu'il ne tentera jamais de 
ravir le cœur de la maîtresse de son ami ; mais il ne parvient 
qu'à demi à calmer les doutes de l'infortuné Alcidon. D'ailleurs, il 
cherche à se tromper lui-même sur ses véritables sentiments: 
il ne se connaît pas, et est loin de supposer qu'il ira, quelques 
jours après, solliciter la faveur de voir Daphnide. 

Sous le couvert du roman, nous entrons dans l'histoire réelle 
des amours d'Henri IV et de Gabrielle d'Estre'es, qui fut pré- 
sentée au souverain par le duc de Bellegarde d'une façon ana- 
logue. Mais, par la suite, les allusions aux événements contem- 
porains deviennent encore plus claires. Le style lui-même semble 
se modifier quelque peu, et, par endroits, Honoré d'Urfé parle 
en historien bien plus qu'en poète. 

Enric ne tarde pas à manifester le vif désir qu'il a de se ren- 
contrer avec Daphnide ; d'ailleurs, pour accepter la reddition 




L' « ASTRÉE » 



691 



d'une place ennemie, il est obligé de conduire son armée du côté 
où la belle demeure. Alcidon la fait prévenir de la venue du roi, 
qui, à peine descendu de cheval, est reçu par la mère de Daphnide ; 
il lui demande fort aimablement des nouvelles de sa santé et de 
la santé de son mari, et « si elle n'a point peur de la guerre j>. 
Quant à la maîtresse d'Alcidon, elle était plus belle que jamais, 
ayant ajouté des charmes à sa grâce naturelle par l'agencement 
de sa coiffure et de son habit. Par groupes, les conversations 
s'engagent. Enric charge Alcidon de raconter à la vieille mère, 
par le menu, l'histoire de la prise d'Arles, cependant que lui- 
même, d'un air très naturel, aborde Daphnide et sa sœur Délie. 
Bientôt, cette dernière s'éloigne ; Alcidon commence à s'inquiéter, 
lorsqu'il voit que son maître « prenoit Daphnide par la main et 
la retiroit seule vers une fenestre. Je ne sçay s'il y demeura 
long-temps, car il me dura si fort que j'eusse juré le jour estre 
deux fois passé, si je n'eusse bien veiï que la nuyct n'estoit 
poinct encore venue. Enfin, le Roy prit congé et, remontant à 
cheval, continua son voyage... » 

Dès lors, on devine aisément que le roi est épris de Daphnide, 
laquelle fait part à son amant des propos qu'il lui a tenus. Enric a 
informé la belle qu'il était au courant de son amour; Alcidon l'en 
avait instruit en demandant un congé pour aller la voir, et, de 
plus, il s'était vanté, comme font généralement les jeunes gens de 
cet âge, d'avoir vu couronner une flamme si honorable et si noble* 
Bien que le roi ait essayé de l'excuser auprès de sa maîtresse de 
ce bavardage et de cette gloriole qu'elle lui reproche, Alcidon sent 
que son maître a agi dans l'intention de le séparer d'elle. Quelle 
sera donc la conduite de Daphnide? Peut-il encore compter sur 
un amour sans lequel il n'a plus de raisons de vivre ? « Soyez en 
asseurance de ce costé là, lui dit-elle, et soyez certain que, tant 
qu'Alcidon m'aimera, jamais un autre ne sera aimé de Daphnide, 
et qu'il n'y a ny grandeur, ny authorité du Roy, qui me fasse 
changer cette résolution. » 

Le chevalier s'en va consolé ; mais il tombe malade en entrant 
dans la ville d'Avignon. 



Alors commence, entre les deux amants, une correspondance 
très intéressante et même dramatique, dont chaque lettre nous 
apprend les changements produits, au jour le jour, dans l'âme et 
dans l'esprit de ses auteurs. Les lettres d'Alcidon sont d'une ten- 
dresse un peu triste ; il y glisse des sous-entendus, auxquels on 



* 




692 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



reconnaît qu'il doute, malgré lui, de la fidélité de sa maîtresse. 
Les réponses de Daphnide sont parfois sèches et mordantes ; 
mais elle affirme la constance de ses sentiments, et, pour la 
mieux montrer, elle envoie à son amant, sans même les avoir dé- 
cachetés, deux plis qu'elle a reçus du roi. Est-ce là une ruse ? Est- 
ce l'effet d'une franchise qui ne se contient pas ? Alcidon l'ignore 
et se désole dans l'incertitude. Si Daphnide le quitte, il ne peut 
plus vivre ; si elle lui demeure attachée, le roi saura bien les 
séparer, par jalousie. 

Les amants continuent de s'écrire ; de son côté, le roi poursuit 
son entreprise. Il a résolu de s'emparer du cœur de Daphnide, et 
celle-ci, qui commence à faiblir, va le lui abandonner sans 
grande résistance. Il lui rend visite à la dérobée, au retour de 
son expédition ; il loge même une nuit dans son château : ce fut, 
sans doute, la nuit de sa conquête. Car, nous raconte Alcidon, 
« depuis cette dernière fois que le Roy fut chez Daphnide, elle 
ne m'écrivit plus que par acquit, et seulement pour m'oster la 
cognoissance de ce qu'il falloit enfin que je sçusse ; car les 
amours des grands princes ne peuvent guère demeurer sans 
estre descouvertes. Quant aux lettres qu'elle recevoit, elle ne 
m'en envoyoit plus comme elle souloit, si ce n'estoit de celles 
où il n'y avoit point d'apparence de grande intelligence enlr'eux, 
et encore fort rarement. J'allois ainsi vivotant avec tant de des- 
plaisir, que, quand je m'en ressouviens, je m'estonne comme 
cent fois il ne me mit dans le cercueil. Quelquefois, sur le soir, 
quand le temps estoit beau, que le. soleil avoit perdu sa grande 
force, je m'aliois promener sur les rives du Rosne du costé 
de la maison de cette Belle ; et là, presque seul, j'allois entre- 
tenant mes pensées, jusques à ce que le jour se cachoit sous la 
terre». 

C'est au cours d'une de ces promenades sur les bords du 
Rhône qu'Alcidon apprend, tout à fait par hasard, la trahison de 
son maître et de sa maîtresse. Il rencontre un jeune cavalier 
porteur de deux lettres, l'une pour le roi, l'autre pour lui-même. 
Il l'interroge, et constate avec douleur que lui seul, Alcidon, 
ignore les nouvelles amours du grand Enric : « De toute la nuit 
je ne pus clorre l'œil; mais incessamment resvassant, l'aurore 
me trouva sans que la volonté seulement de dormir me fut 
venue. » Après deux jours de souffrance, il se décide à ouvrir 
la lettre de la cruelle Daphnide, qui cherche encore à l'abuser 
sur ses sentiments et a la perfidie de lui parler de son amour. 
Transporté de colère, il lui écrit une réponse qui marque la 
rupture et qu'il est indispensable de citer ici : 




I.' « ASTRÉE » 693 

« La guérison d'Alcidon ne dépend plus que de la mort ; aussi, 
n'ayant trouvé fidélité ny en son maistre ny en sa maistresse, 
à quoy voudroit-il vivre plus longuement parmy les perfidies? 
Et ne vous pleignez plus que les Dieux soient sourds. Ils ont 
enfin exaucé vos supplications, puis que, ne voulant redonner la 
santé à celuy de qui la vie ne vous pouvoit plus servir que de 
regret d'avoir manqué à tant de sermens inutiles, ils vous ont 
changé le cœur comme vous désirez, le rendant insensible pour 
moy, mais trop sensible pour un autre, qui peut-estre sera un 
jour la vengeance de tant de perfidies, et tenez cet augure pour 
véritable : car les Dieux sont trop justes pour ne me venger et 
vous punir. » 

Plus tard, c'est Enric lui-même qui viendra faire au malheu- 
reux Alcidon l'aveu de sa coupable flamme, aveu touchant, 
exprimé dans le langage d'un roi et d'un ami. Le roi, passionné 
pour Daphnide, se repent d'avoir trahi Alcidon, qui l'avait pris 
pour confident. Quant aux sentiments de ce dernier, ils sont 
admirablement nuancés à travers toutes les péripéties de ce 
drame : d'Urfé nous Ta montré d'abord craintif et soupçonneux, 
lors de ses entretiens confidentiels avec Enric et de la réception 
chez Daphnide; puis les paroles de la belle l'ont réconforté ; il a 
tremblé de nouveau, en cherchant à percer les vrais sentiments 
de sa maîtresse dans les lettres de plus en plus courtes et rares 
qu'elle lui adressait pendant sa maladie; surprenant, enfin, la 
double trahison dont il était victime, il s'est d'abord emporté 
contre son souverain ; mais, dans son âme, le devoir a triomphé 
de l'amour : même, au nom de ce devoir,il en vient à étouffer en lui 
toute haine, sinon toute inimitié, contre Enric. Psychologie très 
pénétrante et très vraie ; d'Urfé est en avance de trois siècles 
sur nos romanciers contemporains. Il prépare, en tout cas, le 
drame psychologique du siècle suivant, et c'est lui qui crée chez 
nous, en quelque sorte, le prototype des cas d'amour. Alcidon a 
précédé Rodrigue. 

# 

# # 

Cette partie de l'histoire d'Enric a été racontée au grand prêtre 
par Alcidon. Daphnide prend, à son tour, la parole et défend sa 
conduite passée : elle rappelle, notamment, qu'elle alla visiter son 
amant malade, ce qu'il semble avoir oublié. D'autre part, dans 
l'intérêt d'Alcidon et le sien propre, elle n'avait pas cru 
devoir rebuter le roi, quand il lui fit sa déclaration. Elle 
s'appliqua, dès lorp, à jouer un double rôle : elle sembla prodi- • 



Digitized by 



694 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



guer les faveurs au grand Enric; mais, en réalité, son amour était 
pour Alcidon. Puis l'ambition la poussa : elle se dit que le roi 
pourrait bien la prendre pour femme, et, avec son père et son 
frère, partit à la suite de la cour. — Ici, elle a beau insister sur les 
rendez-vous et autres privautés que, durant le voyage, elle accor- 
dait à Alcidon, on devine quelque embarras et quelque confusion 
dans son esprit: elle tente de s'abuser elle-même. — Et voici 
qu'elle devient jalouse, ou presque, de deux des principales dames 
de la Cour, qui aspiraient au même bonheur qu'elle et circonve- 
naient le roi : Clarinte et Adelonde. Elle croit avoir trouvé un 
moyen pour détourner Enric de Clarinte : il suffira qu' Alcidon feigne 
d'être amoureux de sa belle rivale, qui n'est autre, croyons- 
nous, que la princesse de Conti, l'auteur des Amours du Grand 
Alcandre ! Alcidon résiste, et consent enfin. 

Suit Thistoire très belle, mais trop compliquée peut-être, de 
Clarinte, Adelonde, Amintor et Alcyre. Ces deux chevaliers sol- 
licitaient chacun l'amour de Clarinte ; mais le premier était le 
plus aimé, et Alcyre imagina une série de ruses et de tromperies, 
afin de « brouiller » les deux amants. Il fit la connaissance d'une 
fille de l'entourage de Clarinte, puis se vanta, devant Amintor, 
d'avoir reçu les faveurs de la maîtresse. D'où fureur du rival, 
qui demande une preuve convaincante de cette assertion. Alcyre 
consent à la lui donner: il entrera la nuit, sous ses yeux, dans la 
chambre de Clarinte. Et il use, pour ce, d'un plaisant stratagème : 
grâce à la dame de compagnie qu'il connaît, les portes de la 
maison lui sont ouvertes ; il amène Amintor dans un corridor 
très obscur» au bout duquel se trouvent deux portes, dont Tune 
conduit à la chambre de la Belle, l'autre dans une salle quelcon- 
que. Amintor pense qu'il n'y en a qu'une, et, lorsque son ami en- 
tre par la deuxième, qu'il a ouverte lui-même, il le voit déjà dans 
les bras de son infidèle maîtresse. Il tombe malade de dépit. 
Alcyre va le voir, lui rend de nombreux services, et tâche de le 
réconforter ; mais c'est pour le tromper encore. Il le prie d'é- 
crire, au nom du roi, une lettre pour une des plus belles dames 
de la cour, dont Enric avait obtenu quelques « estroites fa- 
veurs ». Amintor, sans défiance aucune, écrit la lettre, qu' Alcyre 
s'empresse de montrer à Clarinte. 

Ainsi la finesse d'Alcyre — sinon sa malhonnêteté — a séparé 
Clarinte et Amintor. Alcidon se rapproche de Clarinte, qui sem- 
ble bien l'accueillir et lui manifeste ouvertement sa sympathie. 
Elle a cependant une explication avec son amant délaissé : on 
découvre les perfidies d'Alcyre, que Clarinte fait le serment de 
ne plus voir jamais. Mais aime-t-eile Alcidon? Enric le croit, 




i/ « ASTRÉE T> 



695 



devient fort jaloux, et, pour se venger d'elle, se rapproche à tel 
point d'Adelonde, que Daphnide, froissée, songe à rompre avec 
lui. Adelonde, à son tour, dégoûte le roi parla magie et les sorti- 
lèges qu'elle a employés pour le séduire. Enric, en fin de compte, 
sentant bien que Daphnide l'aime plus qu'aucune autre, retourne 
entièrement à elle et se décide à l'épouser. C'est alors qu'il meurt, 
assassiné. 

Daphnide est désespérée, et s'indigne des serments d'amour 
qu'Alcidon, abandonnant Clarinte, a l'audace de lui apporter. 
Elle le traite d'inconstant et de volage, et refuse de lui redonner 
son cœur ; mais il plaide si bien sa cause, qu'elle consent à le 
revoir : ils iront ensemble interroger l'oracle et conformeront leur 
conduite à sa réponse. Et l'oracle leur répond : 



Ils sont venus, dans ces circonstances, consulter le grand prêtre 
Adamas, qui les sermonne, leur adresse de paternels conseils, et 
les unit l'un à l'autre, pour la plus grande joie de tous. 



Pour sortir de tant de peine, 
Dedans les forests, un jour, 
Vous pourrez voir la fontaine 
De la vérité d'Amour. 



A. R. 




La psychologie. 



Cours de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



Les trois modes de l'habitude : l'habitude spéciale, 
l'habitude générale et l'habitude fragmentée. 

(Suite et fin.) 

J'ai distingué trois modes de l'habitude, qui correspondent à 
la répétition, à l'association de ressemblance et à l'imagination. 
Ces trois modes de l'habitude, je les ai appelés : l'habitude 
spéciale, l'habitude fragmentée et, enfin, l'habitude générale. Il 
est bien entendu que l'habitude fragmentée est spéciale ; mais on 
entend, généralement, par habitude tout court une habitude spé- 
ciale et non fragmentée, qui se manifeste par des actes successifs 
et différents ; tandis que, si l'habitude est fragmentée, elle se 
manifeste par des actes, très courts, et relativement simples. 
D'autre part, j'ai montré que la nature, par l'intermédiaire de 
l'expérience, contribue à faire nos puissances. La nature nous 
dispose à l'habitude spéciale dans certains cas, à l'habitude géné- 
rale dans d'autres cas et aussi à l'habitude fragmentée dans 
d'autres cas encore. Mais la nature ne fait pas seule le mode de 
l'habitude, de nos puissances. L'attention y contribue également, 
et môme davantage. Or l'attention, c'est l'effort, c'est-à-dire ce 
qu'on appelle vulgairement volonté. L'attention, plus encore que 
l'expérience, contribue à faire nos puissances, nos habitudes. 

En effet, il y a plusieurs manières d'être attentif. On peut faire 
attention aux suites des phénomènes ou à leur simultanéité 
dans l'espace, sans presque distinguer les phénomènes qui com- 
posent les suites ou les simultanéités par leurs caractères dis- 
tincts. On peut aussi faire attention aux enchaînements ou aux 
simultanéités de phénomènes avec une certaine préférence de 
l'attention sur certains chaînons de la chaîne ou certains élé- 
ments de la simultanéité. Alors, ce qui est préféré par l'attention 




l'habitude 



697 



n'est pas extrait de l'ensemble dont il fait partie. On ne le détache 
pas; mais on porte spécialement l'effort intérieur sur lui, et, par 
conséquent, on lui confère un privilège, un privilège immédiat 
d'abord, puis d'autres privilèges qui résulteront du premier. 
Enfin, on peut être fort peu attentif, inattentif même, aux phé- 
nomènes en tant qu'enchaînés ou simultanés. On peut en envi- 
sager un, puis un autre, sans se préoccuper de leurs rapports de 
contiguïté avec d'autres phénomènes. On se livre alors à une 
discrimination aiguë des phénomènes, à une abstraction violente. 
On les limite à leurs frontières avec la préoccupation de ne rien 
voir au delà, et leurs frontières, on les détermine à l'aide de leur 
propre qualificatif. Cette abstraction, cette discrimination extrême, 
qui brise la continuité de la nature, peut être prolongée pendant 
quelque temps dans la conscience. Alors le phénomène momen- 
tanément adopté est vu seul, séparé de tout ce qui lui est con- 
nexe ; on ne voit dans la nature que des taches, on brise l'ex- 
périence au lieu de la subir. 

Veuillez remarquer, du reste, que cette description implique 
un progrès dans l'attention. Ces trois manières d'être attentif 
sont des degrés de l'attention. Dans son premier rôle, lorsque 
l'attention se porte sur les enchaînements, les continuités des 
phénomènes dans le temps et dans l'espace, l'attention est pres- 
que de l'inattention. On est alors indifférent, ou presque, à ce qui 
distingue les phénomènes, et c'est leur liaison qui seule intéresse. 
Dans le second cas, l'attenlion est déjà élective ; le propre de 
certains phénomènes l'attire et la retient. Enfin, dans le troi- 
sième mode, l'attention paraît tout à fait à son affaire ; son acte 
propre apparaît alors dans toute sa force et avec toute son effica- 
cité ; l'attention est victorieuse ; elle choisit parmi les éléments 
de l'expérience. Elle brise ce qui lui est donné et qui n'est que 
complexités, pluralités. Elle réduit ce tout en unités; elle ne voit 
que des éléments, et dédaigne ce qui constituait la continuité des 
phénomènes donnés. 

Cet effort, que je viens de décrire, portait surtout sur l'expé- 
rience proprement dite ; mais il peut porter sur les images. Alors 
les mêmes modes de l'attention se retrouvent, mais avec quel- 
ques modifications. Un effort de rémémoration consistera à 
rechercher et à trouver la contiguïté et la continuité des phéno- 
mènes qui ont figuré autrefois dans l'expérience. Si, au contraire, 
l'effort a pour objet une combinaison analogue à celles de la 
nature, il ne sera pas en opposition avec la loi générale des con- 
tiguïtés données par l'expérience, bien au contraire. C'est ainsi 
qu'un paysagiste qui, contrairement à l'usage actuel, voudra 




698 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



imaginer un pays que ne lui donne pas la nature, concevra d'a- 
bord une rivière qu'il a vue. Mais, au lieu de la rive de cette 
rivière, il imaginera une autre rive ; au lieu du moulin de cette 
rivière, il imaginera une autre construction. A ces éléments, il 
ajoutera d'autres éléments vus ailleurs, et le tout, irréel, sera 
pourtant vraisemblable. L'effort de combinaison analogique 
est un efïort où se manifeste la préoccupation respectueuse de 
l'enchaînement légal des phénomènes. L'artiste ne se permettra 
pas d'imaginer une rivière sans rives, un paysage sans ciel, des 
arbres qui ne reposent pas sur la terre. Si le ciel est nuageux, 
les objets, dans son tableau, seront faiblement éclairés ; s'il est 
pur, ils seront lumineux. Dans un effort d'imagination de ce 
genre, l'artiste est attentif aux enchaînements normaux, légaux ; 
mais il porte ses préférences sur certains éléments des enchaî- 
nements fournis par l'expérience. Il préfère tel ciel, qu'il a vu, 
à tels autres, qu'il a vus aussi, tel bouquet d'arbres à tels autres, 
et, si des bouquets d'arbres ou des ciels ou des prairies se pré- 
sentent à son esprit, qui ne paraissent pas mériter son attention, 
il les rejettera : il gardera les plus beaux ou ceux qui convien- 
nent le mieux à son dessein d'ensemble. Voilà l'effort de com- 
binaison analogique, d'imagination. J'aurais pu prendre un 
autre exemple, celui du romancier qui choisit, dans l'humanité 
qu'il connaît, tel homme, telle femme, tels enfants, telles ou 
telles circonstances, et combine le tout d'une manière vraisem- 
blable : l'effort est toujours le même. 

L'efiort qui porte sur les images peut être autre encore : il peut 
être l'effort de limitation. Une image se présente à la conscience. 
L'effort peut porter sur elle et sur elle seule, écartant les con- 
tigus de cette image dans l'expérience passée et ceux qu'elle 
aurait pu avoir sans invraisemblance. Dans l'effort de remémo- 
ration, on cherche les contigus réels ; dans l'effort d'imagi- 
nation, les contigus possibles ; dans l'effort limitatif, on bannit 
les contigus. L'attention est limitée par la caractéristique du 
phénomène adopté et préféré. Mais, dans cet effort de limita- 
tion, l'effort est-il victorieux de la loi du changement, loi 
primordiale de l'âme ? Lorsque je fais un tout analogue au 
naturel, toute ma conscience change encore ; mais, si je veux 
faire un effort de remémoration, je trouve le complément du 
souvenir incomplet, venu tout d'abord à la conscience, et, 
en le trouvant, la conscience change. Dans l'effort d'imagination, 
je veux faire un effort limitatif, puis-je vaincre dans mon acte 
la loi de changement ? — J'ai dit, dans une leçon déjà ancienne, 
que l'effort ne peut empêcher le changement, mais qu'il cause 



Digitized by 



l'habitude 



699 



un moindre changement ; par suite, lorsque je porte une 
attention intense sur un phénomène présent à ma conscience, 
il en résulte que je change, malgré mon effort, mais que je 
change au minimum ; le phénomène adopté, disais-je, se con- 
tinuera en quelque mesure en étant suivi dans la conscience de 
ses contigus ou de ses analogues. — Je crois pouvoir, aujour- 
d'hui, préciser davantage et exclure la première des deux alter- 
natives. Si l'effort de limitation est suivi, dans la conscience, des 
contigus du phénomène choisi, comme lesdits contigus sont dif- 
férents de lui, la loi du changement est victorieuse. Au contraire, 
lorsque c'est un analogue du phénomène choisi qui lui succède, 
quelque chose du phénomène choisi persiste, par là même, dans 
la conscience; il y a quelque chose de commun entre le phéno- 
mène que Ton aurait voulu garder et celui qui Je remplace ; 
ainsi le même persiste dans la conscience. L'effort de limitation 
ne prépare pas seulement l'association de ressemblance (telle 
est la conclusion à laquelle j'aboutis), il l'engendre immédia- 
tement. Puisque la loi du changement s'impose invinciblement, 
il n'y aura de conciliation possible, entre l'effort et la loi du chan- 
gement, que par un seul moyen, qui est l'association de ressem- 
blance, et, de fait, les choses se passent ainsi. 

Laissons maintenant cette conséquence immédiate. Quel que 
soit l'effet immédiat de l'effort, ses différents modes favorisent 
pour l'avenir, dans le premier cas, les habitudes spéciales ; dans 
le deuxième cas, les habitudes générales, et, dans le troisième 
cas, les habitudes fragmentées. L'effort de remémoration fait 
ou favorise, ou renforce les habitudes spéciales ; grâce à ce 
mode d'effort, les phénomènes restent enchaînés dans la con- 
science, d'abord, puis dans les puissances qui préparent les faits 
de conscience à venir. L'effort d'imagination prépare des habi- 
tudes générales; il dispose l'esprit à des combinaisons qui ne 
seront pas identiques à l'expérience mais conformes à ses lois, 
non des copies mais des imitations de la nature. L'effort de 
discrimination et de limitation, enfin, du moment qu'il porte sur 
des phénomènes séparés ainsi les uns des autres, que ce soit 
sur des phénomènes d'expérience ou sur des images, favorisera 
des habitudes fragmentées limitées à un seul .acte. L'acte de ces 
habitudes, acte limité, ne pourra être suivi dans la conscience 
que d'actes limités comme lui, et le lien entre ces divers actes 
ne pourra être que l'analogie. Dans les deux autres cas, en effet, 
c'est la contiguïté, contiguïté de fait, accidentelle, ou contiguïté 
légale, qui constitue ce lien, et, par hypothèse, elle est, ici, exclue. 

D'autre part, les consciences individuelles diffèrent selon que 




700 



revue: des cours et conférences 



dominent, en elles, un mode ou l'autre de l'effort ou attention. 
Selon que l'attention porte de préférence sur les enchaînements 
comme tels, ou sur les régions saillantes des enchaînements, 
ou sur les anneaux des chaînes séparés les uns des autres, il en 
résulte, dans les différentes consciences, la prédominance ou de 
l'habitude spéciale ou de l'habitude générale ou de l'habitude 
fragmentée. Parmi les consciences ou les âmes, si on les con- 
sidère comme puissances, il y en a qui sont surtout des ensem- 
bles d'habitudes spéciales, d'autres des ensembles d'habitudes 
générales, d'autres enfin des ensembles d'habitudes fragmentées. 
Ce sont donc les modes ou degrés de l'attention qui forment les 
caractères intellectuels ou les aptitudes mentales. 

On a distingué les hommes de mémoire, les hommes d'ima- 
gination, et, des précédents, les hommes d'intelligence. Les 
hommes de mémoire, ce sont ceux dont on dit qu'ils sont des 
archives vivantes, des dictionnaires vivants. Dans la vie pratique, 
c'est-à-dire dans l'application de l'intelligence à la vie pratique, 
ces hommes sont les hommes de routine. Les hommes d'imagi- 
nation, dont nous avons suffisamment parlé, ce sont, dans la vie 
pratique, les inventeurs. Enfin, il y a « l'homme d'esprit » du 
xvu e siècle, les penseurs, les intelligents, les intellectuels. Dans 
la vie pratique, ces hommes sont les organisateurs, les législa- 
teurs, les grands hommes d'Etat, ceux dont on dit : « C'est un 
chef. » Je crois que ce sont ceux-là qui portent, dans les choses 
de la vie sociale, une intelligence supérieure, qui font pénétrer 
des vues justes dans les rouages de la vie sociale. 

Mais, me dira-t-on, n'est-ce pas anticiper beaucoup trop que 
d'identifier ici les hommes intelligents, les penseurs, avec ceux 
chez lesquels domine l'association de ressemblance ? Je pourrais 
me borner à demander qu'on me fasse crédit environ un an 
en ce qui concerne la démonstration de cette thèse ; mais, dès 
maintenant, je crois pouvoir présenter une observation capable 
de justifier cette identification. Que serait un homme qui se 
bornerait à rapprocher les faits analogues? Ce serait un homme 
de comparaison. Or c'est là une variété d'homme qui n'existe 
pas. Comparer, c'est ébaucher une œuvtfe intellectuelle. Celui qui 
compare est sur la voie des analogies, des généralisations, des 
lois, des théorèmes; on commence par comparer ; puis, bientôt, 
on pense. 

Mais ce n'est pas tout : c'est ici le lieu de faire une remarque 
peut-être subtile, mais importante. L'effort de limitation, d'unifi- 
cation, racine première de l'association de ressemblance, cet 
effort qui oblige l'esprit à cette association, est déjà lui-même 




l'habitude 



701 



quelque chose d'Intellectuel. Lorsque nous faisons un tel effort, 
jl porte sur un phénomène qui occupe quelque place dans le 
temps ou dans l'espace, et qui, par conséquent, est un phénomène 
divisible. Le phénomène divisible dans le temps, ce sera, par 
exemple, un son, et le phénomène divisible dans l'espace, une 
couleur, visible d'ailleurs pendant un certain temps, donc divi- 
sible aussi dans le temps. Puisque le phénomène est dans le 
temps et dans l'espace, il est divisible ; nous pouvons considérer 
son commencement, son milieu, sa fin, dans le temps, et sa 
droite, sa gauche, son haut, son bas, s'il est spatial. De plus, le 
son peut varier de hauteur, d'intensité, de timbre, dans le temps 
qu'il dure, et la couleur peut varier d'intensité ou de nuance. 
Mais, si nous faisons attention au propre qualificatif du phéno- 
mène, nous le considérons dans sa simplicité qualitative. Or, 
cette qualité est dispersée dans le temps et dans l'espace ; si 
donc nous considérons ce phénomène comme un, nous associons 
ses parties. Considérer une couleur comme une, c'est associer 
sa droite, sa gauche, son haut et son bas. La divisibilité de 
ce phénomène, qui est une pluralité en puissance, nous ne la 
faisons pas passer à l'acte. Bien plus, les bords de ce phé- 
nomène, les parties de ce phénomène où il est tout près d'autres 
phénomènes, nous les dédaignons. Nous ramenons ses extrémités 
sur le centre ; par l'attention, nous sommes, pour ainsi dire, 
une force centripète et, par suite, unificatrice. Supposons qu'il 
n'y ait pas de nuances entre les différentes parties du phénomène : 
alors nous faisons la fusion de ces parties sans rien sacrifier. 
Si, au contraire, il présente des variétés intérieures, alors il y 
a des similitudes ; le haut et le bas, par exemple, ne sont qu'ana- 
logues, et nous faisons une association de ressemblance, mêlée 
d'abstraction. 

Ainsi, c'est l'effort d'attention, que j'appelle effort d'unification 
ou de limitation, qui fait l'unité des phénomènes. Souvent la 
nature, l'expérience, se prêtent à cette unification, la rendent 
facile : nous obéissons, alors, à l'invitation de la nature. Mais il 
faut encore, même alors, que nous fassions effort; même alors, 
nous devons sacrifier quelque chose du donné, à savoir sa divisi- 
bilité, pour que l'expérience soit unifiée. 

Si donc, — ce qui est la thèse que je postule actuellement et 
que je cherche à rendre vraisemblable, — tout acte d'intelligence 
est une synthèse au nom de la similitude, ne doit-on pas dire que 
l'unification d'un phénomène est le premier des faits intellectuels ? 
Il est si simple que son caractère intellectuel est dissimulé, et il 
est plus simple que l'association de ressemblance elle-même, 




702 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



puisqu'il ne contient qu'un terme, tandis qu'il y en a deux dans 
l'association de ressemblance. Mais c'est un acte intellectuel, 
puisque nous ne pouvons en parler sans montrer qu'il équivaut 
à un jugement où Ton reconnaît l'unité d'un phénomène donné : 
Ce phénomène est un; j'affirme cette unité. De même, si une 
association de ressemblance est connue comme telle par réflexion 
consécutive, il y a affirmation d'une unité, puisqu'on proclame 
l'analogie des deux termes. 

Ces considérations suffisent à justifier ma thèse du moment. 
Les hommes dont l'attention est forte, aiguë, constante, les 
hommes qui, sans cesse, séparent les phénomènes les uns des 
autres au nom de leurs différences, sont déjà ou seront bientôt 
ceux qui méritent le nom de penseurs. 

Mais, si l'on est penseur, intellectuel, intelligent, c'est une 
conséquence des efforts que l'on a faits jadis, bien plus que de 
ceux que l'on fait maintenant. La formule par laquelle je vais con- 
clure pourra sembler paradoxale, mais elle résume exactement 
tout l'ensemble de faits que je viens d'exposer : plus vous aurez 
de volonté, plus vous serez intelligents ; une volonté moyenne 
fait l'artiste ; une volonté molle fait l'homme de routine ou de 
mémoire. 

Cette volonté, ce n'est pas la volonté des manuels, la volonté 
motrice ; c'est la volonté élémentaire, l'effort simple. Cette volonté 
porte sur les moyens, non sur les conséquences. Ainsi, il ne faut 
pas dire, selon la formule classique, que l'imagination décom- 
pose et recompose. Il faut dire qu'un certain mode de l'attention 
favorise la décomposition de l'expérience et la formation de com- 
posés nouveaux. Un certain degré de l'attention est à la base du 
processus, mais il n'y a pas un effort de décomposition et un 
effort de recomposition. De même pour l'unification et la 
séparation des phénomènes, mode supérieur de l'attention, 
duquel résultera l'intelligence. L'effort simple porte sur les 
données de l'expérience, et c'est pour cela que l'acte d'ima- 
gination paraît spontané, comme aussi l'acte d'intelligence ; 
c'est pour cela qu'on dit de l'inventeur, de l'artiste, du penseur, 
qu'ils ont du génie. Leur acte paraît spontané, et, d'autre part, 
les souvenirs, les routines des hommes de mémoire, tout cela 
paraît absolument machinal. Les conséquences, belles ou 
banales, paraissent involontaires ; mais, à l'origine, nous trou- 
vons la volonté médiocre, moyenne, énergique. Plus tard, si 
la volonté primitive a insuffisamment préparé l'œuvre intel- 
lectuelle, ou l'invention imaginative, alors une volonté réfléchie 
entrera en jeu. Telle est la volonté de l'artiste, qui réfléchit et 




l'habitude 



703 



essaie diverses combinaisons pour achever une^ œuvre qu| 
n'est pas sortie « toute armée » de son imagination, spontanée. 
Telle est la volonté de l'intellectuel, qui fait de grands efforts pour 
trouver la solution d'un problème difficile. Mais, avant cette vo- 
lonté, il y a la volonté élémentaire, qui prépare la spontanéité de 
Fimagination, la spontanéité intellectuelle. 

Ces trois sortes d'habitudes, que nous avons distinguées, carac- 
térisent-elles trois espèces du genre âme humaine ? Non. Il ne 
s'agit pas ici de classification, comme on en fait en zoologie. Assu- 
rément, les hommes sont, en général, surtout hommes de mémoire 
et de routine, ou surtout hommes d'imagination, ou surtout 
hommes de pensée. Mais, et je reviens sur ce point déjà touché, 
une conscience à la fois très active et distribuée dans la durée 
avec une économie savante peut réunir deux de ces caractères 
ou les trois. J'ai déjà cité Ernest Renan, homme de grand savoir, 
donc de grande mémoire, de grande imagination et grand 
penseur. Gladslone, de même, avait une mémoire admirable ; 
il était épris d'idéal : c'était donc un imaginatif ; et c'était une 
belle intelligence. 

11 reste à nous demander comment on peut profiter sans ou- 
blier. On le peut, si la conscience est bien distribuée dans la durée. 
Une série de contigus, une première fois brisée, sera, une seconde 
fois, parcourue sans être brisée, mais avec la préférence esthé- 
tique de tel ou tel élément : alors, il en résultera des dispositions 
à une synthèse imaginaire. Une autre fois encore, cette série de 
contigus pourra être soumise à un effort de remémoralion. L'or- 
dre inverse est également possible. On peut vouloir se rappeler 
toute une lecture, puis ne faire attention qu'à telle ou telle de 
ses parties ou la fragmenter à l'infini. Il dépend donc de notre 
énergie, il dépend de nous, de nous élever jusqu'à l'intelligence, 
puisque l'intelligence résulte d'un degré supérieur de l'effort, 
l'imagination d'un degré moindre, la routine d'un degré minimum. 
Mais il dépend de nous aussi de féconder l'intelligence par la 
mémoire et l'imagination. Il est vrai que le cas est rare : il faut, 
en effet, plus d'efforts pour être érudit et intelligent, ou imagina- 
tif et intelligent, que pour être simplement intelligent. Ceux qui 
sont à la fois érudits, imaginatifs et intelligents, sont les héros de 
la pensée. Si l'héroïsme ne peut être demandé à tous, il résulte 
du moins de ces considérations que chacun peut tendre à cet 
idéal, peut essayer d'être une intelligence, aidée d'imagination 
et de mémoire. 

Une dernière conclusion, pour terminer cette étude des condi- 
tions et occasions des groupements d'images. Le déterminisme 




704 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



cherché s'est complété à la base, par révocation de l'effort, dont 
nous connaissions déjà la nature et les effets. L'effort est la cause 
profonde et dernière des puissances qui sont en nous, qui nous 
disposent tantôt aux souvenirs, tantôt aux imaginations, tantôt 
aux actes intellectuels. Or l'effort, je l'ai dit, c'est un point de 
contingence ; il paraît indéterminé en lui-même, et, comme il a 
une efficacité spéciale, étant indéterminé, il est indéterminant ; 
sa position dans la conscience présente dirige la conscience à 
venir dans Pimprévu. 

Puisque, à la base du déterminisme des images, nous trouvons 
Tindéterminisme, le déterminisme s'avoue vaincu. L'âme a des 
lois; mais elle est surtout constituée par un principe d'illégalité, 
et nous ne devons pas demander à la conscience ce qui est con- 
traire à son essence. L'âme a des lois ; mais, au fond de la con- 
science, il n'y a pas de loi, il y a la liberté. 



N° 22, p. 215, 1. 31 : lire nullement au lieu de nettement. 
N° 23, p. 263, 1. 12 : lire avenir au lieu de entier. 
N° 23, p. 265, 1. 28 : lire marquée au lieu de masquée. 
N° 23, p. 268, 1. 34 : lire inspiration au lieu de unification. 



V. H. 



ERRATA 




Sujets de devoirs. 



UNIVERSITÉ DE POITIERS 



LICENCE. 



1. — Comparer la Médée de Corneille et celle d'Euripide. 

IL — Apprécier ces paroles adressées par le chancelier 
d'Aguesseau à l'aîné de ses enfants, qui venait de quitter le col- 
lège: « Mon fils, vos classes sont terminées, vos éludes com- 
mencent. » 



Imitatione optimorum similia inveniendi facultas paratur. 
(Pline, Epist. vil, 9, 2.) 



Montesquieu: Grandeur et Décadence, chap. iv, depuis : « Il 
y a des choses que tout le mondé dit... », jusqu'à : « On nous 
dit... ». 

Thème grec. 

Bossuet, Histoire universelle, 3 e partie, depuis : « Rome était 
dans sa force... », jusqu'à : « Les défauts venaient... » 



Dissertation latine. 



Thème latin. 



Moyen Age. 



Théodoric. 



Histoire moderne. 



Luther. 



Histoire contemporaine. 

Politique extérieure de la Convention nationale. 



Histoire ancienne. 



i° La société au temps des poèmes homériques ; 



96 




706 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



2° Le siècle de Périclès, son influence au point de vue de la 
civilisation ; 

3° Les transformations de l'organisation politique et sociale à 
Rome depuis Servius Tullius jusqu'à la loi des Douze Tables. 



1. — Distinguer, par des exemples empruntés à notre littéra- 
ture, les différences qui séparent la chronique de l'histoire, et 
montrer que, si Ton peut être chroniqueur sans étire historien, il 
est impossible d'être historien sans utiliser la chronique. 

2. — En quoi et comment le xvi* siècle a^t-il préparé 4a littéra- 
ture du xvn e ? Comparez Yhumaniste et l'auteur classique, en pre- 
nant pour exemples certains écrivains français de ces deux 
siècles. 

3. — Le roman français au xvu e siècle. 



I. — Horace critique littéraire : doctrines, modèles, procédés 
de polémique. 

II. — Des origines de l'histoire à Rome; jusqu'à quel point 
Cicéron a-t-il eu raison de dire : Abest historia litteris nostris? 

III. — Juvénal ; valeur historique et littéraire des Satires. 



Gomme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les 
digues qu'on lui oppose, et, enfin, les renverser dans un moment 
et couvrir les campagnes qu'elles conservaient, ainsi la puissance 
souveraine sous Auguste Agit insensiblement et renverse sous 
Tibère avec violence. 

Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient 
quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de 
cette loi, et rappliqua, non pas aux cas pour lesquéls elle avait 
été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses dé- 
fiances. Ce n'étaient pas seulement les actions qui tom- 
baient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et 
des pensées même ; car ce qui se dit dans ces épanchements de 
cœur, que la conversation produit entre deux amis, ne peut être 



Composition française. 



Sujets à option. 



Composition latine. 

Composition à option. 



Thème latin. 




SUJETS DE DEVOIRS 



707 



regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté 
dais les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans 
les esclaves : la dissimulation et la tristesse du prince se commu- 
niquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil, l'ingé- 
nuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation, 
qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bonheur des 
temps précédents. 

Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que Ton exerce 
à l'ombre des luis et avec les couleurs de la justice, lorsqu'on va, 
pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur 
laquelle ils s'étaient sauvés. 

Et, comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'ins- 
truments de sa tyrannie, Tibère trouva des juges prêts à con- 
damner autant de gens qu il en put soupçonner. Du temps de la 
République, le sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des 
particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, ces 
crimes qu'on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même Ife 
jugement de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre 
lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'expri- 
mer : les sénateurs allaient au-devant delà servitude. 



Quand Sésostris me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma 
douleur; il mé ,demandama patrie et mon nom. Je répondis : « 0 
grand roi, vous n'ignorez pas le siège de Troie, qui a duré dix 
ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à la Grèce. Ulysse, mon 
père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville ; il 
erre sur toutes mers, sans pouvoir retrouver nie d'Ithaque, 
qui est son royaume. Je le cherche ; et un malheur semblable au 
sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie. 
Ainsi puissent les dieux vous, conserver à vos enfants, et leur faire 
sentir la joie de vivre sous un sâ bon père l » Sésostris continuait 
à me regarder d'un œil de compassion ; mais, voulant savoir si 
ce que je disais était vrai, il nous rënvoya tous deux à un de ses 
officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient pris notre 
vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens. 
« S'ils sont Phéniciens, dit le rot, il faut doublement les punir, 
pour être nos ennemis, et, plus encore, pour avoir voulu nous 
tromper par un lâche mensonge ; si, au contraire. Os sont Grecs, 
je veux qu'on les traite favorablement, et qu'on les renvoie dans 
leur pays sur un de mes vaisseaux, car j'aime la Grèce ; plu- 
sieurs Egyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Her- 



Thème grec. 




708 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



cule, la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous, et j'admire ce 
qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse ; tout 
mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse. » 

Géographie. 

i° L'Océan Pacifique ; 
2° L'archipel du Japon ; 
3° La Volga. 

Philosophie. 

Comment s'établit dans la conscience la distinction du moi et 
du non-moi ? 

Métrique. 

Rapport de l'accent et de la quantité, en grec et en latin. 

Grammaire. 

La premièré déclinaison classique. 

Thème. 

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, 
l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche 
ferme et délibérée ; il parle avec confiance, il fait répéter celui 
qui l'entretient, et il negoûle que médiocrement tout ce qu'il lui 
dit ; il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand 
bruit ; il crache fort loin, et il éternue très haut ; il dort le jour, 
il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe 
à table et à la promenade plus de place qu'un autre ; il tient le 
milieu en se promenant avec ses égaux ; il s'arrête, et l'on s'ar- 
rête ; il continue de marcher, et l'on marche ; tous se règlent sur 
lui, il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole ; on ne l'in- 
terrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler ; on 
est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, 
vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes 
l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses 
yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir 
son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, 
impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux 
sur les affaires du temps ; il se croit du talent et de l'esprit. Il est 
riche. 



Digitized by 



SUJETS DK DEVOIRS 



709 



Version. 



WalLenstein ist wohl die ausserordentlichste Gestalt, die in 
der weitausgreifenden Bewegung des dreissigjaehrigea Kriesges 
auftritt. Er erscheint als eine ihrer eigentûmlichen Hervorbrin- 
gungen ; sein Emporkommem wird von ihr getragen : er gelangt 
zu einer Stelle, in der er eine Reihe von Jahren einen massgebe- 
den Einfluss ausilbt, bis er zuletzt von einer Katastrophe erreicht 
wird, dienoch immer unversiaendlich geblieben ist. 

Ueber dièse und das gesamte Tun und Treiben Wallensteins 
sind in den Archiven zu Wien, in welche auch seine Papiere 
tibergegangen sind, in den létzten Jabrzehbten fleissige Forschun- 
gen anggestellt worden ; doch ist man damit tiber Anklage und 
Vertheidigung, wie sie in ersten Moment einander gegentiber- 
traten, nicht hinausgekommen. 

Und wenn man in den andern Archiven weiter nachforscht, 
so erhaelt man nur einseitige Antworten, dem Verhaeltnis 
gemaess, in welchem die Staaten, denen sie angehoeren, zu den 
Begebenheiten standen. 

Die sonst so aufmerksamén Yenezianer treten dem inneren 
Getriebe der in Deutschland kâmpfenden Interessen nicht nahe 
genug, um eine genttgende Auskumft geben zu koennen. Die fran- 
zoesischen Sammlungen haben sehr merkwûrdige Aufklaerungen 
geboten, diesich dochnur auf den einen Punkt beziehen Uber den 
mit Frankreich unterhandeltwurde. Aehnlich verhaelt es sich 
mit den aus den schwedischen erhobenen Notizen. 



Ch. Nodier, Les Souvenirs de la Vieillesse. (Marcôu, Morceaux 
choisis, Classes supérieures, page 679.) 



Mrs Browning : Aurora Leigh, les 43 derniers vers du livre I. 



1. Shakspeare's Poetic diction from Henry IV. (Agrégation.) 

2. Botton. (Licence.) 

3. Which of the four seasons do youp prefer ? (Certificat.) 



LICENCE D'ANGLAIS. 



Thème. 



Version. 



Dissertation anglaise. 




710 



REVUE DBS COURS ET CONFÉRENCES 



Dissertation française. 

1. Hotspur. 

2. FalstafF est-il un poltron ? 

3. Henry IV comparé aux autres drames historiques de Shaks- 
peare. 

# 

# # 

Composition française. 

Licence. 

«r Aroas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui 
louent, et la manière de les raconter. » Que pensez-vous de cette 
affirmation de La Bruyère, et, lorsqu'il ta formulait, pouvait-il 
avoir en vue les Oraisons funèbres de Bossu et ? 

Dissertation latine. 

Quse causse afferri possunt car, post amissam libertaiem et paca- 
tam ab Augusto foreasem eloqaentiam, Ciceroois orandi gênas a 
plerisque fuerit impugaaium ? 

Tlrfima latin* 

Bossuet : Histoire universelle, 3* partie, chap. n, depuis : « Car 
ce même Dieu qui a fait l'enchaînement de l'Univers... », jusqu'à : 
« J'ai tâché de vous préparer... » 

Thème grec. 

Fénelon : Lettre à V Académie, chap. v, depuis : « On gagne 
beaucoup... », jusqu'à : « Je préfère l'aimable... » 

Moyen Age. 

Licence d'histoire. 
La conquête de la Gaule par les Francs. 

Histoire contemporaine. 

La politique de Napoléon I er à l'égard de r Allemagne (1804- 
1813). 



Digitized by 



sujets d& devoir» 



Histoire ancienne. 

1. La société grecque au temps de» poèmes homériques. 

2. L'organisation politique de l'Etat romain au début de 
l'époque républicaine. 

3. Marc-Aurèle. 

Géographie. 

1. Le pôle antarctique et l'Océan glacial du Sud. 

2. La plaine des Pays-Bas. 

hm négkmtde» AJpes française». 

PMÏbsejMfe. 

Licence. 

La responsabilité ; origine et évolution de cette idée. 
Grammaire. 

La troisième déclinaison classique en grec et en latin. 
Métriqu*. 

tes deux (fermiers pieds de l'hexamètre dtetylïqae. 

LIGKNGa D' ALLEMAND. 

Composition. 

Vous dtomigrezr Ites raisons qui permettent die croire que Gœthe, 
en écrivant le « Zauberlehrling » (1797), avait pour but de flaire 
une satire dirigée contre les cbefs de la Révolution française. 
Vous rapprocherez de cette ballade le passage où Schiller, dans 
le « Lied von der Glocke » (1800), fait également allusion à la 
Révolution. 

LICENCE D'ANGLAIS. 

Thème. 

Xavier de Maistre, La Sfort d'un Ami, (Marcou, Morceaux 
choisis), page 672, jusqu'à, : « Mais l'aube matinale... » 



Digitized by 



712 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

Version. 

Thackeray : Federick the Great's Army (Peaceck's English 
prose), page 355. 



Composition française. 

Licence. 

Montaigne a écrit : « La /vérité et la raison sont communes à un 
chacun et ne sont non plus à qui les a dites, premièrement, qu'à 
celui qui les dit après. » Apprécier cette pensée, en la rappro- 
chant de celle qui termine le 1 er chapitre de La Bruyère. 

Dissertation latine. 

Quid censendum de opinione eorum qui litteris apud Romanos 
incipientibus Graecorum imitationem nocuisse magis quam pro- 
fuisse contendunt. 

Thème latin. 

Pascal, Pensées, art. II, § 8, depuis : « C'est, sans doute, un mal 
que d'être plein de défauts... », jusqu'à: « En voici une preuve 
qui me fait... » 

Thème grec 

Fénelon, Télémaque, livre III, depuis : « C'est tout ce qu'un 
homme sage peut faire », jusqu'à : « Après qu'Adam eut fait cette 
peinture... » 

Moyen Age. 

Résultats de l'établissement des Barbares en Gaule. 

Histoire moderne. 

Etat de la France et de TEurore en 1763. 

Histoire contemporaine. 

L'Allemagne au temps de Napoléon I er . 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



713 



Histoire ancienne. 

I. — Fondation et chute de l'hégémonie thébaine en Grèce. 

IL — La conquête du monde romain par l'hellénisme, au 
u e siècle avant notre ère. 

III. — Le Christianisme et ses relations avec l'Empire romain 
avant l'édit de Milan. 

Géographie. 

I. — Le commerce anglais et le commerce allemand ; leur 
rivalité dans le monde. 
IL — Le relief et la configuration des Iles Britanniques. 
III. — Les Alpes centrales. 

Philosophie. 

Licence. 

Théorie de la liberté chez Descartes. 

Grammaire. 

Les participes dans les langues classiques ; morphologie et 
syntaxe. 

Métrique. 

La césure. 

LANGUE ET LITTÉRATURE ANGLAISES. 

Thème. 

La Bruyère, Caractères, chap. de la Ville, depuis: « La ville 
est partagée... », jusqu'à : « ...des mouches de Tannée passée. » 

Version. 

Shelley : Alastor, depuis: « While daylight held thesky... », 
jusqu'à : « ...from their father's door » ; — ou: Cowper, on 
Conversation, depuis: « Every one endeavours... », jusqu'à: 
« ...next to thèse » (Peacock's English Prose, page 239). 

Dissertation pédagogique. 

Que pensez-vous de cet axiome : « Il faut instruire les enfants 



Digitized by 



714 REVUE DBS COURS BT CONFÉRENCES 

en les amusant » ? Le discuter et rappliquer à l'enseignement des 
langues vivantes. 

Diossytatiott w^jliMiwii 

I. There are three things to which man is* front : « Labour and 
sorrowatrd jor : nor eau any life Be rigftf which has not ail 
three. » (Ruskin.) 

II. — The différence between wit and humour (Agrégation.) 

III. — Joseph and Charles surface (Licence). 

Dissertation français*» 

I. — Célîmène et' Mîlîamant. 

II. — Principaux caractères du talent cFeCbngreve; 

III. — Maria écrit à une de ses amies pour lui décrire le milieu 
où elle est forcée de vivre et les impressions qu'il lui inspire. 

Leçons à préparer. 

I. — La vie de Gongreve. 

II. — Discuter le paradoxe de Lamb sur la comédie artifi- 
cielle (Essays of Elia). 

III. — La comédie de Congreve et des autresr comiques de la 
Restauration est-elle une peinture exacte des mœurs contempo- 
raines ? 

LICENCE D'ALLEMAND. 

Composition. 

Gomment Schiller, dans ses ballades, met au service de la 
poésie l'élément surnaturel, tant païen que chrétien. 

Composition française. 

Licence. 

Expliquer,. awUk plue* grande précision «t des exemples ap- 
propriés, quelles soni, à votr* avis r les sources, les plus fécondes 
d'inspiration, pour uja écrivain. 

Dissertation latine. 

Quseretur quàtenu^ e^ercitatio quam vocabant declamationem 
eloquentiss studiiB apud Romanos vei profuertt val nocuerit. 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



715 



Thème latin. 

Mo»tesquieu, Grandeur et Détadenc^ chap. m, depuis : « Lts 
fondateur» des ancien*» républiques.*. », jusqu'à « Or r ces 
sortes de gens.*. » 

Thème grec 

Bossuet t Histoire umvertetle, 3* partie, chap. v, tfepurs: « La 
Grèce était pleine de ces sentiments... », jusqu'à : « I! ne restait 
à la Perse... » 

Histoire. 

1. _ La France à la mort de Louis IX. 
IL — L' Allemagne en 1848. 

Histoire ancienne, 

1° La fondation de la puissance macédonienne. 
2° L'Etat social et moral de la République romaine au n e siècle 
avant notre ère. 
3° Rome et les Barbares avant les invasions. 

Géographie. 

i 0 ~Les Pyvéaéea français* a. 
2P La plaine des Pays-Bas. 
3P Les grands tacs américains. 

Philosophie. 

Licence, 

Origine et évotatioa de ridée de cause. 

Grammaire. 

Les questions deKeu, en grec et en latin. 

Mëtrkp»* 

Le vers pentamètre. 

Thème allemand. 

Le chien, indépendamment de la beauté de sa forme, de la 
vivacité, de la force, de la légèreté, a par excellence toute» les 



Digitized by 



716 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



qualités intérieures qui peuvent lui attirer les regards de 
l'homme. Un naturel ardent, colère, même féroce et sangui- 
naire, rend le chien sauvage redoutable à tous les animaux, et 
cède dans le chien domestique aux sentiments les plus doux, au 
plaisir de s'attacher et au désir de plaire. Il vient en rampant 
mettre aux pieds de son maître son courage, sa force et ses ta- 
lents: il attend ses ordres pour en faire usage ; il le consulte, il 
l'interroge, il le supplie; un coup d'oeil suffit : il entend les 
signes de sa volonté. Sans avoir, comme l'homme, la lumière de 
la pensée, il a toute la chaleur du sentiment. Il a de plus que lui 
la fidélité, la constance dans ses affections ; nulle ambition, 
nul intérêt, nul désir de vengeance, nulle crainte que celle de dé- 
plaire ; il est tout zèle, tout ardeur et tout obéissance. Plus sen- 
sible au souvenir des bienfaits qu'à celui des outrages, il ne se 
rebute pas par les mauvais traitements ; il les subit, il les oublie, 
ou ne s'en souvient que pour s'attacher davantage ; loin de s'irriter 
ou de fuir, il s'expose de lui-même à de nouvelles épreuves. 



Obgleich ungern, doch aus treuer Geselligkeit, begleitete 
mein Freund mich auf den Vesuv. Am Fusse des steilen Hanges 
empfingen uns zwei FUhrer, beides tûchtige Leute. Der erste 
schleppte mich, der zweite meinen Freund den Berg hinauf. Ein 
Blick westwârts liber die Gegend nahm, wie ein heilsames Bad, 
aile Schmerzen der Anstrengung und aile Mttdigkeit hinweg. So 
lange der Raum gestattete in gehôriger Entfernung zu bleiben, 
war es ein grosses geister-hebendes Schauspiel. Erst ein gewalt- 
samer Donner, der aus dem tiefsten Schlunde hervortonte, 
sodann Steine, grossere und kleinere, zu Tausenden in die Luft 
geschleudert, von Aschenwolken eingehttllt. Der grossie Teil fiel 
in den Schlund zuruck. Die anderen, auf die Aussenseite des 
Kegels niederfallend, machten ein wunderbares Geràusch ; erst 
plumpsten die schweren undhupften mitdumpfem Getône au der 
Kegelseite hinab : die geringeren klapperten hinterdrein, und 
zuletzt rieselte die Asche nieder. Dièses geschahin regelmassigen 
Pausen, die wir durch ein ruhiges Zâhlen sehr ^ohl abmessen 
konnten. Als der Raum enge genug wurde, fielen mehrere Steine 
um uns her und machten den Umgang unerfreulich. Mein 
Freund fuhlte sich nunmehr auf dem Berge noch verdriesslicher, 
da dièses Ungetûm, nicht zufrieden hâsslich zu sein, auch noch 
gefàhrlich werden wollte. 



Version allemande. 




SUJETS DB DEVOIRS 



717 



LANGUE ET LITTÉRATURE ANGLAISES. 

Thème. 

Paul-Louis Courier : Un plébiciste impérial. (Marcou : Morceaux 
choisis, page 513.) 

Version. 

Sir Ph. Lidney : A Stag Hunt (Feacock : English Prose, page 55), 
ou Mrs Browning : Aurora Leigh, book I, depuis: « I had a little 
chamber in the house... », jusqu'à : « ...nol a grand nature. » 

Dissertation pédagogique. 

I. — « Savoir interroger, c'est savoir enseigner. » 

II. — Avantages et inconvénients des exercices oraux col-' 
lectifs. 

Dissertation anglaise. 

I. — « A bird in hand is worth two in the bush. » 

II. — A portrait of Parson Adams. 

III. — The change of english prose from Glarendon to Fielding. 

Dissertation française. 

I. — « Diseur de bons mots, mauvais caractère » (Pascal). 

II. — Molière et Fielding. 

III. — Le squire anglais au xvin* siècle, d'après] la littérature 
du temps. 

Leçons à préparer. 

I. — Lft Vie et le caractère de Fielding. 

II. — La société anglaise au xvm e siècle, d'après l'œuvre de 
Fielding. 

* 

Composition française. 

LICENCE. 

Démontrer, par quelques exemples bien choisis, la justesse de 
ce jugement de La Bruyère sur Rabelais : « Où il est bon, il va 



Digitized by 



718 REVUE DES COURS ET COWFfcilENCES 

jusques à l'exquis et à l'excellent ; il peut être le mets des plus 
délicats. » 

Dissertation latine. 

Quomodo in historia componenda et litteris illustranda graeci 
romanique scriptores a recentioribus différant quaeretur. 

Thème latin. 

Pascal, Pensées, IV, 3, depuis : « La dignité royale n'est-elle 
pas assez grande... ? », jusqu'à : « Je ne parle point, en tout 
cela...» 

Thème grec. 

La Bruyère, Des Ouvrages de V Esprit, depuis : « D\)ù vient que 
l'on rit si librement au théâtre...? », jusqu'à : « L'âme ne va-t-elle 
pas jusqu'au vrai...?» 

Histoire. 

1. Le gouvernement et la société au temps de François I er . 

2. La constitution civile du clergé de 1790 et le Concordat 
de 1801 complété par les Articles organiques. Comparer. 

Histoire ancienne. 

1. Le rôle politique de Démostbène. 

2. La République romaine ; son organisation sociale et poli- 
tique au m* siècle avant notre ère. 

3. L'administration de Dioctétien. 

.Géographie. 

1. La région du Rhin moyen. 

2. Le relief des îles Britanniques. 

3. La Russie méridionale. 

Philosophie. 

LICENCE. 

Rapports de l'imagination et de la mémoire. 

Grammaire. 

L'infinitif dans les langues classiques ; morphologie et 6yntaxe. 



Digitized by 



SUJETS DE DEVOIRS 



719 



Métrique. 

Les vers iambiques. 

LICENCE D'ALLEMAND. 

Composition. 

Vous admettrez que, dans l'allégorie de Schiller intitulée 
« Das Màdchen aus der Fremde », le but du poète est de figurer 
la Poésie lyrique, et vous direz comment il l'atteint. 

Vous ajouterez quelques observations sur d'autres pièces où 
Schiller glorifie le même art. 

LITTÉRATURE ANGLAISE. 

Thème. 

Voltaire» Zadig. « Il venait tous les jours... », jusqu'à : « Tou- 
jours du plaisir n'est pas du plaisir... » (Marcou, p. 360). 

Version. 

Pope: « On dedications... », jusqu'à : « For having believed 
it... » (Peacock : English Prose, page 167) ; — ou Milton : Samson 
Agonistes, vers 1-37. 

Dissertation pédagogique. 

1. Expliquer ce mot de Montaigne: « Il vaut mieux qu'un 
précepteur ait la tête biçn faite que bien pleine. » 

2. Quelle est la part respective à faire à l'ouïe et à la vue dans 
l'enseignement des langues vivantes ? 

Dissertation française. 

4. Quelle est votre opinion sur le poème d'Aurora Leigh? 

2. Le caractère d'Aurora. 

3. Déterminer quel est l'apport personnel de Coleridge dans la 
poésie anglaise. 

Dissertation anglaise. 

1. The english idea of the gentleman. 

2. Study the style and prosody of Coieridge's Ode to Frauce. 

4. The poetic diction of Elisabeth B. Browning. 

Leçons. 

La vie de Coleridge; son caractère et son tour 4'esprit. 



Digitized by 



Ouvrages signalés. 



Une heure d'espéranto, par H. Th. Cart, professeur 
agrégé au lycée Henri IV, librairie Espérantiste, Paris, 1905. 



Plaidoyer pour les langues mortes, par M. T. Joran, 
directeur m de VEcole d'Assas, librairie Poussielgue, Paris, 1905. 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'iMPRIMBRIB ET DE LIBRAIRIE. 



Digitized by 



Treizième Année <*• s**) N° 33 



22 Juin 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 

DES 

COURS ET CONFÉRENCES 

Directeur : M. FILOZ 



Russie et Japon. 



Conférence de M. 6. DESDEVISES DU DEZERT, 

Professeur à ? Université de Clermont-Ferrand. 



La guerre que se fout la Russie et le Japou n'a pas seulement 
dérouté les stratégistes et les diplomates : elle a aussi mis le dés- 
arroi dans le camp des philosophes et disloqué au vent de ses 
canons les châteaux de nuages qu'ils avaient si patiemment édi- 
fiés. 

Il s'est trouvé que, d'une nation presque barbare et d'une na- 
tion d'intellectuels, c'est la plus cultivée qui s'est révélée jus- 
tement la plus militaire, la plus belliqueuse et la plus forcenée. 

Qui eût dit, il y a deux ans, que la sainte Russie serait vaincue 
sur terre et sur mer par le Japon ? Il y avait bien quelques esprits 
téméraires pour affirmer que le Japon étonnerait le monde ; maïs 
le moyen de croire que, en trente-cinq ans d'apprentissage, il fût 
parvenu à s'assimiler assez complètement les sciences et les arts 
de l'Europe pour la vaincre avec ses propres armes ! 

La Russie, c'était, pour ainsi dire, le type de la nation militaire, 
telle que l'avaient toujours comprise les conquérants: d'inépui- 
sables réserves de soldats, une aristocratie vivant depuis deux 
siècles du métier des armes, un César tout-puissant, donnant seul 
l'impulsion à la formidable machine, réglant tout et couvrant 
tout de son manteau d'or, semé d'aigles de sable. 

Victorieuse, au xviu 0 siècle, de la Prusse, de la Turquie et de la 

97 



Digitized by 



722 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Pologne ; victorieuse, en 1815, de Napoléon; conquérante de la 
Finlande, du Caucase et de la Sibérie, la Russie avait été à peine 
arrêtée, pendant quinze ans, par la coalition de la France et de 
l'Angleterre. Elle avait continué à ronger la Turquie, avait paru 
sous les murs de Constantinople, dompté le Turkestan, pris pied 
en Perse, poussé ses chemins de fer sur la route de Kaboul et 
conduit le transsibérien jusqu'à Vladi-Wostock et Port-Arthur. 

Ignorant, mais mystique, inconscient, mais dévoué corps et 
âme à ses chefs et à son César, le soldat russe avait gardé, jus- 
qu'au seuil du xx e siècle, toutes les simplicités, toutes les abné- 
gations d'autrefois. On obtenait de lui ce qu'on n'eût obtenu 
d'aucun autre ; on trouvait dans les régiments russes des soldats 
de bonne volonté pour se promener devant les cibles pendant le 
tir. 

Bénissant le czar Alexandre III, qui lui avait rendu les grandes 
bottes, le cafetan et le bonnet de peau de mouton du moujik, 
content du bœuf aux choux et du thé de la caserne, n'imaginant 
pas de plus beau spectacle qu'une revue impériale ou une messe 
militaire, prêt à tout risquer pour un verre de wodki, le soldat 
russe n'était-il pas, dans sa rusticité primitive, le soldat par 
excellence, le pieu mouvant, avec lequel on élargit ses frontières? 

Superbes et magnifiques, grands buveurs, grands danseurs, 
grands amis de la dépense, du luxe, du jeu, du plaisir, et, par- 
dessus tous leurs vices, braves comme les héros des légendes, 
les hauts seigneurs, chargés de mener les masses russes à la vic- 
toire, semblaient l'incarnation de l'homme de guerre. 

Parmi les généraux, il en était d'un héroïque entrain comme 
Gourko, d'une haute science organisatrice comme Kouropatkine. 
L'armée russe avait dans Dragomirof un admirable général, com- 
prenant tout ce que l'intelligence peut ajouter à la force brutale, 
voulant que chaque soldat connût la signification de chaque mou- 
vement ordonné, restât toujours en communauté d'idées et de 
sentiments avec ses chefs. Fière de son appareil militaire, la 
Russie comptait avec orgueil ses fusils, ses sabres, ses lances, 
ses canons, fortifiait ses arsenaux de la Baltique, de la mer Noire 
et du Pacifique, et entretenait, en pleine paix, une armée de 
800.000 hommes, derrière laquelle 3 millions de soldats étaient 
prêts à marcjier. 

Tout au bout du monde, dans des îles à peine entrevues par de 
rarissimes voyageurs, vivait, en 1868, un peuple mystérieux, gou- 
verné par la plus ancienne dynastie de la terre, soumis depuis 
trois siècles à une féodalité de princes, et connu seulement au 
dehors par son art singulier et magnifique. 




RUSSIE ET JAPON 



723 



Ce peuple, qui s'entêtait à vivre toutes portes closes, comme 
la princesse endormie des vieux contes, de grands politiques 
européens sont alle's le réveiller bon gré mal gré, et ont ouvert à 
coups de canon les portes de sa maison. 

Après un moment de stupeur, ce peuple s'est levé, a jeté les 
regards autour de lui, puis, abdiquant son rêve, s'est mis au tra- 
vail avec la paisible résolution de l'homme qui a pris un parti 
définitif. 

Le mikado, émancipé de la mainbournie du Shôgoun, a quitté 
Kiôto, la ville des léthargies séculaires, et est venu s'établir à 
Tokio, au contact des Européens. Il a renvoyé les princes féo- 
daux dans leurs terres et les a vaincus, quand ils ont voulu se 
révolter. Il a supprimé leurs privilèges et proclamé le dogme eu- 
ropéen de l'égalité de tous devant la loi. 

Tout-puissant par tradition et par le droit de la victoire, il a 
donné à son peuple une constitution, un Parlement, une admi- 
nistration, un code, une magistrature, des finances, une armée, 
une marine, des forteresses et des arsenaux. 

Mais, du moment qu'il empruntait à l'Europe tout ce qui pou- 
vait rendre son empire plus prospère et plus fort, il se gardait 
bien de toucher à ce qui constituait l'àme profonde du Japon : 
il modernisait son peuple, sans lui rien ôterde son originalité, ni 
de son idéal. 

Le Japon se partageait entre trois religions, dont deux, le con- 
fucéisme et le bouddhisme, d'origine étrangère ; et une, le shin- 
toïsme, d'origine nationale. Leconfucéisme,trèsdépasséd'ailleurs 
par l'idéal chevaleresque du vieux Japon, disparut de lui-même 
avec les temps nouveaux. Le bouddhisme resta la religion popu- 
laire, espoir des simples, consolation des afûigés. Kwan-On, à 
visage d'or, demeura la Vierge divine, mère des miséricordes, qui 
protège le marin sur les flots orageux du Kouro-Siwo, donne 
des enfants à ceux qui la prient, jette ses bras aux manchots, 
ses pieds aux boiteux, et est devenue aveugle à force de pleu- 
rer sur les damnés. 

Le shintoïsme a gagné tout ce que perdaient les autres cultes 
et est devenu la seule religion officielle de l'Empire. 

Le shinto, c'est le Japon divinisé, offert en adoration aux Japo- 
nais dans la personne de ses fils les meilleurs et les plus illustres; 
c'est le culte de toutes les vertus qui ont fait le Japon indus- 
trieux, savant, prospère et glorieux \ c'est la religion de la patrie. 

Et cette religion, qui ne suffirait peut-être pas à d'incorrigibles 
individualistes, comme nous, suffit à ces hommes sages, que le 
bouddhisme a saturés de ses doctrines d'éternelles renais- 




724 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



saaces. Sachant de science certaine que la vie présente n'est, 
pour chaque être, qu'un insignifiant moment de sa vie éternelle, 
sachant que chaque existence bien conduite est un échelon 
gagné sur la voie qui conduit au salut suprême et définitif, le 
Japonais vit sans pessimisme et meurt sans crainte, ni regret. 
Pénétré du néant de l'individu* il sourit à nos vaines ambi- 
tions. Epris de sa patrie comme de la divinité visible, il se 
voue, corps et âme, à son service ; il lui rapporte toutes ses 
actions et se trouve payé de ses efforts, par la joie du devoir bien 
rempli et la vision magnifique de la gloire de l'Empire. 

Unissez la tranquille et profonde sagesse de l'Hindou, l'orgueil 
patriotique du Romain» l'activité de l'Anglais, le consciencieux 
labeur de l'Allemand, le sens artistique du Français à l'humilité 
de l'ascète, à la ferveur du moine guerrier* au courage du mar- 
tyr, et vous saurez ce que le shinto peut verser de noblesse dans 
l'âme japonaise. 

Religion aux dogmes vagues et Battants, presque sans prêtres 
et sans rites, elle suffit à ce peuple merveilleux, qui réunit^ à un 
degré si extraordinaire, les qualités pratiques qui assurent le 
succès» et les vertus idéalistes qui font les grandes âmes. 

Le Japonais a consenti à prendre. L'habit européen, comme mili- 
taire, comme diplomate, comme magistrat ; mais il n'a pas permis 
aux coutumes d'Europe de franchir le seuil de son foyer. Rentré 
che» lui, après ses heures de service k la caserne ou au tribunal, 
il retrouve avec bonheur sa charmante maison aux poutrelles de 
bois précieux, aux treillis de bambou, aux nattes blanches et 
luisantes, aux paravents de soie brodée qui glissent dans des rai- 
nures discrètes et permettent de varier à souhait l'aspect du 
home» Sa femme et ses filles, artistement coiffées, diadémées 
d'épingles ciselées, viennent au-devant de lui dans le luxe char- 
mant de leurs kimonos de soie aux vives couleurs et de leurs 
ceiatures brodées de fleurs et d'oiseaux. On s'assied sur les nattes, 
les enfants rieurs, à demi cachés dans le giron du père ou de la 
mère, les fils et les filles attentifs aux ordres de leurs parents* On 
apporte la petite table basse en bois ouvragé ou laqué, où fument 
des mets à la bonne odeur, gracieusement présentés dans des 
assiettes de porcelaine ; les tasses minuscules passent de main en 
main pour se remplir à la théière de bronze ou de grès, et Ton 
cause et l'on plaisante et l'on rit, avec l'entrain et la courtoisie 
que les gens de bonne race mettent dans leurs plaisirs. 

Parfois, la Japonaise de haut rang enferme ses pieds dans des 
bottines et son buste dans un corset ; elle prend la jupe traînante 
le riche corsage et l'indescriptible chapeau de l'Européenne; elle 




RUSSIE ET JAPON 



725 



va comme elle en visite, en dîner, an bal, au théâtre; mais, de 
retour au logis, elle reprend, avec le kimono fleuri, les douces 
vertus qui conviennent à la compagne gracieuse et soumise d'un 
homme élevé dans les saints principes du Shinto. 

Le mikado se pique d'être poêle et excelle, dit-on, à enfermer 
en quelques vers une pensée ingénieuse ou galante, une belle 
sentence morale, une piquante anecdote. A son exemple, quan- 
tité de Japonais et de Japonaises cultivent la poésie et donnent 
aux académies poétiques de l'Empire une vie que connaissent 
bien peu des nôtres. — Et voilà que la littérature, dont nous 
sommes si fiers, commence h être jugée dé haut par les critiques 
japonais, qui lui reprochent de s'occuper trop exclusivement de 
l'amour et pas assez de la vie. 

Chaque maison un peu riche a son cabinet de raretés, où, bien 
à l'abri dés regards vulgaires et pour l'exclusive jouissance des 
amis intimes, se gardent les bronzes précieux, les vieilles porce- 
laines, les cloisonnés, les laques d'or mat guilloché, les kaké- 
monos des bons maîtres, fidèles interprètes de la réalité, les 
beaux sabres, qui tranchent le fer. — L'industrie japonaise, 
outillée à l'européenne, fabrique des marchandises d'un bon 
marché fabuleux et inonde les marchés occidentaux de grossières 
contrefaçons de l'art ancien ; mais elle garde pour les nationaux 
le goût exquis de ses bronzes, de ses ivoires et de ses soieries. 
Ët les ouvriers qui tissent ces merveilleux panneaux, qui peignent 
à l'aiguille avec une si éblouissante fantaisie ces fleurs, ces dra- 
gons, ces paons, ces paysages, ces marines, ces forêts, ces mon- 
tagnes, ces châteaux, vivent contents d'un salaire de 75 centimes, 
qui assure à leur famille le riz, le poisson et le thé de chaque 
jour. 

Enfin ce peuple a voué un culte passionné à la science, pour la 
grandeur de la patrie. L'étudiant japonais, sorti du lycée natio- 
nal, apprend deux langues européennes avant d'être admis à 
l'Université, et y reste huit à dix ans, écoutant avec un religieux 
respect la parole du maître, travaillant comme travaillaient nos 
grands théologiens du Moyen-Age, se tuant parfois par dégoût de 
son ignorance ou par honte d'un insuccès. 

Mais, grâce à cette poussée fiévreuse, le Japon a maintenant 
des officiers de terre et de mer, aussi instruits que des officiers 
allemands ou français ; il a des ingénieurs, des médecins, des 
juristes, des critiques, des lettrés, des savants. 

Et, le jour où le Japon s'est dressé devant la Chine, !a Chine 
s'est enfuie comme une vieille femme; — le jour où le Japon est 
intervenu en Chine avec les nations européennes, il a partagé 




726 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



avec nous le prix de la vaillance; — le jour où la Russie a semblé 
le menacer sur ses rivages, il s'est héroïquement rué sur elle, et 
Ta forcée à reculer. 

L'intellectualisme n'exclut donc pas la vertu militaire. Il n'y 
a pas contradiction nécessaire entre le culte de l'art et de la 
science et le culte de la patrie. Il n'est pas vrai que l'homme 
éclairé doive, comme le triste héros de Musset, jeter à la mer sa 
famille, sa patrie et ses dieux. Loin de disparaître sous une cul- 
ture savante, tous ces idéals se développent avec elle, grandis- 
sent en force et en beauté. 

Le barbare meurt stupidement, sans savoir pourquoi ; le civilisé 
donne volontairement sa vie pour une grande cause, aimée et 
choisie. — Le barbare combat avec une rage aveugle, le civilisé 
use d'armes perfectionnées, dont il connaît et ménage le délicat 
mécanisme. Il se fait de sa science et jusque de ses habitudes 
esthétiques d'incomparables auxiliaires, qui décuplent ses forces 
et lui assurent la victoire sur l'ennemi ignorant, négligent et mal- 
habile. — Le barbare noie ses maux dans l'alcool; le civilisé reste 
dans la victoire sobre et maître de lui, ennobli par l'enthousiasme 
et le sacrifice, indemnisé de toutes ses souffrances par la gloire 
de sa patrie. 

La patrie ne peut être pour nous la divinité tangible et vivante 
qu'elle est pour les idéalistes japonais. Nous ne sommes plus ni 
assez religieux, ni assez poètes pour la comprendre ainsi. Mais 
nous pouvons encore la concevoir sous la forme d'une collectivité 
d'intérêts, d'un capital, créé par le travail séculaire de nos ancê- 
tres, et qu'il est de notre devoir de transmettre, encore accru, 
à nos descendants. 

Les patries sont comparables à d'immenses vaisseaux, à bord 
desquels vivent les nations : vaisseaux fantastiques aux splen- 
dides décors, aux machineries compliquées, aux hiérarchies sa- 
vantes, qui portent, sur l'océan sans limites, de la vie les couleurs 
des peuples qui ont su se faire une histoire. 

Ces vaisseaux merveilleux sont des choses vivantes ; ils crois- 
sent et périclitent avec les peuples qui les portent, ils grandissent 
avec leurs vertus, ils périssent par leurs vices et leurs fautes. Il 
en est, comme la Grande-Bretagne, qui portent dans leurs flancs 
un cinquième du genre humain. D'autres, comme laTurquie, traî- 
nent sur un couronnement dédoré un pavillon en lambeaux. De 
la Russie montent des cris d'épouvante, des hurlements de dou- 
leur, des clameurs de haine et de malédiction. Les Etats-Unis, le 
Japon,rAUemagnearborent fièrement le grand pavoisde victoire I 

Notre France est encore un noble et glorieux vaisseau. Sa 




RUSSIE ET JAPON 



727 



coque élargie abrite un peuple innombrable ; l'allure est vivante, 
les différents services marchent avec régularité ; de justes lois 
donnent au plus humble matelot sa voix au conseil et le droit de 
prétendre, soit pour lui, soit pour ses fils, aux plus hauts emplois. 
Mais le bel ordre du vaisseau, sa force et sa résistance sont mena- 
cés par je ne sais quel esprit de folie et de rébellion, engendré 
par la sotte vanité de quelques-uns et les jalousies d'un grand 
nombre. Il y a dans les soutes obscures quelques malheureux 
qui songent, dit-on, à faire sauter le navire. En des temps bar- 
bares, on les eût mis aux fers. Que l'équipage se contente, au- 
jourd'hui, de les montrer au doigt, et que leurs vains discours se 
perdent, chaque matin, dans la triomphante claironnée du « Salut 
aux couleurs ! » 



G. Desdevises du Dezkrt. 




Les poètes français 

du temps de la Révolution. 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 



Professeur à l'Université de Paris. 



Écouchard-Le Brun (suite). 



La seconde ode à M. de Buffon a été fortement critiquée par 
La Harpe, et d'ailleurs d'une façon très intéressante et très in- 
structive. Elle a été faite à propos d'une maladie de Buffon, sur- 
venue dans des circonstances déjà particulièrement douloureuses, 
puisque, Tannée précédente, il avait, nous dit le sous-titre de 
Tode, « perdu M me de Buffon à la fleur de l'âge et de la beauté. » 

Il est bien certain, pour en parler d'abord d'une façon géné- 
rale, que cette ode n'a pas le mouvement assez naturel que nous 
avons remarqué dans la première sur les détracteurs de Buffon ; 
elle a quelque chose de plus factice, de plus laborieux, si je ne 
vais pas jusqu'à dire de plus tourmenté. Le début lui-même — 
et vous savez que Le Brun sait d'ordinaire commencer - est 
bien « appliqué » et bien cherché : 



Cet Astre, Roi du Jour au brûlant Diadème, 
Lance d'aveugles Feux, et s'ignore lui-même, 
Esclave étincelant sur le Trône des Airs ; 
Mais l'Astre du Génie, intelligente Flamme, 

Rayon sacré de l'âme, 
A sa libre Pensée asservit l'Univers. 



La comparaison n'est pas plus mauvaise qu'autre chose ; mais 
elle a ceci de fatigant, que le poète insiste sur les ressemblances 
et non sur les différences qui existent entre les deux termes : la 
comparaison est par trop une pure et simple confusion. 

Un peu plus loin, Le Brun suppose qu'il y a eu, dans cette ma- 
ladie, une certaine diplomatique entreprise de la déesse Envie, 
qui attaque à présent Buffon dans sa maison même et dans sa 
famille. Ici, La Harpe n'a pas tort de trouver que cette invention 
est une espèce de mythologie un peu factice, pénible même, 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



729 



et dans laquelle il est bien difficile d'entrer : «c Le poète, dit-il, 
feint que l'Envie, irritée conlre M. de Buffon, va chercher la Fièvre 
et l'Insomnie pour attaquer les jours d'un grand homme. Non 
seulement cette idée de mettre l'Envie en œuvre est une machine 
un peu usée, mais quel rapport, d'ailleurs, de l'envie à la fièvre 
et à l'insomnie? Car il faut toujours qu'il y ait un rapport entre 
les idées morales et les fictions poétiques ; c'est ce qui fait le 
charme de celles-ci, et ce qui en fonde l'effet. On peut croire que 
l'Envie ne dort guère ; mais jamais la Fièvre n'a été à ses ordres. » 
Réflexion générale très juste, et qui va loin. Si La Harpe avait 
écrit un peu plus tard, il aurait peut-être embrassé d'un regard 
d'ensemble l'évolution poétique du siècle, et voici sans doute ce 
qu'il aurait dit : « La mythologie était tellement usée qu'il fallait, 
en quelque sorte, la reconstruire; or les imaginations mytholo- 
giques sont des imaginations primitives, et ce n'est pas précisé- 
ment de ce genre d'imaginations qu'étaient pourvus les poètes 
de cette époque ultra-civilisée. » La Harpe l'eût sans doute dit ; 
en tout cas, il l'a soupçonné et comme indiqué très rapidement. 

Pour ce qui est de la première strophe, La Harpe s'écrie avec 
sa brutalité ordinaire : « Analysez cette strophe, il en résultera 
le plus inintelligible amphigouri. Permettons au poète d'appeler 
le soleil roi du jour, expression beaucoup moins heureuse et 
beaucoup moins claire que celle de père du jour; de lui donner 
un brûlant diadème, tel qu'on pourrait le donner à Vulcain dans 
la mythologie grecque, ou à Satan dans la théologie chrétienne ; 
mais qu'est-ce que le soleil lançant d'aveugles feux et s'ignorant 
lui-même? De deux choses l'une : ou le soleil est ici personnifié, 
ou il ne l est pas. S'il ne Test pas, c'est tout naturellement un 
globe de feu, un être inanimé; il est tout simple qu'il s'ignore 
lui-même, et si simple, que ce n'est pas la peine de le dire, du 
moins de celte manière; mais, s'il est roi du jour et s'il a un 
brillant diadème, il est donc personnifié. Alors ce n'est autre 
chose qu'Apollon, le dieu de la lumière et des arts, qui ne lance 
point d'aveugles feux et qui ne s'ignore point lui-même... » 

Voilà de la critique très habile, très perfide, et qui est celle 
que je n'admets pas. Je n'admets pas, en effet, qu'on presse une 
expression poétique, de façon à la ramener à la substance littérale, 
intellectuelle, à cette substance qui est le fond de la prose, des 
œuvres qui sont faites pour être senties en même temps que com- 
prises. Il est bien certain que le dilemme de La Harpe est exact ; 
mais ne pouvons-nous pas voir les deux conceptions en même 
temps, voir à la fois, dans une certaine confusion qui n'est pas 
sans charme, l'astre brillant du jour et le dieu Apollon, l'astre 




730 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



au front d'argent et en même temps une déesse, Diane ou Phébé? 
C'est là .qu'est toute la grâce de l'esprit mythologique bien 
entendu et surtout bien senti. 

L'Envie a donc jeté, en quelque sorte, sur Buffon la Fièvre et 
l'Insomnie; voici comment elle leur parle : 



Noires Divinités ! un demi-Dieu nous brave ; 
Il a conquis l'Olympe et me croit son esclave ; 
Son titre d'Immortel partout choque mes yeux : 
Sa vue est mon supplice î et, pour l'accroître encore, 

Un marbre que j'abhorre 
Consacre mes affronts, et ses traits odieux. 



La Harpe s'acharne encore sur ce passage : « Passons à l'au- 
teur de faire de l'Insomnie une divinité infernale, quoique 
la fiction soit un peu forcée ; mais que veut dire cet hémistiche : 
un demi-dieu nous brave? Quoi ! M. de Buffon brave la Fièvre 
et Tlnsomnie! Qu'est-ce que cela veut dire, et quelle maladresse 
de le faire appeler un demi-dieu par l'Envie elle-même! » Un 
homme du courage intellectuel et moral de Buffon lutte contre 
la fièvre et l'insomnie, et, par conséquent, on peut dire de lui 
qu'il les brave ; le second reproche n'est guère plus fondé : le 
propre de l'Envie est d'avoir d'excellents yeux ; aussi n'est-ce 
jamais aux demi-talents qu'elle s'adresse. L'Envie continue 
ainsi : 



Quoi ! je serais l'Envie ! Eh ! qui pourrait le croire, 
S'il jouissait, vivant, de cet excès de gloire ? 
Vengez-moi : terminez ces brillants attentats. 
Allez, courez, volez ; que vos flammes funestes 

Chassent les feux célestes 
Qui sauveraient Buffon des glaces du trépas. 



Il y a là un froid réchauffé d'une flamme un peu factice.I 
Si ces quelques lignes étaient en prose, elles paraîtraient assez, 
traînantes : Le Brun y a mis du mouvement et leur a donné un 
certain tour d'éloquence. Voici ce qu'en pense La Harpe : 

« Quoi I je serais l'Envie ! Cet hémistiche rappelle celui-ci du 
Lutrin : Suis-je donc la Discorde? Mais, quand la Discorde parle 
ainsi, elle vient de s'expliquer d'une manière convenable. Rien 
n'est plus aisé que d'employer à tort et à travers les allégories 
et les formules consacrées par les maîtres de l'art; mais ce n'est 
point ainsi qu'on se place à côté d'eux. » Ici, La Harpe est dans le 
vrai : la Discorde peut s'accorder à elle-même qu'elle est la 
Discorde; l'Envie ne le peut pas. Un homme qui sème la discorde 
pourra très bien sedire : j'ai le génie de la lutte, j'arrive à brouiller 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



731 



les gens les plus unis. L'envieux ne dira jamais : je suis un en- 
vieux, et tout le monde me regarde comme tel. La Harpe a touché 
aussi un des points faibles de Le Brun : Le Brun a la manie de 
rechercher les richesses des poètes connus et de les enchâsser 
dans ses propres vers : il est heureux de se montrer érudit et 
lettré et de provoquer ce sourire de complaisance, qui, comme 
vous savez, s'adresse autant à l'auteur qu'au lecteur. 

La Harpe continue ainsi sa discussion, souvent avec beaucoup 
de verve, par exemple lorsqu'il examine la strophe suivante : 



Elle dit, et, courant le long des rives sombres, 
Ces monstres font frémir jusqu'au tyran des ombres. 
L'Erèbe est effrayé de les avoir produits ; 
Et le fatal instant où leur essaim barbare 

S'envole du Tartare 
Semble adoucir l'horreur des éternelles nuits. 



Ai-je besoin de vous dire que La Harpe ne critique pas ce der- 
nier vers, très beau en lui-même, par sa structure elles magni- 
fiques sonorités qu'il déploie ? Mais vous allez voir la discussion 
du détail de la strophe : « Deux monstres ne peuvent guère for- 
mer un essaim ; mais qui croirait qu'il est question de la fièvre 
et de l'insomnie, et que dirait de plus l'auteur, s'il faisait sortir 
des enfers le Fanatisme, la Vengeance, la Discorde, etc. . . ? La 
manie des grands mots n'examine pas s'il s'agit de petites cho- 
ses. » Ici, La Harpe mesure les choses littéraires au millimètre : 
il ne faut pas aller jusque-là, si l'on veut rester dans le bon goût 
et dans la justice. 

Cette seconde ode à Buffon a donc de l'éclat, beaucoup de, 
mouvement et une certaine habileté, une trop grande habileté 
même : on sent trop d'adresse et trop peu d'émotion. 

Je vous citerai maintenant, dans un ordre d'idées très différent, 
tout un groupe d'odes sur l'Ennui, sur l'Orgueil, sur l'Avarice. Le 
Brun revient donc sur le sillon de J.B. Rousseau et de Lamotte, 
auteurs de dissertations sous forme d'odes. A vrai dire, tous les 
poètes lyriques en ont fait. Pindare ne* laisse pas d'offrir souvent 
une méditation morale qu'il mêle au tissu de son poème lyrique ; 
Ronsard, qui puise ses inspirations dans le lyrisme an'ique, a 
toute une dissertation sur l'or; Malherbe suit leur exemple, lors- 
qu'au milieu d'une très belle ode il s'écrie : « La Discorde aux 
crins de couleuvre, etc.. » Et qu'est-ce que Les Malheureux de 
Victor Hugo, sinon un poème-dissertation en plusieurs points ? 
Le poète s'est demandé où est le malheur ici-bas, il a recherché 
les grands malheurs que nous offre l'histoire politique ou reli- 




732 



REVUE DES COtJftS ET CONFÉRENCES 



gieuse. Il a regardé le Christ et sa mère douloureuse au pied 
de la croix ; il Ta vue consolée : 



Il a regardé Job sur son fumier, Epiclète dans sa prison à 
Rome ; il a vu qu'ils n'étaient point malheureux, qu'ils avaient 
dans le témoignage de leur conscience, dans l'orgueil sublime de 
leurs vertus, la plus réconfortante consolation. Les malheureux, 
ce sont les méchants : il a ouvert leur crâne, leur pensée était 
une araignée immonde. Il a songé à Adam et à Eve, et les a vus 
sortir de leur caverne, le soir... 



Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain, 
Le père sur Abel, la mère sur Caïn. 



Il est tout naturel que le poêle lyrique développe son ode en 
une belle dissertation morale. Donc Le Brun, autorisé par Rous- 
seau et Lamotte et par tous les poètes lyriques passés, présents... 
et futurs, si j'ose m'exprimer ainsi, a composé plusieurs 
dissertations lyriques. 

Son Ode XV II du livre second est plutôt une odelette qu'une 
ode; mais elle a de l'agrément : elle rappelle la manière d'Horace, 
âne, spirituelle et douce : 



Si l'or prolongeait la vie, 
Mes vœux, mes soins, mon envie 
Seraient d'amasser de l'or : 
La Mort frappant à ma porte, 
0 Mort, lui dirais-je, emporte, 
Au lieu de moi, mon trésor. 

Mais, si tout l'or d'un monarque 
Ne saurait fléchir la Parque, 
Quand Minos a prononcé ; 
Pour des richesses trop vaines. 
Pourquoi tant de soins, de peines, 
Pourquoi tant d'or amassé ? 



Pour moi, qui, suivant la trace 
D'Anacréon et d'Horace, 
M'inquiète peu du sort, 
Sans autre bien que ma lyre, 
Entre Bacchus et Thémire, 
J'attends une douce Mort. 



Sur l'Ennui, Le Brun a une dissertation lyrique d'un peu plus 
de force, mais trop longue : toute pièce sur l'Ennui doit être 



J'ai vu entre ses doigts l'étoile du matin... 




ÉÛMICHÀRD-LE BRUN 



733 



extrêmement courte (livre IV, ode 11). Le commencement en est 
trfcshoiK 



O déplorable Prométhée ! 
AlixnW d'un vautour affreux, 
Dont la. faim sans cessa irritée 
Déchirait ton sein malheureux ! 
Du moins, sur ta roche inhumaine, 
Tes yeux virent le fils <f Alcmène 
Combattre pour te délivrer! 
Mais quel vengeur, quel autre Alcide 
Détruira le vautour avide 
Qui s'obstine à me dévorer ? 



Il y a là un petit ambigu, très curieux et très agréable, de style 
lyrique et de syle satirique. Ce vautour, vous l'avez deviné, c'est 
l'Ennui. 



U suit nos courses inconstantes 

Au sein de la terre et des eaux ; 
Il nous assiège sous les tente&v 
Il s'embarque dans nos vaisseaux : 
Plus léger qu'un souffle d'Eole, 
Il atteint le chasseur qui vole 
A travers les routes des bois. 
En vain, un monarque l'exile» 
L'Ennui revient d'une aile agile 
Voler sur la tête des rois. 



Ici, le charme du style est tel que le poète tombe dans une véri- 
table faute. Il n'y a rien du vol lourd, muet et sourd de la chauve- 
souris dans ces vers trop agiles, trop délicats, trop aériens. C'est 
un très joli défaut, un « défaut merveilleux », dirait Fénelon. 

Le Brun a fait une très jolie ode pittoresque sur Europe enlevée 
par Jupiter. L'ode qui est une narration rapide, sous forme 
lyrique, l'ode dite homérique — et qui n'a rien d'homérique — 
est très rare chez Le Brun. Celle-ci a un mouvenlent lyrique très 
cligne du sujet (III, 20). En voici les deux dernières strophes ; 
c'est Jupiter qui parle à Europe : 



IMère superbe 1 alors, de tes fils entourée, 
Sous l'ombrage des lis triomphante» adorée, 
Combien tu chériras ces fruits de nos amours I 
Veux-tu de ces destins par un refus injuste 

Rompre la chaîne auguste, 
Et, contraire à mes feux, reculer ces beaux jours ? 

Un baiser suit ces mots : Europe, demi-nue, 
Craint de céder et cède à sa flamme ingénue ; 
Son voile et sa pudeur en vain luttent encor : 
Que ne peut un amant ! Leurs baisers se répondent ; 

Leurs âmes se confondent ; 
Et l'Olympe autour d'eux verse un nuage d'or. 




734 



REVUE DES COURS KT CONFÉRENCES 



Vers magnifique, qui termine heureusement, une ode intermédiaire 
entre l'ode amoureuse et l'ode lyrique, et, en vérité, d'un assez 
joli caractère. 

Je vous signalerai encore une ode qui a été considérée comme 
l'apogée même du talent de LeBrunet peut-être commele triomphe 
delà faculté poétique au xvnie siècle (V,t). Le Brun veut chanter les 
paysages des environs de Paris. Or le sentiment de la nature, chez 
Le Brun, ce n'est que le sentiment de l'esprit de Le Bran se pro- 
menant au milieu de ces paysages, le sentiment de ce que Le Brun 
peut mettre d'ingéniosité technique à parler d'un paysage sans le 
décrire. Ainsi, pour nous dépeindre la forêt de Sénart, il nous 
dit que les chasseurs de l'antiquité mythologique y seraient à 
leur aise, et que Céphale y verrait l'aurore se lever avec plus 
de plaisir encore que dans le temps passé. Rien de plus caracté- 
ristique de l'esprit du temps. Mais voici la strophe par excellence : 

La colline qui, vers le Pôle, 
Borne nos fertiles marais, 
Occupe, les enfants d'Eole 
A broyer les dons de Cérès... 

Montmartre est couvert de moulins et fait de la farine. 

Vanves, qu'habite Galatée, 
Sait du lait d'Io, d'Amalthée, 
Epaissir les flots écumeux.... 

A Vanves, on fait du beurre et du fromage. 

Et Sèvres, d'une pure argile, 
Compose l'albâtre fragile 
Où Moka nous verse ses feux. 

On fait de la porcelaine à Sèvres, et c'est dans cette porcelaine 
que nous prenons notre café. — Certes, il ne faut pas être inhabile 
pour construire une strophe de ce genre : si Ton jugeait les 
œuvres par le travail qu'elles ont coûté, on ne pourrait s'empêcher 
— et c'est ce qu'a fait Le Brun — de se pâmer d'admiration 
devant un pareil tour de force. 

Voulez- vous voir le Bois de Boulogne? Ce sera encore derrière 
ui voile plus ou moins transparent, et qu'il faudra percer du 
regard : 

Mais le Dieu léger d'Idalie 
Me ramène à ce Bois charmant 
Où l'infortune de Pavie 
M'offre un antique monument. 



Digitized by 



ÉCOUCHARD-LE BRUN 



735 



Le Pavillon de Madrid, construit par François I er en souvenir de 
sa captivité : 



Mille chars, dans ces routes sombres, 
Se croisent sous leurs vertes ombres, 

Y promènent mille beautés : 
Tous les papillons de Cythère 

Y suivent d'une aile légère 

Ces cœurs par Zéphire emportés. 



Ici, comme c'est moins compliqué, c'est plus joli : le Bois de 
Boulogne est le rendez-vous ordinaire des femmes un peu légères. 
Ces vers fleurent à plein nez le xvui e siècle : ils sont d'un art bien 
précieux, bien maniéré, d'un art de petit-maître, que je ne 
vous recommande pas. Du moins, ils nous montrent que Le Brun 
traitait en virtuose les genres les plus divers : la virtuosité dans 
la variété, tel est bien son principal caractère. 



À. B. 




Les orateurs attiques. 



Cours de M. ALFRED CROISET, 

Professeur à lUnivei % siié de Paris. 



Thucydide ; sa philosophie de l'histoire (suite). 

Nous avons vu que Thucydide, voulant faire de l'histoire une 
science positive, en écartait toutes les explications qui ne 
sont pas véritables. Il n'admet pas l'intervention de la divinité 
dans les affaires hutoaines et ne pense pas qu'elles obéissent 
aux lois d'une morale imaginée par les hommes. Ce sont ees lois 
morales qu'Hérodote invoquait dans son Histoire. Thucydide 
les croit uniquement capables de fausser l'interprétation des 
faits ; il écarte les procédés de tous les historiens antérieurs 
et y substitue l'étude des faits humains et de leurs causes : au 
premier rang, il met les forces matérielles et l'intelligence des 
peuples. Mais nous devons ajouter qu'il est très loin de mécon- 
naître l'importance des considérations morales dans les affaires 
humaines. 

J'ai insisté longuement, dans la leçon précédente, sur la place 
que Thucydide accordait k l'intelligence : je me suis efforcé de 
vous montrer qu'elle était, selon lui, une des principales causes 
de succès, et que, là même où elle était en défaut par suite du 
hasard des choses, il éprouvait comme une sorte de désappointe- 
ment. Mais il a bien soin d'ajouter que cette intelligence, à elle 
seule, ne suffit pas pour faire réussir : sans doute, elle indique le 
but, la route à suivre, les moyens les plus commodes et les plus 
prompts pour atteindre ce but; mais, pour arriver à la fin qu'on 
se propose, pour triompher des obstacles qu'on peut rencontrer 
sur son chemin, il y a des vertus d'action, d'énergie, sans les- 
quelles l'intelligence, si clairvoyante soit-elle, demeure stérile. 
Ces vertus, Thucydide les appelle tantôt xoXfjia, l'énergie qui ose 
entreprendre, tantôt to xapxepov, l'énergie qui résiste, qui ne craint 
pas de s'imposer n'importe quel sacrifice, n'importe quelle souf- 
france, et qui ne se laisse jamais abattre, même si les événements 
tournent mal et vont à rencontre de toutes les prévisions. [1 donne 
à ces vertus d'action l'importance considérable qu'elles méritent, 
et ne laisse jamais passer une occasion de vanter ceux qui les 
possèdent. 




THUCYDIDK 



737 



La pensée de Thucydide est exprimée avec une netteté incom- 
parable dans un passage de la fameuse oraison funèbre. 
Périclès note que, dans la pratique, l'intelligence semble se 
concilier mal avec l'énergie : en effet, certains hommes intel- 
ligents semblent, en raison précisément de leur clairvoyance, 
perdre beaucoup de cette énergie entreprenante qu'ont les 
simples. Voulant faire un éloge peu banal des Athéniens, 
il les félicite de réunir ces deux qualités qui sont trop sou- 
vent isolées. Voici le passage : « Nous savons et découvrir 
par nous-mêmes et juger sainement ce qui convient à l'Etat; 
nous ne croyons pas que la parole nuise à l'action; ce qui 
nous paraît nuisible, c'est de ne pas s'éclairer par la discus- 
sion. Avant d'agir, nous savons allier admirablement le calme 
de la réflexion avec la témérité de Paudace; chez d'autres, la 
hardiesse est l'effet de l'ignorance et l'irrésolution celui du 
raisonnement. Or, il est juste de décerner la palme du courage 
à ceux qui, connaissant mieux que personne les charmes de 
la paix, ne reculent cependant point devant les hasards de la 
guerre. » 

Mais cette x6Xfxa,que préconise, ici, Thucydide par la bouche de 
Périclès, ne touche qu'à une partie presque extérieure de la mo- 
rale. La morale proprement dite comprend l'ensemble des vertus 
particulières qu'il désigne sous le nom générique de àpe^. Pour la 
plupart des anciens Grecs, ce mot d'apex^ signifie « force» ; Thu- 
cydide l'emploie dans un sens tout différent. Selon lui, Vàp&xi 
est l'ensemble des vertus morales qui s'accompagnent de bonté, 
de douceur, de justice. Il est loin de négliger cette vertu globale : 
elle lient, au contraire, une grande place dans son Histoire. Il 
estime qu'elle est la condition nécessaire de l'existence des so- 
ciétés. Tant que les vertus sont en honneur chez un peuple, ce 
peuple est florissant; viennent-elles à disparaître, aussitôt la 
société tombe en ruine, aucune loi n'y est plus respectée : plus 
de propriété, plus de sécurité personnelle. On le voit, il n'y a, 
dans cette conception de la morale, rien de métaphysique, rien 
de mystique : c'est à un point de vue tout positif que Thucy- 
dide se place. 

Les vertus apparaissent chez Thucydide sous deux aspects : 
tantôt sous celui de l'utilité, tantôt sous celui de la beauté. Cette 
conception est tout à fait conforme à la nature de l'esprit grec, 
qui, d'une part, est extrêmement pratique, et, d'autre part, très 
soucieux de la beauté, éprouvant une répulsion instinctive pour 
ce qui est laid. Aussi les Grecs se représentent- ils, le plus souvent, 
le bien moral sous la forme d'une espèce de beauté. Ils se servent 



98 




738 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



du mot to y.aXov, pour désigner le bien moral, ce qui est beau mo- 
ralement. Ils emploient quelquefois d'autres termes : -uô sapera;, 
ce qui a bon air, tô opôov, ce qui est droit, par opposition à 
xô jxoXtov, ce qui est oblique, courbe, et, par conséquent, ce qui 
n'est pas beau. 

L'opinion de Socrate sur la vertu, les points de vue auxquels il 
se place paraissent être les mêmes que ceux de Thucydide. Il y a, 
dans les Mémorables de Xénophon, un passage bien caractéristique 
à ce sujet. Ou n'accusera pas Xénophon d'avoir altéré la pensée de 
Socrate, car chacun sait qu'il en est l'interprète fidèle et qu'il a 
plutôt rétréci cette pensée qu'il n'y a ajouté quelque chose de son 
propre fond. Dans ce passage, nous voyons Socrate vanter la 
vertu, et, plus particulièrement, la tempérance, qui est, selon lui, 
la source de toutes les autres vertus : le plus bel éloge qu'il trouve 
à lui faire, c'est de montrer qu'elle se confond avec l'intérêt bien 
entendu. Il s'efforce de distinguer l'intérêt éphémère de celui qui 
est permanent, et il nous oblige de convenir que l'intérêt durable 
est fourni par la vertu. D'ailleurs, voici le passage : « L'intempé- 
rance ne nous permettant pas d'endurer la faim, la soif, les désirs 
amoureux, l'insomnie, qui nous font seuls trouver des charmes à 
manger, à boire, à nous reposer, à dormir, besoins qui, par 
l'attente et par la privation, ne font qu'augmenter le plaisir ; l'in- 
tempérance, dis-je, nous empêche d'éprouver une vraie douceur 
à satisfaire ces appétits nécessaires et continuels : la tempérance, 
au contraire, seule capable de nous faire endurer les privations, 
est aussi la seule qui nous permette de jouir encore par la mémoire 
des plaisirs dont nous avons parlé... Apprendre ce que c'est que 
le bien, se livrer à quelqu'une de ces études qui enseignent à bien 
gouverner son corps, à diriger sagement sa maison, à se rendre 
utile à ses amis et à son pays, et à vaincre ses ennemis, toutes 
qualités qui non seulement sont utiles, mais qui procurent de 
très grandes jouissances : tels sont les avantages pratiques que 
recueillent les hommes tempérants et dont les intempérants sont 
exclus. » 

Dans certains passages de Y Histoire de Thucydide, la même 
opinion s'exprime avec beaucoup plus de vigueur et de netteté. 
On y trouve notamment un long discours des Platéens aux Lacé- 
démoniens, où l'idée de Socrate est développée. Ce discours fut 
prononcé dans les circonstances suivantes : Les Platéens, pour 
résister aux Thébains, avaient d'abord voulu faire alliance avec 
Lacédémone; repoussés par célle-ci, ils se retournent du côté 
d'Athènes, et, dès lors, ils font la guerre de concert avec les Athé- 
niens. Mais, un jour, la ville de Platée est assiégée par les Lacédé- 




THUCYDIDE 



739 



moniens et les Thébains à la fois : après une résistance énergique, 
les Platéens se rendent. Voyant qu'il n'y a pas de salut pour eux 
s'ils ne parviennent à apaiser leurs ennemis, ils envoient aux 
Lacédémoniens une délégation pour les supplier d'épargner leur 
tête. Les envoyés s'efforcent de persuader aux Lacédémoniens 
qu'en obéissant à leur colère, qui peut-être est justifiée, ils sacri- 
fieront un intérêt durable à l'intérêt d'un moment et au plaisir de se 
venger. Sans doute, ce sont les Platéens qui parlent ici, et il sem- 
ble bien qu'ils aient dû parler de la sorte ; mais, cependant, la 
pensée de Thucydide est très claire, et nous la devinons même à 
travers ce discours, où il s'efface pour ne laisser parler que ses 
personnages. Dans le dialogue entre les Athéniens et les Mê- 
lions, il faisait voir sa pensée par la rigueur avec laquelle les 
Athéniens réfutaient les arguments des Méliens. De même, ici, le 
discours, que les Thébains prononcent après les Platéens pour 
faire condamner ceux-ci à mort, paraît bien terne et pâlit singu- 
lièrement à côté du premier discours. En somme, Thucydide 
laisse deviner son opinion à travers le discours des Platéens, à 
la façon d'un auteur dramatique, qui, même s'il veut faire une 
oeuvre impersonnelle, laisse toujours apparaître ses intentions. 

Les Platéens exposent d'abord, en quelques lignes, la thèse 
qu'ils développeront ensuite et qu'ils s'efforceront de per- 
suader aux Lacédémoniens. « Vous auriez tort, disént-ils, de 
nous sacrifier aux Thébains. Si vous substituez à la justice 
votre intérêt actuel et leur inimitié pour nous, votre sentence 
paraîtra fausse, inique et entachée d'égoïsme. » 

Puis ils entament aussitôt leur démonstration : « Si les Thébains 
semblent aujourd'hui vous être utiles, nous le fûmes bien davan- 
tage, nous et les autres Grecs, dans un temps où vous couriez un plus 
grand danger. Maintenant c'est vous qui faites trembler les autres; 
mais, lorsque le Barbare apportait à tous la servitude, ils étaient 
avec lui. Or, il est juste d'admettre en compensation de notre faute 
présente, si tant est que c'en soit une, notre dévouement passé. 
Vous le trouverez même d'autant plus méritoire qu'il brilla dans 
un moment où il était rare de voir quelqu'un des Grecs opposer de 
la résistance aux armes de Xerxès. Alors on exaltait ceux qui 
avaient l'héroïque imprudence de mépriser l'invasion et d'affron- 
ter le péril pour la bonne cause. Nous fûmes de ce nombre ; et, 
après avoir été portés aux nues, nous craignons aujourd'hui de 
périr pour nous être conduits d'après les mêmes principes, c'est- 
à-dire pour nous être attachés aux Athéniens d'après la justice 
plutôt qu'à vous d'après l'intérêt. Il ne faut pourtant pas avoir, 
deux poids et deux mesures, ni admettre que l'intérêt du moment 




740 : 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



prenne le pas sur la reconnaissance éternellement due à de fidèles 
alliés. Considérez encore qu'aujourd'hui vous êtes regardés par le 
plus grand nombre des Grecs comme des modèles de vertu. Or, si 
vous nous condamnez contre toute justice, cette cause aura du 
retentissement, car votre renommée est grande et la nôtre n'est 
pas tout à fait nulle; prenez-y garde : on ne vous verra pas sans 
horreur porter contre des braves, vous plus braves encore, une 
sentence indigne, ni suspendre dans les temples nationaux les 
dépouilles des bienfaiteurs de la Grèce. Il paraîtra révoltant que 
Platée soit détruite par les Lacédémoniens ; que vos pères l'aient 
inscrite sur le trépied de Delphes à cause de son courage, et que 
vous l'effaciez de la Grèce en considération des Thébains. » 

Dans ce passage, nous voyons très nettement comment l'intérêt 
permanent se concilie avec la vertu. Sans doute, c'est le devoir des 
Lacédémoniens de pardonner aux Platéens, puisque les Platéens 
leur ont rendu autrefois de grands services, à l'époque de l'inva- 
sion des Perses. Mais l'argument sur lequel ils insistent le plus, 
c'est que les Lacédémoniens doivent pardonner surtout par inté- 
rêt. Quelle honte pour les hommes les plus vertueux de la Grèce, 
s'ils condamnent à mort des gens qui, d'une pari, ont agi confor- 
mément à la justice, et qui, d'autre part, leur ont autrefois porté 
secours ! Aussi ne craignent-ils pas de répéter cette idée et, avant 
de terminer leur discours, ils ont soin de peindre dans quel dés- 
honneur, dans quel discrédit les Lacédémoniens tomberaient, 
s'ils agissaient selon leur colère ; et ils disent : « Lacédémoniens, 
une telle conduite serait indigne de votre gloire, contraire 
au droit des Grecs, injurieuse pour vos ancêtres. » 

Notons cette expression : le droit des Grecs, xà v6[it^a. Les Pla- 
téens invoquent ces traditions communes de la Grèce. Cette ex- 
pression, cette formule, xà vôjAtfia, nous la trouverons souvent 
rappelée par les orateurs : on la trouve pour la première fois 
chez Thucydide. Selon lui, ces traditions communes obligent tous 
les peuples civilisés à certaines actions conformes à la justice. 

Pour en finir avec ce discours des Platéens, nous remarque- 
rons une expression dont ils se servent, lorsqu'ils sont sur le point 
de terminer leur harangue : « Epargnez-nous, disent-ils, et que 
vos cœurs s'ouvrent à une sage commisération. » Ces deux mots 
joints ensemble, « sage commisération », sont tout à fait caracté- 
ristiques. Nous voyons par là que, pour Thucydide, le sentiment et 
l'intelligence, la sagesse doivent toujours aller de pair: sans 
doute, il faut être capable de pitié, mais il faut savoir être miséri- 
cordieux avec intelligence. Or, dans cette situation, la pitié est la 
qualité indiquée par la sagesse, par ce sens de l'équilibre, sans 




THUCYDIDE 



741 



lequel il n'y a pas de vertu. Que les Lacédémoniens soient donc 
miséricordieux, puisqu'aussi bien c'est ce que leur ordonne la 
sagesse, la considération de leurs intérêts futurs. Des expressions 
semblables, et elles ne sont pas rares chez Thucydide, montrent 
bien qu'il ne sépare jamais la pitié, la justice, la morale, en un 
mot, de ce qui peut éclairer cetle morale, de l'intelligence qui 
nous fait voir que l'obéissance aux lois de cette morale et notre 
propre utilité se confondent. 

Mais il y a encore, dans Thucydide, un certain nombre d'autres 
passages, sur lesquels j'appelle votre attention : nous y voyons la 
morale apparaître comme une condition nécessaire de l'existence 
des cités. Il nous montre que cette morale est acquise lentement, 
par des siècles d'efforts. A mesure que les cités se développent, 
elle se précise et se raffermit, et elle s'épanouit dans toute sa 
force, lorsque les cités sont florissantes et ont atteint l'apogée de 
leur puissance. Mais elle risque de disparaître comme la puissance 
elle-même de ces cités. Il semblerait que, par l'habitude, elle dût 
devenir inébranlable : mais l'expérience nous apprend que même 
une longue habitude de la morale ne constitue pas pour elle une 
nature invariable. L'animal qui est au fond de l'homme reparaît 
tout à coup et au moment où Ton s'y attendait Je moins, et alors 
c'en est fait de la morale : elle s'effrite, ses principes ne sont plus 
observés, la nature bestiale de l'homme se déchaîne, il n'agit plus 
que par instinct, comme la bête, et les lois, qui sont près de s'é- 
crouler elles aussi, ne parviennent pas à le maîtriser. Donc, selon 
Thucydide, la morale est une acquisition lente et fragile de la 
civilisation, elle est une condition indispensable de cette civili- 
sation, et, si cette civilisation vient à s'effondrer, elle disparaît 
en même temps. 

Dans la description que Thucydide nous fait de la peste 
d'Athènes, nous trouvons sur cette conception de la morale 
quelques lignes d'une plénitude et d'une brièveté admirables. 
Après avoir décrit les symptômes de lamaladie longuement et en 
termes techniques, comme un médecin aurait pu le faire, il trace 
une peinture vraiment désolante des dégâts commis par le 
fléau, montre la multitude des gens qui en meurent, fait le 
tableau des rues d'Athènes jonchées de cadavres et de bûchers 
que chacun accapare pour ses morts. Mais il ne s'en tient pas là: 
en sa qualité de moraliste, il note l'effet produit sur les âmes par 
ce mal soudain et terrible. Et voici ce qu'il remarque : «< Celte 
maladie donna dans la ville le signal d'un autre genre de désor- 
dres. Chacun se livra plus librement à des excès qu'il cachait 
naguère. A la vue de si brusques vicissitudes, de riches qui 




742 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENGES 



mouraient soudainement, de pauvres subitement enrichis, on ne 
pensait qu'à jouir et à jouir vite; la vie et la forlune parais- 
saient également précaires. Nul ne prenait la peine de poursuivre 
un but honorable ; car on ne savait si Ton vivrait assez pour y 
parvenir. Allier le plaisir et le profit, voilà ce qui devint beau et 
utile. On n'était retenu ni par la crainte des dieux ni par celle des 
lois. Depuis qu'on voyait tant de monde périr indistinctement, on 
ne mettait plus aucune différence entre la piété et l'impiété; 
d'ailleurs, personne ne croyait prolonger ses jours jusqu'à la 
punition de ses crimes. Chacun redoutait bien davantage l'arrêt 
déjà prononcé contre lui et suspendu sur sa tête; avant d'être 
atteint, on voulait goûter au moins de la volupté. » 

Ainsi donc, et c'est ce que Thucydide a voulu nous montrer, 
lorsque, dans un peuple civilisé, il se produit une crise aussi in- 
tense que celle qui fut causée par la peste à Athènes, tout l'acquis 
disparaît d'un seul coup, et la bête, qui avait fait place à l'homme, 
reparaît. L'utilité permanente et durable, la beauté, la morale 
n'existent plus : tout se confond dans l'intérêt immédiat. Nous 
voyons apparaître dans ce tableau l'idée essentielle de Thucy- 
dide: lorsqu'une crise subite tombe sur la société la plus civi- 
lisée, aussitôt cette civilisation s'effrite, et l'homme ne voit plus 
au delà de l'heure présente et concentre sur elle tout son effort. 

Dans un autre passage, Thucydide nous montre, d'une façon 
plus générale et peut-être plus intéressante, comment peuvent 
disparaître la civilisation et les conventions ordinaires de la 
morale, non pas à la suite d'une crise physique, mais à la suite 
des convulsions politiques et des misères qui en résultent. Après 
de violentes dissensions entre l'aristocratie et la démocratie» 
tout respect de la légalité disparaît à Corcyre, et la corruption des 
mœurs s'étend de là sur la Grèce entière : « C'est ainsi, dit 
Thucydide, que les dissensions remplirent la Grèce de toutes 
sortes de crimes. La candeur, compagne de la droiture de 
caractère, devint un objet de risée et disparut ; on éleva 
bien plus haut la duplicité cauteleuse. Aucun langage ne fut 
assez fort, aucun serment assez terrible pour cimenter une 
réconciliation. Ne pouvant compter sur personne, on cherchait 
à se mettre à couvert plutôt qu'à faire preuve d'une con- 
fiante loyauté... Ce fut Corcyre qui donna le signal de ces 
attentats. On y commit tous les excès qu'on peut attendre d'un 
peuple longtemps gouverné avec plus de hauteur que de sagesse, 
et qui trouve l'occasion de se venger ; toutes les violences 
suggérées par le désir d'échapper brusquement à une longue 
misère en s'emparant du bien d'autrui; enfin toutes les cruautés. 




THUCYDIDE 



743 



toutes les barbaries naturelles à des gens qui n'ont pas l'ambi- 
tion pour mobile, mais qui, poussés par un sentiment aveugle 
d'égalité, s'acharnent impitoyablement sur des rivaux. En ce 
temps donc, toutes les lois furent renversées dans cette malheu- 
reuse cité ; la nature humaine, secouant le joug du droit 
qu'elle ne supporte qu'avec impatience, prit plaisir à se montrer 
docile à la passion, rebelle à la justice, haineuse de toute supério- 
rité. Si l'envie n'avait pas tant de force malfaisante, on n'eût 
pas préféré la vengeance à la pitié, Fàpreté du gain au respect 
du droit. C'est que les hommes, sous l'empire d'une colère 
aveugle, se plaisent à violer les lois tutélaires qui laissent au 
malheur quelque espoir de salut, au risque de ne pouvoir les 
invoquer eux-mêmes, si jamais le danger les force d'y avoir 
recours. » 

Sans doute, ce ne sont là que des tableaux ; mais, cependant 
une certaine doctrine morale, un certain idéal moral se trouvent 
impliqués dans des tableaux de ce genre. Par la façon même 
dont il nous peint ces désordres, la nullité des serments, la 
disparition de toute confiance et de toute justice, Thucydide nous 
laisse entendre qu'un Etat, pour être heureux et sain, doit pré- 
senter des caractères absolument opposés. Dans d'autres passa- 
ges, nous verrons Thucydide cherchant à dégager cet idéal 
moral, qui seul est capable de faire un Etat grand et fort. 



P. B. 




Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 



Professeur à V Université de Paris. 



Les sources de Pascal apologiste. 



Nous avons vu que Pascal pamphlétaire avait parlé de 
théologie dogmatique et morale aux gens du monde et en homme 
du monde. Suivant le même principe, Pascal apologiste voulut 
laïciser l'apologétique chrétienne. Il ne pouvait donc pas renou- 
veler les brillantes tentatives faites aux premiers siècles de l'ère 
chrétienne par saint Justin, saint Clément d'Alexandrie, Arnobe 
et Tertullien. Il lui fallait ou bien suivre les traces de ceux des 
laïques qui avaient parlé de religion, ou bien faire une œuvre 
entièrement originale, dans laquelle il ne dût rien à personne. 
Une œuvre de ce genre n'était guère possible en 1657, époque où 
était déjà vrai le mot si mélancolique de La Bruyère : « Tout 
est dit, et l'on vient trop tard... » Il en résulte que Pascal était 
obligé d'imiter, de suivre à la trace, de consulter du moins avec 
plus ou moins de discrétion quelques-uns de ses devanciers. Or 
il en est un qui, pour une infinité de raisons, semblait devoir 
attirer tout particulièrement l'attention de Pascal, à l'exclusion 
de tous les autres. 

Si, en effet, nous voulons relire ensemble Y Entretien de Pascal 
avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne, nous pourrons voir que 
Pascal et de Saci arrivent au même résultat, tombent d'accord 
sur toutes les questions de philosophie et de théologie, et cela en 
suivant des routes fort différentes, pour ne pas dire tout à fait 
opposées. C'est l'étude comparée d'Epictète, le philosophe païen, 
et de Montaigne, le demi-païen du xvi e siècle, quia conduit Pas- 
cal à reconnaître la grandeur et la misère de l'homme, la chute 
originelle et la nécessité de la rédemption. M. de Saci aboutit à la 
même conclusion par la connaissance du seul saint Augustin. Or, 
en 390, à l'âge de trente-cinq ans, l'âge de Pascal en 1658, Augus- 
tin, alors simple laïque, avait composé pour les laïques un livre 
intitulé De Vera Religione, qui présente bien des analogies avec 
l'ouvrage que méditait Pascal. Cet ouvrage, semble-t-il, ne pou- 
vait pas manquer d'attirer l'attention de Pascal, et nous serions 




PASCAL APOLOGISTE 



745 



tentés de dire que Pascal Ta certainement connu et qu'il lui a fait 
des emprunts d'assez grande importance. Nous pourrions don- 
ner quelques preuves à l'appui de ce raisonnement, et citer quel- 
ques exemples concluants ; en voici un, entre cent. Tout le monde 
connaît l'admirable passage des Pensées relatif aux deux infinis, et 
l'exemple tiré du microscopique ciron, dont les membres se trou- 
vent être divisibles à l'infini. Or on lit au chap. xliii de la Fm- 
table Religion : « Qu'y a-t-il dans nous qui reconnaît intérieure- 
ment que ces mêmes corps visibles ne sont grands ou petits qu'en 
les comparant les uns aux autres, et qu'il n'y a point de corps si 
petit qui ne puisse être divisé par la moitié, et qui, par consé- 
quent, ne se puisse diviser en une infinité de parties ; et qu'ainsi 
il n'y a point de grain de millet qui ne soit aussi grand à l'égard 
de quelqu'une de ses parties, qui aura le même rapport avec lui, 
que notre corps a avec tout le monde, comme le monde est grand 
à l'égard de nous, et que la beauté du monde en général ne con- 
siste pas dans l'étendue de sa grandeur, mais dans la proportion 
de ses diverses figures; parce que, s'il paraît grand, ce n'est pas à 
cause de sa quantité, mais à cause de notre petitesse, c'est-à-dire 
de la petitesse des animaux dont il est rempli, lesquels se pou- 
vant encore diviser jusqu'à l'infini, ne sont pas tant petits en 
eux-mêmes qu'en comparaison d'autres qui sont plus grands, 
et principalement en comparaison de tout le monde? » Voilà 
certes un rapprochement qui s'impose, quand on étudie les 
Pensées de Pascal. Or il n'y a pas une édition savante qui ait 
songé à le faire. 

C'est peut-être, pourrait-on dire, un rapprochement fortuit: 
comment voulez-vous que Pascal, qui n'est pas un érudit, dont la 
science théologique est de très fraîche date, soit allé chercher 
dans les huit ou dix tomes in-folio de saint Augustin ce traité 
De la Véritable Religion ? Cette objection ne tient pas ; car ce petit 
traité, Pascal, en 1657, l'avait sous la main, et non pas dans le 
latin quelque peu barbare de saint Augustin, mais dans une 
traduction en excellent français, publiée par le docteur Arnauld 
lui-même en 1647. 

Pourtant Pascal n'a pas tenu compte de ces observations : il 
était si résolu à laïciser l'apologétique, à ne pas puiser aux sour- 
ces ecclésiastiques, qu'il semble bien n'avoir pas connu le De 
Vera Religione. Saint Augustin n'était pas son livre de chevet. Il 
est cité en tout trois fois dans les Pensées, et encore sur des 
points de menu détail. Pascal réputé janséniste et se proclamant 
augustinien a rejeté a priori saint Augustin, quand il s'est agi de 
démontrer à des laïques les grandes vérités du christianisme. 




746 



HE VUE DES COUHS ET CONFÉRENCES 



Pourquoi ? Parce que cet illustre professeur était devenu et est 
demeuré un auteur ecclésiastique ; ce n'est pas à coups de cita- 
tions des Pères de l'Eglise que Pascal voulait construire son 
apologie. 

Même dédain, môme exclusion systématique pour ce qui est de 
saint Bernard et de saint Thomas d'Aquin. Pourtant saint Ber- 
nard était considéré par les religieuses de Port-Royal comme 
leur père spirituel ; saint Thomas était le second docteur de la 
grâce, saint Augustin étant le premier. Rien de tout cela: c'est 
bien aux sources profanes que Pascal voulait puiser, à l'exclu- 
sion de toutes les autres. 

Et alors que faire ? Les grands siècles de ferveur chrétienne ne 
lui donnaient rien. Le Moyen Age n'avait guère à lui offrir que le 
Pugio ftdeii et, d'ailleurs, comme les logiciens de Port-Royal, 
Pascal avait lé plus profond mépris pour la scolastique. Sautant 
donc par-dessus le Moyen Age, il alla tout droit au seizième 
siècle, qui a tant aimé la bataille et où les questions religieuses 
ont primé toutes les autres. La liste de ceux qui se sont jetés 
dans la mêlée serait fastidieuse, mais il est des noms qui sont 
présents à toutes les mémoires: Rabelais, Marot, Ronsard, Henri 
Estienne, Etienne Pasquier, Antoine Arnauld, Agrippa d'Aubigné, 
Montaigne enfin. A côté des défenseurs armés qui allaient mar- 
cher sur les champs de bataille, les querelles religieuses avaient 
suscité des apologistes ardents soit de la réforme, soit du catho- 
licisme, et un tiers parti s'était formé comprenant les indiffé- 
rents, les sceptiques, les libertins militants, les esprits forts, les 
athéistes, qui avaient attiré l'attention du public, des auteurs et 
en particulier de Montaigne: celui-ci s'était proposé de les « se- 
couer rudement » dans Y Apologie de Raimond Sebond, qui est, 
pour ainsi dire, le cœur des Essais, Or nous voyons, par {'Entre- 
tien de Pascal avec M. de Sari, que Pascal, dès 1654, avait étudié, 
compris et jugé Montaigne, comme jamais Montaigne n'a été 
compris après lui. S'il n'y a pas dans toutes les Pensées une demi- 
douzaine de citations des Pères de l'Eglise, c'est par centaines 
qu'on peut y relever les citations, les allusions, les emprunts 
directs ou indirects faits aux Essais de Montaigne : l'excellente 
édition Brunschwicg y renvoie perpétuellement, et Pascal a si 
bien prévu le reproche qu'on pourrait lui faire, qu'il a cru devoir 
dire quelque part : « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans 
moi, que je trouve tout ce que j'y vois. » Allons donc, nous aussi, 
tout droit à Montaigne, et tâchons de trouver la source à laquelle 
a puisé Pascal. 

Raimond Sebond ou de Sebonde ou de Sabunde était un phi- 




PASCAL APOLOGISTE 



747 



losophe espagnol né à Barcelone ; médecin à Toulouse, il mou- 
rut en 1434, quatre-vingt-dix-neuf ans avant la naissance de 
Montaigne. On a de lui, entre autres ouvrages en latin barbare, 
la Theologia naturalisa imprimée en Hollande en 1487 dans le 
format in-folio : c'est, pour les bibliophiles, un incunable pré- 
cieux en caractères gothiques. Montaigne la traduisit en 1569, à la 
prière de son vieux père, qui, ne connaissant pas le latin, tenait 
néanmoins à s'édifier par cette lecture ; cette traduction fut 
publiée après la mort du père de Montaigne, sans doute sur un 
désir exprimé dans son testament. Raimond de Sebonde fut 
l'objet d'une apologie, dès la première édition des Essais. On 
trouve son éloge à la première page de V Apologie : « Sa fin 
est hardie et courageuse : car il entreprend, par raisons humaines 
et naturelles, d'establir et vérifier contre les atheistes touts 
les articles de la religion chresiienne : en quoy, à dire la vérité, 
ie le treuve si ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il 
soit possible de mieux faire en cet argument la ; et crois que 
nul ne Ta eguale... » Sainte-Beuve prétend, dans son Port-Royal, 
que cet éloge est perfide, mensonger, que c'est une ruse de Mon- 
taigne comparable à celle de Bayle parlant des Manichéens et les 
couvrant de fleurs. Mais Sainte-Beuve, dans ce cas particulier 
encore, n'est pas franc du collier : il est dans une situation aussi 
fausse que lorsqu'il parle du miracle de la sainte Epine. Comment 
accuser de mensonge l'auteur d'un livre « de bonne foy », s'il en 
fut, l'auteur qui a proclamé qu' « en vérité le mentir est un mau- 
dit vice » ? D'ailleurs, en s'exprimant ainsi, Sainte-Beuve est en 
désaccord complet avec Bayle, qui n'est certes pas suspect: 
Bayle est, sans doute, contrarié de voir Montaigne « si édifiant », 
lorsqu'il fait le portrait de Sebonde ; néanmoins, il reconnaît fran- 
chement que, dans l'Apologie, Montaigne a bel et bien pris la 
défense de la religion et du christianisme lui-même. 

Il y a, dans Y Apologie de Raimond de Sebonde, deux parties 
bien distinctes, que Montaigne, contrairement à ses habitudes, a 
nettement établies. Il veut, dit-il, répondre aux deux « repre- 
hensions » adressées par ses adversaires à l'auteur de la Theolo- 
gia naturalis: 1° la foi et la raison étant choses incompatibles, 
Raimond de Sebonde a tort de vouloir employer la raison à 
démontrer la foi ; 2° les arguments dont il se sert « sont faibles et 
ineptes a vérifier » ce qu'il a tort de vouloir prouver. 

Le Montaigne que nous connaissons si modéré se montre élo- 
quent, vif, et finit par dire : « La foy venant a teindre et illustrer 
les arguments de Sebond, elle les rend fermes et solides : ils sont 
capables de servir d'acheminement et de première guide a un 





748 



HlfiVUE DES GOUHS ET CONFÉRENCES 



apprentif pour le mettre a la voye de cette cogaoissance ; ils le 
façonnent aulcunement, et rendent capable de la grâce de Dieu, 
par le moyen de laquelle se parfournit, et se perfect aprez, nostre 
créance. Je sçais un homme d'auctorite, nourry aux lettres, qui 
m'a confesse avoir ete ramené des erreurs de la mescreance, par 
l'entremise des arguments de Sebond. Et quand on les despouil- 
lera de cet ornement et du secours et approbation de la foy, et 
qu'on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en com- 
battre ceux qui sont précipitez aux espoventables et horribles 
ténèbres de l'irréligion, ils se trouveront encores lors auss 
solides et autant fermes, que nuls aullres -de mesme condition 
qu'on leur puisse opposer : de façon que nous serons sur les 
termes de dire à nos parties 



qu'ils souffrent la force de nos preuves, ou qu'ils nous en facent 
veoir ailleurs, et sur quelque aultre subiect, de mieulx tissues et 
mieulx estoffees. Je me suis, sans y penser, a demy desia engage 
dans la Féconde obiection a laquelle i'avois propose de respondre 
pour Sebond. » 

Vous voyez, ici, une transition qui amène Montaigne d'une ma- 
nière insensible de la première à la deuxième partie, la plus 
importante : « Aulcuns disent que ses arguments sont foibles, et 
ineptes a vérifier ce qu'il veult: et entreprennent de les chocquer 
ayseement. Il fault secouer ceux-ci un peu plus rudement; car ils 
sont plus dangereux et plus malicieux que les premiers. On 
couche volontiers les dicts d'aultruy a la faveur des opinions 
qu'on a preiugees en soi : a un atheïste touts escripts tirent a 
l'athéisme ; il infecte de son propre venin la matière innocente. 
Ceulx cy ont quelque préoccupation de jugement qui leur rend 
le goust fade aux raisons de Sebond. Au demourant, il leur 
semble qu'on leur donne beau ieu, de les mettre en liberté de 
combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle 
ils n'oseroient attaquer en sa maieste pleine d'auctorite et de 
commandement. Le moyen que ie prends pour rabbattre cette 
frénésie, et qui me semble le plus propre, c'est de froisser et fouler 
aux pieds l'orgueil et l'humaine fierté ; leur faire sentir l'inanité, 
la vanité et la deneantisede l'homme, leur arracher des poings 
les chestifves armes de leur raison ; leur faire baisser la leste et 
mordre la terre soubs Tauctorite et révérence de la maieste 
divine... » Après cela viennent trois cents pages d'une démons- 
tration tantôt suivie et serrée, tantôt décousue et défiant l'analyse. 
Il y du fatras, certes ; les reproches de Pascal sont fondés : trop 



Si melius quid habes, arcesse ; vel imperium fer : 




PASCAL APOLOGISTE 



749 



d'histoires, trop d'anecdotes, Montaigne parle trop de lui-même ; 
mais aussi, parfois, quelle force, quelle élévation, quelle poésie, 
que de pages analogues à ce que nous lisons de plus beau dans 
les Pensées de Pascal ! 

Grâce à cette démonstration, Montaigne arrive à ruiner les 
arguments de ces philosophes qui ont pleine et entière confiance 
dans la raison, les dogmatiques ; il prouve que la philosophie est 
une poésie sophistiquée. Puis il s'attaque au reste des hommes, à 
tous les gens du monde et veut leur montrer l'incertitude des 
jugements humains, il met à nu les contradictions de notre 
nature. Arrivé à ce point, Montaigne pourrait conclure ; mais 
Montaigne et conclusion ne vont guère ensemble. L'auteur laisse 
de côté Sebonde et son apologie. Mais, peut-être, y aurait-il une 
conclusion véritable là où on ne la cherche pas : a En voylà assez 
pour vérifier que l'homme n'est non plus instruict de la cognois- 
sance de soy en la partie corporelle, qu'en la spirituelle. Nous 
l'avons propose luy mesme a soy; et sa raison, a sa raison, pour 
voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montre 
combien peu elle s'entend en elle mesme ; et qui ne s'entend en 
soy, en quoy se peult-il entendre ? » On arrive à refuser toute 
espèce de conclusion, il faudrait se laisser aller tout bonnement à 
la loi naturelle, sans se préoccuper du pourquoi, du comment, des 
choses d'ici-bas! Et pourtant ce n'est pas à l'étourdie que Mon- 
taigne écrit cette dernière page si chrétienne de Y Apologie: 
« A cette conclusion si religieuse d'un homme païen (Plu- 
tarque), ie veulx ioindre seulement ce mot d'un tesmoing de 
mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, 
qui me fourniroit de matière sans fin : « 0 la vile chose, dict-il, 
et abiecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'hu- 
manité ! (Sénèque, Natur. quaest., I, Praefat.) » Voylà un bon 
mot et un utile désir, mais pareillement absurde : car de 
faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus 
grande que le bras, et d'espérer eniamber plus que de l'es- 
tendue de nos iambes, cela est impossible et monstrueux ; ny 
que l'homme se monte au-dessus de soy et de l'humanité : car 
il ne peult veoir que de ses yeulx, ni saisir que de ses prinses. 
Il s'eslevera, si Dieu luy preste extraordinairement la main ; 
il s'eslevera, abandonnant et renonçant a ses propres moyens, 
et se laissant haulser et soublever par les moyens purement 
célestes. C'est a nostre foy chrestienne, non a sa vertu stoï- 
que, de prétendre a cette divine et miraculeuse métamor- 
phose. » 

Voilà, en deux mots, ce que Pascal apologiste a pu trouver 




750 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCÈS 



dans Montaigne apologiste ; mais, ici encore, se présente une 
observation dont l'importance ne vous échappera pas. 

V Apologie de Raimond de Sebonde est, nous l'avons dit, le 
cœur des Essais : or c'est dans ce grand chapitre que se trouvent 
tous les arguments dont on a pu se servir pour déclarer que Mon- 
taigne est un sceptique. Hors de Y Apologie, il n'y a, pour ainsi 
dire, rien qui puisse justifier ce titre : toutes les propositions 
pyrrhoniennes, tout ce qui a donné naissance à l'adage : que 
sais-je ? est dans Y Apologie. Or Y Apologie est bel et bien une 
oeuvre de polémique chrétienne : le pyrrhonisme est là, comme 
dira Pascal, « pour servir la religion ». Osons donc attaquer, 
encore une fois, une de ces légendes qui mettent en péril la 
vérité de l'histoire littéraire ; osons dire que Montaigne n'est pas 
un pyrrhonien. 

Notez que jamais Pascal ne Ta accusé de pyrrhonisme absolu, 
ni dans Y Entretien, ni dans les Pensées. Il est pourtant sévère pour 
lui : il lui reproche d'avoir songé à mourir lâchement et molle- 
ment, il ne lui pardonne pas son chapitre des mœurs. — Les mo- 
dernes sont allés beaucoup plus loin : on Ta tour à tour traité de 
sceptique et de croyant convaincu. Si une de ces trois appella- 
tions : athée, sceptique, croyant, convient à Montaigne, c'est, à 
coup sûr, à l'exclusion des deux autres. Cela est essentiel, parce 
qu'il va nous être possible de ruiner à l'avance l'accusation de 
pyrrhonisme et de scepticisme intentée à Pascal lui-même. Cette 
accusation est de date récente : elle remonte à 1842. Jusqu'à 
Victor Cousin, les adversaires les plus acharnés de Pascal 
n'avaient rien émis de tel. Mais, depuis 1842, cette affirmation a 
été répétée à satiété :on parle encore du scepticisme religieux de 
Pascal, de ses doutes sans cesse renaissants; Sainte-Beuve dira 
que c'est « un Archimède en pleurs au pied de la croix ». 

Tout proteste contre une imputation de ce genre: la vie de Pas- 
cal, ses œuvres, ses actes, ses paroles, sa mort enfin. Toutes les 
Pensées sont postérieures à la nuit d'illumination du 24 novembre, 
et, si vous vous reportez à l'amulette ou, pour mieux dire, au 
mémorial de Pascal, quelle en est la phrase la plus significative? 
« Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philoso- 
phes et des savants. Certitude, certitude. » L'homme quia gardé 
ce témoignage, pendant huit ans, dans son pourpoint, qui a 
fait les Provinciales avec la vigueur que l'on sait, qui les a inter- 
rompues après le miracle de la sainte Epine, qui s'est évanoui 
en 1661, parce que ses amis étaient sur le point de faiblir sur 
la question doctrinale de la grâce, cet homme-là est tout le 
contraire d'un sceptique. 




PASCAL APOLOGISTES 



751 



Mais ce n'est pourtant pas au hasard, ce n'est pas pour le plai- 
sir de faire un paradoxe, que Victor Cousin a lancé contre Pascal^ 
cette accusation de pyrrhonisme. Le pyrrhonisme est partout dans 
Pascal ; sans doute, mais pourquoi? C'est précisément parce que 
Pascal apologiste laïque suit Jes traces de son devancier Montai- 
gne. Comme Montaigne, ce n'est pas à des chrétiens convaincus 
qu'il s'adresse, mais à des gens du monde, légers, indifférents et 
incrédules, à des athéistes, à des philosophes, enfin, engoue's de 
ririfaillibiiilé de leur raison. Montaigne et Pascal leur parlent la 
langue qu'ils peuvent comprendre. Voulant abattre l'indifférence 
et l'incrédulité, ils sont bien obligés de s'attaquer à tous les sys- 
tèmes de la philosophie rationaliste: et le seul moyen efficace 
n'est-il pas de les combattre les uns par les autres? Quelle que 
soit leur diversité, ces systèmes se réduisent à deux : le dogma- 
tisme, qui affirme ou qui nie, et le pyrrhonisme, qui doute. El, 
alors, on arrive à un argument bien fort: si le christianisme n'est 
pas le vrai, s'il faut s'en rapporter aux seules lumières de la phi- 
losophie, c'est le pyrrhonisme qui est le vrai. Mais, s'il peut servir 
à démolir le dogmatisme, il ne faudrait pas croire qu'il subsiste, 
intact, sur les ruines du dogmatisme : il n'existe pas par lui- 
même, car il est impossible d'affirmer le scepticisme. Le pyrrho- 
nisme détruit les philosophies : c'est en cela qu'il sert la religion. 
Mais Pascal et Montaigne ne sont pas des philosophes : comme le 
Bossuet du sermon sur la Loi de Dieu, ils se moquent de la philo- 
sophie ; ils ne sont pas des pyrrhoniens : leur scepticisme, comme 
celui de Descartes, est méthodique et provisoire. 

Nous voyons, du moins, par la lecture des Pensées, que Pascal 
doit beaucoup à Montaigne. Chose curieuse, il s'attache à lui 
juste au moment où la faveur du public commence à l'abandon- 
ner. Depuis 1580 jusqu'à 1625, Montaigne avait eu un succès pro- 
digieux. En 1636, M lle de Gournay avait publié une édition où 
Montaigne était rajeuni ; puis ç'avait été une éclipse presque 
totale. En 1660, Montaigne n'était guère apprécié par ceux qui 
auraient pu tirer parti de cette lecture. Corneille, Racine et 
Molière ne lui doivent rien. La Fontaine même qui, comme il le 
dit si joliment, 



ne semble pas avoir goûté ce méridional, même quand il 
lui parle de ses chers animaux. Bossuet et les logiciens de Port- 
Royal traitent sévèrement Montaigne; Malebranche voit en lui un 
pédant qui veut faire l'homme du monde, un pédant « à la cava- 
lière ». On en vient, pour lâcher de sauver sa gloire, à donner au 



En lit qui sont du Nord et qui sont du Midi, 




752 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



public une édition « expurgée, abrégée et mise en meilleur fran- 
çais » ! Pascal est le seul qui ait compris la valeur de Montaigne. Il 
lui doit beaucoup certes, mais il lui a bien payé sa dette de recon- 
naissance. Si, aujourd'hui, Montaigne est devenu classique, c'est 
grâce à lui-même sans doute, et aussi au regain de popularité 
dont nos révolutions ont fait bénéficier le seizième siècle, siècle 
de luttes ardentes; mais on peut affirmer que la gloire de Pas- 
cal a rejailli sur l'auteur des Essais. 

Rien à dire des autres sources laïques de Pascal apologiste : 
évidemment il doit quelque chose à Descartes, dont le doute mé- 
thodique n'était pas pour lui déplaire. Il doit beaucoup aussi à 
son ami le chevalier de Méré, et à quelques autres ; mais il était 
de ceux qui savent se servir et se passer des plus grands génies : 
si Montaigne n'avait pas existé, Pascal aurait trouvé en lui-même 
ce qu'il a trouvé dans Montaigne. 




PASCAL DE 1658 A 1662 



•353 



# 

# # 



Pascal de 1658 à 1662. 



Nous ayons vu quelles étaient les intentions de Pascal apolo- 
giste et à quelles sources il entendait puiser de préférence. Reve- 
nons, maintenant, à lui pour ne plus le quitter. Dès qu'il eut 
renoncé à son rôle de pamphlétaire ecclésiastique, il se mit allè- 
grement à l'œuvre. Il demandait à Dieu — ce jeune homme de 
trente-cinq ans n'était guère exigeant — dix années de vie et de 
santé relative pour mener à bien son entreprise ; et, comme le 
passé ne lui garantissait pas l'avenir, il comprit qu'il n'avait pas 
de temps à perdre. 

Les factums des curés ne lui coûtèrent pas — heureusement — 
un effort trop prolongé, ils ne le détournèrent en aucune façon 
de son objet principal; ils furent même, pour lui, une sorte de 
récréation, un travail reposant d'un autre travail : point de lec- 
tures à faire, point de citations à contrôler, c'était un simple 
exercice de style. On nous dit que tel ou tel de ces factums fut 
composé en un jour : c'est très vraisemblable. Il est bien pro- 
bable que les autres réunis ne lui demandèrent pas plus d'un 
mois. La brillante campagne des curés de Paris contre l'Apo- 
logie des Casuistes n'a pas empêché Pascal de travailler à une 
apologie bien différente de celle du P. Pirot. 

Pascal donc se mit à l'œuvre, mais à sa manière, et cette ma- 
nière n'était pas — malheureusement pour nous — celle de la plu- 
part des écrivains. 

Doué d'une mémoire prodigieuse, Pascal ne perdait pas son 
temps à prendre des notes : tant qu'il a été en bonne santé, il n'a 
rien écrit : plan général, divisions essentielles, subdivisions, tout 
restait dans sa tête. L'auteur de Y Apologie, en pleine possession 
de ses facultés, se laissait absorber par ses méditations profondes. 

Mais, en juin 1658, il se produisit un fait extrêmement curieux : 
Pascal se mit à provoquer tous les mathématiciens du monde, il 
institua le concours de la roulette ou cycloïde. Nous le voyons se 
replonger dans l'étude de la géométrie et des mathématiques 
pures : il ne fait pas autre chose, de juin 1658 à la fin de janvier 
1659. Nous voilà donc bien loin de cette Apologie qui devait 
absorber dix années entières. Que s'est-il passé ? Est-ce une re- 
chute? Est-ce un retour en arrière? On nous dit — et c'est 



é 




754 



REVUJS DES COURS ET CONFERENCES 



d'abord Etienne Périer, puis sa mère Gilberte — que Pascal 
avait quitté fort jeune l'étude des mathématiques et qu'il 
s'était tourné de toutes ses forces vers la religion. Et, en effet, 
si nous consultons le tableau chronologique si bien établi par 
M. Michaut, nous voyons que Pascal ne s'occupe pas du moindre 
théorème, de la moindre question de physique pendant les 
années 1655, 1656, 1657 et les six premiers mois de 1658. Et 
voilà qu'en juin 1658, il institue un concours par la voie de la 
presse : les réponses seront reçues jusqu'au 1 er octobre; deux 
prix, l'un de 40 pistoles, l'autre de 20, seront attribués aux 
deux premiers savants qui auront trouvé des solutions satis- 
faisantes ; si un seul résout le problème, à lui les soixante pis- 
toJes; enfin, si personne n'y peut parvenir, Pascal les repren- 
dra, et donnera les solutions qu'il avait trouvées depuis 
longtemps, « en y ajoutant quelques aulres par surcroit ». 

Voilà qui est bien étrange : il peut sembler que Pascal oublie 
son Apologie, qu'il revient — et l'on serait tenté de l'excuser — 
à ses premières amours. Comment expliquer un pareil revire- 
ment chez un ascète comme lui ? Mais ne nous pressons pas de 
l'expliquer, ni même de croire qu'il y ait là un revirement ou une 
difficulté. Attendons la fin, faisons un peu crédit au grand 
homme que nous savons incapable de tergiversation et d'incon- 
séquence, et suivons l'histoire de la roulette. 

A l'expiration du délai fixé, il n'est pas arrivé une seule ré- 
ponse. M. de Carcavi déclare que le concours est fermé et rend 
à Pascal — ou plutôt au duc de Roannez — les soixante pis- 
toles engagées. Mais, sur ce premier incident, il vient s'en greffer 
un autre, tout à fait imprévu : nous surprenons Pascal, rede- 
venu géomètre, en flagrant délit de rechute beaucoup plus grave. 
Le voilà qui, en octobre 1658, reprend contre les Jésuites sa 
bonne plume de 1656. Un Jésuite de Toulouse, le P. Lallouère, 
se trouve, dans un écrit de Pascal (1), aussi malmené que le 
P. Annat en 1657. Ce Lallouère était, d'ailleurs, en assez mauvaise 
posture. Il avait envoyé un essai de solution du problème de la 
roulette et, bien vite, il avait écrit que ses calculs étaient faux, et 
qu'il les rectifierait. Le délai expiré, il n'avait rien rectifié ; il 
prétendit alors qu'il avait trouvé la solution, mais qu'il ne la 
ferait connaître que quand Pascal aurait publié la sienne. Comme 
on refusait de le croire sur parole, il se plaignit qu'on ne lui 
rendît pas justice, «de sorte, dit Pascal, qu'on fut obligé de lui 
mander plus sévèrement les sentiments qu'on en avait ». Pascal 

(1) Suite de l'Histoire de la roulette. 




PASCAL DE 1658 A 1662 



755 



n'a pas une très haute idée du P. Lallouère : ce Je fus surpris de 
sa petite ambition, dit-il, car je connaissais sa force et la diffi- 
culté de mes problèmes, et je jugeais assez, par tout ce qu'il avait 
produit jusqu'ici, qu'il n'était pas capable d'y arriver. » 11 déclare 
qu'il a voulu simplement faire connaître la vérité, et non pas 
décrier la personne du P. Lallouère : « Car je voudrais le servir, 
ajoute-t-il, et je respecte sa qualité de tout mon cœur. Aussi j'ai 
caché son nom ; mais, s'il le découvre après cela lui-même, 
pour s'attribuer ces inventions, il ne devra se prendre qu'à lui 
de la mauvaise estime qu'il s'attirera; car il doit bien s'assurer 
que ses artifices seront parfaitement connus et relevés ». Et il 
termine ainsi : « Mais on ne doit pas être surpris de son procédé 
en cette rencontre, ni de ce qu'il avait entrepris sur les pro- 
blèmes de M. de Roberval, car il agit de même en toutes occa- 
sions. Et il y a plusieurs années qu'il se vante et qu'il répète 
souvent qu'il a trouvé la quadrature du cercle, qu'il la donnera 
à son premier loisir, résolue en deux manières différentes, et 
aussi celle de l'hyperbole : d'où Ton peut juger s'il y a sujet 
de croire sur sa parole qu'il ait les choses dont il se vante ». 

Voilà donc le P. Lallouère exécuté, et l'affaire est finie. Mais 
tout cela prit à Pascal un temps considérable, et nous n'avions 
pas tort de dire qu'on a lieu d'être surpris de voir l'apologiste, 
si pressé d'aborder son œuvre, se plonger dans ces questions de 
mathématiques. Mais c'est ici que nous allons retrouver notre 
fil conducteur. Pascal, organisant le concours de la roulette, 
n'est nullement inconséquent ; il agit au contraire avec cette 
logique inflexible qui l'a toujours caractérisé. Il est un apolo- 
giste essentiellement laïque, homme du monde : lui qui n'avait 
pas voulu s'inspirer de saint Augustin, il croyait que le pro- 
blème de la roulette pourrait servir la cause de la religion. 

Les petites causes produisent parfois les plus grands effets : 
Pascal avait, comme Louis XIV, une dentition déplorable. En 
contemplant son masque mortuaire, on peut voir les ravages 
causés chez ce jeune homme par l'odontalgie. « Ce renouvelle- 
ment de ses maux, dit sa sœur Gilberte, commença par un mal 
de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes 
veilles, il lui vint une nuit dans l'esprit, sans dessein, quelques 
pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant 
suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude 
de pensées, qui se succédèrent les unes aux autres, lui décou- 
vrirent, comme malgré lui, la démonstration de toutes ces choses, 
dont il fut lui-même surpris. Mais, comme il y avait longtemps 
qu'il avait renoncé à toutes ces connaissances, il ne s'avisa pas 




756 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



seulement de les écrire : néanmoins, en ayant parlé par occasion 
à une personne (1) à qui il devait toute sorte de déférence, et par 
respect et par reconnaissance de l'affection dont il l'honorait, 
cette personne, qui est aussi considérable par sa piété que par 
les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa nais- 
sance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait que la 
gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme i) fit, et qu'en- 
suite il le fît imprimer, o 

Voilà qui nous ramène à notre apologiste essentiellement 
laïque. Pascal s'était proposé de démontrer par a + b non pas tel 
ou tel dogme, mais l'évidence et la nécessité de la religion catho- 
lique : il n'était pas fâché, puisque ses névralgies lui avaient fait 
faire cette découverte, de prouver qu'il s'y connaissait en fait de 
démonstration scientifique. Voilà pourquoi il jette un défi au 
monde savant en instituant le concours de la roulette : s'il arrive 
des solutions justes, son autorité n'en sera nullement diminuée, 
puisqu'il pourra toujours se vanter d'avoir, le premier, résolu le 
problème ; s'il n'en arrive pas, — et cela au siècle de Descartes, 
de Roberval, de Fermât et de Huyghens, — quel surcroît d'au- 
torité pour le mathématicien apologiste capable de faire une 
pareille découverte î C'est ce que Roannez persuada à son 
illustre ami : c'est ainsi que le travail consacré à la roulette 
était, en réalité, consacré à Y Apologie, et que la roulette n'est 
que la préface de Y Apologie. 

Pascal, organisant ce concours, avait pris comme pseudonyme 
« Amos Dettonville », qui, comme « Salomon de Tulti », n'est que 
l'anagramme de Louis de Montalte. Il semble en résulter que 
Pascal apologiste laïque ne se proposait pas de publier une 
apologie anonyme : il est probable qu'elle aurait été signée d'un 
pseudonyme, et que Pascal, en la publiant, aurait insinué que le 
savant, le pamphlétaire et l'apologiste étaient un seul et même 
homme. 

Mais nous autres, simples historiens, devons nous borner à 
constater que cette incursion de Pascal sur le terrain mathéma- 
tique a retardé et même, à tout jamais, compromis la composition 
de Y Apologie. La science proprement dite y a gagné ; mais 
Y Apologie a subi six mois de retard, et ce retard, nous allons 
en voir les conséquences véritablement désastreuses. 

Le mal de dents qui nous a valu la solution du problème de 
la roulette n'était pas accidentel chez Pascal, mais symptoma- 
tique, comme disent les gens du métier : c'était la première et 

(1) Le duc de Roannez. 




PASCAL DE 1658 A 1662 



757 



cruelle manifestation d'une crise nouvelle, autrement grave que 
les précédentes. Laissons aux médecins le soin de décrire cette 
étrange et déconcertante maladie. Qu'il nous suffise, à nous 
profanes, de contempler la lutte du roseau pensant avec la nature 
conjurée contre lui. Recourons, encore une fois, à l'admirable récit 
de M me Périer. Les quatre dernières années de sa vie « n'ont été, 
dit-elle, qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement 
une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement 
des grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. 
Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y est 
succombé ; et, durant tout ce temps, il n'a pu en tout travailler 
à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assis- 
ter les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir. des avis, ni 
de bouche ni par écrit, car ses maux étaient si grands qu'il ne 
pouvait les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir... Cepen- 
dant ses infirmités continuant toujours, sans lui donner un seul 
moment de relâche,... ne furent point inutiles pour lui-même, 
et il les a souffertes avec tant de paix et de patience, qu'il y a 
sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel 
quille voulait pour paraître devant lui. » Malgré tout, Pascal ne 
perdait pas de vue son Apologie, et, s'il lui était impossible d'y 
travailler de suite, du moins il ne cessait d'y réfléchir durant les 
répits que lui laissait la migraine; car elle lui en laissait, et lui- 
même ne jugeait pas son mal incurable. Les médecins qui l'en- 
touraient ne crurent jamais que ses jours étaient en danger. Nous 
le voyons, en 1660, faire un voyage en Auvergne ; il parlera même 
d'aller prendre, en septembre, les eaux de Bourbon, et de se 
rendre en Poitou par eau jusqu'à Saumur, pour demeurer jusqu'à 
Noël avec le duc de Roannez. Mais dans quelles conditions s'était 
fait ce voyage ! Incapable de faire plus de trois ou quatre lieues 
en carrosse, il avait mis vingt-deux jours pour venir de Paris à 
Clermont. Nous trouvons ces détails dans une lettre qu'il écrivait 
de sa main à Fermât, le 10 août 1660, pour lui dire combien il 
regrettait de ne pouvoir se rendre auprès de lui : sa santé, lui 
disait-il, n'était pas encore assez forte, et il espérait pouvoir lui 
prouver, un jour, sa reconnaissance pour l'invitation qu'il lui 
avait adressée. Pascal n'alla pas en Poitou ; il dut être ramené à 
Paris, et au prix de quelles fatigues ! 

En 1661, s'il ne peut plus travailler avec suite, du moins Pascal 
n'est pas anéanti. C'est alors qu'il lutte vigoureusement contre 
ses amis à propos de la signature du Formulaire. Arnauld et 
Nicole proposaient des tempéraments, Pascal ne voulait ni com- 
promis ni concessions. On discutait, la plume à la maiû. Arnauld 




758 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



n'avait guère pitié de la faiblesse du malade, puisque,pour réponse 
à ses arguments, il lui infligeait un écrit de cinquante pages énu- 
mérant ses fautes de logique. Enfin, on organisa une conférence 
contradictoire. Quand Pascal vit presque tous ses amis suivre 
l'opinion d'Arnauld, il s'évanouit. Notons que ce différend 
n'altéra point les sentiments de profonde estime qu'ils avaient 
l'un pour l'autre: Arnauld, qui se cachait, — et il faisait bien, — 
trouva moyen d'aller plusieurs fois visiter son ancien défenseur. 
Pascal se voyait abandonné de tous ceux dont il pouvait espérer 
l'appui : Jacqueline sigoa le maudit formulaire ; mais, bientôt, 
elle s'en repentit; elle crut avoir apostasié; elle mourut, en 1661, 
dans de tels sentiments, qu'en apprenant sa mort Pascal dit sim- 
plement : « Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir! » 

Bientôt la maladie redouble ses coups : le malade, incapable de 
travailler, ne songe qu'à se sanctifier par sa résignation et sa 
ferveur. En 1662, il a encore un peu de répit, et, ne pouvant se 
livrer désormais à ses chères études, il cherche des distractions 
dignes de son génie essentiellement inventif et pratique. Il 
organise, le 18 mars 1662, la première entreprise des carrosses 
à cinq sous. Il y eut trois lignes desservies régulièrement : 
Luxembourg-Saint-Antoine, Luxembourg-Montmartre, Porte- 
Saint-Antoine Porte-Saint-Honoré. L'affaire réussit. Quand 
Nicole mourut, il était actionnaire de cette compagnie fondée 
par Pascal. 

Puis ce fut la crise finale : on dut le transporter chez sa 
sœur, rue Neuve-Sainl-Etienne-du-Mont, tout près des arènes 
de Lutèce, là où la rue Rollin aboutit à la rue Monge par un 
escalier à double révolution. Sa mort fut foudroyante (19 aoôt 
1662). « M. de Beaupuis, qui y assista, en manda la nouvelle en 
diligence à M. Hermant, leur commun ami, par cette lettre datée 
du même jour : « Le malade, que nous avions ici, a quitté ce monde 
environ à 1 h. après minuit, ayant été vingt-quatre heures en 
léthargie, dans laquelle il était tombé lorsqu'on ne s'en défiait 
nullement, les médecins ayant avoué qu'ils n'avaient jamais été 
plus surpris, quoique plusieurs des plus habiles l'eussent vu le 
soir même avant que cela arrivât. Elle commença par une horrible 
convulsion qui lui prit hier après minuit, une heure ou deux 
après que ceux qui avaient accoutumé d'être auprès de lui se 
furent couchés, hors deux personnes qui étaient restées pour le 
garder. Ces personnes, étonnées d'un accident si épouvantable 
et si inopiné, éveillèrent toute la maison en sursaut; On y enten- 
dit aussitôt de grands cris et des gémissements tout à fait 
pitoyables. Je m'éveillai à ce bruit, et, étant descendu au plus 




PASCAL DE 1658 A 1662 



750 



vite, je vis tout le monde dans la plus grande consternation que 
Ton se puisse imaginer. Je m 1 approchai du malade, que Ton 
tourmentait pour tâcher de le réveiller de son assoupissement. 
Cela réussit. Il envoya chercher M. le curé, qui l'avait déjà vu 
et à qui il s'était confessé plusieurs fois devant sa maladie, pour 
le prier de lui apporter les sacrements. Il les lui apporta incon- 
tinent, et le malade les ayant reçus avec connaissance et beau- 
coup de dévotion, il perdit, un quart d'heure après, la parole et la 
connaissance, et n'en a point eu depuis. Ce qui nous a donné 
lieu de croire que Dieu ne les lui avait rendues durant ce petit 
intervalle que pour lui faire recevoir les sacrements qu'il avait 
commencé de demander, au moins celui de la sainte Eucharistie, 
plus de quinze jours auparavant, et que les médecins avaient 
toujours empêché de lui donner, ne jugeant pas qu'il y eût rien 
qui pressât. M. le Curé a témoigné avoir été extraordinairement 
édifié de sa mort, aussi bien que M. de Sainte-Marthe, qui Ta vu 
quelquefois durant sa maladie. C'est un grand sujet de se con- 
soler de sa mort, mais cela n'empêche pas que sa sœur n'en soit 
touchée à un point que je ne puis exprimer. C'est encore une 
personne d'importance que Dieu nous a enlevée ; il n'est pas aisé 
de comprendre ses desseins, mais il faut être persuadé qu'ils 
sont très justes, et les adorer. » (Hermant, 6,465.) 

Ce jour-là finit, à tout jamais, l'histoire de Y Apologie rêvée par 
Pascal ; une autre histoire commence, celle des Pensées. 



A. B. 




La psychologie. 



Goura de M. VICTOR EGGER, 



Professeur à V Université de Paris. 



L'Instinct. 



Au point où nous sommes parvenus, il est indispensable de 
revenir en arrière, pour rappeler le chemin parcouru et déter- 
miner nettement les questions qui vont nous occuper. 

La psychologie générale, que j'ai commencée Tan dernier et 
que je continue cette année, comprend d'abord une classification 
des faits de conscience, indispensable pour en parler et s'orienter 
dans leur étude ; puis une étude plus vaste, plus compliquée : 
l'étude de l'activité de l'àme ou des modes généraux du devenir 
de la vie de l'âme. Selon l'ancienne théorie classique, il y a trois 
modes de l'activité de l'âme : l'activité volontaire, l'activité d'ha- 
bitude et l'activité instinctive. C'est môme de cette dernière que, 
d'ordinaire, on traite tout d'abord, la faisant suivre de l'activité 
d'habitude, puis de l'activité volontaire. Ou bien on considère 
la volonté comme intermédiaire entre l'instinct et l'habitude : ce 
qui est faux, car des faits involontaires peuvent devenir habi- 
tuels. De ces deux façons de procéder, vous voyez que je préfère 
la première. Et pourtant nous n'avons pas suivi cet ordre : ins- 
tinct, habitude, volonté. Au contraire, nous avons cru devoir 
parler tout d'abord de la volonté et, ensuite, nous avons abordé 
l'étude de l'habitude. Cette étude, qui vient d'être terminée, s'est 
trouvée être très longue, parce que nous avons fait rentrer dans 
l'habitude l'association des idées et l'imagination. Nous avons 
trouvé que certains modes de l'habitude sont les conditions fon- 
damentales des actes d'imagination et des associations de res- 
semblance, lesquels actes sont à la racine de tous les actes intel- 
lectuels. Les considérations présentées dans les dernières leçons, 
où j'ai établi que l'habitude générale est la condition profonde de 
Timaginalion et que l'habitude fragmentée par une attention 
initiale, par un effort de discrimination au moment des premiè- 
res expériences ou des premières remémorations, est la condition 




l'instinct 



761 



de l'association de ressemblance, montrent jusqu'à l'évidente 
que nous n'avons pas cessé d'étudier l'habitude, lorsque nous 
avons étudié la répétition psychique, et les deux modes d'inno- 
vation psychique. Mais l'habitude, sous ses différentes formes, 
n'est que puissance, c'est-à-dire condition secrète, symbolique, 
et les actes de cette puissance sont, selon ses modes, tantôt des 
répétitions, tantôt des imaginations, tantôt des associations de 
ressemblance. 

Ainsi entendue, l'étude de l'habitude comprend toutes les lois 
des images. C'est l'habitude qui préside à la naissance des images 
et à leur développement. Lorsque la sensation donne lieu à une 
image, c'est là un premier effet de la loi d'habitude. 

Ensuite, toute l'évolution des images dans la conscience est régie 
par l'habitude et par les lois de l'habitude, alors même que d'au- 
tres principes, comme l'effort et la ressemblance, y interviennent. 
Donc, en étudiant l'habitude, nous avons étudié la vie des images, 
et cette vie est une grande partie de la vie de l'àme. 

La volonlé intervient dans cette vie des images de bien des 
manières. Les images sont disposées à s'affaiblir à chaque réap- 
parition, et c'est la volonté qui, en les renforçant chaque fois, les 
empêche de tomber dans une subconscience, proche de l'incon- 
science. La volonté engendre ainsi des habitudes positives, par 
opposition aux habitudes décroissantes, que j'appelle négatives. 
De plus, la volonté dirige la suite des images en choisissant parmi 
elles. Enfin, elle sépare plus ou moins les images et, auparavant, 
les sensations, les unes des autres, en les discriminant au nom de 
leurs différences, et, ce faisant, elle prépare les différents modes 
de l'activité, elle la prépare à être, ou répétition, ou association 
de ressemblance, ou imagination ; et, si l'activité est association 
de ressemblance, elle deviendra peu à peu comparaison, généra- 
lisation, jugement, raisonnement. Ce n'est pas tout : s'il se produit, 
spontanément, un acte qui ne soit pas conforme au type prévu et 
désiré, celui-ci étant ou répétition simple, ou imagination, ou 
association de ressemblance, alors la volonté peut intervenir de 
nouveau, n'ayant pas, dans le passé, suffisamment préparé l'acte. 
Elle assure, par exemple, la répétition exacte, si elle est volonté 
de se remémorer; chez l'artiste, elle élève l'imagination première 
jusqu'à l'idéal rêvé ; chez le penseur, elle dégage du chaos des 
pensées la solution d'un problème non résolu du premier coup ; 
c'est ainsi que le savant, à force de réflexion patiente, c'est-à-dire 
de volonté, arrive à découvrir la loi longtemps cherchée. 

Ainsi la volonté intervient dans la vie de l'image de bien des 
façons. Mais l'étude de l'activité de Pâme, telle qu'elle résulte de 




762 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



l'étude de l'effort et de l'étude de l'habitude dans toutes ses 
formes, n'est-elle pas incomplète? Nous n'avons fait aucune part 
à ce qu'on appelle l'instinct. Assurément, c'est là un concept 
quelque peu confus ; il n'est pourtant pas complètement mépri- 
sable, et nous devons nous demander si quelque chose dans l'âme 
ne lui correspond pas, s'il n'a pas un rôle dans la vie de l'âme. 
La volonté est chose individuelle et l'habitude aussi. Chaque 
àme a sa volonté et ses habitudes. Mais, avant que la volonté ait 
agi, avant que les habitudes se soient formées, l'âme est-elle une 
table rase, où rien n'est gravé, un papier blanc sur lequel il 
sera loisible d'écrire, mais où rien n'est écrit d'avance? De deux 
choses l'une : ou rien n'est donné à la conscience quand elle 
commence, et elle a un avenir, sans avoir de présent; ou, au con- 
traire, la conscience a des dispositions naturelles, elle est déter- 
minée, quand elle commence, elle a des instincts impérieux qui 
lui imposeront certaines formes d'activité. Dans ce dernier cas, 
outre la volonté et ses effets, outre l'habitude et ses résultats, il 
y a, comme principe directeur de l'activité de l'âme, un élément 
dont nous Savons pas parlé. 

D'ailleurs, une distinction est à faire ici. Ces dispositions, ces 
instincts, peuvent être individuels : on les appelle alors des voca- 
tions, des talents naturels ; parfois, on les appelle génie, génie 
militaire de Napoléon, génie poétique de Lamartine, etc. ; mais 
ce n'est pas des vocations, ce n'est pas du génie individuel, que 
je veux parler aujourd'hui. Les instincts des âmes peuvent être 
aussi communs à toutes les âmes ; il peut y avoir des instincts 
humains, que toutes les âmes humaines possèdent nécessaire- 
ment, parce qu'elles sont des âmes humaines, et c'est là la ques- 
tion que je veux traiter aujourd'hui, ajournant à une leçon très 
prochaine l'étude des dispositions individuelles 

L'instinct, ainsi entendu, se confond avec l'idée d'une nature 
de Tâme, la même chez toutes. 

Le problème peut se poser ainsi et le terme d'instinct, quelque 
peu confus, peut céder la place à celui de nature, bien que ce 
dernier soit vague encore. Demandons-nous donc si Tâme n'a 
pas une nature, qui soit en elle au moment où elle est posée, 
c'est-à-dire où elle commence. Je pose peut-être le problème 
d'une manière trop générale : je vais m'efforcer, toutefois, de 
le maintenir dans cette généralité. Je suppose que nous nous 
trouvions en face d'une âme nouvelle, d'une âme d'enfant nou- 
veau-né, ou bien, ce qui revient au même pour nous, en face d'une 
âme d'adulte dont le passé nous est absolument inconnu. Que 
pouvons-nous dire de ces âmes pour l'avenir? Il y a beaucoup 




l'instinct 



763 



d'imprévisible dans la vie à venir de ces âmes ; tout ce qui dé- 
pendra de la volonté, tout ce qui résultera des habitudes y est 
imprévisible. Les applications des différentes lois de l'habitude 
sont si variées et si mêlées aux effets de la volonté que nous ne 
pouvons prévoir le détail de l'activité de l'âme en présence de 
laquelle nous nous trouvons. N'y a-t-il pas, néanmoins, quelque 
chose de prévisible dans cette âme ? N'y a-t-il pas, dans l'activité 
d'une conscience, des éléments naturels, nécessaires pour son 
activité future? Ce qui est prévisible, c'est ce qui dépend de la 
nature humaine en tant que nature humaine, c'est ce qui est 
commun à tous les individus psychiques, et, en conséquence, 
sera, dans chaque individu, ou constant ou très fréquent. L'âme, 
considérée en général, a-t-elle une nature primitive et constante, 
qui permette, par conséquent, de prévoir, dans une certaine 
mesure, ce que sera son activité? 

La réponse la plus simple qui ait été faite à cette question, 
c'est la théorie de Tinnéité ou des idées innées. Selon cette théorie 
prise à la lettre (et il faut la prendre ainsi, car c'est entendue 
dans son sens littéral qu'elle a été critiquée par les empiristes et 
les aprioristes), nous naissons, en tant qu'âmes, avec des idées 
et des tendances innées. Notre intelligence commence avec des 
idées et des jugements innés, et notre sensibilité commence avec 
des inclinations primitives, inhérentes à notre nature et qui, à 
ce titre, s'imposent à nous irrésistiblement. Voilà la théorie de 
l'innéité. Précisons-la, pour la bien comprendre. Dans la con- 
science qui commence, il y a des pensées toutes faites, qui s'ex- 
primeront, quand on parlera, par de simples mots (idées), ou par 
de courtes phrases (jugements, principes) ; il y a aussi des désirs 
très généraux. C'est ainsi, par exemple, que l'homme naît avec 
les idées toutes faites du vrai, du beau, du bien, et avec l'amour 
du vrai, du beau, du bien. 

Ces faits, ces actes (je prends le mot acte dans le sens antique, 
aristotélicien, pour l'opposer à puissance), auxquels rien ne man- 
que, sont contemporains du premier moment de la conscience, 
car ils apparaissent, puis réapparaissent toutes les fois qu'il le 
faut. Ainsi, quand nous nous mettons à raisonner sur des idées, 
nous trouvons en nous, tout faits, les principes formels de la 
raison (principes d'identité, de non-contradiction, de tiers exclu), 
et, quand nous raisonnons sur les phénomènes, nous trouvons en 
nous, tout fait, le principe de causalité, duquel nous partons 
pour chercher les causes inconnues. Lorsque nous avons des 
désirs, c'est que nos inclinations générales se particularisent peu 
à peu ; mais nous avons conscience, tout d'abord, de l'inclination 




764 



REVUET DES COURS ET CONFÉRENCES 



générale, puis des inclinations particulières. Au cours de la vie 
de la conscience, les idées et les sentiments innés apparaissent 
avant et après d'autres idées, d'autres sentiments. Lorsqu'ils 
viennent avant, ce qui vient après eux a, avec eux, un certain 
rapport, le rapport des conséquences aux principes. Ils servent 
donc de principes à nos pensées et à nos sentiments. Ce sont des 
majeures conscientes. Avec l'existence, nous avons reçu un capital 
intellectuel et moral, et nous le faisons fructifier. Ce capital est 
assimilable à un certain nombre de majeures; nous l'utilisons, 
dans nos activités individuelles et discursives, en déduisant plus 
ou moins bien. L'âme n'est pas, à l'origine, une lable rase, mais 
une table gravée. C'est une substance, mais une substance 
revêtue de caractères essentiels^ et, tant que la substance sera, 
ces caractères qui constituent son essence raccompagneront. 
Quand il y a lieu, ils apparaissent actuels au milieu des phéno- fl 
mènes de conscience, et, alors, ils les dirigent à titre de principes 
généraux. 

Telle est la théorie de i'innéité. Depuis longtemps, on la criti- 
que. On a dit qu'il n'y avait aucun signe de telles idées ni de tels 
sentiments très généraux, dans les premiers temps de la vie 
consciente. Au contraire, l'intelligence et le sentiment s'attachent 
tout d'abord à des objets particuliers. D'ailleurs, les principes 
ne sont pas propres à figurer dans la succession des faits de 
conscience à la manière des idées particulières. 

Aussi cette théorie a-t-elle été remplacée par la théorie des 
virtualités, d'après laquelle les principes sont dans l'âme à l'état 
d'actes inachevés, que complètent l'expérience et l'activité cons- 
tante de la conscience ; ce sont des formes d'actes, auxquelles 
l'expérience donne une matière qui les acliève. D'ailleurs, ces 
formes générales sont constantes au cours de la vie de l'âme et 
sont, par suite, primitives. Un jour, l'esprit, réfléchissant sur 
lui-même, les dégage et les traduit en formules. Pendant long- 
temps, nous avons pensé au nom des principes, mais sans nous en 
rendre compte; nous les appliquions sans les connaître ; un jour, 
nous réfléchissons sur l'activité de la pensée et nous découvrons 
ces principes. Bien plus, la plupart des hommes ne les décou- 
vrent jamais et pourtant les appliquent sans cesse de leur 
premier à leur dernier jour. 

Cette théorie est une simple atténuation de la précédente. L'i- 
dée de priorité y subsiste. Il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait 
été auparavant dans l'expérience, si ce n'est l'intelligence elle- 
même, disait Leibnitz ; donc l'intelligence est antérieure au deve- 
nir intellectuel conscient ; les principes de la pensée sont anté- 




l'instinct 



765 



rieurs à l'activité intellectuelle qui les applique. Sans doute, ces 
principes sont la forme générale de cette activité, et l'idée de si- 
multanéité est capitale dans cette théorie : forme et matière 
coexistent dans le temps ; il ne saurait plus être question de ma- 
jeures préalables aux pensées particulières. Toutefois, la forme 
préexiste à la matière. Et si les virtualités de la pensée sont enga- 
gées dans les pensées particulières et actuelles, ce sont des élé- 
ments actuels des pensées actuelles. Tout ce qui vient d'être dit 
au sujet des pensées pourrait être répété au sujet des sentiments 
primitifs, généraux et constants, et des sentiments particuliers et 
passagers. Les virtualités sont donc des actes incomplets, complé- 
tés de façons différentes au cours du temps, mais ce sont des 
acte§ dont nous avons conscience. Ainsi nous trouvons encore, 
dans cette théorie, cette thèse, que les éléments constitutifs, 
naturels, de la vie de la conscience, sont des faits antérieurs à 
tous les autres, faits de la vie de conscience. Je puis donc dire 
que cette théorie, c'est la théorie de l innéité rendue plus accep- 
table, mais simplement modifiée. 

Notre distinction entre les habitudes spéciales et les habitudes 
générales pourra servir à commenter la différence qui existe entre 
les deux théories. L'idée innée, le sentiment inné, c'est une habi- 
tude spéciale, non acquise, alternativement puissance et acte, 
actuelle quand elle est utile, c'est-à-dire quand son occasion est 
venue, et alors seulement consciente, mais, comme puissance, 
suffisante pour son acte, égale ou adéquate à son acte. La virtua- 
lité est une habitude générale non acquise, puissance permanente, 
partiellement actualisée au cours du temps dans des actes divers, 
mais analogues, dont elle est la forme commune ; c'est donc une 
puissance insuffisante pour son acte et inadéquate à son acte ; 
exceptionnellement, elle est actualisée dans sa pureté, dans sa 
généralité, par la réflexion du philosophe qui extrait des pensées 
ou des sentiments analogues leur forme commune. 

Sous sa troisième forme, sous le nom de doctrine de Yà priori, 
la même théorie prend, ce me semble, un caractère nouveau en 
même temps qu'elle acquiert une portée nouvelle. Les formesgéné- 
rales de la conscience, les formes de son activité intellectuelle ou 
morale, sont avant tout permanentes; elles ne sont primitives qu'en 
tant qu'elles sont permanentes. Il y a, dans la vie de la conscience, 
des éléments supérieurs à cette vie ; il y a, en nous, une pensée 
éternelle qui domine et dirige la pensée discursive, et des incli- 
nations éternelles qui déterminent nos inclinations passagères. 
Ces principes de la vie consciente temporelle sont permanents; 
de cette idée de permanence, on passe vite à l'idée d'éternité, et 




766 



HE VUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



d'éternité intemporelle. Le détail de la vie de la conscience 
change sans cesse ; mais le fond, l'âme de la conscience, pour ainsi 
dire, ne change pas ; or, puisque cela est permanent, quel besoin 
cela a-t-il d'être daos le temps? La métaphysique consiste tou- 
jours dans le passage du temporel à l'intemporel ; on supprime 
le changement, et du permanent, qui'n'a pas besoin du temps, on 
passe à l'intemporel. Le fond de l'âme n'est pas phénomène, mais 
noumène, et ce noumène, la substance de l'âme, étranger au 
temps, n'est pas sans déterminations. La substance est insépara- 
ble de certains caractères qui lui sont propres, de certaines 
essences; et, tandis que la substance est innommable, ses qualités 
essentielles peuvent recevoir des noms. La vie successive est 
étroitement liée à ce fondement intemporel, qui en est la réalité 
profonde, et l'intemporel, dans ce qu'il a d'essentiel, apparaît 
dans le temporel, en lui donnant certaines formes. Les principes 
de la raison (spéculative ou pratique), c'est cette intervention de 
la vie intemporelle dans la vie temporelle ; la vie temporelle est 
soumise à ces principes. 

Dans cette théorie, ce qui correspond à l'idée d'une nature de 
l'âme a une actualité, puisque cela consiste en des réalités ache- 
vées, en des actes, mais ces actes ne figurant pas dans la vie de 
l'âme; ce sont des actes de l'existence intemporelle. Sans doute, la 
théorie aprioriste peut se borner à soutenir qu'il y a des principes 
qui ne dérivent pas de l'expérience ; mais, lorsque cette théorie se 
complète, elle le fait par l'affirmation d'une réalité intemporelle, 
qui préside au devenir temporel de la conscience. 

Au nom de différentes raisons d'ordre critique, que j'ai expo- 
sées lorsque j'examinais les problèmes métaphysiques, on peut 
se refuser à toute affirmation d'une réalité intemporelle, quelle 
qu'elle soit ; nous ne pouvons penser ce qui serait hors du temps. 
Nous admettons qu'il y ait des phénomènes d'une durée plus 
ou moins longue, nous admettons des essences dans l'ordre des 
phénomènes, et l'effort, par exemple, paraît constant en nous ; 
mais l'effort paraît inintelligible hors de la réalité changeante où 
il s'exerce, et il ne peut être proclamé essence intemporelle sans 
s'évanouir. Au nom de ces raisons, nous écartons donc toutes ces 
conceptions qui font de la nature de l'âme quelque chose d'étran- 
ger à la vie temporelle de l'âme. 

Nous avons constaté que la succession psychique a certaines 
formes générales et qu'elle obéit à certaines lois. Il reste à savoir 
quelle est la date de ces lois dans la vie de la conscience. Si les 
lois directrices de l'âme sont antérieures à l'activité môme de 
l'âme, si elles sont contemporaines de l'activité de l'âme depuis 




l'instinct 



767 



son commencement, ce qui revient à les considérer comme pri- 
mitives, alors l'âme est tout autre chose que ce que nous avons 
* dit, tout autre chose que l'application des lois qui lui sont pro- 
pres et de l'effort. Il s'agit de savoir s'il est indispensable d'attri- 
buer à l'âme autre chose que les lois de son activité et l'effort 
essentiel à cette activité. J'estime qu'il est inutile d'attribuer à 
l'âme des faits intellectuels primitifs et des sentiments primitifs, 
ou des virtualités, faits incomplets, mais primitifs. Lorsque nous 
lui avons attribué certaines puissances, certaines habitudes, nous 
avons eu bien soin de ne pas réaliser ces puissances ; nous avons 
pris soin de dire que c'étaient là de purs symboles du probable. 
Sans doute, ce qui sera conforme aux lois de l'âme est prévisible h 
ce titre, et les lois de l'âme qui permettent de telles prévisions 
sont confusément connues de tous les hommes; mais dire qu'il y 
a des lois de l'âme et s'en servir pour prévoir l'avenir de telle ou 
telle âme, ce n'est pas actualiser ces puissances de l'âme, ce n'est, 
pas en faire des réalités ayant une place dans la conscience. 

Il y a, incontestablement, des formes générales de la vie psychi- 
que ; mais çes lois existent-elles avant le devenir temporel qui 
est la vie psychique elle-même, ou bien existent-elles pendant ce 
devenir, ou bien (troisième hypothèse) ces lois de la vie psychique 
n'ont-elles de réalité qu'après s'être exercées? Pour que la ques- 
tion soit posée clairement, il faut s'entendre sur le sens du mot 
exister. Exister, c'est posséder l'actualité, c'est-à-dire être réel à 
un certain moment de la durée. Selon la théorie de l'innéité, les 
règles de l'activité psychique existent avant Ja vie psychique ; 
selon la doctrine de la virtualité, elles existent pendant, elles sont 
contemporaines de Ja vie psychique. L'apriorisme soutient Ja 
même thèse, mais, en même temps, que les principes de la vie 
psychique sont en dehors d'elle et au-dessus d'elle. Or soutenir 
cela, c'est soutenir qu'ils existaient avant elle et qu'ils existent 
pendant qu'elle se déroule. D'autre part, soutenir que ces princi- 
pes existent pendant tout le cours de la vie consciente, c'est sou- 
tenir qu'ils existent depuis son commencement, et, par suite, qu'ils 
existaient avant leur première application. Si l'on entend bien la 
définition du mot exister, dans son application aux formes de la 
vie psychique, on comprendra que toutes nos préférences et 
toutes les preuves données jusqu'à présent sont en faveur d'une 
théorie suivant laquelle les règles directrices de la vie psychique 
existent seulement après que la vie psychique s'est exercée selon 
ces règles, et pendant longtemps. Quand est-ce, en effet, qu'une 
loi de la vie de l'âme existe? Ce n'est pas quand elle s'applique ; 
elle existe du jour où elle est connue par une conscience, La loi 





768 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



de l'association des idées, dans la mesure où c'est une loi de la vie 
de l'âme, existait-elle avant d'être connue ? Non, puisqu'elle n'é- 
tait dans aucune conscience à l'état d'acte. Donc c'est bien long- - 
temps après s'être exercée que cette loi a reçu l'existence ; elle 
l'a reçue des philosophes qui l'ont reconnue. Donc, à une philo- 
sophie suivant laquelle les lois de l'âme sont antérieures à la vie 
de l'âme, j'oppose une thèse suivant laquelle les lois de l'âme, 
comme celles de la nature, n'ont d'existence qu'à partir du mo- 
ment où les esprits leur ont fait une place parmi les réalités phé- 
noménales. Cela n'est pas un paradoxe. Ce qui existe, ce sont ces 
faits. Mais, dira-t-on, les faits sont conformes à des lois. Assuré- 
ment ; mais les lois n'ont de place dans la suite des temps que 
dans les consciences intellectuelles, une fois qu'elles ont été 
aperçues au cours de la vie de ces consciences. Les lois de l'âme 
ne sont donc pas antérieures à la vie de l'âme : elles lui sont pos- 
térieures, et elles ont longtemps reçu leur application dans les 
consciences individuelles, avant de recevoir de ceux qui les dé- 
couvrent leur existence. 



M. U... publiciste, à S.-O... — L'examen en question aura lieu du 17 au 20. 
— Nous vous avions adressé une réponse personnelle qui nous est revenue avec 
la mention : « Inconnu ! » 



Agrégation. — Dissertation latine ou française, thème et version ensemble, 
ou ûeux thèmes, ou deux versions * 5 fr. 

Licence et certificat d'aptitude. — Dissertation latine ou française, thème 
et version ensemble, ou deux thèmes, ou deux versions 3 fr. 

Chaque copie adressée à la Rédaction doit être accompagnée d'un mandat-poste 
et de ta bande du dernier numéro paru, car les abonnés seuls ont droit aux cor- 
rectior*s de devoirs. Ces corrections sont faites par des professeurs agrégés de 
l 'Université, dont quelques-uns même sont membres des jurys d'examens. Les sujets 
peuvent être pris ailleurs que dans la Revue, mais doivent, en ce cas % être joints 
in extenso à la copie. 



V.H. 



CORRESPONDANCE 



TARIF DES CORRECTIONS DE COPIE 



Le gérant : E. Fromantin. 



POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE. 




Treizième Année <*• Série) N° 34 



29 Juin 1905 



REVUE HEBDOMADAIRE 



DES 



COURS ET CONFÉRENCES 



Le roman français au XVII e siècle. 



Si nous avons consacré la dernière leçon, presque tout entière, 
à l'histoire d'Enric et de Daphnide, c'est qu'elle tient dans le ro- 
man d'Astrée une place considérable, tant parla longueur que 
par l'intérêt qui s'attache, d'ordinaire, aux événements contem- 
porains de ce genre : il y a des « clefs » pour celle histoire, 
et nous avons dit qu'on pourrait l'éditer à part en substituant 
les noms véritables de personnages réels à ceux qu'a imaginés 
d'Urfé. On sent que la réalité est partout présente sous la 
fiction, et, pour employer une expression moderne, c'est de la 
vie. La réputation de YAstrée y gagne: la conception de l'évo- 
lution du roman français se trouve modifiée. Ce n'est plus chez 
Lesage ou chez M me de La Fayette qu'il faut en chercher l'o- 
rigine, le point de départ ; c'est chez Honoré d'Urfé, qui a 
étudié, scruté, analysé la série des passions humaines et sur- 
tout l'amour. Il y a loin de YAstrée à une simple pastorale ; son 
auteur est quelque chose de plus qu'un imitateur de Montemayor, 

La quatrième partie de YAstrée nous offre le dénouement du 
drame commencé depuis si longtemps, après le récit parfois très, 
pathétique du siège de Marcilly. Adamas gardait en sa dépen- 
dance les princesses Amasis et Galatée : désireux de s'approprier 
leur puissance et leurs grandes richesses, Polémas se fait leur- 
champion, déclare son intention de les délivrer et de les venger, 




Directeur : N. FILOZ 



Cours de M. ABEL LEFRANC, 

Professeur au Collège de Finance* 



La quatrième partie de l'« Astrée ». 



100 




770 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



et vient mettre le siège devant Marcilly. Il croyait remporter 
sans coup férir ; or son adversaire est très redoutable, et lui 
oppose une résistance si acharnée qu'il ne peut en triompher. 
Marcilly, situé sur une colline très élevée, très pittoresque, à 
demi sauvage, consistait dans un château fort considérable, 
qui commandait toute la région, et dont les ruines, restaurées 
naguère d'une façon bizarre, ont été transformées en château 
d'opéra comique : c'est là que se passent les derniers épisodes de 
YAslrée. , 

Polémas investit la place avec une armée considérable, afin dê 
hâter une victoire certaine ; mais les ennemis sont également 
nombreux et exercés. — Ce vaste déploiement de troupes, 
remarquons-le bien, est invraisemblable, mais d'une invraisem- 
blance voulue par d'Urfé : il y a là un moyen de grossir les faits 
et de donner au récit l'envergure d'une épopée, dont Rabelais 
s'est servi à l'occasion, dans un dessein différent d'ailleurs. — 
Tous les assauts de Polémas sont repoussés, malgré la présence 
à Marcilly d'un traître du nom de Méronte. Furieux, il songe à 
l'emporter par la ruse, et il imagine de s'emparer de la belle 
Alexis, fille du grand prêtre, dans l'espérance qu'Adamas cédera 
Marcilly pour sa rançon, ou tout au moins les princesses Amasis 
et<îalatée. Les « solduriers » chargés de cette mission hardie 
font bientôt prisonnières Astrée et la fausse Alexis, qui se trou- 
vaient au hameau. On arrive au camp de Polémas. Mais voici 
que surgit une difficulté nouvelle : de ces deux femmes, — dont 
Tune est Céladon, et l'autre la bergère sa maîtresse, — quelle 
est la fille d'Adamas? Polémas, pour sortir d'embarras, déclare 
qu'Alexis sera exposée aux flèches des assiégés ; il croit ainsi que 
la peur fera parler sa compagne. A son étonnement, c'est le 
contraire qui advient : un véritable combat de générosité s'élève 
entre Céladon et Astrée, chacune voulant risquer sa vie pour 
l'autre et affirmant qu'elle est Alexis. La fureur de Polémas 
redouble. Que faire ? Il hésite quelque temps, et finalement 
l'animosité, la méchanceté, la rancune étouffent dans son âme 
tout autre sentiment et lui inspirent une conduite : il exposera 
ses deux prisonnières ensemble, en leur joignant Silvie et un 
chevalier pris pour un des seigneurs de la cour d'Amasis. 

Il met, sur-le-champ, son projet à exécution. Les troupes s'a- 
vancent près des murailles, poussant de leurs lances les quatre 
prisonniers, dont la mort est certaine si les assiégés ne cessent 
d'envoyer des traits. L'angoisse règne de part et d'autre ; les 
assaillants néanmoins poursuivent leur marche; elles défenseurs 
de Marcilly doivent s'arrêter de tirer. Il s'établit alors un silence 



Digitized by 



Google 



l'« astrée » 



771 



tragique, dont Honoré (TUrfé a très bien su nous communiquer 
Témotion. — Mais attendons. Le chef de l'escorte qui accompagne 
immédiatement les prisonniers et doit mettre, à leur abri, le feu 
aux portes et aux remparts de la place, ce chef n'est autre que 
Sémire, celui-là môme dont les propos mensongers causèrent, au 
début du livre, les malheurs de Céladon et son abandon par 
Astrée. Il prévient son frère qui est dans l'escorte, le convertit, et 
forme avec Céladon et l'autre chevalier un quatuor de résistance, 
à l'aide duquel s'empressent d'arriver deux chevaliers de la ville. 
Bu haut des murs, les assiégés laissent tomber des paniers 
soutenus par des cordes et hissent les femmes jusqu'à eux. 
Les soldats de Sémire, stupéfaits et n'osant pas combattre leur 
chef, ne cherchent point à empêcher le sauvetage. Polémas est 
fou de colère. Il va tenter un nouvel assaut, mais les assiégés 
font une sortie et refoulent ses troupes à quelque distance de 
Marcilly. Au cours de cette sortie, Sémire est mortellement 
blessé; on le ramène dans la ville où il devient le héros d'une 
belle histoire, et où il peut mourir en paix, ayant obtenu le 
pardon d'Astrée. — « Pour laver mon erreur », lui dit-il dans son 
agonie, « je vous donne et mon sang et ma vie. Jugez que, si 
j'avois quelque chose de plus précieux, je le vous offrirois de 
mesme, pour réparer la faute qu'Amour m'a fait commettre. Je 
croy que les dieux me l'ont pardonnée, puisqu'ils m'ont fait la 
grâce que'je leur avois toujours depuis demandée, qui estoit de 
mourir pour vous ; je les en remercie de tout mon cœur, et les 
supplie seulement de retarder autant ma mort, qu'il me faut de 
temps pour ouyr vostre response, qui m'accompagnera en un 
éternel repos, si elle est celle que je désire, et qui, estant autre, 
me condamnera à un enfer de supplices et de désespoirs. » 

« Sémire proféra ces paroles à mots interrompus, et avec une 
voix languissante, qui toucha de telle sorte le cœur d'Astrée, 
qu'elle ne se put empescher d'avoir pitié de la personne du monde 
à qui elle avoit plus d'occasion de vouloir mal ; et les larmes que 
la compassion, iuy fit venir aux yeux, donnèrent témoignage qu'il 
n'y a point de si grande offense qu'un généreux courage ne puisse 
pardonner: et toutesfois, ne sçachant presque luy répondre, elle 
s'amusoit à s'essuyer les yeux, lorsque Sémire se sentant à 
l'extrémité: «Belle Astrée, reprit-il, ces larmes me témoignent 
;bien que vous avez compassion de ma mort, mais non pas que 
vous ayez pardonné ce crinie d'amour que j'ay commis ; hastez- 
vous de me dire : Sémire, va-t'en en paix, si vous voulez que je 
puisse ouyr ces paroles tant désirées. » Astrée alors : « Sois en 
repos, Sémire, luy dit-elle, et t'assure que, si autrefois tu me fis 



Digitized by 



772 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



perdre ce que j'aimois, tu m'as maintenant conservé tout ce 
que je puis aimer. On vid à ces paroles que le visage de Sémire 
se remit, comme s'il n'eust point eu de mal, tant elles luy don- 
nèrent de contentement ; et puis, tout à coup, en souspirant, le 
ciel vous soit tousjours favorable, luy dit-il, et conserve Astrée 
à son heureux Céladon. 

« Ce furent là les dernières paroles qu'il proféra, et avec 
lesquelles son âme s'envola: heureux en son malheur d'avoir 
donné sa vie pour celle qu'il aimoit, et d'avoir veu les beaux 
yeux d'Astrée jetter des larmes à son trespas, sinon larmes 
d'amour, au moins de compassion. » 

Ici se termine la rédaction d'Honoré d'Urfé ; le reste est de 
Baro, travailleur consciencieux, qui eut en main les notes de son 
maître, qui connut ses projets, et qui s'y conforma sans doute 
avec beaucoup d'exactitude, mais dont le style est fort inférieur 
au premier, lent, diffus, assez monotone et sans relief. Il reprend, 
le récit après la mort de Sémire. 

A la faveur d'une trêve, qui a été consentie sans difficulté par 
les camps ennemis, les bergers du Lignon se sont armés et sont 
venus, dans Marcilly, renforcer les troupes du grand prêtre. 
Aussi, quand les hostilités recommencent, les assauts de Polémas 
sont-ils aisément repoussés; le chef des assiégés est Godomar, 
fils de Gondebaud, roi des Bourguignons et allié de Polémas. 
Mais celui-ci est tenace. Il veut à tout prix s'emparer de Marcilly, 
et, au lieu de se retirer, il organise un siège en règle. Le découra- 
gement envahit les défenseurs (et Godomar lui-même), à l'excep- 
tion d'Adamas, dont Baro a bien peint la noble figure, le 
caractère énergique et constant, l'âme confiante dans la justice. 
C'est grâce à lui qu'on voit échouer toutes les ruses et toutes les 
perfidies du traître Méronte, qui, pris en faute, est enfin pendu 
aux murailles avec son fils. Dès lors les événements se préci- 
pitent. Trois chevaliers de la ville^ Lindamor, Sigismond et 
Rosiléon, lancent un défi à Polémas et à deux de ses compagnons 
pour une lutte en champ clos. Polémas accepte : Lindamor le 
tue et envoie sa tête à Galatée, dont l'heureux vainqueur avait 
été le premier amant. — Cet épisode marque la fin de la guerre. 

Adamas, heureux et fier de sa victoire, n'a plus qu'un désir 
et cherche à le réaliser au plus vite. Il se souvient de la réponse 
de l'oracle, lorsqu'il était allé l'interroger à propos de Céladon ; 
cet oracle disait, parlant du berger : 

Obtenant sa maistresse, 
Contente pour jamais sera vostre vieillesse. 



l' « ASTRÉE » 



773 



Il importe donc à la tranquillité et au bonheur du grand prêtre 
qu'Astrée pardonne et consente à épouser Céladon. La nymphe 
Léonide se charge de les présenter l'un à l'autre, et le fait avec 
l'autorisation d'Astrée. Mais la bergère s'indigne et se courrouce, 
lorsqu'elle apprend que son amant, couvert des habits d'Alexis, 
a vécu plusieurs mois aussi près d'elle. C'est un affront à sa 
pudeur, et, pour châtier le coupable, elle le condamne à ne plus 
jamais la voir. Céladon rebuté, désespéré, incapable de vivre, 
veut alors se laisser mourir, et il se rend à la fontaine de 
Vérité d'Amour, pensant être dévoré par les lions et les licor- 
nes qui en défendent l'accès. Astrée s'y rend de son côté, pour 
échapper au déshonneur et à la honte; puis Diane, qui se 
croit contrainte dans son affection, et enfin Sylvandre, dont la 
flamme n'est pas couronnée. Les quatre personnages arrivent 
ensemble dans le lieu enchanté, se couchent, attendent la mort. 
0 prodige ! les lions et les licornes sont brusquement changés en 
statues de marbre. Tout le monde s'étonne, sauf le lecteur qui, 
dès longtemps, avait été prévenu que cela se produirait, lorsque 
viendrait, auprès de la merveilleuse fontaine, un couple d'amou- 
reux sincères : et il en est venu deux. A l'événement succède bien- 
tôt une indescriptible joie, et c'est par une série de mariages 
que se termine le roman d'Astrée. 

La trame, on a pu le voir, en est très compliquée ; mais ce n'est 
pas un des moindres mérites de l'auteur que de l'avoir conduite 
avec aisance et clarté. Avant d'exposer les réflexions générales 
qu'un livre aussi considérable nous suggère, il convient de parler 
brièvement d'un épisode de la quatrième partie, que le récit du 
siège de Marcilly nous a fait omettre : c'est l'histoire d'Alcandre, 
d'Amilcar et de Circeine, qui ne compte pas moins de cent trente 
pages, et qui a une grande valeur littéraire. On y trouve un per- 
sonnage curieux, celui de Bélisard, qui peut être regardé comme 
le prototype de V Ami des Femmes de Dumas : il est fort probable, 
d'ailleurs, que cet écrivain ne l'a pas connu directement, — et il 
n'importe. Bélisard est un causeur très goûté, à cause de son 
esprit et de sa grâce, — dénué de passions et habitué à ob- 
server celles des autres ; et ce don d'observation, il l'emploie, 
d'une part, à servir ses amis, de l'autre à recueillir les con- 
fidences des femmes qui n'ont pas la moindre défiance à son 
égard. A l'appui de notre thèse, et pour éviter toute accusation 
de partialité, nous citerons un fragment du Cours de Littérature 
dramatique, de Saint-Marc Girardin — que Dumas fils a pu con- 
naître — : « Dans cette galerie de personnages que je tire de 
Y Astrée, il en est un que je ne veux pas oublier et que je dois pla- 




774 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



cer naturellement à côté de la femme du monde, telle que nous 
venons de lavoir sous les traits de Galatée : c'est celui de l'homme 
du monde. D'Urfé a mieux traité l'homme que la femme ; car 
Bélisard — c'est le nom de cet homme du moné* — est un per- 
sonnage spirituel et honnête, causeur charmant, et qui dans la 
conversation, surtout avec les femmes, montre une finesse et une 
pénétration singulières. Ce qui fait la supériorité de Bélisard, 
c'est qu'il aime mieux observer les passions du prochain que d'en 
avoir lui-même. Ce don d'observation, il l'emploie à servir ses 
amis. Ainsi Alcandre, son ami, aime la belle Circeine, et se déses- 
père, croyant n'être pas aimé. Bélisard se fait raconter par 
Alcandre la manière dont Circeine le traite, et il déclare à Alcan- 
dre qu'il est aimé. Celui-ci n'en veut rien croire ; Bélisard alors 
lui promet d'en obtenir l'aveu de la bouche de Circeine elle- 
même. La conversation entre Circeine et Bélisard est un modèle 
de finesse et de badinage, et on se surprend à croire, après 
l'avoir lue, que Marivaux lui-même doit quelque chose au vieux 
d'Urfé. Marivaux, en effet, n'est pas plus ingénieux à faire de- 
viner la passion qui veut se cacher, et h tirer le secret des cœurs. » 

Et, pour bien prouver qu'il y a, dans l'Asie, une sorte de mari- 
vaudage avant la lettre, Saint-Marc Girardin rapporte la conver- 
sation de Bélisard et Circeine, conversation très spirituelle, fine 
et piquante, dirigée par Bélisard dans le but d'obtenir de Circeine 
l'aveu de son amour pour Alcandre : « Quand vous le voyez, ré- 
pliqua Bélisard, vous le fuyez ; s'il parle à vous, vous ne lui ré- 
pondez point, et si vous y êtes forcée, c'est toujours avec des 
demi-mots; et bref, toutes ces autres façons méprisantes et dont 
vous n'usez qu'envers lui. — Veux-tu, Bélisard, lui dit-elle en lui 
mettant une main sur l'épaule, que je te parle franchement? Je n'ai 
jamais cru que ni toi ni ton ami eussiez si peu d'esprit que vous 
en avez. Dis-moi, je te supplie, si je traite différemment Alcan- 
dre de tout autre; n'est-ce pas que je le tiens en un autre rang que 
tous les autres? Va, Bélisard, et apprends que les femmes sont bien 
souvent contraintes de faire semblant de ne voir point ce qu'elles 
voient, et de voir, au contraire, ce qu'elles ne voient point. » 

Comme on le voit, c'est la psychologie de nos romans modernes 
que d'Urfé, à l'aurore du xvn e siècle, introduit dans notre littéra- 
ture. Il est le premier qui ait su dégager des caractères intéres- 
sants dans le roman. Saint-Marc Girardin ajoute que l'on ren- 
contre fréquemment dans YAstrée des réflexions « judicieuses, 
profondes ou piquantes », amenées d'une manière imprévue : 
« Souvenez-vous, dit un des personnages à son frère, qui veut 
faire un mariage de fantaisie, souvenez-vous, mon frère, que le 




L' « ASTRÉK » 



775 



mariage fait ou défait une personne. » On ne saurait trop louer 
la concision et la délicatesse de semblables maximes. 

Et ce n'est point la seule innovation d'Honoré d'Urfé. Il y a dans 
YAstrée comme un souffle romantique, dont nous avons eu déjà 
l'occasion de parler. Très souvent, l'âme des personnages semble 
communiquer avec la nature, dont on ressent l'harmonie avec les 
sentiments humains. Très souvent aussi on remarque des descrip- 
tions admirables, d'un coloris étonnant, qui nous font douter si 
Honoré d'Urfé n'a pas vécu deux siècles plus tard: c'est dire com- 
bien il est supérieur à ses contemporains, à un Gombault ou à 
une Scudéry. 

Y a-t-il des clefs dans YAstrée! Sur cette question des clefs, on 
a émis les opinions les plus diverses. Ce fut, autrefois, la mode 
d'en découvrir partout, et puis, la mode passée, on n'en voulut 
reconnaître nulle part. Aujourd'hui, l'on a tendance à les négli- 
ger; elles inspirent encore une certaine méfiance, et celles de 
YAstrée, en particulier, sont vivement combattues. 

Or nous avons souvent remarqué, pendant le résumé trop sec 
et trop hâtif de ce roman, que la fiction revêt, en maint passage, 
la réalité contemporaine et la vie ; qu'il est aisé d'expliquer 
plus d'un récit à l'aide des événements historiques, et de substi- 
tuer aux noms des héros des noms de personnages véritables. 
C'est un point acquis, sur lequel nous n'insisterons pas. En se- 
cond lieu, nous avons pour nous rendre compte quelques témoi- 
gnages des contemporains (lettres, mémoires, etc.), dont il con- 
vient de faire la critique et d'établir la valeur. Enfin, on a déjà 
donné, sur YAslrée, des listes de clefs, qu'il est naturel et même 
nécessaire de consulter avant d'échafauder à la légère des 
théories sans fondement. 

Parmi les témoignages des contemporains, citons, avant tout 
autre, celui d'Olivier Patru (1604-1681), qui, au cours de son 
voyage en Italie, en 1624, passa quelques jours dans la compagnie 
d'Honoré d'Urfé, eut avec lui de longs entretiens, et lui demanda 
des éclaircissements confidentiels sur YAstrée. Patru était, sans 
doute, fort jeune à cette date ; mais il avait un jugement précoce 
et une intelligence sagace, qui nous garantissent la valeur de ses 
affirmations. Il se montre très enthousiaste pour Honoré d'Urfé, 
qui jouissait d'une réputation considérable en France et qui fut 
avec lui, s'il faut l'en croire, d'une exquise amabilité. Dans notre 
prochaine leçon, nous examinerons rapidement ses Eclaircisse- 
ments de VAstrée, en les rapprochant de témoignages analogues, 
bien propres à éclairer pour nous et à rendre plus attrayant en- 
core le roman si ample et si divers d'Honoré d'Urfé. A. R. 




Les poètes français du 

temps de la Révolution. 



Cours de M. ÉMILE FAGUET, 

Professeur à l'Université de Paris. 



Eoouohard-Le Brun {suite). 

Vous avez vu que l'ode intitulée Le Triomphe des Paysages était 
surtout le triomphe de la périphrase. Le Brun a été le dernier des 
poètes périphrastiques, en ce sens qu'après lui, seuls, ont persisté 
dans cette singulière méthode les poètes qui, comme Delilie, 
avaient commencé avant lui, ou ceux — plus exactement — 
celui qui a pris Le Brun comme modèle, c'est-à-dire André 
Chénier. Et, pour n'y plus revenir, je vais vous citer quelques- 
unes de ces périphrases caractéristiques de la mode du temps, 
et qui sont à retenir. 

Comment diriez-vous en vers une bougie ? Vous diriez pro- 
bablement, selon le conseil de La Bruyère, une bougie. Pareille 
chose n'était pas permise à cette époque, et voici comment Le 
Brun définit cet objet : 

Cette pure clarté que Ton doit à l'abeille. 

C'est ainsi que, désormais, vous aurez la bonté de désigner votre 
bougie, si vous voulez être à la mode de 1780. 
De l'épître IX du livre II j'extrais la strophe suivante : 

Tout reposait en ce moment 
Où l'Aiguille, dans Vor captive et suspendue, 
Et d'un cercle émaillé divisant l'étendue, 

Loin de midi s'écarte également ; 
Où déjà, sur l'airain, le Marteau qui s'élance, 

Enfant d'un Art ingénieux, 

Vient répondre au doigt curieux, 
Et d'un son argentin rompt six fois le silence. 

C'est effroyable comme ingéniosité ; remarquez qu'il a tout dit; 
il décrit l'horloge, les douze heures qui divisent le cadran, et il 



ÉCOUCHARD-LE BRUN 



777 



indique qu'à six heures du matin, en hiver, on cherche du doigt 
l'heure sur la pendule ! 

Je reviens à Tune des originalités de Le Brun/qui a été de cher- 
cher très attentivement des sujets nouveaux. Il a essayé de l'ode 
scientifique et de Pode satirique. La poésie philosophique et la poé- 
sie scientifique existaient avant lui, mais il n'avait pas d'exemple 
de poésie lyrique scientifique. Il s'est essayé avec talent dans un 
genre où l'on risque, à tout instant, de tomber dans le prosaïsme 
et le didactisme pédantesque. Cette gageure, Le Brun, qui ne dou- 
tait de rien, l'a tenue, et vous allez voir qu'il l'a presque gagnée. 
Il s'agit de l'ode xvm du livre V, intitulée Les Conquêtes de 
V Homme sur la Nature. En voici les idées générales : la science 
a libéré l'homme, donc quelques vers sur la science préhistori- 
que; puis le poète continue parles découvertes plus modernes 
et finit d'une façon un peu inattendue par le Nouveau-Monde, 
qui n'était pourtant pas, à cette époque, une invention récente ! 
Voici quelques strophes sur les découvertes contemporaines : 



Ici l'homme, ceint du scaphandre, 
Franchit, plus heureux que Léandre, 
La surface des flots mouvants : 
Là, plongeant jusqu'aux Néréides, 
Même au fond des Tombeaux liquides, 
Il imprime ses pas vivants. 



Il y a du bon et du mauvais dans cette strophe. Le Brun a 
tort de mêler la science et la mythologie : ce sont deux tendan- 
ces de l'esprit humain absolument opposées ; Tune voit du mer- 
veilleux partout, Tautre est uniquement tournée du côté de la 
démonstration et de l'analyse. 



Franklin a pu dire au Tonnerre : 
« Cesse d'épouvanter la Terre ; 
Descends de l Olympe calmé ! » 
Soudain, la Foudre obéissante 
A reconnu sa Voix puissante, 
Et Jupiter fut désarmé. 



Ici encore, le mélange de V « Olympe calmé » avec le paraton- 
nerre ne vaut pas grand'chose : pourtant il est moins mauvais 
que dans la strophe précédente ; car, à la rigueur, par Olympe, on 
peut entendre le ciel, et Jupiter, dieu de l'air, peut se confondre 
avec l'air lui-même. 

Voici, maintenant, le télégraphe aérien : 



Renommée, abaisse tes ailes ; 
Ferme tes bouches infidèles 




778 



REVUE DES COUKS ET CONFÉRENCES 



Gesse tes rapports indiscrets : J 

Vois cette active vjgilance 

Des Signaux qui, dans le silence, 

Vont saisir au loin tes secrets. 

. Très adroit, un peu trop spirituel môme ; mais c'est le défaut 
inhérent à la poésie scientifique. 

Puis les ballons, les aérostats « remplis de gaz ou d'air inflam- 
mable, nous dit Le Brun dans une note, substitués, en 1785, par 
M. Charles (1), aux montgolfières, inventées en 1783 par MM. Jo- 
seph et Etienne Montgolfier. » 

Que vois-je ? ô Merveille suprême ! 
Un Air, plus léger que l'Air même, 
Ravit l'Homme au ciel le plus pur ; 
La Seine, en frémissant, admire 
Le cours de ce premier Navire 
Qui des Airs fend le vaste Azur. 

Plus de mythologie ici : il faut en savoir gré à Le Brun. 

Le poète nous montre enfin Colomb disant à ses matelots : « Je 
vous donne un monde », comme dira plus tard — sans doute à 
l'imitation de Le Brun — Casimir Delavigne : 

Jadis un Vulgaire crédule 

Rêva les Colonnes d'Hercule, 

Ces bornes du Monde et des Mers ; 

Et moi, dit un Homme intrépide, 

Au delà du gouffre liquide, 

Je vous jure un autre Univers. 

Cette dernière expression est peut-être impropre ; mais l'ellipse 
qui consiste à dire «jurer » au lieu de « promettre », est d'une 
force superbe. 

Je vous ait dit que Le Brun avait fait des odes satiriques : il 
avait ht un exemple illustre. Vous savez que Boileau était à ce 
point satirique que, lorsqu'il a cru faire une ode, il n'a pu s'em- 
pêcher, par deux fois, de tomber dans la satire. (Cf. Ode Sur la 
prise de Namur.) Le Brun s'est avisé de mettre en strophes lyri- 
ques une série d'épigrammes contre Bernis et Roucher. 

Voici un aperçu rapide de l'ode xii du livre V, Sur le faux goût 
des poésies modernes. Il s'agit de Bernis, de celui que Voltaire ap- 
pelait « Babet la bouquetière » : 

0 Prodiges nés de sa Muse ! 
Dans l'Urne même d'Aréthuse 

(1) Ce Charles fut le mari de TElvire de Lamartine : tous deux tendaient au 
sublime, mais ils avaient chacun leur manière de planer. 



^Google 
tir 



ÉCOUCHARD-LE BKUN 



779 



Il verse un Champagne étonné ; 
Et, plein des images de Gnide, 
Il peindrait l'horrible Euménide 
Le Front de Myrtes couronné. 

Par lui la folâtre Nappée 
S'empare de l'Onde usurpée 
Aux yeux de Neptune surpris ; 
11 fait sourire les Hyades, 
Et plonge les douces Nayades 
Au sein de l'amère Doris . 



Cela veut dire, tout simplement, que Bernis mêle tous les élé- 
ments mythologiques, qu'il met des Naïades là où il faudrait des 
Nymphes, etc.. 

Tel est bien, en effet, le défaut des premières poésies de 
Bernis. 
L'ode finit ainsi : 



Tous ces vers brillants et stériles 
Imitent nos cristaux fragiles ; 
Et l'Art ne fait rien de pareil 
Aux diamants inaltérables, 
Dont les étincelles durables 
Paraissent Filles du Soleil. 



Voyez-vous le poète lyrique reparaître à travers le poète épi- 
grammatique? Le Brun pouvait apprendre à Bernis à faire des 
métaphores justes, éclatantes et précises. 

Pour ce qui est de Roucher, qu'il détestait, Le Brun a bien mis 
le doigt sur ses défauts : l'envie ne se trompe pas. Il l'a montré 
dans Tode xvi d Zélis, qui avait fait quelques jolies romances, et 
voulait faire un poème sur le dévouement du prince de Brunswick, 
noyé dans VOder en s" efforçant de sauver des malheureux : 



Qui ? Toi ! chanter Brunswick luttant contre les Ondes, 
Et peut-être avec lui te noyer dans les Flots ! 
Toi ! peindre de 1 Oder les Fureurs vagabondes ! 
Zélig, ah ! reviens à Paphos ; 

Reviens aux doux concerts: ta voix tendre et flexible 
Y peut d une romance exhaler les soupirs. 
A tes pleurs modulés tu rends Echo sensible ; 
Echo les répète aux Zéphyrs. 



Zélis, charme toujours les Amants et les Belles ; 
Laisse à d'autres le soin d'ennuyer les Héros. 
Combien pensent cueillir des palmes immortelles, 
Qui moissonnent de lourds pavots ! 




780 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Sous prétexte de compliments, et en les multipliant avec une 
insistance très lourde, le poète s'achemine lentement, comme 
pour mieux savourer sa vengeance, vers le trait final, qui est 
féroce. 

Revenons, et pour en finir, aux grandes odes, et prenons d'a- 
bord l'ode Sur le vaisseau le Vengeur. 

Cette pièce a été infiniment admirée par nos pères ; elle mérite 
une admiration mêlée de beaucoup de réserves. Elle est fort cu- 
rieuse, énergique, vibrante et courte : 



Au sommet glacé du Rhodope, 
Qu'il soumit tant de fois à ses accords touchants, 
Par de timides sons le fils de Calliope 

Ne préludait point à ses chants. 

Plein d'une audace pindarique, 
Il faut que, des hauteurs du sublime Hélicon, 
Le premier trait que lance un poète lyrique 

Soit une flèche d'Apollon... 



Est-il possible de commencer plus mal ? Le Brun sait fort bien 
qu'un de ses talents est d'ébranler, dès le début, l'imagination 
par un trait hardi ; il sait qu'il faut le faire, et, au lieu de le faire, 
il dit qu'il faut le faire, et comment il convient de le faire. Et il le 
dit en cinq strophes ! Autre inconvénient : après cette préface — 
une préface à une ode ! — il lui faudra, pour revenir à son sujet, 
faire un brusque détour, qui sera, je m'y attends — il est vrai 
que je m'y attends parce que je le sais — d'une gaucherie extra- 
ordinaire : 



Ici commence une seconde préface ! Le poète court une mer 
orageuse, parsemée d'écueils, sillonnée de tempêtes, etc.. Celle- 
ci, à la rigueur, est acceptable, mais que cette ode est longue à 
se mettre en mouvement ! 



Ainsi il a fallu, pour que nous arrivions, à bon port, — je veux 
dire au fait, — que son vaisseau métaphorique fût comparé au 
vaisseau le Vengeur ! 

A partir de là, l'ode n'est pas mauvaise : elle sent bien la poésie 
des temps de troubles, de grands désespoirs et de grandes espé- 
rances. 



Toi que je chante et que j'adore, 
Dirige, ô Liberté, mon Vaisseau dans son cours, 
Moins de vents orageux tourmentent le Bosphore 

Que la mer terrible où je cours... 



Mais, des flots fût-il la victime, 
Ainsi que le Vengeur il est beau de périr... 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



781 



Près de se voir réduits en poudre, 
Ils défendent leurs bords enflammés et sanglants. 
Voyez-les défier et la vague et la foudre 

Sous des mâts rompus et brûlants. 

Voyez ce drapeau tricolore» 
Qu'élève en périssant leur courage indompté. 
Sous le Flot qui les couvre, entendez-vous encore 
é Ce cri : Vive la liberté ! 

A la bonne heure, nous y voilà ! Nous voilà dans la poésie 
purement réaliste : car, lorsqu'il s'agit d'un dévouement comme 
celui-là, c'est « la simplicité d'un récit fidèle », comme dit Bos- 
suet, qui est seule digne de l'acte. Il y aurait à comparer ce 
récit à la description du combat naval de la frégate la Sérieuse, 
qui est, elle aussi, d'une énergie et d'une puissance extraor- 
dinaires. Le Brun continue ainsi : 

Ce cri !... c'est en vain qu'il expire, 
Etouffé par la Mort et par les Flots jaloux. 
Sans cesse il revivra, répété par ma lyre. 

Siècles, il planera sur vous ! 

Et vous, héros de Salamine, 
Dont Thétis vante encor les exploits glorieux, 
Non ! vous n'égalez point cette auguste ruine, 

Ce naufrage victorieux î 

Vous me direz que c'est déclamatoire, que c'est le résultat 
d'efforts très laborieux; je vous accorde que c'est cherché, mais 
vous m'accorderez que c'est trouvé ! 

L'ode xxin du livre VI, VExegi monumentum, est très célèbre, 
et à jusle titre : elle est d'un ton tout à fait nouveau. 

Le Brun, en 1787, croyait avoir terminé son œuvre lyrique et 
il en faisait la clôture solennelle. Il a voulu se donner le ton de 
sérénité de l'homme qui achève son œuvre, et qui la trouve 
belle. L'ode a une certaine majesté olympienne un peu jouée — 
comme tout ce que fait Le Brun — mais, en somme, assez 
agréablement attrapée : 

Grâce à la Muse qui m'inspire, 

Il est fini, ce monument 

Que jamais ne pourront détruire 

Le fer ni le Ilot écumant. 

Le Ciel, même armé de la foudre, 

Ne saurait le réduire en poudre : 

Les Siècles l'essaieraient en vain. 

Il brave ces Tyrans avides, 

Plus hardi que les Pyramides 

Et plus durable que l'airain... 



Digitized by 



782 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Vous me direz: voilà un monsieur bien prétentieux î — Que 
voulez-vous ? Horace l'avait dit avant lui : Le Brun n'est pas 
excusé ; du moins, il est couvert. 



Vous tomberez, marbres, portiques, 
Vous dont les sculptures antiques 
Décorent nos vastes remparts ; 
/Et de ces tours au front superbe 
La Seine, un jour, verra sous l'herbe 
Ramper tous les débris épars. 



N'est-ce pas déjà le ton et même les sonorités de V. Hugo dans 
l'ode A l'Arc de Triomphe*! 



Gomme l'encens qui s'évapore 
Et des dieux parfume l'autel, 
Le feu sacré qui me dévore 
Brûle ce que j'ai de morteL 
Mon âme jamais ne sommeille : 
Elle est cette flamme qui veille 
Au sanctuaire de Vesta ; 
Et mon génie est comme Alcide 
Qui se livre au bûcher avide 
Pouf renaître au sommet d'OEta. 



Encore une fois, V. Hugo a refait ces choses-là ; je ne dis pas 
qu'il s'en soit souvenu, mais il y a des coïncidences également 
glorieuses pour les deux poètes. 

J'en ai fini avec Le Brun grand poêle lyrique ; je passe au petit 
poète lyrique, qui est bien mauvais, et ne nous retiendra pas 
longtemps. 

Le Brun a voulu, comme Horace, faire de ces odelettes, badines 
et légères, qu'on adresse à une femme qu'on aime, à un ami 
qu'on invite à dîner, à un poète qu'on flatte en même temps qu'on 
l'égratigne un peu. Or les odelettes de Le Brun sont, en général, 
exécrables. Chose curieuse: cet homme, si preste dans l'attaque, 
ne savait point tourner une petite chose galante. Il y a d'excel- 
lents escrimeurs qui sont lourds comme danseurs : c'est tout à 
fait le cas de Le Brun. 

Voyez, par exemple, l'ode in du livre II : 



Cet hymne même que j'achève 
Ne périra point comme vous, 
Vains Palais que le faste élève 



Et que détruit le Temps jaloux ; 



Oh ! que j'aime ce Bois sombre, 
Ma Thémire ! Que son ombre 




ÉCOUCHARD- LE BRUN 



783 



Est favorable à l'Amour ! 

Entends-tu ce doux ramage ? 
Il t'exprime bien l'hommage 
Qu'on doit à ce beau séjour. 

Nous voilà tombés du haut de la colonne 'aû mirliton ! 

Ah ! par un charme invincible 
Quand tout y devient sensible, 
Quand tout aime et fait aimer, 
A l'amour, à cet ombrage, 
Voudrais-tu faire l'outrage 
De ne te point enflammer ? 

Il s'ingénierait à parodier un mauvais poète qu'il ne ferait rien 
de mieux, je veux dire rien de pis. Je ne sais rien de plus dé- 
testable dans toute la littérature française. 

L'ode xni du livre IV sur un baiser envoyé par geste est un peu 
mièvre et contournée : c'est du Dorât. Le Brun a fait du Dorât, 
lui qui ne pouvait pas le souffrir ! 

Baiser qui t'échappais des lèvres demi-closes 

D'une jeune et tendre beauté ; 
Baiser teint de nectar dans la coupe de Roses 

Où l'Amour boit la volupté... I 

C'est très alambiqué, tant que vous voudrez ; mais c'est d'un 
ctoigté exquis : nous sommes en plein Pompadour. 

Tu partais ; je l'ai vu, j'ai vu ta vive flamme 

Qui sillonnait l'air amoureux : 
Tu volais ; et déjà l'espoir t'ouvrait mon âme, 

Impatiente de tes feux. 
Vaine attente ! Ah ! Zéphir te déroba sans doute ; 

Ou toi-même, éperdu, troublé, 
Tu t'égaras peut-être ; ou bien, à demi-route, 

Le Scrupule t'a rappelé. 

Il y a là de l'esprit, avec une pointe de libertinage gracieux 
encore. 

Voici la note qui sera, plus, tard celle de Parny et de Béranger : 
je la trouve dans l'ode xx du livre IV sur le départ de Délie : 

De mes regrets triste dépositaire, 
Mon cœur s'échappe et vole sous sa loi, 
Sans ma douleur je serais solitaire : 
Ma douleur seule est l'univers pour moi. 

Que dis-je? hélas ! charmons la douleur même 
Parles douceurs d'un tendre souvenir :' 
Ces lieux encor sont pleins de ce que j'aime ; 
Partout ses jeux ont tracé le plaisir. 



Digitized by 



784 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Voiles flottants sur sa gorge d'albâtre, 
De la Pudeur vains et frêles remparts, 
Vous, qu'a brisés mon audace folâtre, 
Que vos débris sont chers à mes regards ! 



Amour ! Amour ! retrace-moi, sans cesse, 
Ces doux moments écoulés dans ses bras ; 
Peins-moi ses feux, ses transports, son ivresse, 
Pour m* animer à de nouveaux combats. 



Cette ode est peut-être la seule pièce où Le Brun se soit montré 



C'est des œuvres non lyriques de Le Brun que je compte 
m'occuper aujourd'hui. Vous avez déjà vu qu'il n'y avait guère 
de lyrisme dans ses odelettes familières et badines: si l'on y 
trouve, quelquefois, ce demi-lyrisme qui consiste dans une ex- 
pression imagée et même assez puissante, elles ne sont pourtant 
pas, à proprement parler, lyriques, au sens que nous attachons 
aujourd'hui à ce mot. Désormais, non seulement Le Brun ne sera 
plus lyrique ; mais, encore, il ne voudra plus l'être : il fera des 
épîtres comme Boileau, des satires comme Boileau, des épîtres- 
satires, il s'essaiera au genre épique, et, dans le genre épigram- 
matique, il sera l'un des premiers de toute notre littérature. 

J'oubliais quelque chose qui était digne d'être oublié, et par 
quoi nous allons commencer, pour n'y plus revenir. Nous avons, 
en effet, vu Le Brun auteur d'élégies amoureuses ; c'est lui qui 
a dit dans un très beau vers : 



véritablement amoureux. 



Ecouchard-Le Brun (suite) 



Tout vers sublime est né d'un cœur brûlant. 



Musset dira après lui : 



Tu te frappais le front en lisant Lamartine : 
Ah t frappe- toi le cœur : c'est là qu'est le génie. 



Et tous deux n'ont fait que répéter Boileau : 



C'est peu d'être poète; il faut être amoureux. 




ÉCOUCHARD-LE BRUN 



785 



Or, ce qui est indispensable au poète élégiaque a complè- 
tement manqué à Le Brun. 

Il a fait une élégie satirico-tragique à la Némésis, où il y a cer- 
taines choses à relever, sinon comme vraiment dramatiques, du 
moins comme éloquentes. Le poète invoque la Déesse de la Ven- 
geancè contre tous ceux dont il a reçu ou cru recevoir des outra- 
ges et des offenses. Cette élégie est tellement célèbre qu'il faut 
bien que je vous en cite quelques vers : 



Que de fois, Némésis, dans ce funeste orage, 
Mon fragile vaisseau fut voisin du naufrage ! 
Que de fois j'appelai les Dieux à mon secours 1 
Et les flots et les vents, et les Dieux étaient sourds. 
Tu vis le triple nœud de ce complot infâme ; 
Tu vis s'armer ensemble et mère et sœur et femme ; 
Tu vis leur noire audace, ô crime, ô tripler horreur ! 
De leurs coups sur moi seul diriger la fureur ; 
Tu les vis toutes trois, s'acharnant à leur proie, 
Puiser dans mes tourments une exécrable joie ; 
Et de mes tristes jours se disputant la fin, 
Se faire de ma vie un funeste butin. 



Ces vers ont bien les qualités de la prose éloquente, de Tinvec- 
tive oratoire, et de plus le nombre et l'harmonie qui ressortissent 
à ce genre de pensées. 

Je passe à une petite élégie d'un genre simplement tragique, qui 
nous montre un Le Brun capable de sentiments affectueux. Il 
avait eu d'une certaine Adélaïde, que nous ne connaissons pas 
autrement et qui l'avait trahi, un fils qui vécut un an à peine. 
Voici les vers que ce double chagrin a inspirés à Le Brun ; comme 
il est peu sympathique, il n'est pas mauvais de surprendre en lui 
un sentiment véritablement tendre et qu'il a heureusement 
exprimé : 



Muses, donnez des fleurs à sa tombe légère : 
Toi, Vénus ! dont le myrte honora son berceau, 
Hélas ! D'un noir cyprès couronne son tombeau. 
Tu n'es plus, ô mon fils ! trop semblable à la rose, 
Sous tes pas innocents nouvellement éclose, 
La Parque a moissonné tes rapides instants, 
Lorsqu'à peine tes yeux ont revu le printemps ; 
Né dans le mois des fleurs, tu disparais comme elles. 



Il y a ainsi, chez Le Brun, une alternance — déplorable, mais 
intéressante, — de vers très faibles et de vers très beaux. 



Tu n'éprouveras point d'amantes infidèles ; 

Une parjure épouse, à l'aide de Thémis, 

Ne te punira point des maux qu'elle a commis. 



101 




786 



REVUE DES COURS KT CONFÉRENCES 



Une sœur odieuse, à ta perte animée, 

Ne te lancera point sa langue envenimée... 

Après ces violences sans beauté, deux vers délicieux : 

Tes pas, qui du berceau descendent au cercueil, 
A peine de la vie ont effeuré le seuil. 

A la fin de la pièce, il s'adresse à la Parque barbare : 

Prête, prête ton glaive aux mains d'Adélaïde ; 
Dieux! avec quel plaisir l'ingrate, la perfide, 
Plongerait tout entier ce glaive dans un sein 
Qu'Amour fit tant de fois palpiter sous sa main... 
Elle y verrait mon cœur, sanglant et déchiré, 
Détestant cet amour dont il est dévoré... 
> 

Pour vous reposer de ces fureurs, je vous lirai quelques vers 
d'une élégie, très douce et très chaste, adressée à une jeune reli- 
gieuse, qui s'éloignait pour quelques mois de son couvent, où Le 
Brun allait la visite rsouvent: 

Jeune Vestale, ô toi que je n'ose nommer ! 

Quel charme tu prêtais à la sagesse austère ! 

Ta vertu m'entourait des pièges de Gythère ; 

Même en grondant l'amour, tu te faisais aimer. 

Ma raison vainement a voulu se défendre ; 

Tandis qu'à l'amitié mon cœur croyait se rendre, 

La sœur introduisait son frère trop charmant ; 

Qu'elle était séduisante et qu'une amitié tendre 

Avec le tendre amour se confond aisément ! 

Je les pris l'un pour l'autre, et m'enchaînai moi-même... 

Hélas ! c'est au moment de perdre ce qu'elle aime 

Que l'âme, plus sensible, en connaît tout le prix !... 

Tu laisses un désert dans mon âme éperdue... 

Pourquoi m'inspiraient-ils ce qu'ils n'osaient connaître, 

Ces yeux aimés, ces yeux si cruels et si doux ? 

S'ils redoutaient l'amour, pourquoi l'ont-ils fait naître?... 

Dans toute cette pièce, le sentiment est fort délicat et le ton 
souvent exquis : la main du poète, parfois si lourde, ne fut jamais 
ni plus légère ni plus caressante. 

J'arrive à Le Brun faiseur d'épîtres, c'est-à-dire traitant ce 
genre mixte qui consiste à causer en vers en lâchant d'avoir quel- 
que chose de la liberté et de l'aisance de la conversation : c'est ce 
qu'Horace appelait sermo, conversation en vers. 

Le Brun n'a jamais fait de satires proprement dites: il a déguisé 
sa satire sous cette forme de conversation, prétendûment libre et 
abandonnée, qu'il appelle épître. Je dois vous citer d'abord une 
épître Sur la bonne et la mauvaise plaisanterie. Le commencement 



Digitized by 



ÉCOUCHARD-LE BRUN 



787 



en est plein de bon sens, et d'un bon sens lourd et gros, dont je 
vous épargnerai les spécimens. Mais, à partir de la moitié de l'é- 
pître, on trouve sinon des tirades, du moins quelques vers, qui 
sont excellents à citer, parce qu'ils offrent de précieux modèles de 
ce que loue l'auteur, la bonne plaisanterie. 

Voici comment il parle des mauvaises plaisanteries pédantes- 
ques : 

Cent fois plus ridicule est ce pédant ignare, 
Qui, sans grec ni latin, dans son français barbare, 
N'oppose aux meilleurs traits qu'un insolent ennui, 
Et pense voir partout le sot qu'on trouve en lui. 

Boileau n'a pas fait mieux. Le Brun réussit admirablement 
dans le vers, qui est, à lui tout seul, une épigramme. 
Un peu plus loin, voici un précepte excellent : 

D'une gaîté sans frein réprimez la licence, 

Et respectez les Dieux, la Pudeur... et l'Absence. 

Ailleurs, il traduit le mot de Catulle : nihil insulsius insulso 
nsu : 

Gardez- vous d'un sot rire: il n'est rien de plus sot 

L'épigramme que voici est tout à fait heureuse : 

N'ai-je pas vu Daphné, cette antique merveille, 
Lancer des impromptus qu'on lui prêtait la veille ?... 

Pour être dans la bonne plaisanterie, il ne faut pas annoncer 
un bon mot. C'est à ce propos que Le Brun est amené à parler de 
Montesquieu et de Voltaire : 

L'auteur vif et brillant qui fit parler Usbeck, 
Dès qu'il parlait lui-même était pesant et sec... 
Voltaire qui, du Pinde avide conquérant, 
Voulut tout embrasser, fut plus vaste que grand. 
Je vois, parmi ses fleurs, plus d'une ronce éclose. 
J'aime son Pompignan qui se croit quelque chose, 
Mais je ne puis aimer son malheureux Fréron, 
Qu'il appelle un faussaire, un escroc, un giton : 
C'est noyer le bon mot dans un torrent de bile... 

Enfin voici le fameux passage sur La Harpe, qui est une mer. 
veille de méchanceté et où le ridicule le dispute à l'odieux : 

De La Harpe, a-t-on dit, l'impertinent visage 
Appelle le soufflet : ce mot n'est qu'un outrage. 
Je veux qu'un trait plus doux, léger, inattendu, 
Frappe l'orgueil d'un fat plaisamment confondu. 



Digitized by 



788 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Dites : ce froid rimeur se caresse lui-même ; 
Au défaut du public r il est juste qu'il s'aime ; 
Il s'est signé Grand Homme, et se dit Immortel 
Au Mercure ! Ces mots n'ont rien qui soit cruel. 
Jadis il me louait dans sa prose enfantine : 
Mais, dix fois repoussé du trône de Racine, 
Il boude ; et son dépit m'a, dit-on, harcelé. 
L'ingrat I j'étais le seul qui ne l'eût pas sifflé. 



La méchanceté, elle aussi, est une muse ; il faut le reconnaître 
à la honte de l'humanité. 

Une autre épître, intitulée A Thémire, est agréable à de tout 
autres égards : elle est plaisante sans nulle méchanceté. Le Brun 
suppose qu'il s'adresse à une jolie femme, qui a la manie des vers, 
celle d'en faire et celle d'en demander. Il la raille doucement de 
ce travers, en des vers d'une grande netteté, d'un dessin arrêté 
et précis, d'une jolie ligne sinueuse, mais ferme. 

Dans Tépître sur Du Bellay, qui, en vérité, ne vaut pas grand'- 
chose, il y a au moins — comme dans la célèbre tragédie — un 
beau vers. 11 s'agit d'Athalie et de l'amitié de Racine et de Boi- 
leau : 



C'est un vers qui vaut toute une pièce. 

Dans Tépître AFanny,que la vraie poésie est favorable à V amour, 
on trouve sur Fontenelle quelques vers bien malicieux et bien 
jolis : * 



Ainsi j'ai vu le galant Fontenelle, 
Faux berger, soupirant un langage de cour, 
De bergère en bergère égarer chaque jour, 
Sous le vain nom de flamme, une glace éternelle. 
Des jeux de l'Amour même il bannissait l'Amour ; 
Et sa muse, échappée en légère saillie, 

N'aimait qu'à se jouer autour 
Des faciles beautés qui l'avaient accueillie. 
En vain, il célébra les flammes de Vénus, 
Inspire- 1- on des feux à soi-même inconnus]?... 



Le coup de patte intitulé Epître, et qui n'est qu'une satire, sans 
le moindre esprit, contre Colardeau, a une dernière strophe qu'il 
faut retenir : 



Malheur au sot ; car souvent on immole, 
Sans y penser, l'errante bestiole : 
C'est le destin de tout reptile impur, 
Qui vient au jour risquer son être obscur. 
Le rossignol souvent d'une aile agile 
Rompt d'Arachné le chef-d'œuvre fragile ; 



Boileau fut un public pour l'auteur d'Athalie. 




ÉCOUGHARD-LE BRUN 



789 



Mais le courroux de l'insecte odieux 
N'interrompt pas l'oiseau mélodieux : 
Il vit la toile, et jamais la pécore ; 
A ses réseaux, las ! elle pend encore, 
Triste, confuse ; et de ses doux concerts 
Le chantre ailé fait retentir les airs. 



C'est le poète lyrique qui intervient dans une épitre d'une plati- 
tude remarquable, et qui n'est inspirée que par la colère et la 
haine. 

L'épître intitulée La Métempsycose contient l'immolation de 
Marmontel, de Diderot et de Rousseau. L'épître V, A un ami, sur 
les poètes du jour, est de la jeunesse de Le Brun (1760) ; elle est 
intéressante pour l'histoire de la comédie larmoyante : 



0 veuve de Molière, ô riante Thalie ! 
Si tu dois être en deuil, ce n'est qu'à son tombeau. 
Tu ne me verras point dans ma sombre folie, 
Du larmoyant Nivelle affecter le pinceau ; 
T'oflrir de Melpomène et le poignard et l'urne, 
Changer ton brodequin en superbe cothurne, 
Et, masquant ta gaîté de lugubres couleurs, 
Faire gémir les Ris étonnés d être en pleurs. 



Ce dernier vers est extrêmement ingénieux : il ramasse toute la 
question autour d'une épigramme bien faite pour s'enfoncer dans 
l'esprit. 

Dans une épître badine A M me Palissot, on trouve plusieurs vers 
charmants et un joli rébus. Le Brun avait rendez-vous avec elle 
pour partir en voyage ; mais l'heure du rendez-vous étant trop 
matinale, le poète avait dû partir seul, et il avait eu pour compa- 
gnon l'Ennui. Voici quelques-uns des vers où il le décrit : 



De ses mornes exploits, il remplit les cinq zones ; 
Tout craint, tout fuit ses traits ; l'assoupissant démon . 
Fait bâiller les rois sur leurs trônes 
Et les prélats même au sermon. 
Faut-il qu'un trait plus sûr vous dévoile son nom ! 
Le pauvre en sa cabane où te chaume le couvre 

Connaît peu ce fléau ; 
Mais la garde qui veille aux barrières du Louvre 
N en put sauver Boileau... 



Le Brun s'est essayé au genre épique et au genre didactique. 
Dans le premier, il a fait les Veillées du Parnasse, qui compren- 
nent l'épisode d'Aristée, librement imité du IV e chant des Géor- 
giques ; celui de Nisus etd'Euryale, tiré du IX e chant de Y Enéide ; 
la fable du Faune et d'Hercule, empruntée aux Fastes d'Ovide ; 
enfin une Psyché. Ce sont des vers de très bon écolier, qui sen- 




790 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



tent l'effort de traduction et d'imitation. Ils rappellent beaucoup 
ce qu'il y a de moins bon dans les poètes de la Pléiade, Le Bocage 
royal, par exemple, qui n'est qu'une laborieuse réfection de 
l'antiquité. 

Dans la poésie didactique, au contraire, Le Brun a conçu de 
très grands projets : il voulait, comme Chénier, comme Fontanes, 
faire un De Natura Rerum français. De ce poème, intitulé La 
Nature ou le Bonheur philosophique et champêtre, nous avons des 
fragments qui contiennent d'assez beaux vers. 

Voltaire a hanté l'imagination de ces gens-là. Vous vous rap- 
pelez que Le Brun Ta déjà caractérisé en termes très justes. Je 
trouve dans le Chant I de la Nature un développement plus 
complet sur le patriarche de Ferney : 



Malheureux qui changeait, avec trop d'imprudence, 
Aux festins des tyrans la sobre indépendance. 
Prodigieux mortel ! Homme unique et divers... 
De force et de faiblesse incroyable mélange ; 
Homme au-dessus des rois, s'il les eût ignorés... 



Le Chant III renferme des vers scientifiques très curieux : 



0 Voix, fille de l air, dis-nous quelle est ta route. 
Dis comment du Larynx vers la Glotte élancé, 
A l'aide du Palais ma langue a prononcé 
Le son qui sur ma lèvre, impatient d'éclore, 
Diverge ses rayons, forme un cône sonore, 
Air lui-même, remplit tout l'air de mes accents, 
Franchit la Pesanteur, roule au-dessus des Vents, 
De globule en globule, ô rapide Merveille ; 
Attache ma pensée aux fibres de l'Oreille. 



L'une des qualités de l'écrivain est de savoir vaincre la diffi- 
culté; si la difficulté vaincue est, comme on Ta dit, une dizième 
muse, il faut avouer que de tels vers sont vraiment inspirés par 



elle. 



A. B. 




Les discours judiciaires de Cicéron. 



Cours de M. JULES MARTHA, 

Professeur à l'Université de Paris. 



Le talent de Gicéron ; son argumentation. 

Nous avons étudié, dans les leçons précédenles,ies narrations 
des plaidoyers de Cicéron, et nous avons cherché à nous rendre 
compte du but que se proposait l'avocat, en les composant, et des 
caractères qu'il leur avait donnés. Son but, nous l'avons vu par 
les exemples que j'ai examinés devant vous, était de transfor- 
mer la narration en une démonstration : le pittoresque du récit, 
son allure dramatique, l'exactitude des faits racontés, tout cela, 
était pour lui, secondaire. Ce qu'il voulait, avant tout, c'était 
que sa narration fût une preuve, ou, pour employer l'expression 
même dont se sert Quintilien, qu'elle contînt les « germes », les 
« semences » des arguments. 

Une fois la narration finie, l'avocat, selon les règles de la rhé- 
torique antique, passait à l'argumentation proprement dite. C'est 
là, en effet, une des parties constitutives du plaidoyer, c'est même 
la principale, celle qui ne peut jamais être tout à fait absente : 
un discours n'est autre chose que la démonstration d'une thèse. 
Dans un procès civil, il s'agit de prouver que les prétentions de 
tel client sont fondées, ou, tout au moins, que celles de l'adver- 
saire ne tiennent pas debout ; dans un procès criminel, il faut 
prouver que l'accusé n'est pas coupable, ou, tout au moins, qu'il 
méritel'admission de circonstances atténuantes. Pour arriver à ce 
résultat, l'avocat se sert de ce que la rhétorique appelle des « ar- 
guments », plus ou moins spécieux, plus ou moins solides selon 
les cas, mais qui doivent toujours l'être assez pour entraîner 
l'acquittement. 

Etudions donc les « argumentations » de Cicéron, et recher- 
chons quels sont les principaux procédés qu'il emploie, de quelle 
nature sont les arguments auxquels il a recours. 




792 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Avant d'entrer, toutefois, dans l'étude directe des textes, une 
question préjudicielle se pose : dans quelles conditions l'avocat 
se trouve-t-il pour argumenter ?N , ya-t-il pas certaines nécessités 
auxquelles son art doit se plier ?Il y en a certainement. Cicéron, 
en effet, n'est pas libre de choisir ses moyens de défense. L'a- 
vocat ancien, et en particulier l'avocat romain, a les mains 
liées par l'accusateur. Le procès antique n'existe que par celui- 
ci : c'est l'accusateur, c'est-à-dire un simple citoyen, qui en a 
pris l'initiative, qui a rédigé un acle motivé et circonstancié, qui 
a inventé quelquefois le crime, qui a pris toutes les informa- 
tions, qui a fait les enquêtes, qui a réuni les témoins, faux ou 
véridiques, bref qui a rempli le rôle d'un de nos procureurs de 
laRépublique ou d'un de nos juges d'instruction (1). 

Après cela, il arrive à l'audience, et c'est lui qui parle le pre- 
mier. Jusqu'au moment où il se lève pour pren ire la parole, on 
ne sait presque rien du procès : le public et les juges ne connais- 
sent que de vagues détails. On sait qu'il s'agit d'un empoison- 
nement, d'une affaire de concussion ou de brigue, et c'est tout. 
Sans doute, l'avocat a cherché à s'informer de ce que l'accusateur 
dira, à deviner de quelle façon il se propose de poser la question, 
en quel sens il argumentera, en quels termes enfin il formulera 
ses conclusions. Mais il ne réussit à se procurer ces renseigne- 
ments que par l'intermédiaire d'indiscrets. Forcément, tout ce 
qu'on lui rapporte est incomplet, confus, vague, souvent inexact, 
toujours incertain. Qu'arrive-t-ii alors ? C'est que le procès lui 
est presque totalement inconnu, jusqu'au moment précis de 
^'audience où l'accusateur prononce son discours. Jusque là 
le procès est sans réalité matérielle. 

Cela nous paraît extraordinaire, à nous, modernes. Mais il 
faut bien se rappeler que, dans l'ancienne Rome, on ignorait ce 
que nous appelons le dossier de la procédure. Aujourd'hui, le 
procès est incarné en quelque sorte dans un amas de papiers, 
contenant les assignations, les procès-verbaux, les pièces de ren- 
seignements, les dépositions signées des témoins appelés à l'ins- 
truction. Dans les procès civils, ce dossier est réuni par les avoués; 
dans les procès criminels, parle parquet. Or, il se trouve à la 

(1) Pour les détails complémentaires sur l'organisation de la justice à Rome, 
se reporter à la deuxième leçon de ce cours, publiée dans le numéro du 
5 janvier 1905. 




CICÉRON AVOCAT 



793 



disposition des avocats des deux parties : ils peuvent le consulter, 
quand bon leur semble. 

Rien de pareil n'existait chez les anciens. Certes, on connais- 
sait l'usage des dossiers. Cicéron parle, à plusieurs reprises, de 
ses « boîtes », de ses capsae. Mais ces boîtes lui appartiennent 
en propre ; il les garde avec un soin jaloux ; personne ne peut 
venir y regarder, ni l'avocat de la partie adverse, ni les jurés qui 
composeront le tribunal: elles contiennent des dossiers purement 
privés. L'accusateur a les siennes de son côté, mais aussi fermées, 
aussi impénétrables : d'où il résulte que, jusqu'au moment où ce 
dernier a terminé son réquisitoire, l'avocat de l'accusé ne connaît 
à peu près rien de l'affaire. 

Et, & ce moment même, qu'en sait-il ?Exactement ce que l'accu- 
sateur en a dit. En matière de faits, il ne connaît que ceux dont 
l'accusateur a parlé ; en fait de pièces et de témoignages, il ne 
connaît que ceux dont on a donné lecture. Voilà donc ta situation 
où il se trouve. Son rôle est, par là même, déterminé. Que va-t-il 
faire? 11 ne peut guère songer à composer, à l'instant, un plai- 
doyer basé sur les pièces qu'on vient de lui révéler et qu'il connaît 
à peine encore : ce serait impossible. Ce qu'il peut faire, au con- 
traire, c'est s'en prendre au réquisitoire même, le démonter pièce 
à pièce, le démolir, si je puis dire, et en annuler l'effet. C'est là la 
tâche qu'il doit s'imposer. Cette tâche accomplie, la situation sera 
nette. Les avocats romains le savent bien ; aussi est-ce sur ce 
point qu'ils portent tout leur effort : ils veulent détruire l'impres- 
sion produite sur les juges par le réquisitoire, et démontrer que 
c'est un long tissu de mensonges, d'absurdités ou d'invraisem 
blances, bref, que c'est un roman. 

Or, si l'avocat en est réduit à employer cette tactique, c'est 
qu'il n'est pas libre de faire autrement : c'est qu'il ne peut ni 
choisir le terrain de la discussion, ni la conduire. Il est dans 
la situation d'un assiégé qui, menacé sur la droite, porte 
d'abord son effort sur la droite; puis, menacé sur la gauche, 
porte ensuite son effort sur la gauche. 



Cherchons à saisir, maintenant, cette tactique dans les plai- 
doyers mêmes de Cicéron. Comment réussi t-ilà conserver assez de 
liberté d'esprit pour ne pas être inférieur aux nécessités de 
l'audience? Dans quelle mesure peut-on dire que la nature de son 
argumentation est déterminée par le discours de l'accusateur ? 



# 

* # 




794 



KKVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Prenons, pour exemple, le Pro Murena. L'exorde, qui occupe 
les quatre premiers chapitres, est tout entier consacré à établir 
les motifs d'affection et de convenance qui appellent Cicéron à 
défendre, en Murena, un ami et un consul proclamé dans les 
comices de Tannée 63. Vient ensuite, au début du cinquième 
chapitre, la division de tout le plaidoyer. D'où Cicéron la tire-t-il? 
Précisément du réquisitoire de l'accusateur. 

c II me semble, juges, s'écrie-t-il, que toute l'accusation se 
réduit à trois chefs, très totius accusationis partes fuisse. On atta- 
. que la vie privée de Murena ; on conteste ses titres au consulat, 
comparés à ceux de ses concurrents (1) ; enfin, on lui impute d'avoir 
employé la brigue ». Cela dit, il examine successivement cha- 
cun de ces trois griefs. (Pro Murena, chapitre v.) 

On pourrait étudier, au même point de vue, la distribution 
générale du Pro Cluentio : on se rendrait compte, ici encore, que 
l'avocat reprend les deux parties du discours de l'accusateur, qu'il 
calque en quelque sorte son plaidoyer sur le réquisitoire. Nous 
en avons pour garant Cicéron lui-même : il ne s'en cache pas au 
début même de son discours. 

Ailleurs, il ne nous le dit pas expressément ; mais il le laisse 
deviner. Voyez, par exemple, le Pro C. Rabirio Postumo. Chaque 
paragraphe est une réponse au réquisitoire qui vient d'être pro- 
noncé. Ecoutez les premières lignes de quelques-uns d'entre eux : 
« Voilà l'origine du premier grief dont on charge mon client... » 
(§ 3). — « Vous avez, dit l'accusateur, sollicité Gabiniusde rétablir 
le roi... » (§ 8). — « Ne faites donc pas, Memmius, un crime do 
malheur... » (§ 11). — « Mais cet emploi même de Postumus est 
un chef d'accusation... » (§11, au milieu). « L'accusateur va 
jusqu'à dire... » (§ 12). — « Postumus, dit-on, a de l'argent, et il 
le cache... » (§ 14) etc., etc.. Cela suffit pour vous montrer 
que le discours de l'avocat est une réponse directe à celui de 
l'accusateur. Cicéron conçoit, en somme, la défense comme une 
riposte continue. 



On peut se rendre compte du procédé par l'examen détaillé 
de quelques plaidoyers, ceux de préférence où l'argumentation 
paraît avoir quelque chose de singulier et d'étrange. 

D'abord, le Pro Plancio. Vous connaissez l'occasion de ce dis- 

(i) Notamment, le grand jurisconsulte Sulpicîus, qui prétendait remporter 
sur Murena, qui, lui, n'était qu'homme de guerre. Cf. la spirituelle réponse 
de Cicéron : Pro Murena, chapitres xi, xn, xm. 




C1CÉR0N AVOCAT 



795 



cours. Deux amis intimes, Cneius Plancius et M. Juventius Laté- 
rensis, avaient été, la même année, candidats à l'édilité. Naturel- 
lement, ils avaient fait tous les deux les mêmes efforts pour se 
faire nommer : c'était la règle. De plus, comme c'était l'usage à 
Rome d'acheter les voix des électeurs et comme, en ne les ache- 
tant pas, on risquait un échec, il est probable que Latérensis, 
aussi bien que Plancius et Plancius aussi bien que Latérensis, 
s'étaient conformés à la coutume. Cependant, il fallait bien que 
l'un des deux dépensât son argent en pure perle. En la circon- 
stance, le malheureux, ce fut Latérensis : son ami fut élu. Là- 
dessus, comme on peut s'y attendre, jalousie, et finalement 
brouille. Irrité que son rival eût été nommé à son préjudice et 
blessé dans son amour-propre, Latérensis résolut de se venger. 
Justement une loi récente punissait les « cabales », c'est-à-dire 
les conspirations faites dans les tribus d'électeurs en faveur de 
tel ou tel candidat. C'était la Lex Licinia de sadalitiis. Latérensis 
prit le parti de s'en servir. Comme la cabale était ce qu'il y avait 
de plus grave dans le crime de brigue, Plancius pouvait s'attendre 
à une condamnation certaine. D'autant plus qu'il devait être jugé 
par un tribunal spécial. En outre, un jeune homme très distingué 
par sa naissance et par ses talents, L. Cassius, s'était joint à 
Latérensis pour soutenir l'accusation. Cicéron était l'ami intime 
des deux accusateurs ; il crut néanmoins devoir défendre 
Plancius qui, étant questeur de Macédoine, l'avait reçu pendant 
son exil, et lui avait prodigué les marques du plus tendre atta- 
chement. 

Mais comment allait-il argumenter ? L'argumentation la plus na- 
turelle, semble-t-il, devait consister à prouver que Plancius n'avait 
pas « cabalé ». En effet, toute la question était là. Mais souvenons- 
nous^ présent, de ce quenousavons vuaucommencementdecette 
leçon: rappelons-nous que le défenseur, à Rome, parlait après 
l'accusateur et que sa tâche essentielle était de ruiner le réquisi- 
toire, de détruire l'effet quele réquisitoire evait produit. Or, dans 
l'affaire présente, l'accusateur avait été probablement fort embar- 
rassé de prouver qu'il y avait eu « cabale » de la part de Plancius. 
Aussi son argumentation n'avait-elle, pour ainsi dire, pas porté 
sur ce point; il s'était jeté dans les développements à côté : il s'était 
attaché notamment à déconsidérer son ancien ami ; il l'avait 
dépeint comme un homme sans talent, sans moralitéj capable 
de tout, afin de prouver que ce n'était pas par le mérite que Plan- 
cius l'avait emporté sur lui. (Cf. Pro Plancio, chapitre n, vers le 
milieu.) Puis il avait cherché à montrer que Cicéron n'avait 
aucune raison de défendre un homme comme Plancius, qu'il 




796 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



grossissait considérablement les services que celui-ci lui avait 
rendus en Macédoine, et il avait ramené à des proportions plus 
que modestes toutes les aventures de Cicéron au cours de son 
exil. Au milieu de tout cela, la question proprement dite n'occu- 
pait que fort peu de place : entre les deux développements que je 
( Viens d'indiquer, Latérensis avait glissé sur la « cabale » quel- 
ques mauvais arguments et quelques invectives. Malgré cela, 
l'ensemble du réquisitoire avait produit un grand effet. 
- Cicéron s'en était aperçu; et ce fut précisément cette obser- 
vation qui détermina; le plan même de son plaidoyer. Il constate 
que l'accusateur n'a presque rien dit de la « cabale ». Il se pro- 
pose défaire de même, et il calque sa réponse sur le réquisitoire. 
D'abord, il répond à la première partie : on a fait de Planciusle 
portrait le plus noir ; ce portrait-là est faux : « Si je ne vous 
montre dans celui que je défends une vie intègre, des mœurs 
pures, un grand fonds de probité et de modération, de tendresse 
pour ses proches, une parfaite innocence, je ne m'opposerai pas 
à l'exécution rigoureuse delà loi. Mais, si je vous fais voir en lui 
tout ce qu'on doit attendre d'un citoyen vertueux, je vous deman- 
derai, je vous prierai d'être sensibles au sort d'un homme dont 
la sensibilité a sauvé mes jours (§1, vers la fin). » Et, de fait, 
cette démonstration occupe les quatorze premiers chapitres du 
plaidoyer de Cicéron. 

Après cela, il s'occupe de la cause même, c'est-à-dire de la 
question de la cabale. Il se plaint, dans la dernière ligne du cha- 
pitre i, de ce que les accusateurs en aient peu parlé : « Pro me 
ipso, de quo accusatores plura paene quam de re reoque dixerunt. » 
Quant à lui, il s'en occupe depuis le chapitre xv jusqu'au 
chapitre xxvni environ. (Cf. début du chapitre xv: « Sed ait- 
quando veniamus ad causant ».) 

Quant au reste du discours (chapitre xxvin, chapitre xlh), 
il sert de réponse à la troisième partie du réquisitoire, celle qui 
était dirigée contre Cicéron lui-même : « Tout reproche étranger 
à celui que je défends m'inquiète peu ; et, parce qu'il est rare de 
trouver des hommes reconnaissants, je ne crains pas qu'on 
puisse me reprocher comme un crime un excès de reconnais- 
sance. Mais, disent nos adversaires, les services qui m'ont été 
rendus par Plancius ne sont point aussi considérables que je le 
publie, ou, en les supposant tels, ils ne doivent pas être auprès 
de vous d'un aussi grand poids que je le prétends ; cela est un 
point que, dans la crainte de blesser, je dois traiter avec cir- 
conspection, et seulement après avoir répondu à tous les griefs; 
de peur que l'accusé ne paraisse avoir été défendu moins par la 




CICÉRON AVOCAT 



797. 



considération de son innocence que par le souvenir de mes dis- 
grâces. » Cette citation annonce, dès le début du chapitre 11, les 
développements qui rempliront toute la fin du Pro Plancio. 

On voit donc le procédé : Cicéron conçoit son plaidoyer sur le 
modèle du réquisitoire. 



Cherchons un second exemple dans le Pro Cluentio. Vous 
vous rappelez la matière de ce discours : Aulus Cluentius Avitus, 
chevalier romain du municipe de Larinum, en Apulie, est accusé 
par Caïus Oppianicus d'avoir empoisonné Statius Albius Oppia- 
nicus, son père, autre chevalier romain de la même ville. Quelle 
va être l'argumentation de Cicéron ? 

Le plus simple serait, semble-t-il, de chercher à prouver que 
la personne accusée n'est point coupable. Or, ce n'est pas là ce 
que fait Cicéron. Sur les 220 ou les 230 pages que compte ce dis- 
cours, à peine une vingtaine roulent sur le crime qui est l'origine 
du procès ; il y en a plus de 200 où il est question de tout autre 
chose. En vérité, c'est là une manière étrange d'argumenter! 
Mais, si Cicéron ne touche guère au fait, c'est que la question de 
l'empoisonnement n'avait eu qu'une importance relative dans le 
réquisitoire. L'accusateur n'avait pas de preuves positives entre 
les mains : il avait imaginé un roman, en quelque sorte, et, ne se 
sentant pas très fort sur ce terrain, il l'avait vite abandonné pour 
rappeler longuement une affaire déjà ancienne et étrangère au 
procès, remota a judicio, dit Cicéron. Il s'agissait d'un procès de 
huit ans antérieur, dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises 
et dans lequel Oppianicus père avait été condamné pour tentative 
d'empoisonnement contre Cluentius (Pro Cluentio, chap. lxiv): 
Oppianicus fils déclarait, à présent, que Cluentius n'avait pu avoir 
le dessus qu'en corrompant les juges. Toute cette partie de son 
réquisitoire avait porté sur l'esprit des juges; et cela d'autant 
mieux, que l'opinion publique était parfaitement d'accord avec 
Oppianicus fils sur ce sujet. Plusieurs des jurés qui avaient 
condamné le père de ce dernier, et, en particulier, Junius, leur 
président, avaient même été traduits devant les tribunaux, 
et condamnés pour s'être laissé corrompre dans cette affaire. 
Or, à la date du Pro Cluentio, le jury était depuis peu recruté 
d'une façon nouvelle, et les juges choisis passaient pour plus in- 
tègres; en présentant Cluentius comme l'ami des anciens juges 
prévaricateurs, l'accusateur le déconsidérait devant les juges 




798 



BEVUE DES COURS ET COHÉRENCES 



nouveaux, en principe au moins juges réparateurs. Le client de 
Cicéron courait donc de grand» risques. 

Que devait faire l'avocat ? Discuter les charges de l'empoison- 
nement? Cela n'en valait guère la peine : l'accusateur n'avait 
pas insisté. Mais ce qui vraiment exigeait une réponse, c'était la 
partie du réquisitoire relative au procès antérieur. Aussi Cicéroa 
porta-t-il sa défense sur ce terrain. Et, ici,nous avons une preuve 
particulière qu'il obéit à une nécessité : c'est que cette nécessité 
était extrêmement fâcheuse pour lui. Dans ce procès de huit ans 
antérieur, en effet, il plaidait contre Cluentius, son client 
d'aujourd'hui. L'accusateur le lui rappelle et il lui montre sa 
contradiction. Malgré cela, Cicéron accepte le combat et cherche, 
malgré tout, à démolir pièce par pièce l'histoire inventée par Op- 
pianicus : il y était absolument forcé. 



Voyons, enfin, un dernier exemple du même procédé dans le 
Pro Milone. Cicéron, plaidant pour Milon, argumente tout autour 
de cette question: lequel des deux, de Milon ou de Clodius, est 
coupable de guet-apens ? Uter utri insidias fecerit ? Or, pourquoi 
poser ainsi la question ? Il n'y avait pas eu, en effet, de 
guet-apens. Les auteurs qui ont parlé de cette histoire nous 
montrent clairement que ce fut une bagarre fortuite, inat- 
tendue ; tout le monde le savait à Rome ; tout le monde le 
disait : les amis de Clodius, ceux de Milon, les membres du tri- 
bunal, les sénateurs, les gens du peuple. De l'avis de tous, le 
meurtre était dû au hasard.- 

Dans ces conditions, pourquoi parler de guet-apens ? Dans 
une affaire comme celle-là, où la question de fait était hors 
de toute discussion, trois moyens de défense s'offraient à Ci- 
céron (I). On pouvait, sans prétendre justifier l'accusé, demander 
pour lui l'indulgence en raison de sa conduite antérieure et 
des services qu'il avait rendus à la cause de l'ordre et des 
lois. C'est l'état de cause appelé par la rhétorique deprecatio (cf. 
de Invent., i, 11, 15 ; h, 31, 94 ; ad Herenn., i, 14, 24). On pouvait 
encore mettre en balance, d'une part, le crime, commis, d'autre 
part, les périls que ce crime avait conjurés ; établir que 
dans l'alternàtive ou de laisser périr la République ou de 
tuer Clodius, le second parti était le meilleur ; montrer, en un 

(1) Voir Causeret, « Etude sur la langue de la rhétorique et de la critique 
littéraire dans Cicéron », Hachette, 1886, pp. 72 et suiv. 




CIC&tON AVOCAT 



799 



mot, de quels avantages publics la mort de Clodius était la rançon 
nécessaire. C'est l'état de cause appelé compensatio ou compa- 
rai™ (de Invent., 1, il, 15 ; adHerenn., 1, 15, 25 : Quintil., vu, 4, 
12). On pouvait, enfin, rejeter toute la faute sur la victime et 
soutenir que l'accusé ne l'avait tuée que réduit, par elle- 
même, à l'état de légitime défense : c'est la relatio criminis 
(de Invent., n, 26, 78 ; Quintil., vu, 4, 8). 

De ces trois moyens, le premier devait être naturellement 
écarté. Outre qu'il était d'un effet douteux (Cicéron est d'avis 
d'en éviter l'emploi ou de ne l'employer que comme accessoire 
de Invent., n, 34, 104), un appel à la clémence eût été un contre- 
sens dans un procès où l'accusé, loin de regretter son crime, 
s'en faisait gloire, et se disposait à paraître devant le tribunal, 
comme il y parut en effet (Plu tarque, Cicer., 35), la tête haute, 
plein de confiance, dédaigneux de tout cet appareil de deuil et 
de larmes, dont l'exhibition était de règle en pareille occurrence. 

Pour le choix des deux moyens qui restaient, les amis de 
Milon n'étaient pas d'accord. Plusieurs étaient d'avis de recourir 
au second et d'exalter le service que le meurtrier avait rendu à 
la République en la débarrassant d'un terrible fléau (1). Citait 
porter franchement la question sur son vrai terrain, le terrain 
politique. En fait, la conduite de Clodius avait été celle d'un fac- 
tieux. Il s'était imposé par la violence ; il avait tout bouleversé 
au gré de ses caprices révolutionnaires ; il s'était mis au-dessus 
des lois ; bref, il avait été, comme Caliiina, un ennemi public. 
On pouvait raisonnablement soutenir que contre lui tout était 
légitime et que Milon, en profitant du hasard qui l'avais mis à sa 
merci, avait bien fait de l'exécuter. Ce système de défense était, 
sans doute, celui que Milon aurait préféré : la fierté de son 
attitude autorise à le penser. Mais Cicéron eut des scrupules : 
l'intérêt général, disait-il, permet bien de condamner un en- 
nemi public, mais non de le tuer saris condamnation (Asco- 
nius, An?., 30). Il choisit donc le troisième moyen. 

D'après ce que nous avons dit précédemment, d'ailleurs, vous 
voyez qu'il lui était difficile d'y échapper. Il n'était pas tout à 
fait maître de sa stratégie, puisqu'il ne parlait qu'en second, 
après l'accusateur. Avant tout, il lui importait de détruire l'effet 
du réquisitoire ; il devait porter l'effort de la défensive sur le 
terrain où l'avait entraîné l'offensive de l'adversaire. Or, depuis 

(1) C'est le système que développa Brutusdans un Pro Milone fictif, qu'il 
composa comme exercice oratoire (Quintil., x, i, 23) ; c'était aussi le point 
de vue de Gaton (Velleius Pat., n, 57, 2 ; Ascon., Arg. t 32). 




800 REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 

plusieurs mois, les amis de Clodius découvraient leur système 
d'attaque. Us allaient répétant partout que, dans l'affaire de la 
voie Appienne, il y avait eu guet-apens de la part de Milon 
(Ascon., Ârgr, 12). Cicéron savait que telle serait, devant les 
juges, la thèse de l'accusation. 11 ne pouvait se dérober à la 
nécessité de la réfuter, et le meilleur moyen de la réfuter était 
de la retourner contre Clodius. Voilà pourquoi il posa la 
question : uter utri insidias feceritl Voilà pourquoi il s'at- 
tacha à démontrer cette proposition : insidiaior Clodius, ideo- 
que jure interfectus (Quintii., m, 6, 12). Cependant, le second 
moyen de défense, celui qui plaisait le plus aux amis de 
Milon, était trop avantageux pour être absolument rejeté. 
Cicéron n'eut garde de s'en priver ; mais il le réserva, comme 
un moyen accessoire, pour la seconde partie de son plaidoyer. 

Ici encore, donc nous trouvons le même procédé d'ar- 
gumentation que dans le Pro Cluentio ou dans le Pro Plancio : 
le plaidoyer de l'avocat est une riposte, une réponse du tac 
au tac, au réquisitoire de l'accusateur. 

# 

# * 

Voilà le procédé général des argumentations de Cicéron : ce 
sont, avant tout, des réfutations, des répliques; mais, pour les 
plier ainsi aux circonstances, il faut être habile et maître 
de soi. Aussi Cicéron n'y arrive-l-il pas du premier coup : 
jeune, il a peur encore, il n'est pas sûr de lui ; il prépare donc 
des plans bien nets, bien agencés; le réquisitoire n'y est jamais 
rappelé : tels sont le Pro Quinctio, le Pro Roscio Amerino. Plus 
tard, son argumentation devient plus souple et plus libre, 
parce qu'il l'accommode aux circonstances et qu'il la règle 
sur celle du réquisitoire. 



G. C. 



Pascal pamphlétaire 

et Pascal apologiste. 



Cours de M. AUGUSTIN GAZIER, 

Professeur à V Université de Paris. 



Préparation de la première édition des « Pensées ». 

Nous avons vu comment l'histoire de Y Apologie conçue par 
Pascal fut interrompue et se termina par une catastrophe 
imprévue. La mort de Biaise Pascal put seule empêcher Y Apo- 
logie de voir le jour. Cette mort fut un véritable coup de foudre 
pour sa famille et pour ses amis. Personne, dans son entourage, 
n'avait prévu une fin si prochaine. Pascal avait eu, selon le mot 
de sa sœur, un « grand redoublement de ses maux »; il avait 
même fait son testament le 3 août 1662. Mais les médecins ne 
désespéraient pas de le sauver :*à l'époque des Provinciales, 
Pascal avait été torturé par des crises aussi violentes et aussi 
douloureuses, et les médecins répétaient toujours à la famille 
« qu'il n'y avait nul danger à sa maladie ». Cette fois, la mala- 
die fut la plus forte : Biaise Pascal fut emporté à trente-neuf 
ans, après une dernière crise qui avait duré moins de vingt- 
quatre heures. Sa mort plongea tous les siens dans la plus 
cruelle désolation, et surtout sa sœur Gilberte Périer, si bonne 
et si aimante. Comme on connaissait les désirs du défunt pour 
ses funérailles, ils furent réalisés scrupuleusement. 

Les funérailles furent dénuées de tout appareil théâtral et de 
cette pompe, souvent ridicule, qui caractérise, de nos jours, ce 
genre de cérémonies. Voici quelques passages du testament de 
Pascal, ainsi que le billet d'enterrement, publiés en 1846 par 
M. Prosper Faugère : « Pascal... a fait, dicté et nommé aux 
notaires soussignés son testament et ordonnance de dernière 
volonté, en la forme et manière qui ensuit : 

« Premièrement, comme bon chrétien, catholique, apostolique 
et romain, a recommandé et recommande son âme à Dieu, le sup- 
pliant que, par le mérite du précieux sang de notre Sauveur et 
Rédempteur Jésus-Christ, il lui plaise lui pardonner ses fautes et 
colloquer son âme, quand elle partira de ce monde, au nombre 

102 



Digitized by 



802 



BEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



des bienheureux, implorant pour cet effet les intercessions de la 
glorieuse Vierge Marie et de tous les saints et saintes du Para- 
dis. 

« Item, veut et ordonne ses dettes être payées et toutes fautes, 
si aucune y a, réparées et amendées par le sieur son exécuteur 
testamentaire sous-nommé. 

« Item, désire son corps mort être enterré en ladite église Saint- 
Etienne-du-Mont, de cette ville de Paris. Pour le regard des céré- 
monies de son convoi, service et enterrement, ensemble pour les 
messes, prières et aumônes à faire pour le repos de l'âme dudit 
sieur testateur, s'en remet et repose de tout à la discrétion et vo- 
lonté de sondit exécuteur sous-nommé, et, s'il était lors absent 
de cette ville de Paris, à la discrétion de damoiselle Gilberte Pas- 
cal, sa femme, et sœur dudit sieur testateur. » 

Ainsi ce janséniste, cet homme que les Jésuites poursuivent de 
leur haine, parle de la Rédemption, de la Vierge et des saints 
comme un bon chrétien, « catholique, apostolique et romain ! » 

Voici, maintenant, le billet d'enterrement de Pascal, publié de 
nouveau, après M. Faugère, par le vicomte de Grouchy (1890) : 

<r Vous êtes prié d'assister au convoi, service et enterrement de 
défunt BLAISE PASCAL, vivant escuyer, fils de feu messire Es- 
tienne Pascal, conseiller d'Etat et président en la cour des Aydes 
de Clermont-Ferrand ; décédé en la maison de M. Périer, son 
beau-frère, et conseiller en ladite cour des Aydes, sur les fossés de 
la porte Saint-Marcel, près les Pères de la Doctrine chrétienne ; 
qui se fera le lundi vingt et unième jour d'août 1662 à dix heures 
du matin, en l'église Saint-Estienne-du-Mont, sa paroisse, et lieu 
de sa sépulture, où les dames se trouveront, s'il leur plaît. » 

Ainsi Pascal s'en remet absolument à sa sœur du soin de veiller 
à sa sépulture, en accomplissant strictement ses volontés. 

Pascal fut donc inhumé à Saint-Etienne-du-Mon t, non, comme on 
l'a cru, dans l un des deux caveaux qui sont à droite et à gauche 
de l'autel de la Vierge, mais près de la sacristie, auprès du pilier 
de droite. Son tombeau attendit longtemps une épitaphe : celle 
qui est près du jubé date sans doute de 1687, c'est-à-dire de vingt- 
cinq ans après la mort de Pascal. Elle fut probablement posée 
l'année de la mort de Gilberte Périer, qui avait demandé à être 
enterrée auprès de son frère et réclamait une épitaphe où le 
nom seul de son frère serait mentionné. 

C'est le moment de songer, maintenant, à cette pensée de 
Pascal lui-même : « La fin est toujours sanglante; on jette de la 
terre sur la tête et en voilà pour jamais. » 

Pourtant, tout n'était pas fini. On procéda encore à une sorte 




LES « PENSÉES » DE PASCAL 



803 



d'autopsie, non une autopsie officielle, mais, si Ton peut ainsi 
parler, à une autopsie particulière. On ouvrit le corps du défunt : 
mais était-ce pour le partager et disperser ensuite son cœur, ses 
entrailles, etc. dans les différentes églises, comme on le fît pour 
la duchesse de Longueville, par exemple? Non; ce fut simplement 
dans Tintérêt de la science que cette famille de savants consentit 
à laisser examiner le corps de Pascal, pour faciliter l'étude de 
l'étrange maladie à laquelle il avait succombé, et qui étonnait 
encore lès médecins. 

On n'avait pas de portrait de Pascal. Cet ascète, qui ne jugeait 
point nécessaire la présence d'un balai dans une chambre, n'avait 
que faire des vaines reproductions de la peinture, « cette vanité ». 
Lorsqu'on voulut donc avoir un portrait de Pascal, il fallut faire 
exécuter un moulage. Ce fut d'après ce moulage que le peintre 
Quesnel (qui est peut-être le frère du célèbre Père Quesnel), qui 
n'avait jamais vu Pascal, fit un portrait de l'auteur des Provin- 
ciales, que l'on trouva généralement fort ressemblant. Un horlo- 
ger du quartier habité par Pascal, à qui l'on présenta ce portrait, 
le reconnut fort bien. 11 en existe, aujourd'hui, 24 ou 25 repro- 
ductions. 

Pascal mort, il fallut s'occuper d'examiner et de tirer les pa- 
piers qu'il laissait. L'Apologie était évidemment morte avec lui. Il 
n'en est pas question dans son testament, qui est rédigé, comme 
tous les testaments, dans le style banal et formulaire des notaires, 
et il n'est pas dit un mot des manuscrits. Tout est donc aban- 
donné à la discrétion de l'exécuteur testamentaire de Pascal, de 
son beau-frère Florin Périer ou de sa sœur Gilberte Pascal. 

Nous avons vu le rôle joué par Florin Périer lors de la publica- 
tion des Provinciales. Il n'est pas besoin de rappeler cette anec- 
dote des feuillets encore humides des Provinciales séchant sur un 
lit, tandis qu'un Jésuite pénétrait dans l'appartement. Florin 
Périer aura aussi son rôle dans l'histoire de la publication des 
Pensées. Mais ce sera vraiment sa femme, Gilberte Pascal, qui 
sera l'âme de cette publication. C'est elle qui est l'héritière de son 
frère, et elle aura bien soin de ne rien perdre de ce qu'a produit 
son puissant génie. Il faut s'arrêter un moment devant cette 
figure si originale et si intéressante. 

Gilberte Pascal était née en 1620 : elle avait donc trois ans de 
plus que son frère Biaise. Nous savons qu'elle lui ressemblait 
beaucoup. On peut s'en assurer en contemplant le beau portrait 
de Gilberte, récemment découvert à l'hôpital général de Clermont- 
Ferrand : son beau front, ses beaux yeux, ce nez si fortement 
arqué et presque en disproportion avec le reste du visage, cette 




804 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



bouche fine et spirituelle, cette chevelure abondante et frisée : 
tout nous rappelle physiquement le portrait de Biaise Pascal. Au 
moral, la ressemblance est tout aussi frappante : on retrouve, 
chez la sœur comme chez le frère, la ténacité des anciens Ar- 
vernes, des fils de Vercingétorix ; enfant, elle osa résister à Riche- 
lieu et refusa carrément déjouer la comédie devant lui. Elle 
était instruite, sans être pédante : elle savait un peu de latin, ce 
qui ne nuit pas, et assez de mathématiques pour parler des ou- 
vrages de son frère sans commettre d'erreurs ; elle avait des con- 
naissances étendues en histoire et surtout en histoire religieuse. 

Mariée à vingt et un ans avec un commis de son père, qui eu 
avait trente-six, elle eut beaucoup d'enfants et en éleva cinq. 
Elle survécut à tous les siens, à son mari qui mourut en 1672, et 
à ses enfants, sauf à Louis et à Marguerite (la miraculée de la 
Sainte Epine). C'était un caractère antique, qui rappelle par son 
élévation celui de Cornélie, mère des Gracques. Elle mourut à 
Paris en 1687, et fut, selon son désir, inhumée à Saint-Etienne-du- 
Mont, auprès de son frère. 

Ce fut de 1662 à 1664 qu'elle fit opérer le triage des papiers de 
Pascal. Des recherches furent faites de tous côtés> partout où 
Pascal avait pu laisser des traces de son passage, à Paris, près de 
la place Saint-Michel d'alors (aujourd'hui place Médicis), où 
Pascal avait son domicile, à Rouen, à Clermont, etc.. Puis il fallut 
classer tout cet amas, brouillons, papiers intimes, notes pour 
les Provinciales et les facturas, enfin notes pour la fameuse 
Apologie. 

On en fit deux catégories : 1° Celle des papiers qu'il ne fallait 
pas publier : on y rangea les lettres, les effusions, les prières, 
les méditations, les écrits contre les Jésuites ; 

2° Celle des papiers qu'il était utile de donner au public : les 
notes sur Y Apologie, et les travaux de géométrie et de physique. 

Dès 1663, la famille de Pascal publia son Traité sur l'équilibre 
des liqueurs, qui est encore aujourd'hui très estimé des savants. 

En 1665, paraît le Traité du triangle arithmétique. 

En 1666, la famille de Pascal fait paraître, à Cologne, parmi 
divers traités de piété, la Prière sur le bon usage des maladies. 

Quant aux notes sur Y Apologie, on attendit sept ans avant de 
les faire imprimer. Pourtant Gilberte Pascal les connaissait bien ; 
elle en avait écrit plusieurs de sa main ; elle les croyait utiles, 
puisqu'elle en avait môme communiqué quelques-unes à des 
amis. Comment donc expliquer ce retard dans la publication 
de ces notes, que Gilberte savait être la pensée intime de l'au- 
teur des Provinciales, et qu'elle estimait devoir faire connaître ? 



LES « PENSÉES » DE PASCAL 



803 



Sainte-Beuve dit qu'on attendait des temps meilleurs : après la 
longue querelle de Port-Royal et des Jésuites, la paix de l'Eglise 
de 1668 va ramener la tranquillité et rendre la situation favorable 
à la publication de l'œuvre de Pascal. 

Cette raison ne saurait être admise. Sainte-Beuve paraît oublier 
que le privilège de l'édition est daté du 27 décembre 1666; or, 
on est à cette époque en pleine persécution, et la lutte est tou- 
jours ardente jusqu'à l'avènement du pape Clément IX. Le privi- 
lège dit expressément qu « il est permis au sieur Périer, con- 
seiller du roi en la cour des aides de Clermont-Ferrand...,de faire 
imprimer les Pensées de M. Pascal sur la religion chrétienne et 
sur quelques autres sujets ». 

Ainsi, dès 1666, c'est-à-dire quatre ans avant la première édi- 
tion, le titre de Pensées est trouvé. D'où vient donc le retard ? 

D'abord, la publication fut retardée à la suite d'événements 
intéressant directement la famille de Pascal : en 1664, les Périer 
sont forcés de quitter Paris ; les occupations de Florin Périer 
exigent sa présence continuelle à Clermont ; toute la famille 
quitte la capitale, — sauf le neveu de Pascal, Etienne Périer, 
qui est élève au collège d'Harcourt. Tous les papiers de Pascal 
sont donc emportés à Clermont-Ferrand. 

Mais les choses se compliquèrent, lorsque l'archevêque de 
Paris, Hardouin de Péréfixe, se mit de la partie. En janvier 1665, 
les cendres de Pascal furent, grâce à lui, en danger d'être jetées 
aux quatre coins du ciel, sinon à la voirie. L'archevêque, dans un 
nouvel accès de haine contre le jansénisme, fit appeler M. Beur- 
rier, curé de Saint-Etienne-du-Mont, et lui reprocha d'avoir con- 
fessé Pascal et de l'avoir enterré dans son Église. L'archevêque fît 
même déclarer au curé que Pascal s'était rétracté en mourant et 
avait abandonné le jansénisme. Le curé se laissa arracher cette 
déclaration sous le sceau du secret: mais l'archevêque de Paris 
n'eut rien de plus pressé que de communiquer cette soi-disant 
rétractation de Pascal au P. Annat, qui la publia. Or, rien n'était 
plus odieux que cette légende: il n'y avait eu qu'un malentendu 
passager entre Pascal et Nicole. C'est ce dissentiment léger que 
Hardouin de Péréfixe essaya d'exploiter. La famille de Pascal 
s'inquiéta : enfin, les amis de Pascal, Messieurs de Port-Royal 
et autres, répondirent au P. Annat, et la querelle parut s'apaiser. 
C'est alors, eu 1666, que Florin Périer obtient le privilège de 
l'édition des Pensées, par l'intermédiaire de puissants amis ; 
le duc de Roannez et M me de Longueville le secondèrent. 

Mais toutes ces démarches avaient lieu à un moment où il 
n'était nullement question de paix religieuse. Les persécutions 




publication qu'en 1668. L'éloignement de la famille de Pascal 
était un grand obstacle. Son seul représentant à Paris, Etienne 
Périer, alors âgé de 28 ans, s'occupait surtout de mathématiques 
et de droit : il venait de prendre ses degrés. On réunit alors une 
sorte de commission de publication, composée du duc de Roan- 
nez, de Nicole, de M. de Tréville, de l'académicien Du Bois, 
d'Etienne Périer et de M. Filleau de la Chaise. 

Etienne Périer fut chargé d'écrire la Préface. La Notice biogra- 
phique fut attribuée à Gilberte Périer, qui la rédigea dans une 
intention d'édification. On ne peut s'empêcher de songer, en la 
lisant, à la Vie de saint Louis par le sire de Joinville. Cette notice 
resta pendant quinze ans en manuscrit; malgré toutes les pré- 
cautions prises, on n'osait la donner au public. 

En 1669, on imprima des pensées sur la religion, puis des 
pensées sur quelques autres sujets. 

Les difficultés allaient croissant. On ne pouvait publier un ou- 
vrage touchant à la religion, sans une approbation d'un évêque 
ou de docteurs de Sorbonne. Il fallut donc chercher des appro- 

hnlpnre On An Irnnva 00170 Hnnt frnis ÂVPrniPS. ailhiVQ CUféS 




aumôniers, qui paraissait fort empressé, les Pensées de M. Pascal 
que le sieur Desprez avait imprimées, et lui fit dire que, sachant 
qu'il y en avait deux impressions, il désirait en avoir de Tune et 
de l'autre, afin d'en voir la différence. » Desprez protesta qu'il n'en 
avait fait qu'une impression, et qu'il n'avait encore aucun exem- 
plaire de relié; il prit ensuite conseil d'Àrnauid, qui lui au ue 
communiquer un exemplaire à l'archevêque. Desprez porta donc 
le livre à l'archevêché, où Hardouin de Péréfixe lereçut fort bien ; 
l'archevêque déclara qu'on lui avait signalé ce livre comme admi- 
rable, mais qu'il y avait quelque chose qui pouvait favoriser les 
Jansénistes : il conseilla donc au libraire de « ne point y laisser 
quelque chose qui en pût troubler le débit ». 

Desprez envoya une relation de cette conversation à Gilberte 
Périer. L'archevêque essaya même de prendre le libraire par son 
faible en lui « enseignant une chose qui serait bonne à mettre au 
commencement. C'est un témoignage par écrit de M. le curé de 
Saint-Etienne, de l'esprit dans lequel est mort M. Pascal ». Puis il 
lui fit l'éloge de M. Pascal, disant « que l'Eglise avait beaucoup 
perdu à sa mort..., et que, pour peu qu'on lui eût témoigné (à lui 
archevêque) désirer son approbation, il l'aurait donnée de tout 
son cœur ». II est facile de voir que la rancune se dissimule mal 
sous ces louanges. 

Florin Périer avant. rp.mp.rcié Tarchevêcrue «delà manière obli- 



Digitized by 



; - — t • ~j ~ ijuucAïaïc ues exemplaires ae ce pre- 
mier tirage des Pensées, et qui ne portent pas du tout la men- 
tion : deuxième édition. 

Enfin, après tant de difficultés, le 2 janvier 1670, les Pensées 
voient le jour. Le succès fut si considérable que les Jésuites 
eurent le bon esprit de ne pas épiloguer. 

Cependant il faut constater que les éditions ne furent pas en- 
levées aussi vite que celles des Provinciales. Il y eut trois éditions 
en 1670, et deux seulement en 1671. C'est que les Pensées ne 
ressemblent pas à l'œuvre de polémique de 1656-1657. Elles sont 
tout le contraire d'un pamphlet; elles veulent être un livre de 
piété et d'édification. 

De plus, il faut noter qu'en 1656, Te siècle n'avait pas encore 
été gâté et qu'il y avait de la place pour les œuvres de génie ; 
tandis qu'en 1670, toutes les gloires du siècle brillent de leur plus 
vif éclat: Racine, La Fontaine, Bossuet, Fléchier, Mascaron sont 
en pleine possession de leur talent ; La Rochefoucauld a donné 
ses Maximes en 1665. Les chefs-d'œuvre abondent. — Enfin, il 
ne faut pas oublier que le livre des Pensées n'a point été lancé par 



Digitized by Google 



«... cu .»cnee ae quelque obscurité, c'est que le terme de réalitéi 
que j ai employé, présente, dans l'usage ordinaire, quelque 
équivoque. Le nœud de la question réside, par conséquent, dans 
«sens qu il convient de donner au mot réalité. Qu'est-ce qui 
l'L T t C | , SOnt 188 P hén «mènes, ce sont aussi les essences, 
hf« i . 1 ualités q«i «>e passent pas, qui demeurent à 
mllTl letem P s - ~ qualités qui ne diffèrent pas des phéno- 
mènes dans leur nalure, mais qui triomphent du temps. Les 
Phénomènes sont donc réels, et aussi les essences phénomé- 
«n„! a y A en plus ' de8 substances, des choses en soi; ce 
sont des réalités étrangères au temps; et si les substances 
<>nmm i qua i ltes ' ces essences des substances sont réelles 
comme les substances. Ainsi, ce qui peut recevoir l'attribut de la 
Mih.u cesont , le8 Phénomènes, les essences phénoménales, les 
substances et les qualités essentielles des substances. 



Digitized by 



810 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Maintenant, en quoi consiste la réalité de ces objets ? J'ai traité 
cette question autrefois en étudiant les problèmes de la métaphy- 
sique; mais elle s'impose à moi de nouveau, et je vais donner, en 
la justifiant brièvement, la solutipn que j'ai déjà proposée. La réa- 
lité des phénomènes, des essences, des substances ou des attri- 
buts des substances consiste dans leur position dans l'espace et 
dans le temps ; mais, comme l'espace est relatif au temps, il suffît 
de dire dans leur position dans le temps. Les phénomènes sont 
réels parce qu'ils ont une place déterminée dans la durée. De 
même, les essences sont des phénomènes qui durent plus que les 
autres. Quant aux substances, elles sont posées en dehors du 
temps sans doute, mais aussi comme contemporaines du temps. 
La même solution s'impose au sujet des attributs essentiels des 
substances. Voilà comment on peut définir la réalité. 

La thèse ïnnéiste considère les idées innées comme des phéno- 
mènes de très grande importance qui ont leur place au commen- 
cement de la vie consciente et qui trouvent de nouveau, plus 
tard, leur place, dans la durée consciente, toutes les fois qu'elles 
réapparaissent. Il faut affirmer que ces idées sont innées parce 
qu'il est impossible de les construire. 

La doctrine des virtualités ou des formes intellectuelles affirme 
des phénomènes constants, qui coexistent avec la succession 
des phénomènes passagers. L'analyse dégage des phénomènes 
passagers des formes constantes. Ces phénomènes successifs 
ne rendent pas compte de leurs formes ; ce sont, au contraire, 
ces formes qui rendent compte de ces phénomènes, de ce qu'ils 
ont de commun. Ainsi, les formes générales des phénomènes 
successifs, ce sont comme des essences des phénomènes perma- 
nents de l'âme, conditions des phénomènes passagers, conscients 
dans les phénomènes passagers. 

L'apriorisme ne diffère guère de la doctrine précédente, et, si j'ai 
séparé les deux doctrines, c'est parce que l'apriorisme tend géné- 
ralement à la métaphysique ; la constance des formes de la 
pensée est interprétée, par beaucoup d'aprioristes, comme une 
projection sur le temporel psychique d'une réalité intemporelle 
qui ne peut changer. Les noumènes, les choses en soi, ne sout 
pas considérées, dans cette doctrine, comme des réalités nues, 
dont on ne peut rien dire ; elles ont des attributs, intemporels 
comme elles, et les successions de phénomènes qui manifestent 
les substances, qui les symbolisent dans le temps, sont comme 
colorées, au cours du temps, par les essences des substances. 
Les principes a priori, dans cette doctrine, existent de deux 
façons : 1° hors du temps, comme qualités des choses en soi ; 



Digitized by 



Google 



la perfection. 

Que, du reste, cette théorie s'applique au senliment, à la 
volonté, à l'intelligence, elle consiste toujours dans celle thèseque 
le général est préalable au particulier, au passager, qu'il lui est 
antérieur d'une antériorité de fait (doctrine dei'innéité) ou d'une 
antériorité plus subtile qu'on a appelée quelquefois l'antériorité 
logique, ce qui signifie qu'il est la condition cachée, virtuelle, 
des phénomènes particuliers d'intelligence, de sentiment et de 
volonté. 

L'empirisme est, au contraire, une doctrine qui s'efforce 
d'appliquer l'idée de loi naturelle à la psychologie. Les premiers 
psychologues empiristes ont dit, en ce sens, qu'ils voulaient 
faire une « physique de l'âme », ce qui ne veut pas dire une 
psycho-physique ou une psycho-physiologie, mais qu'on prélend 
découvrir des lois de l'âme" du même type que les lois des corps 
par la physique. On se place alors au point de vue de la psycho- 
logie pure et, néanmoins, on veut appliquer à cel objet la mé- 
thode de la nhvsimip 



Digitized by Google 



Digitized by 



Google 



814 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



dans celles qui les apprennent. Or, en tant que réalités, les lois 
physiques ne sont jamais trouvées ou apprises qu'après un temps 
très long où elles ont régi les faits sans être connues. On les 
trouve par la comparaison de ces faits, une fois ces faits ob- 
servés et réunis, et quand les lois de la nature ont été trouvées, 
quand elles sont formulées, conscientes, réelles dans les esprits, 
elles peuvent servir de principes, de guides à la pensée déduc- 
tive. 

Selon l'empirisme psychologique, les lois de l'âme sont comme 
les lois physiques : en tant que réalités, elles existent après les 
faits qu'elles régissent, car on les découvre après qu'elles se sont 
exercées. Assurément, la conscience sera encore sous leur domi- 
nation dans la suite, mais elles sont après les faits dans cette 
doctrine, puisque ce sont les faits de conscience passés qui, réunis 
et généralisés, leur donnent l'être dans l'esprit du psychologue. 

L'innéisme et Tapriorisme confondent vérité et réalité. Ils po- 
sent des lois qui ne sont pas inductives, qui ne sont pas l'œuvre de 
Fesprit. Ces lois, ce sont, pour eux, des réalités constantes, éter- 
nelles, et ils leur donnent, quand ils les considèrent comme des 
réalités, les caractères de la vérité, alors que, considérées comme 
vraies, les lois de l'âme, comme toutes les lois, sont des irréalités. 

Voilà ce que j'entends par la position des lois dans le temps 
après les faits qu'elles régissent. Les lois ne sont réelles qu'une 
fois découvertes ; avant, elles sont vraies, mais non réelles. 
Autrement dit, les lois de l'âme ne sont conscientes à aucun 
degré par le seul fait de s'exercer : elles ne le sont que pour 
l'esprit qui s'est appliqué à la connaissance de l'âme. 

Mais la question des lois de l'âme n'épuise pas l'étude de la na- 
ture de l'àme. Les lois supposent une matière à régir. Or la ma- 
tière est actuelle ; c'est ce qui est conscient. Nous devons nous 
demander maintenant si l'âme n'a pas des éléments pre- 
miers, des données premières. La conscience n'a pas que des 
lois, caries lois sont ce qu'il y a de commun entre les faits succes- 
sifs et complexes que l'analyse décompose en éléments : il faut 
donc se demander quels sont ces éléments. La nature de l'âme ne 
consiste pas seulement en lois ; elle consiste aussi en éléments 
conscients non dérivés, qui ne renaissent et ne se continuent que 
parce qu'il est de la nature de l'âme de les fournir sans cesse ou 
fréquemment et dont la répétition, la combinaison, le mélange, 
l'association sont régis par les lois. 

Quels sont donc les éléments irréductibles de la conscience ? 
Ce problème est celui des catégories psychiques, celui de l'ana- 
lyse du donné. J'ai étudié ce problème comme le problème fon- 



Digitized by 



Google 



donc dire que la conscience réagit aux chocs physiques par la 
production de qualités conscientes qui correspondent aux quan- 
tités externes. En parlant ainsi, nous sortons de la psychologie 
pure ; mais il convient peut-être, puur dire quelle est la nalure de 
l'âme, de la rapprocher de ses connexes sur ce point spécial. 

Concluons donc, sur la nature de Tâme, que l'âme ne nous 
apparaît pas le moins du monde comme un reflet du monde exté- 
rieur. Elle a une originalité constituée par des lois qui lui sont 
propres (celle de l'habitude, par exemple), et, déplus, par des 
éléments réels (les lois n'étant que vraies, et non réelles, avant 
d'être trouvées), irréductibles les uns aux autres et irréductibles à 
ce qui est en dehors de l'âme, à la nature spatiale, physique et 
vivante. Parmi ces éléments, il faut mettre à part l'effort, le seul 
qui soit constant, le seul qui soit essentiel. Les autres éléments 
irréductibles, ce sont les sensations, et la doctrine que je résume 
serait presque identique à l'empirisme traditionnel si l'effort pou- 
vait être ramené à une sensation. Mais l'effort résiste à toute 
réduction ; il intervient à tous les moments de la vie psychique; il 
se mêle à toutes les transformations des sensations et des images 

rrni crmt Hirio-éoc narloc \r\\a Aa l'âmP Tl flMllhle même CeS lOlS, 



Digitized by Google 



Digitized by 



Google 



818 



KEVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Tout Le Brun est là, avec son orgueil, sa méfiance, sa sournoise 
méchanceté et ce quelque chose de distant qu'il a toujours mis 
dans ses rapports avec ses semblables. 

L'épigramme X sur la Mort nous montre l'attitude philoso- 
phique ordinaire à Le Brun, une espèce de stoïcisme qui est assez 
loin du fond de son âme, et qui est comme une allure qu'il 
donne à son esprit, 

L'épigramme XXIV est lancée contre les prudes : 

Qu'en son faux zèle une prude est amère ! 
Damner le monde est un plaisir d'élus ; 
Mais le Sauveur, à la Femme adultère, 
Dit sans courroux : « Allez, ne péchez plus ! » 
Telle est du ciel la sublime indulgence : 
t 11 plaint Terreur, il pardonne à l'offense ; 

11 n'arme point ni le fer ni le feu. 
La pécheresse eut sa grâce accordée ; 
Mais qu'on suppose, à la place de Dieu, 
Prude ou docteur, elle était lapidée ! 

Gomme art de suspendre et d'amener peu à peu, sans trop 
de lenteur, le trait final, c'est tout à fait excellent. 
Sur Dorât, l'éternel ennemi de Le Brun : 

Phosphore passager, Dorât brille et s'efface : 
C'est le ver luisant du Parnasse. 

Sur le même : 

Dorât, qui veut tout essayer, tout feindre, 
Trompe à la fois et la Gloire et l'Amour : 
11 est si bien le poète du jour 
Qu'au lendemain il ne saurait atteindre. 

Ces vers peuvent s'appliquer, hélas ! à beaucoup de renommées 
éphémères. 

Sur La Harpe, qui venait de parler de Corneille avec irré- 
vérence : 

Ce petit homme à son petit compas 
Veut sans pudeur asservir le Génie : 
Au bas du Pinde il trotte à petits pas, 
Et croit franchir les sommets d'Aonie. 
Au grand Corneille iK a fait avanie ; 
Mais, à vrai dire, on riait aux éclats, 
De voir ce nain mesurer un Atlas, 
Et redoublant ses efforts de Pigmée, 
Burlesquement roidir ses petits bras 
Pour étouffer si haute renommée. 



Digitized by 



Google 



820 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Voici qui devrait être tout à fait en préface des deux volumes 
des épigrammes composées par Le Brun. C'est d'un homme qui 
avait réfléchi sur un art qu'il pratiquait d'instinct : 

Le seul bon mot ne fait une épigramme, 

Il faut encor savoir la façonner, 

Avec adresse en nuancer la trame. . . 

Si l'épigramme, à la vingtième fois, 

Ne vous plaît mieux, elle n'est assez bonne. 

Cela est très exact ; il faut que le bon mot, comme le mot de 
génie, ait quelque chose d'inépuisable et qu'on le trouve meilleur 
chaque fois qu'on le répète. 

Voici un simple bon mot, mais si amusant qu'on croirait 
presque qu'il est historique. Vous savez que Lemierre n'était pas 
sans mérite, et qu'on lui doit le vers du siècle : 

Le trident de Neptune est le sceptre du monde. 

Lemierre était d'un orgueil un peu balourd, et l'excellent Le 
Brun lui servit, un jour, cette épigramme : 

J'aime Lemierre et son orgueil naïf : 
Bien franchement, le bonhomme s'estime 
Plus dur parfois que Ronsard et Baïf, 
Du moins il pense, et fit un vers sublime . 
Onc cet orgueil ne fut déconcerté : 
Un jour, donnant tragique nouveauté, 
Notre homme voit que le public n'abonde ; 
11 sort, revient; et, d'un ton rassuré : 
« J'ai vu, dit-il, entrer beaucoup de monde ; 
Je ne sais pas où, diable, il s'est fourré » . 

Voici encore qui a, sinon une certaine profondeur, du moins 
quelque valeur psychologique : 

Un partisan de la Métempsycose, 

Nommé Le Veau (bien pauvre et bien butor, 

Notez cela), pour mieux prouver la chose, 

Disait : « Messieurs, je me souviens encor 

Qu'au temps jadis je fus, moi, le veau d'or ». 

Lors un railleur observant la figure 

Du pauvre hére : « Ah ! Monsieur, lui dit-il, 

Autant que vous je le crois, je vous jure ; 

Même en avez encor tout le profil. 

Et rien n'y manque, excepté la dorure ». 

C'est toujours extrêmement adroit : cela danse en quelque sorte 
entre les doigts de l'auteur ; ce n'est pas de l'esprit le plus fin, 
mais c'est de l'esprit joyeux et gaL 



Digitized by 



Google 



822 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



son temps si cette imagination fut inégale, et de deux genres bien 
différents ; tantôt vraie, produit d'un cerveau enthousiaste et 
brûlant, tantôt artificielle, empruntant tous les procédés de la 
rhétorique: prosopopées, apostrophes, allégories, mythologie, 
si bien qu'alors elle n'existe pas. Si je ne craignais pas de faire 
des dosages comme en un cabinet de physique, je dirais que Le 
Brun a été, pour un quart ou pour un cinquième, un vrai poète et, 
pour le reste, un rhéteur très habile. Ce qui est bon dans Le Brun 
a survécu dans les imaginations des poètes qui lui ont succédé : 
nous avons vu qu'il pouvait y avoir des réminiscences de Le 
Brun dans Lamartine et dans Victor Hugo. 

Ce qui est certain, c'est que Le Brun a donné une sorte d'im- 
pulsion à des esprits qui, depuis bien longtemps, n'avaient aucune 
idée de la poésie lyrique. Car, depuis Lefranc de Pompignan, — 
ce qui nous fait remonter à la moitié du dix-huitième siècle, — 
les seuls vers français de forme lyrique n'ont été que des vers 
élégiaques, des plaintes amoureuses. Le grand vers lyrique, celui 
qui exprime les grands sentiments de l'humanité, n'a pas été 
essayé. Il est peut-être très heureux que Le Brun ait eu plus, 
d'imagination que de sensibilité (ce dont il s'est aperçu lui- 
même : on le voit au très petit nombre de ses poésies élégia- 
ques). Cette imagination a fait qu'il s'est jeté du côté des grands 
sujets, et qu'il a écrit cinq ou six morceaux d'initiation, qui 
furent singulièrement utiles à ses successeurs. 

Je répète que, si Sainte-Beuve a, dans l'un de ses articles, con- 
sidéré Le Brun comme un initiateur du romantisme, c'est qu'il 
était obsédé de la pensée de son ami Y. Hugo, qui, pendant 
tout le premier stade de son évolution, a été doué de plus d'i- 
magination sans doute que Le Brun, mais dans le même genre 
littéraire. Il est donc juste de considérer l'œuvre de Le Brun 
tout au moins comme une date très importante dans l'histoire? 
de notre poésie lyrique. 



A. B. 



Digitized by 



Google 



nouveauté ? 

Ou bien ils avaient connu personnellement Pascal, et alors 
ils étaient au courant de ses projets d'apologétique ; ou bien ils 
savaient que l'auteur des Pensées était le même que l'auteur des 
Provinciales, et, en même temps, un savant fort illustre. Enfin, il 
y en avait qui ne connaissaient ni Louis de Montalle, ni Àmos 
Deltonville. Suivant qu'ils appartenaient à l'une ou à l'autre de 
ces catégories, les contemporains pouvaient ê(re différemment 
impressionnés. Ils devaient être très surpris en lisant le titre de 
l'ouvrage : Pensées de M. Pascal sur la Religion et sur quelques 
autres sujets. Un livre de M. Pascal publié non à Mons ou à 
Cologne, mais en plein Paris, voilà qui devait leur paraître bien 
singulier ! On imprimait un livre de celui dont les Petites Lettn* 
avaient été condamnées à Rome par la Congrégation de l'Index, 
à Aix par le Parlement de Provence, à Paris par le Conseil du Roi I 
Certes les gens d alors durent se dire: ou les temps sont bien 
changés, ou l'auteur des Pensées est bien différent de l'auteur 
des Petites Lettres, ou enfin les éditeurs ont dû être bien habiles, 
bien prudents, bien pusillanimes peut-être, et réduits à faire un 
grand nombre de corrections. 

Or,c'étaient les temps qui étaient changés. Les Jésuites 




Digitized by 



Google 



envie de les traiter. Au reste, il ne faut pas s'étonner si, dans le 
peu qu'on en donne, on n'a pas gardé son ordre et sa suite pour 
la distribution des matières. Comme on n'avait presque rien qni 
se suivit, il eût été inutile de s'attacher à cet ordre ; et l'on s'est 
contenté de les disposer à peu près en la manière qu'on a jugé 
être plus propre et plus convenable à ce que l'on en avait. On 
espère même qu'il y aura peu de personnes qui, après avoir bien 
conçu une fois le dessein de M. Pascal, ne suppléent d'eux- 
mêmes au défaut de cet ordre ; et qui, en considérant avec 
attention les diverses matières répandues dans ces fragments, 
ne jugent facilement où elles doivent être rapportées suivant 
l'idée de celui qui les avait écrites. » ... 
Voici, plus loin, un autre passage non moins caractéristique : 



«sessonffraoe..-/"" 31 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



ui'iguiai ei cupies tuait; m uepuses cuei ica u:ucun,uua 

Germain-des-Prés. On eut une telle confiance dans les éditeurs 
que, durant cent cinquante ans, personne n'a songé à recourir 
aux manuscrits autographes. Et, cependant, suivant la dé- 
plorable coutume d'alors, ils avaient pris des libertés avec le 
texte. Non contents de faire des suppressions, ils avaient intro- 
duit des modifications, adouci des expressions qu'ils jugeaient 
trop crues : si le lexle authentique avait paru, on aurait crié au 
matérialisme et à l'anarchie. Ils ont fait ce que Pascal n'aurait 
pas manqué de faire, s'il lui avait été donné de corriger ses 
épreuves. 

Voici quelques exemples, qui montreront bien que l'édition de 
1670 est le complément indispensable d'une étude sérieuse des 
Pensées, d'après le texte du manuscrit autographe. On lit dans ce 
manuscrit : « Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse 
vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par un 
raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature, 
sans s'arrêter à ces vaines circonstances, qui ne blessent que - 
magination des faibles? Voyez-le entrer dans un sermon, ou 1 
apporte un zèle tout dévot, renforçant l'égalité, la solidité de 
raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



des aînés qui ont tout. Mon ami, vous êtes né de ce côté de la 
montagne ; il est donc juste que votre aîné ait tout. — Pourquoi 
me tuez-vous ? » Ainsi il n'y a là qu'une plaisanterie ! Mais alors 
que va devenir le fameux adage : « Vérité au deçà des Pyrénées, 
erreur au delà » ? Ne serait-ce pas, là encore, une plaisanterie? Il 
y a tout lieu de le croire ; en tout cas, vous jugez de l'embarras 
des éditeurs, qui n'avaient pas reçu les confidences de Pascal. 

Le public a été transporté d'admiration : le succès fut très 
franc, il n'y eut aucune contradiction. Pendant un siècle, il ny 
eut pas d'autre édition que celle de Port-Royal. Le volume pri- 
mitif s'augmente seulement, à diverses reprises, de fragments 
nouveaux, qui furent répartis à travers les divers chapitres du 
recueil. En 1678, on avait pris privilège pour publier la \ie de 
Biaise Pascal, parM mc Périer ; mais elle ne parut qu'en 1684, en 
tête d'une des nombreuses réimpressions qui se faisaient à Ams- 
terdam. 

Telle a été, au dix-septième siècle, la destinée des Pensées de 
Pascal : il nous reste à voir ce qu'elles vont devenir au siècle de 
Voltaire et de Condorcet. 



Digitized by Google 



Digitized by 



Google 



tîi la psycnoiogie que j ai exposée c=i ïiaïc ^ - 

réserve), en présence d'une conscience qui commence, on doil 
dire : elle sera une continuité d'efforts, les images qui se forme- 
ront en elle à la suite des sensations s'associeront en elle de trois 
manières, etc., etc. Donc, en présence d'une conscience commen- 
çante, on peut prévoir ce qu'elle sera eu tant que conscience 
humaine ; mais on ne peut prévoir son individualité, laquelle 
dépend uniquement de l'accident complexe du milieu, et de se* 
efforts futurs. Selon le préjugé commun, au contraire, lorsquune 
conscience commence, cette conscience d'enfant possède oeja 
une nature individuelle ou, plutôt, deux. D'abord, 1 enfant sera 
tel et tel, comme caractère, esprit, capacités; car ses parer, 
sont ainsi. C'est là ce que le vulgaire exprime par les P rove ! DeS Q 
« Tel père, tel fils. — Bon sang ne peut mentir », etc. On croit, e 
effet, que les ancêtres et surtout les plus proches, détermine , 
pour une part, les virtualités spéciales d'une conscience qui com 
mence. Maison croit aussi qu'une conscience qui commeu , 
outre ce qu'elle a de commun avec toutes les autres ei ^ 
les consciences de ses ascendants, manifestera, au cours - 
existence future, quelque chose qui lui sera propre, qui 
germe en elle, mais est, pour le moment et provisoirement, iw*r 
terminabie. On croit généralement que l'àme naît a™ 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



830 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



sont généralement héritées. Donc on peut poser en règle générale 
que l'animal hérite, et que l'homme se distingue de l'animal en ce 
qu'il n'hérite pas au point de vue psychique. Son corps hérite 
assurément, mais l'âme recommence dans chaque individu. Toute 
âme individuelle est un commencement absolu ; elle n'hérite que 
de la nature humaine ; mais est-ce là un héritage ? L'affirmer, 
ce serait, je crois, abuser du mot. Toute âme, dans ses grandes 
lignes, est identique aux autres âmes ; mais ce qu'elle a d'origi- 
nal n'est pas hérité. L'individualité psychique est l'œuvre du 
milieu, et de l'effort. Si l'homme est tel, il est assurément un ani- 
mal, un vertébré ; mais c'est un animal et un vertébré exception- 
nel. L'homme est un animal qui hérite du corps seul de ses ascen- 
dants et non de leur âme. Il faut commenter, sans trop y insister, 
cette assertion. 

L'instinct animal, qu'est-ce au juste? S'il y a des préjugés 
sur l'instinct des hommes, il y en a aussi sur l'instinct des 
animaux. Une observation minutieuse montre que l'instinct 
animal change : l'abeille n'a pas toujours les mêmes fleurs 
à sa portée. Donc l'instinct est toujours, plus ou moins, mé- 
langé d'intelligence. Voilà ce qu'il faut constater d'abord. Mais ce 
dont l'animal hérite, qu'est-ce à l'origine? Eh! bien, sans m'at- 
tarder à citer beaucoup de faits et à user de dialectique, je dirai; 
il est impossible d'expliquer les instincts des animaux autrement 
que comme des habitudes transmises et figées, formées jadis par 
l'adaptation intelligente de certains moyens à certaines fins. Les 
ancêtres des animaux actuels étaient donc plus intelligents qu'ils 
ne sont. La preuve, c'est que l'adaptation des instincts aux milieux 
nouveaux est parfois très imparfaite. Il y a même des instincts au- 
jourd'hui absurdes, dangereux pour la race qui les possède et 
s'obstine à les suivre. Mais, si ces instincts ont été inventés jadis, 
c'est qu'ils s'adaptaient au milieu d'alors. (Voir Perrier, Préface 
à Romanes, L'Intelligence des Animaux, trad. française.) 

L'animal hérite, et c'est là son infériorité. Il est comme ces fils 
de famille qui, entrés dans la vie avec trop d'aisance, ne peuvent 
faire effort quand les circonstances changent. Si nous jetons un 
regard circulaire, superficiel, mais ici suffisant, sur les animaux, 
nous devons conclure que les animaux sont en décadence, et c'est 
pour cela sans doute que l'homme est le roi de la création. Il y 
eut un temps où les animaux s'adaptaient à leurs milieux ; ils 
étaient alors intelligents, et, s'ils ne l'avaient pas été, la vie ani- 
male aurait vite cessé : carie milieu n'a jamais été immuable. Si 
les animaux, actuellement, n'ont guère que des instincts, c'est 
qu'ils sont en décadence. L'homme, un jour, est apparu, qui, lui, 



Digitized by 



Google 



iiummes r 11 ne s agit plus ici ni d hérédité, ni de vocation, ni de 
l'influence d'aucun milieu. Car il ne s'agit pas d'expliquer com- 
ment un homme est grand dans telle ou telle spécialité; il 
s'agit d'expliquer comment on est grand homme en général. 

J'ai commencé l'explication du génie, lorsque j'ai parlé de la 
richesse de la conscience et quand j'ai montré la volonté prépa- 
rant, puis achevant les œuvres de la conscience dont l'ensemble 
est cette richesse, la volonté organisant, administrant sagement, 
habilement, la conscience dans la durée qu'elle remplit. Simpli- 
fions un peu cette conception pour l'adapter au problème que 
nous traitons. Le degré supérieur de l'intelligence, voilà ce qui, 
en fait, caractérise surtout le génie. Or, dans notre théorie, cette 
action complexe de la volonté a pour résultat suprême de faire 
des intelligences supérieures. Oublions la cause et ne considé- 
rons que l'effet ; transportons à l'effet tout ce que nous avons 
dit de la cause ; et disons simplement que le génie comme tel, en 
général, a une condition première, inexplicable, qui est la supé- 
riorité de l'intelligence dans une conscience individuelle. Voilà ce 
qui peut être considéré comme natif, comme primitif. Mais y a- 
t-il, en plus, des dispositions natives à appliquer cette supério- 
rité dans un sens ou dans un autre ? Lorsqu'on lit l'histoire des 
grands hommes, celle de NaDoléon on de V. Cousin, nar 




Digitized by 



Google 



Robert Garnier 

<< PRINCE DES POÈTES TRAGIQUES », 
d'après un livre récent (i). 



Au mois de février de Tan 1565, la ville de Toulouse était en 
liesse : elle se préparait à recevoir le roi Charles IX, qui, ayant 
atteint sa quatorzième année, venait de se déclarer majeur. 
Sachant que les huguenots l'appelaient « un petit royat de rien », 
auquel ils donneraient « des verges », la reine mère, Catherinede 
Médicis, voulait montrer le royal élève du vertueux Amyot à 
toutes les provinces, pour lui concilier leur sympathie et pour les 
rattacher à sa cause; aussi, sous couleur de le conduire àBayonne, 
où elle désirait conférer elle-même avec le duc d'Albe, lui fai 
sait-elle faire un long détour par Lyon, Avignon, Marseille, 
Nîmes, Carcassonne et Toulouse, malgré un hiver terrible, dont 
les vieux chroniqueurs nous ont transmis le souvenir : durant 
deux mois entiers, les rivières restèrent gelées ; beaucoup de 
routes, obstruées par la neige, étaient impraticables ; et « maints 
voyageurs, rapporte Mézeray, perdirent leurs oreilles ou leur 
nez, détachés par le froid. » Mais les rigueurs de la température 
pouvaient-elles refroidir l'enthousiasme de la veille cité toulou- 
saine, toujours ardente et passionnée entre toutes? Elle oublia 
les deuils causés par les discordes religieuses, la peste, qui se 
dressait, menaçante, à ses portes, et ne songea qu'à fêter digne- 
ment l'enfant roi. 

Entre ses maisons de briques, dans ses rues pavoisées, elle éleva 
sept arcs triomphaux, de styles différents, et plusieurs écha- 
fauds, qu'ornaient des festons de lierre, des tapisseries, des pein- 
tures et des inscriptions poétiques : comment les vers n'auraient- 
ils pas été en place d'honneur dans la ville de Clémence Isaure et 
des Jeux Floraux? Beaucoup de poésies étaient signées : Robert 
Garnier; on lisait notamment sur le théâtre de la rue de Salinière, 
le plus curieusement regardé de tous à cause de la statue de 

(1) Robert Garnier y sa vie, ses poésies inédites, avec son véritable portrait et 
un fac-similé de sa signature, par Henri Chardon. 1905, Champion, éd., 9, 
Quai Voltaire, à Paris. 



Digitized by 



Google 



de La Fresnaye, qui, né lui-môme en l'année 1536, l'an 
Que le grand roy François conquesta la Savoye, 

écrivait à Garnier : 

Je suis plus vieil quetoy de quelque dix années. 

Robert Garnier appartenait à une ancienne famille bourgeoise 
de La Ferté, où ses deux sœurs se marièrent, l'aînée, Roberde, à 
Denis Gaudard, sieur de Ja Rouillerie, la cadette, Magdeleine, à 
Etienne Boudin, sieur des TeUengères. 

Ses humanités terminées, le jeune homme partit pour Tou- 
louse, séduit peut-être par la célébrité de son école de droit, où 
Jean Coras, celui-là même qui devait être pendu à laSaint-Bar- 
thélemv, attirait alors autour de sa chaire plus de deux mille 
écoliers, séduit surtout, je crois, par ce Collège de la gaie 
science, qui, en 1554, avait décerné à Koosard une Minerve 
d'argent, et dont presque tous les membres du Parlemenl de 
Toulouse étaient fiers de s'être disputé les prix. 

Il n'y eut pas de concours en 1563, à cause des discordes reli- 
gieuses qui troublaient l'Université ; mais, au mois de mai 1564, 
vainqueur de six concurrents, parmi lesquel du Bartas, dans 

la « MiftP ripe fleure accoir U,-,1,ût.» (.ornicr rarllPllX. Se VOVait 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



844 



REVUE DES COURS ET. CONFÉRENCES 



Et mesme le Mary ne se promettre pas 

Que sa femme au danger ne courre à son trépas ; 

rappelez-vous, d'autre part, les admirables vers de Cinna : 

Le méchant par le prix au crime encouragé, 
Le mari par sa femme en son lit égorgé, 
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père, 
Et, sa tête à la main, demandant son salaire; 

et vous ne serez pas surpris que les deux poètes concluent, Gar- 
nier en maudissant 

Le populaire estât de cette belle Romme, 

et Corneille en faisant dire à l'un de ses personnages : 
Le pire des états, c'est l'état populaire. 

L'unique remède aux ligues sanglantes qu'a enfantées la liberté 
publique, tous deux nous le montrent dans le pouvoir clément 
et juste d'un monarque fort. Au dénouement de la tragédie cor- 
nélienne, Livie, illuminée d'un rayon prophétique, dira à Tem- 
pereur Auguste, sacré par la clémence : 

Rome n'a plus de vœux que pour la monarchie ; 

mais déjà Garnier avait rendu grâces à la monarchie d'avoir as- 
suré le salut du peuple romain : 

Tu mis en son giron ce grand Monarque Auguste, 
Qui le régît long tems d'une clémence iuste (1). 

Ainsi — et le rapprochement me paraît intéressant — dans 
les deux poèmes môme inspiration et même conclusion. 

Je me hâte de dire qu'au moment où Garnier écrivait son 
Hymne de la Monarchie,* au milieu des troubles civils qui déchi- 
raient et faillirent perdre la France, ces idées étaient en honneur 
parmi tous les hommes modérés et cultivés ; elles remplissent 
le discours Pour l a Monarchie contre la division, que Vauquelin 
de la Fresnaye avait dédié en 1563 à Catherine de Médicis, et 
l'Hymne de la Monarchie, qu'avait fait imprimer en 1565 Guil- 
laume de Poëtou-Bellièvre. L'état des esprits explique donc 
amplement l'enthousiasme reconnaissant avec lequel la France, 
enfin apaisée et unifiée, allait saluer dans Henri IV « le père du 

(1) Dans la Dédicace de son Antigone (1580), Garnier exprimera l'espoir que 
le roi Henri 111 va être « un second Auguste » et ramener «le siècle d'or. » 



Digitized by 



Google 



Qu'il faut invoquer Dieu par cantiques divers, 
L'avoir toujours au cueur, en la bouche, en nos vers, 
Chantant, comme tu fais, son éternelle essence. 

C'est luy vrayment qui peut nos douleurs étouffer, 
Qui peut nous ramener le bonheur en la France 
Et faire un siècle d'or de ce siècle de fer. 



Les huit célèbres tragédies de Garnier n'ont point été com- 
posées à Paris. 

Sans doute, le poète se plaisait fort dans la capitale, où il en- 
tretenait les plus agréables relations avec les meilleurs écrivais 
de l'époque, avec Baif, Jean Dorât, Claude Binet, Etienne Pas- 
quier, Robert Estienne, avec Remy Belleau, presque son compa- 
triote, car le gentil poète était né à Nogent-le-Rotrou, où il a au- 
jourd'hui une bien vilaine statue, avec Ronsard enfin, qui lui 
fera l'honneur insigne de présenter au public son flippolyle, sa 
Cornélie, sa Troadv, et, en 1585, l'édition complète de ses œuvres. 
Mais, soit que les causes, soit que la voix eussent manqué à l'a- 
vocat, Garnier n'avait pas plaidé longtemps à Paris ; il était re- 
venu, en mai 1569, dans sa province natale avec la charge de 
conseiller au présidial du Mans; cinq ans après, il yfr 

nar Charl^c TY mnimani An \ n Pn.nnH~ n A „ i; n ,,i nnnn » 




Digitized by 



Google 



portes, il rima une originale et curieuse tragi-comédie de Brada- 
mante, dédiée au chancelier de France. Enfin, il lit en 1585, pour 
l'offrir au roi, une édition complète de ses œuvres. 

Afin de l'en remercier, comme de vers à sa louange glissés dans 
une élégie dont nous parlerons tout à l'heure, Henri III, peut-être 
à l'instigation de son grand favori, le duc de Joyeuse, auquel 
Garnier venait de présenter une nouvelle tragédie, Les Juives, lui 
donna enfin au Grand Conseil un office de conseiller, qu'il venait 
de créer le 13 mai 1586. 

Mais la récompense arrivait trop tard. Tant de douleurs étaient 
venues assaillir Je poète, que la joie ne pouvait plus trouver place 
dans son cœur meurtri. 

En 1583, au Mans, tandis qu'il se dévouait pour ses concitoyens 
décimés par la peste, ses serviteurs avaient formé l'abominable 
projet de l'empoisonner avec sa femme et ses jeunes enfants, pen- 
sant que l'on mettrait sur le compte du fléau ces quatre décès et 
qu'ilsauraientainsi toute sécurité pour piller la maison. Françoise 
Hubert, qui avait bu le poison la première et fait découvrir le 
crime par les syncopes qui la saisirent aussitôt, ne s était pas 
rétablie, et elle traînait depuis une vie languissante, qu'assombrit 
encore la mort de sa mère en 1586. . 

Quelques mois auparavant, la mort de Ronsard avait eie 
„ d n : j^-l: . „„.,ni of lui avait inspire une 



Digitized by Google 



Digitized by 



Google 



à « toute la cour céleste » ; qui fonde pour lui-même et pour les 
siens une messe basse de Requiem « chacun dymenche de Tan à 
perpétuité », et qui fait dresser un crucifix et chanter à toutes 
les grandes fêtes le Stabal en l'église de sa ville natale. 

Nous y voyons la générosité de Robert Garnier, qui l'oublie 
ni sa nièce, ni son serviteur, ni sa servante, et qui, par un mé- 
lange singulier de piété et de bonté, veut léguer une rente de 
« deux escus sol » aux Cordeliers du Mans, qui devaient veiller 
sur sa dépouille mortelle, pour que les bons Pères puissent 
« s'éjouyr au jour de mardi gras. » 

Nous y voyons sa tendresse paternelle éclairée, qui demande 
qu'on ne laisse pas ses filles se marier avant qu'elles aient assez de 
raison pour choisir leurs maris, avant « qu'elles aient ateinct et 
accomply l'aage de dix-huict ou vingt ans », qui supplie quelles 
ne soient unies qu'à des hommes dignes d'elles parleur naissance 
et par leur rang et appartenant comme elles à la religion catho- 

^ous y voyons, enfin, le pieux souvenir que gardait Robert Gar- 
nier pour celle qui avait été son grand amour, la joie et 1 orguei 
de sa vie, pour la femme charmante qui avait consenti d associe 
sa destinée à la sienne. Il veut être uni, dans la tombe même, a 
i7„o™™; eû Hnh^ri . il vpnt. p.»™ inhumé auDrès d'elle dans lacna- 



bustede Robert Gari 
reproduire fidèlement 
celui qui offre le plus 
toe le portrait plein 
lui-même a fait gravei 
138 3(l). C'est d'aprè 
Garoier voudrait voii 
ou tout au moins poi 
11 est bien certain an 
l ¥es, serait pl U8 à s 

J'er celle du vieux R 0 ] 
fançois. » 



i 1 ) On le troi 



«ivera en tête 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



trouver l'équivalent dans les faits matériels et observables. 

(M. Lalande.) 



n 

UNIVERSITÉ DE POITIERS 



Composition française. 

LICENCE. 

Comparer les Deslins de Sully Prud'homme aux fragments du 
poème philosophique d'André Chénier, Y Hermès (Chénier, edU, 
Gabriel de Chénier ou édit. Becq de Fouquières, petite Biblio- 
thèque Charpentier, 1894). 

Dissertation latine. 

Quœretur utrum Horatius in Epistula ad Augustum sequus 
veterum poetarum judex atque existimator callidus extitent. 



Digitized by Google 



Digitized by 



Google 



1° Le réalisme de Ge>rge Eliot. 

2° Apprécier cette pensée de La Rochefoucauld: « Il faut de 
plus grandes vertus pour soutenir la borne fortune que la 
mauvaise.» 

Dissertation anglaise. 

1° George Eliot as a pàinter of rural life. 

2° « Social changes in english life during the 19th century. » 

3° « Thechild isfatber of the man. » (Wordswortn.) 

Leçons. 

I. _ George Eliot ; sa vie, son œuvre. 

II. — La Révolution française et l'Angleterre moderne. 

LICENCE D'ALLF.MAND. 



II. Apprécier cette 
Siècle de Louis XIV 
faut qu'il dégénère» 



HI. «La Bruyères' 
la société de son temj 
J'«t pas dans Boileau 
faire jour. » (F. Brun< 

Histoire 

I- U comédie en F r; 



v 11 ^tyssée deJea 
™ qu'il a habités, ] 
œuvres. 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



Platon. 

II. Rapports de l'entendement et de la volonté dans la philoso- 
phie de Descartes. 

III. La doctrine morale dans la philosophie deKant. 



A nos lecteurs. 



UNIVERSITÉ DE LILLE 

L'Université de Lille a décidé, cette année, d'organiser des 
cours de vacances, qui auront lieu, à Boulogne-sur-Mer, du 1 au 
30 août. . 

Ils comprennent un cours élémentaire, qui donne les nouons 
les plus simples, un cours supérieur, qui s'adresse aux personnes 
qui ont déjà une teinture du français, et des conférences suraes 
sujets variés. . ... j p 

Ces cours sont faits par des professeurs de 1 Université ae 
Lille et du collège de Boulogne-sur-Mer. La direction en a ei 
confiée à notre collaborateur M. Henri Born ecque, P ro r e ™»' 
vTT^u^oUAj* niio onnnoi n» npn t. s'adresser pour tous rensei- 



Digitized by Google 



Digitized by 



Google 



1656 

la police et la guerre 
en 1656 

la publication des Pro- 
vinciales 

suite de l'examen des 
Provinciales .... 



les deux dernières Pro- 
vinciales 

génie et caractère de 
Pascal pamphlétaire. 

interruption des Provin- 
ciales en 1657. . . . 

les suites des Provin- 
ciales 

Pascal apologiste. . . 

les sources de Pascal 
apologiste 

Pascal de 1658 à 1662. . 

préparation de la pre- 
mière édition des 



13 avril 05, 269, II 

20 avril 05, 289, II 

20 avril 05, 290, II 

27 avril 05, 370, II 

4 mai 05, 400, H 

11 mai 05, 459, U 

18 mai 05, 492, II 

25 mai 05, 561, U 

8 juin 05,644, || 

15 juin 05,673, 

22 juin 05, 744, jj 

22 juin 05, 753, 



20 juin 



Digitized by 



Digitized by 



Google 



860 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



LITTÉRATURE LATINE 

Les discoursjudiciairesdeCicéron : 

— introduction. . . . J. Martha. 

— Pavocat romain. . . — 

— l'avocat au temps de Ci- 

céron — 

— les causes préférées de 

Cicéron — 

— les raisons de ses pré- 

férences — 

— la préparation de l'af- 

faire. ..... — 

— une audience à Rome. — 

— le talent de l'avocat. . — 

— les exordes — 

— les narrations. ... — 

— l'argumentation. . . — 
La littérature latine chrétienne : 

— considérations gé- 

nérales. ... P. de Labriolle. 

— YOctavius de Minu- 

cius Félix. . . — 

— la science et l'ascèse 

chez saint Jérôme. . — 



Dale du N\ Page. Tome 

22 déc. 04, 299, I 

5 janv. 05, 404, I 

9 févr. 05, 63*, l 

2 mars 05, 777, I 

16 mars 05, 56, Il 

20 avril 05, 296, II 

27 avril 05, 359, II 

18 mai 05, 500, II 

25 mai 05, 537, II 

25 mai 05, 540, II 

1er juin 05, 593, II 

8 juin 05, 634, II 

29 juin 05, 791, II 



17 nov. 04, 80 I 

24 nov. 04, 114, I 

20 avril 05, 324, II 

4 mai 05, 418, II 



LITTÉRATURE GRECQUE 



La civilisation attique du \ e au iv« 
siècle (suite) : 

— la femme et l'enfant. 

— l'enfant dans la fa- 
mille : Hémon. . . 

— — Antigone. . . 

— l'homme dans la so- 

ciété 

— Euripide etson temps. 

— Euripide; son tempé- 

rament d'artiste. . 
Les orateurs attiques : 

— introduction. . . . 

— Antiphon 



A. Croiset. 17 nov. 04, 49, I 



8 déc. 
15 déc. 

29 déc. 
15 janv. 



04, 201, 
04, 250, 

04, 347, 

05, 433, 



26 janv. 05, 546, 

2 févr. 05, 587, 

23 févr. 05, 730, 

30 mars 05, 153, 



Digitized by 



Google 



862 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 



La philosophie de Renouvier : 

— introduction .... 

— Renouvier en 1842. . 

— Renouvier infinitiste. 

— la loi du nombre. . 

— premier Essai de cri- 

tique générale. . . 

— 2e Essai de critique 

générale 



3 e et 4 e Essai de cri- 
tique générale. . . 

la Science de la Morale. 

la polémique. . . . 

le problème du mal. . 

la théorie des Trois 
Mondes 

Conclusion 



G. Milhaud. 



Date du N°. Page. Tome 



5 janv. 
26 janv. 
2 févr. 
9 févr. 



05, 411, 
05, 555, 
05, 609, 
05, 666, 



46 févr. 05, 701, 

9 mars 05, 39, 1 

16 mars 05, 89, 

23 mars 05, 111, 

6 avril 05, 226, 

13 avril 05, 277, 

20 avril 05, 312, 

4 mai 05, 408, 

4 mai 05, 412, 



4 mai 
4 mai 



05, 413, 
05, 416, 



HISTOIRE 



.Les questions sociales et indus- 
trielles aux Etats de 1560. . . 

Les phénomènes généraux en his- 
toire ; conditions universelles 
communes à toutes les sociétés 
(suite) : 

— la famille 

— les phénomènes écono- 

miques 

— la vie matérielle. . . 

— la vie intérieure. . . 

Histoire générale de la fin du xv» 
siècle à 1789 : 

— introduction» . . » 

— formation des grands 

Etats 

— grandes découvertes 

des xv« et xvi e 
siècles 

— la Renaissance . . 



H. Hauser. 15 déc. 04, 268, I 



Ch.Seignobos. 10 nov. 04, 12, I 

— 17 nov. 04, 69, I 

— 8 déc. 04, 221, I 

— 22 déc. 04, 314, I 

— 29 déc. 04, 365, I 



19 janv. 05, 519, 
9 févr. 05, 656, 



16 févr. 05, 692, I 
23 févr. 05, 746, 1 



Digitized by 



Google 



REVUE DES COURS ET CONFÉRENCES 



Auteurs anglais. 







Date du 


N". 


Page. Tome 






2 


îev. 


05, 


614, I 






Z 


Iév. 


05, 


614, I 


Shakspeare : King Henry IV. . 




2 


fev. 


05, 


615, I 


John Ford : Perkin Warbeck. . . 


— 


2 


fev. 


05, 


617, I 


Clarendon : History of the Recel- 


















tev. 


05, 


617, I 


Milton : Samson Agonisles. . . . 


— 


2 


tev. 


05, 


618, I 


Congreve : Fhe Way of the World. 


— 


2 


ex... 

fév. 


05, 


619, I 


Fielding : Joseph Andrews. . . . 


— 




lév. 


05, 


619, I 


Galt : TheAnnals of the Parish. . 




Z 


îev. 


05, 


620, I 








îev. 


05, 


768, I 


Coleridge : 2«£ Ancient Mariner 
















2 


fév. 


05, 


621, I 


Moore : Fw<J</e Family in Paris. 




2 


fév. 


05, 


622, I 


G. Eliot : Afiddlemarch 




2 


fév. 


05, 


622, I 


J. R. Green : A s^orf History of the 


















fév. 


*05, 


623, I 






23 


fév. 


05, 


768, I 



Sujets de devoirs, leçons et compositions. — Soutenances de 
thèses. — Programmes de cours et d'examens. — Listes d'au- 
teurs. — Ouvrages signalés. — Renseignements divers. 




Le gérant : E. Fromantin. 



^ POITIERS. — SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE BT DE LIBRAIRIE. 




Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



14 DAY USE 

RETTJRN TO DESK FROM WHICH BORROWÎD 



LOAN DEPT. 

This book is due on the last date stamped below, or 
on the date to which renewed. 
Renewed books are subject to immédiate recalL 



— 5Qtf6M 












1 \\\ ST^KS 


1 


cep Z 1 ^ 

REC D LD 




^ JUN 1 4 1962 






1 




1 



























T n ni » e nm o >d Général Library 
(C 17 95 s 1 0™4 7 6 B Univenig of f^ornia